Le concept d’empirisme

Le concept d’empirisme, approche philosophique

Par Aude Bandini, Université de Montréal

Pour citer cet article :

Bandini, A. (2018), « Empirisme », version Grand Public, dans M. Kristanek (dir.), l’Encyclopédie philosophique, URL : http://encyclo-philo.fr/empirisme-a/

Résumé

Défendu depuis l’Antiquité, l’empirisme renvoie à l’idée que l’observation et l’expérience sensible jouent un rôle central dans l’acquisition et la justification de nos croyances, qu’elles soient ordinaires (je crois que le chat est dans le jardin parce que je viens de l’y voir), ou beaucoup plus sophistiquées, comme celles qu’entretiennent les scientifiques (d’après les résultats d’analyses et la nature des artéfacts retrouvés à proximité, ce squelette est celui d’un Aurignacien).

Si l’empirisme s’accorde bien avec les intuitions du sens commun, il ne va épistémologiquement pas de soi. En effet, toute expérience n’est pas nécessairement porteuse de vérité : les apparences sont parfois trompeuses, et même le paléoanthropologue le plus scrupuleux est susceptible de faire des erreurs. Il semble donc faux d’affirmer que l’expérience suffit à fonder la connaissance : d’une part, elle est toujours limitée (même si toutes les corneilles que j’ai vues jusqu’à présent étaient noires je ne peux pas conclure que toutes les corneilles sont noires), et d’autre part il faut qu’elle soit conduite et interprétée avec un minimum de méthode et de raison, sans quoi, comme Bouvart et Pécuchet dans le roman éponyme de Flaubert, on peut en tirer les conclusions les plus farfelues. Mais alors quelle est la place que joue l’expérience sensible dans l’élaboration de notre connaissance ?

Pour mieux saisir en quoi consiste la doctrine de l’empirisme, nous partirons d’une définition qui la caractérise par l’adhésion à trois thèses : une thèse psychologique ; une thèse épistémologique ; et enfin, une thèse sémantique. Nous verrons comment, au cours de l’histoire de la philosophie occidentale, différents auteurs ont tenté d’articuler ces trois thèses de manière cohérente et les difficultés auxquelles ils ont alors été confrontés. La plus délicate d’entre elles est le fait que l’empirisme semble faire le lit du scepticisme, bien plus que de permettre de fonder la connaissance. Nous aurons ainsi l’occasion de nous pencher sur les origines de l’empirisme comme méthode dans l’art médical, puis son développement et son élaboration comme doctrine proprement philosophique durant la Modernité. Nous verrons alors comment, par le recours à l’analyse logique et sémantique des énoncés, des philosophes de première moitié du 20ième siècle ont tenté d’écarter la menace sceptique qui semble toujours attachée à l’empirisme et l’empêche de jouer pleinement son rôle en théorie de la connaissance. L’échec de cette tentative et les alternatives qui ont alors été proposées pour rendre compte de la valeur de la connaissance empirique malgré tout nous permettront finalement de mieux saisir les termes dans lesquels se présente aujourd’hui le débat épistémologique, notamment concernant la valeur de l’expérience perceptuelle comme preuve ou justification.

Introduction

En philosophie, le terme « empirisme » désigne un courant de pensée très ancien, mais dont on considère qu’il a connu son plein épanouissement aux 17ème et 18ème siècles, sous la plume de philosophes britanniques tels que Thomas Hobbes, John Locke, George Berkeley ou encore David Hume. Tel qu’on le présente d’ordinaire, cet « empirisme britannique » se serait constitué en réaction au « rationalisme continental », mouvement sous la bannière duquel on enrôle habituellement des auteurs tels que Platon, René Descartes, Nicolas Malebranche ou encore Gottfried Leibniz. L’opposition entre empirisme et rationalisme reposerait alors sur un désaccord concernant la source de la connaissance : tandis que pour l’empirisme, celle-ci dérive essentiellement de l’expérience sensible et est en ce sens a posteriori, pour le rationalisme elle n’est au contraire rendue possible et garantie que par la raison, et a donc un fondement a priori (indépendante de l’expérience).

Aux yeux des historiens de la philosophie cependant, cette dichotomie est simplificatrice et demande à être amendée. Dans une large mesure, on peut en effet considérer que l’idée d’une opposition stricte entre empirisme et rationalisme renvoie moins à une réalité historique qu’à un artifice de classement rétrospectif des positions philosophiques de l’époque moderne : c’est notamment l’usage qu’en fait Kant dans la Critique de la Raison Pure, et on y a encore largement recours en ce sens dans les classes de philosophie, à des fins pédagogiques (Norton, 1981 ; Woolhouse, 1988).

Cette mise en garde ayant été faite, nous pouvons essayer de proposer une définition liminaire de l’empirisme tel qu’on le conçoit aujourd’hui en philosophie et en histoire de la philosophie. On dira alors qu’être empiriste revient essentiellement à adhérer à trois thèses :

    une thèse psychologique, qui porte sur le mode d’acquisition de nos pensées et de nos contenus mentaux. Plus précisément, l’empirisme psychologique soutient que les éléments constitutifs de toutes nos pensées (aussi bien nos croyances que les produits de notre imagination ou de nos raisonnements) sont acquis par l’intermédiaire de l’expérience sensible, et proviennent très probablement, en dernière instance, du monde.

    une thèse épistémologique, qui porte sur la justification de nos croyances et, a fortiori, de nos connaissances. En ce sens, l’empirisme est une réponse possible au problème sceptique, c’est-à-dire à la question de savoir ce qui peut nous garantir que nos croyances sont vraies et justifiées, et correspondent bien à ce qui existe effectivement dans le monde. L’expérience sensible serait donc non seulement à l’origine, mais aussi au fondement de la connaissance, au sens où c’est elle qui, en dernière instance, la valide. C’est alors sur la base de leur adéquation ou de leur inadéquation avec les données de l’expérience que l’on jugera les croyances comme vraies ou fausses. On peut être un empiriste plus ou moins radical sur le plan épistémologique, selon que l’on considère que l’expérience est une voie d’accès à la connaissance parmi d’autres (notamment la raison), ou qu’elle est au contraire la seule, auquel cas toute connaissance ne peut être qu’empirique et a posteriori, c’est-à-dire qu’elle est toujours logiquement dépendante de l’expérience. En général, l’empirisme épistémologique implique l’empirisme psychologique, mais l’inverse n’est pas vrai : on peut accepter la thèse psychologique sans accepter la thèse épistémologique, et nous verrons que c’est l’articulation de l’une à l’autre qui pose philosophiquement le plus de problèmes.

    une thèse sémantique, qui porte sur la nature de la signification. Il s’agit alors de l’idée selon laquelle au moins certaines des expressions que nous employons (notamment les termes et les énoncés descriptifs) tirent leur signification du fait qu’elles renvoient en dernière instance à des objets ou des faits du monde. De même, des propriétés sémantiques comme la vérité ou la fausseté s’expliqueraient par la relation que les énoncés concernés entretiennent, directement ou indirectement, avec ces objets ou ces faits. La thèse sémantique implique elle aussi la thèse psychologique, tandis que la réciproque est fausse. Elle est en revanche étroitement solidaire, on le verra, de la thèse épistémologique.

On peut alors juger qu’une position philosophique est plus ou moins empiriste selon le degré auquel elle souscrit à ces trois thèses : par exemple, on peut tout à fait soutenir que certains de nos contenus mentaux sont tirés de l’expérience (par exemple toute représentation que nous pouvons nous faire des couleurs, des sons ou des textures), mais que certains autres sont acquis par d’autres moyens (par exemple quand je pense à un nombre, à un espace à n dimensions, ou à des notions abstraites comme la liberté ou l’identité). De même, on peut considérer, sur le plan épistémologique, que certaines connaissances se fondent et trouvent leur justification dans l’expérience sensible (notamment tout ce qui ressort des sciences empiriques ou « expérimentales »), mais que ce n’est pas le cas des connaissances mathématiques ni des discours philosophiques. Enfin, on peut également soutenir que si certains mots tirent leur signification de leur relation avec des entités du monde extérieur (par exemple les termes descriptifs tels que « rouge », « ornithorynque » ou « Mont Everest »), d’autres (comme « le plus grand des nombres entiers », « carré rond », ou encore « le comte Dracula ») la trouvent ailleurs.

Dans cet article, nous nous efforcerons d’exposer chacune de ces thèses avec les arguments qui la supportent ainsi que ceux qui ont pu lui être opposés, en nous appuyant sur les principaux auteurs qui, au cours de l’histoire, ont pu les formuler et les discuter.

  1. Origines de l’empirisme : de la médecine à la philosophie

  1. Réflexions de Galien sur les sectes médicales

Intéressons-nous pour commencer à l’histoire du mot « empirisme », que l’on peut faire remonter au grec ancien « empeiria », l’expérience. Dans l’Antiquité, ce terme est notamment utilisé dans le cadre des disputes méthodologiques qui opposaient les différentes sectes médicales. Dans ce contexte, les « empiriques » étaient ceux qui s’opposaient résolument à la réflexion spéculative portant sur les causes invisibles des troubles observables, et préféraient concentrer leur attention sur les données de l’observation et les résultats de l’expérimentation. Pour leurs opposants en revanche, le qualificatif « empirique » était péjoratif et revenait à accuser un médecin de n’être qu’un charlatan, un amateur qui s’il parvient parfois à guérir son patient, ne le doit qu’au hasard (Pomata, 2011 ; Howick, 2016). Galien (131 env.-201env.), dont les traités sur la médecine ancienne ont exercé une influence cruciale durant tout le Moyen-Âge et jusqu’au dix-septième siècle, distinguait de la même manière la secte médicale des « empiriques » de celle des « rationnels ». La première désigne ceux qui dérivent leur savoir de ce qui est bon ou nocif pour la santé de l’expérience seule, tandis que la seconde regroupe ceux qui se fondent sur le raisonnement et ne voient dans les symptômes observables que les effets ou des indications de causes ou de mécanismes cachés, ces derniers étant l’objet propre de l’intervention médicale (Galien, 1854 : 376).

Le terme « empirique » désigne ainsi d’abord la démarche adoptée et promue par une certaine tradition médicale, en réponse à la question méthodologique de savoir ce qui permet le mieux au médecin d’atteindre son but, à savoir la guérison ou la conservation de la santé. Soit celui-ci s’intéresse aux principes invisibles des maladies ou des troubles directement observables, avec le risque de se perdre en spéculations sans fin sur la présence et les propriétés de supposées causes occultes ; soit il se concentre sur les données de l’observation, procède par essais et erreurs, mais avec cette fois le risque de ne parvenir qu’à des explications locales, superficielles, et éventuellement fausses. Il y a ainsi, dès l’origine, une forme d’ambivalence qui entoure ce qui donnera par la suite la notion d’empirisme telle que nous la connaissons, et qui mérite d’être soulignée car où l’on peut y voir la première exposition d’un thème et d’une problématique qui seront récurrents dans les discussions à venir : l’expérience est d’une part l’instance qui paraît le mieux à même de garantir la validité de nos connaissance, mais dans le même temps, elle ne semble pas suffisante pour permettre d’élaborer une véritable science, permettant de rendre raison de l’ordre des phénomènes observables de manière satisfaisante, systématique et certaine.

  1. Bacon : la fourmi empirique, l’araignée dogmatique et l’abeille philosophe.

L’interrogation de Galien concernant ce qui constitue la bonne méthode à appliquer dans l’art médical (methodus medendi) sera poursuivie au dix-septième siècle sous l’influence des travaux de Sydenham (sur le traitement de la variole) et Harvey (concernant la circulation sanguine). C’est dans son sillage, plus que sous l’influence de toute autre discussion ayant trait par exemple à la physique moderne, que l’on passera des considérations sur la méthode empirique en médecine, et dont la valeur dépendait essentiellement des succès thérapeutiques qu’elle permettait d’obtenir, à l’empirisme comme thèse proprement épistémologique, portant sur la structure de la science et de la connaissance humaine en général (voir sur ce point Waldow, 2010).

Cette transition est manifeste chez un auteur tel que Francis Bacon (1561-1626) qui, dans son Novum Organum (1620/1986), étend la désignation « empirique » à une école philosophique et non plus seulement médicale. Cependant, c’est bien à partir d’une référence à un traité médical de Celse (De Medicina) qu’il propose de penser les rapports entre expérience et raisonnement théorique (voir Bacon, 1986 : 32). Les succès de la médecine, lorsqu’elle s’appuie sur l’observation plutôt que sur la spéculation, indiquent suffisamment à ses yeux qu’il faut que, dans les sciences en général, la théorie seconde, chronologiquement et logiquement, l’expérience.

Cela ne signifie cependant pas que cette dernière se suffise à elle-même : se contenter d’engranger les données de l’observation et de les fixer dans sa mémoire dans l’ordre où on les acquiert sans plus d’élaboration, comme une fourmi récolte et entasse les divers matériaux qu’elle trouve au hasard de son chemin, n’est pas faire œuvre de science. À l’opposé cependant, prétendre parvenir à saisir l’ordre du monde sans jamais se rapporter effectivement à lui, mais à partir des seules ressources de la raison, comme une araignée qui tire d’elle-même tous les fils qui lui servent à construire sa toile, c’est s’exposer au risque d’élaborer des hypothèses que rien ne permettra de vérifier, et qu’il faudra admettre sans plus de justification, comme autant de dogmes. À la recherche d’une troisième voie qui permettrait d’échapper à chacun de ces écueils, Bacon soutient qu’une explication rationnelle par les causes sous-jacentes est bien nécessaire pour assurer une authentique intelligibilité aux phénomènes observables – ce qu’une collecte passive de faits ou d’événements accidentels ne saurait garantir par elle-même – mais que celle-ci doit être étroitement guidée et validée par l’expérience. C’est ce qu’illustre, après celle de la fourmi-empirique et de l’araignée-dogmatique, la célèbre métaphore de l’abeille-philosophe « qui ne se fie pas aux seules forces de l’esprit humain et n’y prend même pas son principal appui, qui ne se contente pas non plus de déposer dans la mémoire, sans rien y changer, des matériaux recueillis dans l’histoire naturelle et les arts mécaniques, mais les porte jusque dans l’esprit modifiés et transformés. » (Bacon, 1986 : 51)

Si l’on suit Bacon, nos connaissances dérivent de deux sources : d’une part la révélation divine, d’autre part, nos sens. C’est cependant l’observation qui nous permet d’accéder à l’ensemble de nos connaissances sur l’homme, le monde et même Dieu. En effet, si les desseins de la Providence nous échappent et sont l’objet exclusif de la Révélation, l’organisation que nous constatons empiriquement dans la nature nous assure néanmoins de son existence. Cependant, Bacon déplore que les préjugés et les errements méthodologiques du passé, entretenus dans les Écoles sous l’influence de la philosophie d’Aristote, fassent obstacle au développement des savoirs et à l’émergence de nouvelles découvertes au sein de la philosophie naturelle. Plusieurs de ces erreurs tiennent selon lui à un mésusage des données de l’expérience et de l’observation : soit qu’on les néglige en tirant des conclusions hâtives sur la base d’observations insuffisantes, voire inexistantes, comme le font les dogmatiques qui se perdent dans la considération de principes et de causes occultes ; soit au contraire qu’on se contente de les collecter et de les accumuler à mesure qu’elles surviennent, sans ordre ni mesure, comme le font les empiriques. La voie que Bacon préconise, par contraste, est celle sur laquelle nous place un usage raisonné et systématique de l’observation dont les données ne se laissent pas recueillir passivement, et qu’il convient parfois de provoquer afin de mettre au jour les causes réelles des phénomènes. À nouveau, tout ceci ne vaut pas seulement en médecine, mais dans tout ce qui relève de la philosophie naturelle, c’est-à-dire des sciences de la nature. L’empirisme, comme le rationalisme (ou dogmatisme) deviennent alors des options épistémologiques et philosophiques au sens plein du terme.

  1. John Locke : un empirisme amendé

  1. L’articulation des trois thèses de l’empirisme

John Locke (1632-1704), plus encore peut-être que Bacon, est considéré comme l’un des Pères fondateurs de l’empirisme moderne. Tandis que Bacon se préoccupait essentiellement de méthodologie de la science, ce dernier place la discussion des relations entre expérience et raison sur le plan proprement épistémologique. Il faut cependant noter que Locke a lui-même reçu une formation médicale qui a sans doute influencé la théorie générale de la connaissance – ce qu’elle est, comment elle se constitue, et quelles en sont les limites – qu’il a élaborée par la suite et qui est exposée dans son œuvre majeure, L’essai sur l’entendement humain (voir Duschesneau : 1973).

Ce « tournant épistémologique » dans l’histoire de l’empirisme doit beaucoup à la rupture cartésienne dans la conception des rapports entre l’esprit et le monde : comme Descartes, Locke considère en effet que l’objet immédiat ou direct de l’entendement n’est pas la réalité extérieure, mais ce qu’il appelle les « idées » et qu’il conçoit comme des événements internes au sujet. