Scientificité et psychanalyse

Scientificité et psychanalyse. Dialogue entre un biologiste et un psychologue

Avril 2019

L’échange épistolaire qui est retranscrit ici fait suite à un article publié dans la revue en ligne the conversation, article portant sur la notion de transfert en psychanalyse.

Références de l’article :

https://theconversation.com/psychanalyse-quest-ce-que-le-transfert-113080

Eric Muraille est biologiste, Immunologiste. Maître de recherches au FNRS, Université Libre de Bruxelles.

Ludovic Gadeau est psychologue, psychothérapeute et enseignant-chercheur à l’Université Grenoble-Alpes (UGA).

 

Eric Muraille

Monsieur Gadeau,

Un préambule sur la nature de la psychanalyse n’aurait pas été superflu à votre article. Le lecteur pourrait être intéressé d’apprendre que les bases scientifiques de la psychanalyse sont considérées comme nulles et que son efficacité thérapeutique, d’après un Rapport d’expertise collective réalisé par l’INSERM en 2004, l’est tout autant. A une époque où l’on tente d’extirper l’homéopathie des universités, ces précisions pourraient être utiles.

La psychanalyse a le mérite d’avoir développé des concepts intéressants, comme celui d’inconscient. Tout n’est pas à jeter. Mais il faut être honnête quand on parle de “cure psychanalytique”. Une cure, par définition, implique un processus menant à la guérison. Or, aucune étude n’a jamais démontré que la psychanalyse s’en sortait mieux qu’un simple effet placébo en termes de guérison.

 

Ludovic Gadeau

Bonjour. Merci pour vos commentaires. Ma réponse n’aura pas le même effet de sens selon que votre position à l’égard de la psychanalyse est d’ouverture réflexive ou qu’elle relève d’une opinion ou d’une idéologie. La question de la scientificité d’une discipline relevant des sciences humaines mériterait en soi un ouvrage. S’agissant de l’évaluation des psychothérapies, le problème épistémologique n’est pas moins vaste. Le rapport INSERM de 2004, dont l’intention et l’effort étaient parfaitement louables, a fait l’objet de critiques de fond très sévères dès sa sortie (voir notamment les analyses de Roger Perron, CNRS). A mes yeux, le rapport posait dans son préambule méthodologique des questions épistémologiques intéressantes (bien qu’il ne les soulevât pas toutes), dont il s’exonérait ensuite dans l’analyse déployée du corpus (dont le choix est en soi un problème, les monographies en étant exclues), comme si énoncer des précautions d’usage autorisait ensuite à n’en plus tenir compte. Les travaux critiques (positifs et négatifs) du rapport qui ont été produits (voir Blanc A., 2018 pour le dernier d’entre eux) auraient dû servir de base utile pour avancer sereinement dans les méthodologies d’évaluation des psychothérapies en respectant leur diversité et leurs spécificités. Ce n’est malheureusement pas ce que le rapport INSERM a produit. C’est à un clivage radicalisé entre tenant de telle ou telle discipline et à un réductionnisme incompréhensible qu’on a abouti. Et il reste dans ce qui circule et nourrit les opinions publiques qu’une réduction trompeuse en tout ou rien qui sert la paresse de l’esprit, non la connaissance scientifique. Mettons de côté la question de la cure psychanalytique, qui pose des problèmes spécifiques quant à ses visées propres, pour ne prendre en compte que les thérapies psychanalytiques dont la visée est bien le soin psychique (l’amélioration de l’état du patient). Il faudrait d’abord prendre le temps de faire la distinction entre soigner et guérir. L’affirmation selon laquelle « aucune étude n’a jamais démontré que la psychanalyse s’en sortait mieux qu’un simple effet placébo en termes de guérison », relève d’une méconnaissance du domaine. Je vous renvoie aux travaux conduits par Jean Michel Thurin et au site http://www.techniques-psychotherapiques.org. Vous pouvez également consulter une petite bibliographie sur les travaux d’évaluation des psychothérapies psychanalytiques dans http://ludovicgadeau-psychotherapie.com/bibliographie-evaluation-des-psychotherapies/Blanc A. (2018). Evaluation, psychothérapie et psychanalyse : réflexions et perspectives éthiques, épistémologiques et scientifiques, Analysis, 2, 163-170.Perron R. (2006). Montrer, démontrer : les apories de la conviction. Bulletin de psychologie, 486, 6,  565-569

Eric Muraille

Merci de votre réponse détaillée.

