L’heure du coucher

A l’heure du coucher

Ludovic GADEAU

Pour citer cet article :

Gadeau L. (2017). Être parent aujourd’hui. Comment la psychologie peut vous aider au quotidien. Paris : Editions In Press, chapitre 4.

Les angoisses nocturnes et leur métabolisation

L’heure du coucher des enfants peut être un moment attendu et/ou redouté : attendu parce qu’il clôt une journée souvent bien remplie, qu’il permet aux parents de souffler un peu et au couple de se retrouver ; redouté parce que c’est un moment anxiogène pour beaucoup d’enfants et difficile à négocier pour les parents.

Damien a deux ans et demi. C’est un enfant qui jusqu’à présent s’endormait facilement. Il avait fait ses nuits à deux mois et à dix-huit mois réclamait d’aller au lit lorsqu’il était fatigué, souvent avant 20 heures. Depuis quelques mois les choses ont complètement changé. Il a du mal à aller se coucher, réclame la présence des parents au-delà du petit rituel installé depuis longtemps : une histoire lue par l’un ou l’autre des parents selon leur disponibilité. Avant, il s’endormait souvent avant la fin du conte, aujourd’hui il semble lutter pour ne pas s’endormir, malgré la fatigue. Après la lecture de l’histoire, le bisou et les paroles rassurantes qui signent la séparation, Damien réclame une autre histoire, ou bien un verre d’eau. Son lit s’est rempli de peluches qui, entourant la quasi-totalité du lit, forment un cordon de protection contre des monstres imaginaires qui, cachés dans l’armoire, derrière les rideaux, invisibles à la lumière, vont, c’est sûr, s’animer dès que la chambre sera dans le noir. Aussi réclame-t-il qu’on ne ferme plus la porte de sa chambre et qu’on laisse une veilleuse allumée, ultime enveloppe protectrice contre les terreurs de la nuit.

Ainsi décrit, le cas de Damien est assez banal. On retrouve les mêmes angoisses et les mêmes systèmes de protection chez de nombreux enfants de deux à six ou sept ans.

Il existe une fenêtre du développement de l’enfant, entre 2 et 3-4 ans, où le sommeil se fait agité, se peuple de cauchemars, de terreurs nocturnes, qui laissent ensuite des traces conscientes. Ces traces ont pour conséquence la peur anticipée qu’a l’enfant de revivre ces cauchemars. Le monde de la nuit devient alors un monde inquiétant, dangereux, chaotique, d’où peuvent surgir à tout moment des monstres dévorants, des personnages terrifiants, des visages mi-étrangers, mi-familiers qui se déforment, qui se transforment en bêtes monstrueuses. Les objets les plus innocents, une table, une chaise, une lampe, le drapé d’un rideau, ont des ombres portées qui en font des êtres animés aux intentions malveillantes.

Tous les enfants doivent traverser ces terreurs nocturnes et doivent surtout pouvoir les métaboliser, c’est-à-dire les transformer en les assimilant. Lorsqu’on aide un enfant à construire une « théorie » qui  lui permette cette forme de métabolisation, on lui donne un pouvoir agissant non sur les monstres (il devra les côtoyer encore un petit moment), mais « le processus » qui fait que les monstres sont des monstres. Lorsqu’on enlève son pouvoir à un monstre, il devient moins monstrueux et donc moins dangereux. L’enfant peut alors plus facilement se risquer à côtoyer ces figures de la nuit.

