Anorexie et boulimie

Anorexie et boulimie

Intervention de Charles Melman aux journées de l’ali « Anorexie-boulimie », mars 2008.

Pour citer cette contribution :

Melman Ch. (2009). « Anorexie-boulimie : clinique, logique, traitement. Un mode de reproduction hors sexe», Journal français de psychiatrie, 32, 1, 44-47.

L’anorexie nous pose un problème de fond, d’ordre gnoséologique, qui concerne donc la théorie de la connaissance dans la mesure où lorsqu’on parcourt les écrits cliniques de nos plus savants confrères sur la matière, on est frappé, je dirais, par leur indignité mentale. Or, ce sont des écrits qui racontent, à partir de ce qu’est l’observation et en particulier l’observation médicale, ce que seraient ces troubles des conduites alimentaires. Je vous renvoie à cet article qu’on a bien voulu me procurer de l’Encyclopédie médicochirurgicale, pour que vous preniez la mesure de ce qui est en cause dans cette affaire.

Ce qui est en cause dans cette affaire nous rappelle que l’observation, y compris médicale et qui se prétend objective et neutre, ne l’est en aucun cas. C’est une observation qui elle-même se réfère, sans le savoir, à ce que nous sommes supposés tous partager à des degrés divers et qui s’appelle le bon sens.

Le bon sens est une lunette pour voir le monde. Lorsqu’il s’agit de voir – dans cette lunette qui s’appelle le bon sens et qui est le sens phallique bien sûr – de voir, d’analyser à travers cette lunette une pathologie qui précisément vient récuser l’ordre phallique, on comprend que nos meilleurs confrères, quels que soient leur bon vouloir et leur capacité, soient décevants et qu’il nous faille donc leur rappeler qu’il n’y a pas d’observation qui ne se soutienne du rapport à une structure quelle qu’elle soit, qu’elle soit lacanienne ou pas, mais en tout cas, qui se réfère à une structure ; leur rappeler que les grands médecins furent toujours de formation philosophique et mathématique, que le grand psychiatre reste Kraepelin, c’est-à-dire celui qui, nommément, se référait à une philosophie, celle de Kant. Cela dans la mesure où, seule, la référence à une structure permet de mettre en place le type de réel à partir duquel justement peuvent s’apprécier les modalités du Réel auxquelles on a affaire. En ce qui me concerne, je vais donc me référer à la structure qui nous sert en cette matière pour dire d’emblée que ce qui me paraît caractériser l’anorexique c’est que, si une femme de structure n’est pas toute phallique, son ambition à elle, l’anorexique, et ce qui va ensuite commander son destin et les détours complexes de son organisation, c’est d’être toute pas phallique ; du même coup, d’essayer d’organiser ce qui serait, comme cela a été évoqué par Pascale Fourcade, d’essayer de mettre en place un nouvel ordre concernant le statut féminin : toute pas phallique.

À partir de cette assertion, se dégagent un certain nombre de traits cliniques.

D’abord, le fait que l’anorexique refuse de monter sur la scène du monde. Elle refuse d’y paraître, elle s’en détourne. Dans la mesure où cette scène du monde, comme nous le savons, a ses références symboliques et imaginaires au phallus précisément, elle ne pourrait y paraître, sur ladite scène, qu’en marquant, en accusant les traits qui la font relever de cet ordre phallique, non seulement les acceptant mais, comme on le sait, en venant les marquer. C’est un premier élément qui, je pense, est facile à vérifier.

Le second trait concerne son rapport à la parole. Elle a une parole étrange, car celle-ci ne relève en aucun cas du discours, elle ne témoigne pas d’un lien avec l’interlocuteur, ni du fait de partager avec lui quelques jouissances communes, ou quelques devoirs communs. Nous nous trouvons devant une parole étrange, dont le caractère, je dirais volontiers réaliste et pauvre en métaphores, ne fait pas lien, ne fait pas engagement, aucunement engagement de sa part. Lorsque vous avez une anorexique en traitement, vous pourrez sans cesse vérifier qu’il n’y a pas de rendez-vous qui tienne.