Je suis bien d’accord avec vous que la scientificité des sciences humaines mériterait en soi un ouvrage. En absence de confrontation avec le réel, d’expérimentation ou de prédiction vérifiable, il n’y a pas de “connaissance vérifiable” et donc pas de science, au sens moderne du mot. Je ne sais si vous considérez le critère Poppérien de réfutabilité comme une opinion ou une idéologie, mais il constitue le paradigme dominant dans la plupart en faculté des sciences ou en faculté de médecine.

Vous ne nierez pas que le processus même d’évaluation de la psychanalyse cause problème. Nombre d’articles que vous m’avez référencés sont explicitement consacrés à cette problématique. Je suis incapable de me faire un avis personnel à ce sujet. Mais sur base de ce que j’ai pu en lire, le moins que l’on puisse dire est qu’il n’y a vraiment pas consensus sur le sujet.

Personnellement, en tant que biologiste, je me suis un peu intéressé à la comparaison entre les approches de l’éthologie humaine, du comportementalisme/behaviorisme et de la psychanalyse. D’un point de vue épistémologique, je trouve que l’éthologie, en collectant ses observations en “milieu naturel”, avec le moins d’interférence possible, s’en sort beaucoup mieux que les études motivées par une approche de type behavioriste, souvent très réductionniste. Quant à la psychanalyse, ce qui me motive à lui dénier un caractère scientifique, au sens défini plus haut, c’est principalement le fait qu’elle repose sur l’étude de cas particuliers, qu’elle ne collecte pas des données quantifiables, mais uniquement le ressenti subjectif du patient et qu’enfin le référentiel théorique utilisé ne se prête en général pas à une réfutation. Comme vos références le suggèrent, une étude en réseau peut aider à sortir des cas particuliers. Mais je ne vois pas comment vous pouvez dépasser l’aspect subjectif de vos données ou la non-réfutabilité de vos hypothèses.

De plus, pour le peu que j’en sache, l’approche psychanalytique s’est heurtée plusieurs fois durant ces dernières décennies au mur des faits. Un bon exemple est les impacts hormonaux prénataux sur l’identité sexuelle. L’identité sexuelle, dans la vision psychanalytique, a longtemps été attribuée exclusivement à l’éducation donnée par les parents alors que l’expérimentation sur animal et les données cliniques suggèrent fortement que l’origine de la plupart de ces troubles est hormonale (cfr La biologie de l’homosexualité, de Jacques Balthazart).

Bref, je ne doute pas que la psychanalyse puisse apporter quelque chose à notre connaissance des comportements humains. Mais pour que cet apport soit utilisable par les autres champs du savoir, il faudrait sans doute que la psychanalyse modifie de manière drastique sa méthodologie. Vu la grande diversité des pratiques en psychanalyse, je doute quand même que ce soit pour demain, mais il ne s’agit que de mon opinion.

Ludovic Gadeau

Merci à vous pour vos remarques très intéressantes.

La difficulté dans l’échange est de pouvoir s’entendre sur les mots et les univers mentaux auxquels ces mots renvoient. C’est vrai dans la controverse scientifique comme dans toutes relations humaines ce qui inclut aussi la relation d’un thérapeute avec un patient. On ne saurait échapper à une part de « mal-entendu », c’est inhérent au langage humain. Cette part de mal-entendu existe aussi dans le soliloque, dans le dialogue de soi à soi. La psychanalyse comme pratique essaie précisément d’en éclairer la présence. C’est un de ses leviers thérapeutiques.

Le mot psychanalyse renvoie à la fois à un corpus théorique et à une pratique clinique. Mais pour être plus juste, il faudrait mettre tout cela au pluriel (des corpus et des pratiques). Qu’il y ait dans ces corpus des affirmations, des constructions non réfutables, j’en conviens totalement. (Qu’il y ait aussi des pratiques thérapeutiques contestables, j’en conviendrais tout autant). Mais il ne faut pas prendre la partie pour le tout et jeter le bébé avec l’eau du bain. Il y a bien des concepts psychanalytiques qui peuvent faire l’objet d’une confrontation avec ce que vous appelez le réel (il y aurait lieu de distinguer « réel » et « réalité », mais cela nous amènerait trop loin) : celui d’inconscient, celui d’après-coup (qui décrit la façon dont certains traumas psychiques se construisent temporellement, celui d’attachement dont vous n’êtes pas sans savoir qu’il a émergé de travaux éthologiques, puis psychanalytiques, etc. Il faut savoir, par ailleurs, qu’une grande partie du corpus psychanalytique est  le résultat formalisé d’observations cliniques. On part d’une démarche clinique, d’observations de terrain pour faire vite, et ce sont ces observations répétées sur un certain nombre de cas qui sont ensuite formalisées. La psychanalyse a 120 ans. Ces formalisations ont évolué avec le temps, certaines ont été abandonnées parce que ne rendant pas bien compte du fonctionnement psychique des patients (pris individuellement ou en groupes), d’autres ont fait l’objet de révisions, d’approfondissements, etc..

L’exemple que vous prenez de l’identité sexuelle est intéressant à deux titres : d’une part, il permet de faire apparaitre les dérives dogmatiques (cette part du corpus psychanalytique qui, à mes yeux et sans doute aux vôtres, est contestable). Concernant l’homosexualité, Freud avait produit un texte très intéressant (Freud, 1920) parce qu’il montrait les limites des constructions théoriques permettant de mettre du sens sur une conduite (ici l’orientation sexuelle) et il évoquait la zone d’incertitude liée aux interactions entre facteurs psychogènes et ce qu’il appelait le facteur quantitatif de la pulsion (ce que vous pourriez comme biologiste appeler le facteur hormonal). Beaucoup de théoriciens ont occulté cette dimension biologique. D’autre part, et là je me permets de nuancer votre assertion : ce n’est pas parce qu’un facteur hormonal est impliqué dans l’orientation sexuelle qu’il en est le seul déterminant (je vous renvoie aux travaux de S. Stoléru sur les conduites pédophiles : il a montré la désactivation d’une aire cérébrale (l’aire de Brodmann 20) chez les pédophiles au contact de photos d’enfants, zone cérébrale qui exerce un contrôle inhibiteur (et participe à la régulation des désirs). On pourrait penser qu’il y a un déterminisme biologique qui s’inscrit dans la chimie du cerveau et que l’imagerie médicale atteste. Or, ce que la biographie des pédophiles révèle, c’est que la plupart d’entre eux ont été des enfants abusés sexuellement. C’est dire si biologie et socius sont souvent étroitement intriqués. Les choses sont rarement blanches ou noires. 

L’évaluation des psychothérapies (psychanalytiques ou autre) pose des problèmes méthodologiques considérables. Vous semblez opposer subjectivité et objectivité, ce qui est parfaitement compréhensible dans votre champ disciplinaire. Mais dans les psychothérapies (et dans tout ce qui relève de la psychopathologie), nous sommes en permanence dans l’intersubjectivité, dans l’interaction. On ne peut pas utiliser de méthodologie en double aveugle (et donc dire que la psychanalyse n’aurait pas plus d’effet qu’un placebo est une assertion plus qu’imprudente qui n’a en fait aucun fondement expérimental).  Il ne peut pas y avoir en psychothérapie d’observation dégagée de la chose observée. C’est d’ailleurs tout le travail de formation des psychologues cliniciens et des psychothérapeutes que d’apprendre à contrôler autant qu’il est possible la dimension subjective. On ne peut pas l’annuler, il faut apprendre à s’en servir. Et là le corpus psychanalytique peut être d’un grand secours pour faire l’apprentissage de ce qu’on appelle la position clinique.

Dernières remarques. Certaines psychothérapies (TCC notamment) peuvent collationner des données quantitatives parce qu’elles raisonnent leurs interventions en définissant des cibles d’intervention thérapeutique (des symptômes, dont on suppose que, nommés par une étiquette, ils renvoient à la même « réalité » ce qui n’est jamais assuré) et des protocoles définissant (sur le papier) le cheminement à suivre. Dans la pratique effective, les choses ne sont jamais aussi lisses, tant s’en faut, mais les publications scientifiques n’en font guère (pour ne pas dire jamais) état, ce qui fait que l’on compare ou l’on agrège des choses dont on peut se demander si elles sont bien comparables ou additionnables. Les chiffres moulinés écrasent cette question, mais donnent tout de même une réponse….

Les psychothérapies psychanalytiques proposent un cheminement dans le traitement qui ne peut pas être paramétré à l’avance. Il s’agit toujours d’un cheminement singulier, contextualisé. Si les résultats des prises en charge ne peuvent faire l’objet de traitement quantitatif, cela signifie-t-il qu’aucune connaissance fiable et généralisable ne saurait émerger du matériel clinique ? Assurément non. A trop vouloir considérer qu’il n’y aurait qu’une seule façon de faire de la science, on risque de se retrouver avec des systèmes experts de prise de décision à la place des médecins, des robots « intelligents » à la place des psychologues. En Amérique du Nord, on commence à prendre conscience que l’évidence based medecine n’est peut-être pas la seule façon de concevoir les sciences du vivant et que la pratique clinique ne devrait pas être uniquement construite sur des données statistiques dites « probantes ». On s’aperçoit qu’en décontextualisant les diagnostics et les prises en charge, on perd considérablement en validité clinique et thérapeutique. 

Bien amicalement, L. Gadeau

Réf : Freud, S. (1920). « Sur la psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine », In Névrose, Psychose et Perversion, Paris, PUF, 1973, p. 245-270.

 

Eric Muraille

Encore merci pour votre réponse. Je vous rejoins sur beaucoup de points.

Communiquer entre disciplines même proche est extraordinairement difficile et terriblement frustrant. Le langage est souvent l’obstacle majeur. Je me souviens d’une discussion de plus de 2 heures entre biologiste, physicien et économiste pour essayer de dégager un sens commun à la notion d’information.

Il ne doit en effet pas y avoir une seule manière de faire de la science. Paul Feyerabend a bien argumenté l’idée que face à la complexité du réel on ne peut avoir une approche simple et normée. Ce qui constitue une simple application de la loi de variété requise d’Ashby. Mais je reste convaincu que son anarchisme épistémologique, son relativisme, est un cul de sac intellectuel. Les progrès majeurs dans notre connaissance du réel viennent, en grande partie, dans l’adhésion, au sein de nombreuses disciplines, à une méthodologie commune. Méthodologie qui, a ce stade, reste très imparfaite, surtout face à la complexité du vivant.

La science moderne a sacrifié beaucoup pour satisfaire au principe de vérifiabilité et réfutabilité. Nous avons notamment abandonné l’analyse des causes premières pour ces raisons. Nous analysons le comment, et rarement le pourquoi d’un phénomène, ce qui est quand même extrêmement frustrant en biologie. Mais on ne peut nier les progrès générés par cette méthode. Les avions volent, comment disait Richard Dawkins, la théorie fonctionne et valide de ce fait la méthode.

Les approches systémiques/holistiques, à la Ludwig von Bertalanffy, sont séduisantes sur papier. Mais nous ne disposons tout simplement pas des moyens nécessaires à une mise en pratique. C’est le drame du big data en biologie. Nous pouvons actuellement collecter des millions d’informations (transcriptomique, protéomique, …) en une seule expérience, mais nous manquons cruellement d’outils conceptuels pour leur donner un sens. Et plus nous progressons, plus la complexité se révèle, soulignant notre profonde ignorance. Un virus ARN aussi simple que celui de la grippe, codant pour 8 protéines, peut générer des dynamiques extrêmement complexes, tant au sein des cellules infectées, que dans l’organisme et au niveau des populations animales et humaines. Un pays, voire un continent, peut être déstabilisé durablement par ce virus. Le continent américain serait culturellement très différent aujourd’hui si nous n’y avions pas exporté quelques virus lors de sa colonisation. Quand on y réfléchit, c’est un défi pour l’analyse causale.

Vous comprendrez donc peut être mieux mon rejet viscéral d’une approche comme la psychanalyse qui non seulement s’intéresse à un niveau de complexité extrême, mais en plus travaille dans l’intersubjectivité, donc intègre à sa méthode une multitude de biais que nous essayons dans notre pratique de neutraliser. Je ne suis tout simplement pas capable d’imaginer, sur base de mon expérience, comment on peut progresser de cette façon. Et je le regrette sincèrement.

Mon post initial n’avait pas pour but de rejeter votre article, que je trouve bien écrit et instructif, mais j’étais frappé du fait que vous ne l’ayez pas un minimum introduit. Je ne m’attendais évidemment pas à ce que vous vous présentiez comme une “pseudoscience”, c’est en grande partie une boutade. Mais je pense que vous auriez pu faire référence dès le départ à la méthodologie qui caractérise votre approche, souligner sa spécificité, ses limitations tout comme ses forces. Vous me répondrez sans doute qu’un physicien ou un biologiste ne perd pas son temps à introduire sa méthodologie avant de présenter son sujet. Mais vous devez admettre que votre approche est largement hors-norme, ce qui en soi justifie la nécessité d’un minimum d’introduction. Je vous suggère, si cela n’a pas déjà été fait par l’un de vos confrères, de consacrer un article à présenter votre méthodologie, cela devrait intéresser beaucoup de monde, favoriser la communication interdisciplinaire et éviter les malentendus.

Ludovic Gadeau

Merci pour votre retour. Et je retiens votre suggestion terminale (il existe bien des ouvrages qui déplient chacun à leur façon la question de la méthode psychanalytique, mais ils sont plutôt destinés à des initiés). J’ai essayé dans mon dernier ouvrage de décrire quelques aspects du cheminement clinique dans les consultations parentales et les psychothérapies, mais ce n’est sans doute pas suffisant. Bien à vous.