C’est ce procédé qui est actif quand des parents proposent à leur enfant de mettre dans sa chambre un capteur de cauchemars. Pour que l’objet puisse faire correctement son office, il faut l’inscrire dans une construction imaginaire scénarisée, une théorie, qui rende compte de son pouvoir sur les forces de la nuit. Le capteur de rêve existe depuis la nuit des temps, il nous vient des peuples amérindiens qui savaient communiquer avec les êtres invisibles et guérir les terreurs nocturnes. Il a la forme d’une toile d’araignée, c’est une sorte de filtre qui sait reconnaitre les bons rêves des mauvais. Il agit durant la nuit, pendant que l’on dort. On peut donc s’en remettre à lui pour faire le tri et se protéger. Au petit matin, sous l’action des premiers rayons lumineux, il brûle les mauvais rêves piégés dans la toile. Aussi faut-il installer le capteur de rêve tout près de la fenêtre depuis laquelle, à l’aube, les premiers rayons du jour inonderont la chambre. Cette construction, on la présente aux enfants. Elle est une invite à la rêverie et à la réflexion sur les objets de terreur. L’enfant peut poser des questions, se demander comment ça marche ou si le pouvoir de cet objet est puissant. On peut lui assurer que ça marche depuis des centaines d’années, pour tous les enfants du monde qui font des cauchemars et que le pouvoir de l’attrape cauchemar est plus grand de jour en jour.

Les terreurs phobiques

Les cauchemars et les terreurs nocturnes peuvent être augmentés en intensité à la suite de la vision (ou de l’audition on l’oublie trop souvent) par l’enfant de scènes plus ou moins violentes et qui comportent pour lui une réelle dimension traumatique. Certains parents ne mesurent pas combien certaines scènes, ou simplement certaines paroles prononcées (à la TV ou par eux-mêmes), peuvent entrer en résonnance avec certains fantasmes infantiles, voire même les devancer, produisant alors une effraction psychique traumatique. On comprend facilement que des scènes de violence ou d’accidents, vues ou entendues par l’enfant, des cris, des hurlements humains, etc… puissent avoir un effet traumatique pour un enfant. On comprend plus difficilement que des scènes jugées anodines par les adultes puissent avoir un même effet de même ordre.

David est un enfant de 9 ans. Il est amené en consultation parce que depuis longtemps il a des difficultés d’endormissement, existantes depuis toujours, mais fluctuant avec le temps. Les parents se sont résolus à venir consulter parce que l’angoisse de leur enfant a augmenté en intensité et s’est étendue à des sphères qui ne concernent plus seulement le moment du coucher.  Selon les jours, peu avant l’heure du coucher, David s’agite ou dit son angoisse de voir la Dame blanche dans sa chambre, ou bien pleure ou s’énerve à la moindre contrariété. Mais plus encore, il se montre incapable de voir des films pour enfant ou des dessins animés seul. Il redoute d’être confronté à une scène qui ferait peur et qui le surprendrait. Le prototype de la scène traumatique est celui de la méchante reine dans la Belle au bois dormant fomentant ses maléfices. David est tellement effrayé par cette figure que non seulement il ne peut voir le dessin animé (même en présence de ses parents), mais il ne peut pas même pas supporter de voir l’image de la sorcière en bande dessinée et pas davantage sur une jaquette. ….

Moi-même, jeune papa de ma première fille, j’avais été envahi par un questionnement et un doute sur ce qu’il convenait de faire face à la puissance évocatrice des images. Ma fille avait entre deux et trois ans. Nous regardions ensemble un dessin animé stocké en cassette vidéo. Il s’agissait du film Bambi de Wald Disney de 1942, que j’avais vu moi-même étant enfant. Je gardais un souvenir délicieux de tous les dessins animés de Wald Disney, avec une préférence pour Merlin l’enchanteur. Pourtant, dès les premières images vues avec ma fille, je fus saisi d’une sorte de malaise, me demandant si le début de ce dessin animé était à montrer à une enfant de cet âge et même à montrer tout court. J’étais troublé par la scène qui fait de Bambi un orphelin. On y voit la traque et la mort des parents. Je la trouvais d’une violence extrêmement crue, trop directe et me demandais quel effet et quelle trace cela pouvait laisser sur ma fille que j’avais moi-même ainsi exposée. J’ai sans doute passé une nuit plus agitée qu’elle, à la suite de ce dessin animé. Cependant, c’est sans nul doute le dessin animé qu’elle a le plus regardé avec celui d’Alice au pays des merveilles, avec un plaisir jamais démenti, malgré l’altération progressive de la qualité de l’image par l’usure au fil des visionnages.

Mais au fond, pourquoi avais-je été ainsi troublé par une scène dont la violence apparaitrait à beaucoup comme bien inoffensive. J’étais en analyse depuis près de dix ans, et ce fut pour moi l’occasion d’explorer à nouveau des angoisses infantiles, mais éclairées par mon nouveau statut de père. Enfant, et aussi loin qu’il n’en souvienne, j’étais empli de la terreur quasi quotidienne de perdre ma mère. Elle redoutait la mort et l’angoisse de la mort l’accompagnait de façon permanente. Elle avait par exemple une peur viscérale de l’eau et pouvait redouter une noyade si on (elle ou ses enfants) s’approchait de quelques mètres de l’eau d’une rivière. Elle se mettait à hurler et à s’agiter dès qu’elle entrevoyait un risque que personne d’autre qu’elle n’aurait pu imaginer. À bord d’une voiture, tout était danger pour elle, les autos qui venaient en face, les arbres qui s’approchaient dangereusement, les rambardes de sécurité qui tutoyaient sa portière. Elle envoyait des petits cris, « huuuuu », tout en se crispant physiquement, se préparant à ce choc inévitable qui jamais n’eut lieu. Elle était affectée d’une hypertension artérielle chronique importante et rappelait régulièrement la prédiction de son cardiologue : « avec un cœur comme ça, si vous ne faites pas un régime, vous ne passerez pas les 60 ans ! ». Elle sentait sa vie comme tenue par un fil, à tout moment prête à rompre et elle voyait la vie de ses enfants comme pas moins fragile. Le frêle édifice d’une vie familiale reconstruite (son premier mari avait été emporté par une maladie pulmonaire) pouvait s’écrouler à tout moment. Elle pouvait mourir, ses enfants pouvaient mourir.

C’est ce qu’on trouve dans les fonctionnements phobiques et les angoisses qui les accompagnent : rien ne saurait être exclu. Le statistiquement hautement improbable est cependant possible et parce qu’il est possible il est là, prêt à se réaliser.

Cette angoisse maternelle avait fait retour en moi et m’avait saisi, lorsque, visionnant un dessin animé pourtant bien inoffensif, je fus empli de la crainte que ma fille de deux ans n’ait à traverser et à supporter les angoisses de l’enfant que j’avais été, pris dans les rets de l’angoisse d’une mère aimante et hystéro-phobique. Cette angoisse de mort qui m’avait accompagné dans ma solitude d’enfant, je la redoutais projectivement pour ma fille. Je redoutais qu’elle fût sensibilisée (comme on peut être sensible à des allergènes), perméable à l’angoisse des parents comme je l’avais été. Sans doute le travail de métabolisation accompli au cours de mon analyse a-t-il permis de mettre à juste distance cette angoisse réminiscence.

L’enfant réclame de dormir dans la chambre des parents

La famille D. consulte suite aux recommandations de l’enseignante de CP de leur garçon de 6 ans. Lucien, selon les paroles rapportées de la maîtresse, « n’est pas dans les apprentissages ». Il a la tête ailleurs, entre anxiété, agressivité et envie d’échapper aux contraintes de la classe. Il ne semble à l’aise et souriant qu’en récréation où il manifeste cependant une agitation quelque peu débridée. Les parents expliquent le contexte particulier dans lequel ils sont depuis plusieurs mois. En l’attente de réceptionner leur maison, en cours de construction, ils occupent depuis quelques mois deux pièces dans le logement des parents de madame. L’enfant dort dans un petit lit installé dans une pièce qui sert aussi de cuisine, les parents dans une autre pièce, séparée de la « cuisine » par un petit couloir. Cette situation leur est assez pénible. Aussi, essaient-ils de se faire le plus discrets possible, pour ne pas ajouter de tensions supplémentaires à des relations assez délicates entre monsieur et ses beaux-parents. Ce n’est qu’incidemment que Mr D. en fin de consultation, évoque la situation suivante. En fait, presque toutes les nuits, Lucien se réveille peu après s’être endormi, réclame selon les moments et plus ou moins bruyamment soit que sa mère vienne auprès de lui, soit de dormir dans la chambre des parents. Pour éviter de faire trop de bruit, pour éviter les conflits (avec leur enfant et les grands parents), les parents cèdent tout en rongeant leur frein. C’est ainsi que monsieur D. se retrouve à devoir céder sa place à son fils et à finir sa nuit, littéralement, sur la moquette. Les parents se sentent coincés, sans solution : à résister à leur enfant, ils prennent le risque de reproches de la part des grands-parents qui aiment leur quiétude et n’ont consenti à cet accueil provisoire que du bout des lèvres. Monsieur D. confiera éprouver une forme de honte à avoir dû solliciter ses beaux-parents et beaucoup de colère contenue produite de la promiscuité et la difficulté à s’imposer dans la gestion au quotidien de la vie familiale.

La situation a pu évoluer favorablement lorsque les parents ont pu, quelques consultations plus tard, dire à leur enfant qu’ils pouvaient comprendre ses angoisses nocturnes, mais qu’ils ne n’acceptaient pas qu’il dorme dans leur lit. Si, jusqu’à présent ils ne s’étaient opposés que faiblement à sa demande, et s’ils n’avaient pas trouvé d’autres moyens pour y répondre, c’était en raison du contexte particulier de l’accueil provisoire chez les grands-parents. Il ne fallait pas faire de bruit pour assurer la quiétude de ses grands-parents. 

Freud (1905) affirmait que c’est à un petit garçon de 3 ans qu’il devait ses connaissances sur l’origine de l’angoisse infantile. Voici ce qu’il rapporte : « un jour qu’il se trouvait dans une chambre sans lumière, je l’entendis crier : « Tante, dis-moi quelque chose, j’ai peur, parce qu’il fait si noir. » La tante lui répondit : « À quoi cela te servira-t-il, puisque tu ne peux pas me voir ? – Ça ne fait rien, répondit l’enfant, du moment que quelqu’un parle, il fait clair. » L’enfant n’avait donc pas peur de l’obscurité, mais il était angoissé par l’absence d’une personne aimée, et il pouvait promettre d’être tranquille dès le moment où cette personne faisait sentir sa présence.» [1] .

« Du moment que quelqu’un parle, il fait clair ». C’est ce qui fut suggéré aux parents et à Lucien qui trouvèrent assez vite une « solution » que les techniques d’aujourd’hui rendent possible : un émetteur-récepteur radio qui permettait à Lucien de communiquer en chuchotant à distance avec ses parents. Ainsi rassuré, l’enfant pouvait rester dans son lit. Aussi étonnant que cela puisse paraitre, cette solution trouvée eut un effet assez positivement spectaculaire sur l’investissement scolaire de Lucien. Elle avait en fait participé à restaurer pour les parents une autorité bridée jusqu’alors, et pour parents et enfant une parole, quand régnait auparavant une sorte d’interdit à dire, à se dire les choses de peur qu’elles ne débordent en conflits bruyants. Libéré d’une double angoisse qui pesait sur lui, celle de la séparation au moment du coucher et celle résultant de la transgression œdipienne, repositionné à sa place d’enfant par un père à l’autorité restaurée, Lucien se remit au travail et reçut les félicitations de sa maîtresse pour les progrès spectaculaires qu’il avait accomplis en quelques semaines.

Les rituels du coucher. Préparation au changement d’état

La plupart des parents construisent avec leur enfant des rituels au moment du coucher qui aident à gérer psychiquement la séparation d’avec les parents. Si le moment du coucher est si délicat à traverser, c’est qu’il constitue pour l’enfant un changement d’état assez brutal. Les rituels aident précisément à effectuer ses changements d’état. Ils constituent un espace de transition entre veille et sommeil, présence et absence (des figures d’attachement), jour et nuit, verticalité et horizontalité (activité versus passivité, ou encore bruit versus silence, qui donnent prise aux fantasmes archaïques de dévoration, de rapt, etc.), etc. Selon les contextes et l’âge de développement de l’enfant, tel ou tel de ces couples d’opposés (ou certaines de leurs combinaisons) apparaitra au-devant de la scène, et donnera à l’angoisse une certaine coloration. Aussi certains enfants ont-ils surtout peur du noir, d’autres du silence, d’autres de l’absence, etc.. Les rituels aident donc à traverser ces changements d’état. Certains enfants aiment qu’on raconte des histoires qui font peur, d’ogre ou de loup, toujours les mêmes, au mot près, de sorte qu’ils s’exercent à côtoyer et contrôler un monde imaginaire plus ou moins terrifiant. D’autres enfants (ou les mêmes à d’autres âges) recherchent au contraire les histoires inédites, celles pour lesquelles l’anticipation n’est pas possible, celles pour lesquelles la suite de l’histoire lue devra attendre la nuit suivante, la suspension de la lecture au moment opportun devenant presqu’aussi importante que l’histoire elle-même. S’y mêlent frustration, avidité curieuse et fantaisie imaginaire.

Il arrive que certains rituels ne remplissent pas leur office et servent d’autres fins que celle de se préparer à ce changement d’état.

C’est le cas d’Amandine, 4 ans. Amandine ne supporte pas la moindre frustration, se met dans un état de rage si les parents ne cèdent pas. Elle présente depuis toujours des angoisses nocturnes. Elle est envahie de petits jeux-rituels au moment du coucher auxquels les parents sont associés. Plus le temps passe et plus ces jeux se complexifient et s’étirent en durée. Au moment où les parents consultent, le rituel du coucher les mobilise plus d’une heure chaque soir. Il s’agit d’un jeu où Amandine, assise sur son lit et entourée de ses parents invente une histoire l’amenant à faire circuler sa sucette de bouche en bouche. Chaque fois qu’ils reçoivent la sucette, les parents doivent répéter des formules que l’enfant a inventées. On a là affaire à une sorte de débordement qui ne concerne plus seulement le temps du coucher, mais toute la relation éducative. Ce rituel pathologique ne sert pas à préparer un changement d’état, mais à établir une relation d’emprise de l’enfant sur ses parents [2]

A quoi servent les rêves ?

Freud a proposé il y a plus d’un siècle un système de compréhension des rêves, de leur construction et de leur sens, tout à fait original. Un rêve est pour lui la réalisation plus ou moins masquée d’un désir dont le contenu n’est pas toujours conscient. Le moteur et le motif du rêve trouvent leur origine dans l’Inconscient, son expression plus ou moins scénarisée et déguisée se présente essentiellement sous forme d’images mentales et se réalise dans le système Préconscient. Enfin, au réveil, le rêve subit une nouvelle déformation qui est sa traduction en images verbales par un troisième niveau, le système Perception-conscience. Autrement dit, le rêve fournit des éléments de vérité sur ce que nous sommes foncièrement, mais de façon telle que cela suppose un déchiffrement. Et seul le rêveur possède les clés de ce déchiffrement. Mais pourquoi ces éléments qui nous constituent sont-ils codés ? Précisément parce qu’ils constituent une menace potentielle pour le système Conscient, ce système que plus tard Freud appellera le Moi. Le Moi c’est la part de mon être qui pense représenter justement la totalité de cet être et qui se leurre au sens où il ne saurait voir ou reconnaitre une part invisible en cet être. Et cette part invisible est par ailleurs hétérogène à ce que le Moi a constitué comme repère identitaire et comme forme d’équilibre dans le rapport à autrui. Il y a un Autre en nous. Nous ne sommes pas que ce que nous pensons être. Les rêves et d’autres formes d’expression de l’Inconscient sont là pour dire cet autre de nous-mêmes. Cela nous maintient liés à cette part fondamentale de nous-mêmes.

Pour Freud le rêve est le garant du sommeil et il actualise de façon masquée le plus souvent des éléments archaïques et fondamentaux de notre être [3] .

Les neurobiologistes proposent un autre paradigme de compréhension du rôle des rêves, mais peut-être pas si éloigné que cela de la perspective freudienne. Il y a 60 ans, grâce aux enregistrements électroencéphalographiques et électrooculographiques on a découvert un nouvel état de sommeil. On l’a nommé sommeil paradoxal. Cette phase de sommeil avait la particularité d’être associée fréquemment à un rappel de rêve. Mais il est actuellement admis que le rêve puisse avoir lieu tout au long de la nuit en sommeil lent et en sommeil paradoxal [4] . On s’est demandé par ailleurs si le sommeil paradoxal ne favorisait pas la maturation cérébrale au cours des premiers mois de la vie puisque chez le nouveau-né le sommeil agité, précurseur du sommeil paradoxal, représente plus de 50 % du sommeil, alors que la proportion de sommeil paradoxal est de 20-25 % chez l’adulte. Mais alors, pourquoi continuer à rêver à l’âge adulte ? Les neurobiologistes suggèrent que nos rêves se chargeraient de la « maintenance de notre cerveau » en le stimulant régulièrement au cours du sommeil. La fonction attribuée au rêve par les neurobiologistes, bien que formulée différemment n’est pas très éloignée de l’hypothèse freudienne qui assignait au rêve une fonction de régulation psychique en assurant les liaisons nécessaires entre traces psychiques passées et contenus présents, et entre systèmes psychiques (Inconscient versus Conscient) répondant à des lois de fonctionnement différentes.

Que sont les cauchemars ?

Dans le cadre de la théorie freudienne, un cauchemar est un rêve qui échoue à masquer suffisamment les choses pour ne pas mettre en danger les systèmes qui accueillent les contenus de l’Inconscient. Lorsque des contenus inconscients passent de façon brute (sans maquillage) dans le système préconscient ou le système Conscient, ces systèmes se mettent en alerte et déclenchent de l’angoisse. Le rêveur se réveille, crie, pleure et appelle si c’est un enfant, ou bien se lève en sursaut avec tous les signes de l’angoisse si c’est un adulte (accélération du rythme cardiaque, de la pression artérielle, sudation, boule au ventre, sensation d’oppression, etc..).

Nous avons indiqué que l’enfant traverse une période de son développement durant laquelle les cauchemars sont particulièrement présents. Cette fenêtre du développement se situe entre 2 et 4 ans. Avec le développement du langage et des représentations complexes qu’il autorise, elle correspond à des remaniements psychiques considérables qui se traduisent par une meilleure différenciation Soi/non Soi, par une appréhension plus fine des interactions sociales et de leurs conséquences (je dis ou je fais ceci, et cela produit tel effet sur l’autre ou sur la situation), par des états émotionnels éprouvés et des mouvements pulsionnels contradictoires amour/haine (je suis content, je suis en colère, je hais cette personne, etc.), par le besoin augmenté d’affirmation de soi, par la recherche de sources alimentant l’estime de soi. Souvent les systèmes psychiques se trouvent en limites de surcharge, fragilisés par de la force inquiétante des fantasmes préconscients qui émergent.

Vivien, un enfant de 4 ans vient de vivre un conflit avec l’un de ses parents. On lui demande de venir prendre son bain et il refuse, affairé qu’il est à un jeu passionnant. Littéralement fou de rage, il doit finalement céder. Le bain commence avec des cris, des gémissements puis, à force de patience et d’amour, l’enfant s’apaise et joue dans l’eau avec des canards et des poissons aussi inoffensifs que colorés. La fin de soirée se passe sans que le moment de crise aigu se semble avoir laissé de trace. L’enfant est maintenant au lit. Il s’endort. Le conflit vécu quelques heures auparavant vient servir de point d’appel à des représentations inconscientes où il est question d’attaques, de morsure, de dévoration, de déchainement débridé de violence. Le lendemain Vivien rapporte le rêve suivant : il est au bord de l’eau, une rivière ou un petit lac. Il pêche et il attrape un gros poisson aux dents énormes, une sorte de requin. Le poisson est tellement gros qu’il menace de le faire tomber dans l’eau. Le poisson mis enfin sur la berge, l’enfant lui assène des coups de bâton pour le faire saigner. Mais il ne saigne pas, ne semble pas avoir mal et menace toujours l’enfant.  Dans un rêve suffisamment élaboré (ce qui était le cas ici), le déchainement de violence et les protagonistes de la scène sont suffisamment travestis pour que le contenu latent du rêve puisse circuler sans générer d’angoisse. On devine ici assez facilement le contenu latent du rêve : c’est une reprise de la scène telle qu’elle a été vécue imaginairement : un combat perdu par l’enfant qui en sort vert de rage. Comment composer avec ce mouvement de rage dirigé contre le père, père que l’enfant adore cependant. Comment résoudre cette équation impossible : aimer et détester la même personne presque au même moment ? Pour le système Inconscient des contenus contraires peuvent cohabiter sans difficulté. Pour le système Préconscient, c’est plus difficile, et pour le système Perception-Conscience c’est proprement impossible. Le rêve réussit cette prouesse de faire passer et d’évacuer des contenus psychiques contradictoires sans que cela gène l’apparence de cohérence.

Dans le rêve de Vivien, on voit transparaitre la vengeance de l’enfant comme son père (le poisson). Mais le poisson ne meurt pas suite aux attaques de l’enfant, il survit. Il est décidément plus fort que lui, ce qui est de nature à rassurer l’enfant. Mais comme un rêve est construit comme un palimpseste, il révèle aussi autre chose : le poisson c’est aussi l’enfant (qui se fait punir par lui-même).  On a là une ébauche de ce que sera plus tard la fonction du Surmoi, c’est-à-dire une structure qui vient interroger les contenus psychiques et les actes du point de vue moral.

Ce qui se passe dans un cauchemar, c’est justement l’échec de ces procédures de maquillage et le passage à l’état presque but de contenus du système Inconscient dans le Préconscient. Vivien se serait probablement réveillé si le requin était en passe de le mordre, de le dévorer ou de le noyer. Dans une version encore moins élaborée, le père aurait pu garder son visage de père et apparaitre comme un être menaçant, une sorte d’ogre qui s’attaque indifféremment à ses enfants comme aux autres.

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  • [1]↑– Freud, S. 1905. Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, 1987.
  • [2]↑ Nous reviendrons sur cette situation dans le chapitre consacré à l’autorité parentale.
  • [3]↑– Le rêve désormais célèbre de la guillotine d’Alfred Maury, médecin et historien français du XIXe siècle, est un exemple tout à fait remarquable de rêve qui à la fois inclut des éléments d’actualité dans le rêve et assure en même temps le sommeil. Il  raconte un rêve qu’il a fait et qui se déroule durant de la Révolution française : il est condamné à mort et se voit monter sur l’échafaud. Le couperet tombe, il sent sa tête se séparer de mon tronc. Puis il se réveille et constate qu’un barreau de son lit à baldaquin est tombé sur lui, comme le couperet. Le système psychique Préconscient aurait donc élaboré une partie de son rêve en quelques secondes lorsque le montant de son lit le percutait, lui épargnant une interruption du sommeil.
  • [4]↑– Mais les contenus traités sont probablement différents. On a observé que les rêves durant le sommeil non paradoxal sont courts, vagues, fragmentés alors qu’en sommeil paradoxal les récits sont plus longs, élaborés, émotionnels et correspondent plus à l’image que l’on se fait du rêve. Ils contiennent aussi plus d’éléments violents, pulsionnels.