Donc, pas de parole qui fasse engagement et également parole dénuée de toute demande. C’est bien l’embêtant, qu’elle ne demande rien, comme nous pouvons le reprendre directement depuis Lacan, d’autant moins que c’est précisément ce rien qu’elle est supposée, mais elle ne le demande même pas. Elle agit pour que ce rien, en quelque sorte, elle puisse le saisir, pas de division par rapport à sa parole. On ne peut même pas dire qu’elle y est tout entière, c’est une parole labile, une parole variable, ce n’est pas une parole forcément arrêtée, fixée, sans division, de telle sorte qu’on se demande évidemment, chez cette jeune fille, d’où ça parle ? Est-ce un sujet ? Ça paraît difficile à dire, puisque un sujet serait pris dans cette dialectique à la fois de la demande et de l’expression du désir. Donc, souligner en ce qui me concerne ces traits me semble illustrer cette formulation que je vous donnais tout à l’heure : toute pas phallique, et qui va se retrouver bien sûr au niveau de son corps en tant que celui-ci est rendu à son pur réel. On a affaire à la carne, il ne s’agit pas d’un corps fait pour jouir, encore moins pour plaire, ou pour convenir, pour etc.

C’est un corps purement réel dont on a envie de dire qu’il vient se superposer très exactement au corps de la médecine. Car c’est ainsi que la médecine – c’est son mérite, il ne s’agit pas de la critiquer, c’est sa démarche et c’est ce qu’on attend d’elle – traite le corps comme réel. Réel, ce qui veut dire aujourd’hui, pour le présenter dans un vocabulaire supposé moderne, un corps numérisé, quantifié, évalué, un corps qui n’est plus aucunement représenté par le signifiant mais qui tente, semble-t-il – j’espère qu’en le disant je ne vais pas moi-même être trop politique –, à se présenter comme réalisant cette configuration du trait unaire, du Un, à l’image sans doute de ces sculptures de Giacometti ; se présenter non pas sur la scène du monde, mais à la vue de l’Autre, se présenter, comme Un.

Une remarque encore car il m’a semblé que nous avions quelques hésitations sur le problème du rapport au regard. Il y a un rapport à la vision, mais j’aurais tendance à dire que justement, on ne perçoit chez elle rien qui soit de la dimension du regard. Elle s’en fout. Elle s’en balance. Elle n’est pas persécutée comme le sont si facilement ses consœurs ; elle n’est pas persécutée par le regard, elle s’en balance, elle n’en a rien à faire. En revanche, il y a bien entendu des éléments qui relèvent étrangement de quelque chose là-dessus de la vision et qui la concerne, mais c’est de la vision dans l’échange avec un semblable.

À propos de l’anorexie et de la boulimie ; l’oralité chez l’homme n’a jamais été une affaire individuelle, c’est une affaire hautement socialisée. Vous ne mangez pas, en général, seul dans votre petit coin. Il est quand même bien connu que, semble-t-il, pratiquement dans toutes les cultures le rassemblement d’une communauté autour du repas partagé soit un temps essentiel de la reconnaissance de l’appartenance au groupe, de telle sorte que lorsqu’il y a de nobles étrangers de passage, on ne manque pas de témoigner des relations qu’on souhaite engager avec eux en les invitant à partager le repas. Le grand trait évidemment de l’anorexique, c’est qu’elle n’est pas à la table familiale, elle va bouffer toute seule dans son coin, pas avec une copine, pas avec un groupe de copines, toute seule.

Comment entendre dans cette affaire ce qu’il en est de l’anorexie et de la boulimie dont vous avez voulu faire un divorce, tirer sur le tiret, entre les deux.

Je ne comprends pas très bien parce que, quand même, il est très facile de savoir que le plein et le vide, c’est exactement la même chose, il n’y a pas plus plein qu’un vide parfait et réciproquement. Alors dans le mouvement d’anorexie, qu’est-ce qui est cherché ? Ç’a été évoqué lorsqu’a été évoqué le tube cylindrique dont Lacan fait d’ailleurs une image de la créature humaine ; il appelle ça la trique, la trique en tant que perforée. Que va-t-elle chercher dans cette anorexie ? Il est clair que c’est la tentative d’éliminer dans cette anorexie la carne qui lui a été originellement donnée et qu’il s’agit en quelque sorte d’évacuer. Mais pas seulement car il s’agit, pour beaucoup, d’essayer d’atteindre cette sorte d’au-delà de la limite, mais limite qui ne se présente pas pour elle parce que cette dimension de la limite, elle l’a récusée avec le refus du phallus : tentative donc, désespérée, de pouvoir saisir ce rien qui serait fondateur de ce toute. Car il en faut un, il faut qu’il y ait une fondation de ce qui la ferait toute. Je pense qu’en l’amenant de la sorte, il n’est pas difficile de voir que ce qui est quand même la caractéristique de la boulimie, c’est le vomissement. Il ne s’agit pas simplement de bâfrer, le vomissement vient tout de suite après. Ne pouvons-nous pas entendre combien il s’agit dans cette affaire, là encore, d’essayer de retenir par cette opération d’introjection et puis d’évacuation, d’essayer de saisir ce rien qui viendrait fonder le toute, le tout du bol alimentaire, qui est supposé combler ce qui est cherché.

De ce que je vous avance là, ai-je d’autres ou de meilleurs témoignages ? J’en ai un, que je vous propose et qui concerne le problème du comptage. C’est-à-dire ce privilège accordé au un. Ne pouvons-nous pas entendre – c’est bien une perplexité qu’elle occasionne chez nous – dans ce mouvement de comptage la tentative d’équilibrer les chiffres propres à son organisme, à ce niveau juste médian où on peut passer avec un petit chouia, rien du tout, de la vie à la mort. Et donc d’être enfin la maîtresse de cette instance qui fait et la vie et la mort. Et de jouer à en être la maîtresse. On sait combien ce type de jeu est dangereux et comment il rend difficile le traitement, puisqu’elle va sans cesse y revenir comme si, là, elle avait réussi à atteindre une limite et que ce chiffre devenait représentatif de cette limite. Donc, une instance dont on voit combien, de façon imaginaire, elle vient se situer par rapport au phallus, mais en tant qu’une instance hors sexe et dont elle est la parfaite maîtresse.

Quels sont les mécanismes de défense propres à l’anorexique ? Je me permets de revenir sur le fait qu’aucun de ceux qui nous sont familiers ne me paraissent applicables à l’anorexique pour une raison très simple : tous ces mécanismes forclusion, refoulement, dénégation, déni opèrent sur une chaîne signifiante. Or, dans la mesure où elle refuse ou elle rejette ce qui, dans cette chaîne signifiante, peut avoir une dimension symbolique ou imaginaire, il ne lui reste plus comme unique dimension avec laquelle jouer, de façon d’ailleurs éminemment monotone, que celle du Réel. Donc, ce processus de défense qui me paraît propre à l’anorexique, c’est d’essayer d’empêcher toute intrusion dans le réel d’un quelconque signifiant qui pourrait avoir portée phallique. Nous ne pouvons quand même pas, en ce qui nous concerne, oublier que pour le commun des mortels, le réel pour lui est habité par l’inconscient, c’est-à-dire par un certain nombre d’éléments qui, venus du signifiant, vont avoir portée sexuelle, sens sexuel. Alors à partir de là, il me semble que se dégage assez bien ce qui serait une écriture borroméenne de l’affaire qui pourrait expliquer que, bien que l’anorexique fonctionne sur ce qui serait la déliaison entre Symbolique et Imaginaire qui restent liés avec le Réel, mais qu’elle joue de cette déliaison, qu’elle fonctionne sur cette déliaison, mais que, néanmoins, elle ne soit pas psychotique, car subsistent pour elle ces dimensions du symbolique et de l’imaginaire contre lesquelles elle est engagée.

Son comportement ? On a parlé de pulsions, ce qui me semble étrange, alors que sa conduite paraît cliniquement tout à fait rapprochable de la conduite de quelqu’un qui souffre d’addiction. C’est une addicte, c’est bien l’une des difficultés pour la traiter. Addicte de quoi ? À mon sens, addicte de ce qui serait au-delà d’une limite qu’elle n’arrive justement pas à tracer mais qui, du même coup, comme elle n’est pas définie, implique que sans cesse on y pense et que sans cesse on vérifie que ce truc est là, existe, qu’on peut toujours le manifester, le faire surgir, vérifier sa présence. Là encore, à le présenter de la sorte, il me semble que l’on voit bien de quelle façon c’est proche de l’addiction du toxicomane. Sauf que, chez le toxicomane, c’est un produit.

Il semblerait que l’on puisse devenir addicte dans ce cas de figure, de ce qui est là, réel pur. Ce qui, du même coup, refait surgir la question de ce dont elle jouit. Puisque ce n’est, bien sûr, pas oral et, on ne va pas dire qu’une sonde naso-gastrique est bien tolérée, on va dire qu’à la limite, c’est souhaité. Alors, elle jouit de quoi ? Et où ? Je crois qu’on peut dire, que de même que l’anorexique spécifie son mode de défense contre l’instance phallique, on peut dire que ce dont elle jouit, c’est du mental. On n’en parle jamais, mais quand même, celle de l’obsessionnel, analité d’accord, mais sa première jouissance est quand même mentale avec cette obsession qui ne veut pas lâcher et qui comme toutes les jouissances qui ne peuvent trouver leur détumescence, finit par l’exaspérer et la faire souffrir. Mais c’est une jouissance qui a cette caractéristique d’être éminemment fragile puisqu’elle n’est pas fondée par un bord, c’est donc compliqué. Il faut se donner du mal, comme elle se le donne d’ailleurs, pour y arriver.

Encore une question : d’où reçoit-elle son message ? Ou encore, quel est son Autre qu’elle voudrait strictement réduit à une succession de traits unaires, dégagés de toute portée signifiante mais dont l’équilibre lui permettrait cette maîtrise de la vie, de la mort. D’où reçoit-elle son message ? Spontanément, on va dire qu’elle reçoit son message de l’inconfort maternel à supporter l’ordre phallique. La question est donc effectivement devenue une question de société. Après tout, qu’est-ce qu’on en a affaire de celui-là ? Sommes-nous vraiment condamnés ou peut-on s’en dispenser ?

Il est fréquent, comme on le sait, que cette anorexie s’installe à la suite d’une déception, c’est-à-dire la vérification que l’ordre phallique, pour elle, ne peut être que déception. Déception première de s’être retrouvée devoir faire ses preuves de féminité pour paraître sur la scène du monde, y être admise et puis ensuite le type de destin qui lui est prescrit. De telle sorte j’aurais tendance à élargir ce cadre de l’anorexie mentale pour dire qu’il y a aujourd’hui des cas qui relèvent de cette pathologie sans que les manifestations orales soient forcément au premier plan. Par exemple, combien voyez-vous de jeunes femmes, de jeunes filles justement soucieuses de n’être phalliques qu’à mi-temps : un cdd ? C’est-à-dire qu’il y a la période que grossièrement je vais qualifier du plein et où là, elle fonctionne avec un garçon, et lui succède, de façon régulière, une période où tout ça est balancé et où elle se retrouve dans la situation du vide. Et puis, ça va repartir comme si, justement, il y avait une oscillation entre le temps du tout phallique, du toute phallique, et du toute pas phallique, mais comme si chaque fois c’était cette totalité qui était recherchée. Je dois vous dire que je suis très surpris par ces évolutions féminines actuelles. Ce qui fait défaut, c’est effectivement l’inscription dans un fonctionnement social où la référence phallique constitue la condition de l’admission dans le jeu social alors qu’il est clair que pour toutes ces jeunes femmes qui sont engagées dans des carrières, ce sera bien davantage avec la préoccupation de surtout laisser ça pour plus tard, laisser de côté le rapport à une maternité que fait peser l’exigence sociale.

La question, sur laquelle je viendrai encore un instant est le problème du transfert. Lorsque, pour les cas que j’ai pu connaître, lorsqu’il me semblait voir s’installer un transfert, je savais que c’était gagné. Ce n’est pas compliqué, mais le problème est que plus que l’installation d’un transfert, j’étais sensible à cette dimension duelle, en miroir, qu’établissait l’anorexique, dans une position où elle se situait volontiers, non pas comme i(a) mais, dans une position de i(Un) où du fait de la disparité des sexes, je ne me trouvais pas en position adéquate pour répondre à l’attente d’un partage réservé à une semblable. Ça ne va jamais au-delà, semble-t-il, on ne voit pas d’anorexiques suffragettes, je n’en vois pas. Je ne vois pas, par exemple, dans un établissement, mais vous me direz si je me trompe, une anorexique lever le drapeau du féminisme, autrement dit, justement, passer à ce qui serait l’organisation hystérique du rassemblement ou de la foule, mais en revanche, la possibilité qu’avec un petit autre, femme, s’établisse le type de relation où effectivement peut prendre place un amour, peut prendre place un amour fondé sur la reconnaissance réciproque de ce manque fondateur impossible à fixer.

Comme vous l’avez rappelé, les activités privilégiées sont volontiers l’équitation et la danse. C’est bien de pouvoir exercer la maîtrise de son corps, voire, si vous voulez, du corps d’un Autre, un grand Autre, avec ces activités. Il y en a une dont j’aimerais que ceux qui ont peut-être plus que moi la fréquentation de ces cas me disent s’ils l’observent, c’est le rapport au chant.

Y a-t-il chez ces personnes un investissement du chant ? A priori et compte tenu de ce que j’ai lu, cela ne me paraît pas du tout vérifié ; ça n’a pas été non plus spécialement collecté, mais j’aurais envie de dire que, avec l’équitation et la danse, l’administration, l’ordonnance, la prescription de leçons de chant ne serait pas forcément une mauvaise idée : faire valoir, faire entrer à son insu, lui faire entrer dans le corps, la dimension de la voix car, et je conclurai là-dessus, je pense – mais ce serait à faire, je ne vais pas le développer devant vous –, je pense que si une situation aussi originale appelle de notre part des conduites elles-mêmes innovantes, vous pouvez y aller avec les interprétations. Corinne Tyszler nous a rapporté cette patiente qui lui avait fait part d’un rêve où elle mangeait une tunique de danseuse et elle avait très bien, avec la patiente, fait valoir, déplié cette séquence. Moi j’aurais tendance à dire qu’une anorexique qui apporte ça à son analyste, c’est vraiment qu’elle l’aime beaucoup, c’est-à-dire qu’elle voudrait bien lui faire penser que, dans son inconscient, elle a finalement une organisation qui est faite comme celle de tout un chacun ; enfin, ça aussi c’est non seulement à vérifier, mais savoir qu’en faire ?

Donc, je pense que le traitement de l’anorexique appelle des procédures innovantes et dont il me semble qu’elles devraient, justement comme ces leçons de chant que j’évoquais, avoir une portée essentiellement symbolique, mais ce n’est pas dans nos habitudes. Ce n’est pas dans nos coutumes, ça relève plutôt des méthodes des chamans, eux ils savaient faire ça, nous, on l’a perdu, on l’a perdu, nous ne savons plus les méthodes, car nous mettons cela sous le signe de la magie alors que c’est parfaitement rationnel.

S’il fallait encore, pour conclure, faire une remarque. Comment se fait-il que vous n’ayez pas songé dans l’anorexie-boulimie, à quelque chose que vous connaissez bien et qui est le Fort-Da. Je n’évoque ça que pour vous rappeler que nous nous référons, dans l’abord de cette affaire, aux structures qui nous sont familières. Je ne dis pas du tout que ce sont les ultimes, je ne dis pas du tout que ce sont les vraies, je ne dis pas que ce sont les dernières, je ne dis pas que nous avons raison, ce n’est pas de ça qu’il est question. Ce dont il est question, c’est d’avoir une lecture de la structure en cause. Nous avons l’alphabet et la syntaxe pour cette lecture et il est clair que l’histoire du Fort-Da, aujourd’hui, comme phénomène de société, dans les relations sentimentales, le Fort Da est remarquablement à l’œuvre. Remarquablement : je te quitte pour qu’on se retrouve et ainsi de suite. C’est le Fort-Da, c’est évidemment ce qui va précéder ce moment, c’est tellement clair grâce à Lacan et dans la lecture de Freud, qui avant que ne se mette en place justement cette limite, qui est celle de la perte accomplie. Nous voyons bien de quelle façon l’anorexique se débat autour de ça. 10 % c’est énorme, une mortalité de 10 % c’est énorme. Quand on a entendu notre jeune collègue de la Maison de Solenn évoquer la suite, ce qu’elles deviennent, c’est catastrophique. Je veux dire que vous avez vraiment le sentiment qu’elles ne s’en sortent pas plus d’une fois sur deux. Cela vous encourage à réfléchir et à travailler, parce que au fond tout ça n’a de sens, ce n’est pas pour nous faire plaisir, mais ça n’a de sens que si ça nous donne une prise sur une affection qui justement récuse, a priori, la prise, qui a pour premier principe de refuser qu’on puisse, si j’ose dire, cette malade, cette patiente, cette jeune fille, qu’on puisse la prendre.

Roland Chemama : En tout cas, c’est quelque chose qui me questionne, c’est à partir de ce que vous avez dit à propos de cet exemple de la tunique, et donc du fait que c’est sans doute une patiente qui aimait beaucoup son analyste. Moi, la question que je me pose c’est, tout de même, ne peut-on pas penser que les choses à partir de ce moment-là ne sont pas équivalentes ? C’est pour dire que un pas a été fait, même y compris de la complaisance, pourquoi pas, une façon de se prêter à ce qui est supposé de l’attente de l’analyste, mais quand même, au moins à travers cela, cette femme entre dans un certain jeu du symbolique. Comment faut-il appeler cela ? Faut l’appeler une suppléance, une tentative de suppléer à quelque chose qui ne fonctionne pas. Quand même, ne peut-on pas donner une portée à cela ? Ça me paraît important par rapport à notre pratique.

Charles Melman : Eh bien vous voyez, moi j’étais du côté du vide, vous voilà du côté du plein, donc mais oui, pourquoi pas, on peut, on peut toujours. Il reste à savoir si cela a fait acte, puisque ce qui est tellement difficile avec ces patientes, c’est justement quelque chose qui fasse acte. C’est à ça qu’on n’arrive pas. C’est un épuisement comme ça infini.

Roland Chemama : C’est juste.

Jean-Luc Cacciali : Alors, cet au-delà de la limite, toute pas phallique mais en même temps toute une, est-ce que ça rentre dans le même mécanisme, est-ce que ça vaut comme exception ? C’est-à-dire c’est dans la nécessité de l’exception, il faut qu’elle aille chercher au-delà de la limite ? Pour fonder un tout…

Charles Melman : On a même l’impression que parfois elle se sacrifie pour faire l’exception. On a même parfois ce sentiment-là, mais vous voyez avec votre excellente formulation, c’est-à-dire le fait qu’elle soit toute une, ça explique que vraiment, on peut surtout ne rien y déplacer, surtout ne rien y changer.

Jean-Luc Cacciali : Alors, d’une certaine façon, pour reprendre les formulations de Lacan de la sexuation, ne serait-ce pas une tentative quand même de faire exister la femme ?

Charles Melman : Oui, bien sûr, mais une femme qui ne serait plus une femme, qui serait un homme réussi !

Jean-Luc Cacciali : […] Le manque réciproque fondateur, n’y a-t-il pas là de façon structurale une dimension de l’homosexualité ?

Charles Melman : Absolument, c’est certain, encore que les passages à l’acte ne me paraissent pas évidents mais c’est une dimension certaine.

Jean-Luc Cacciali : Et qui va du coup avec la modernité. ?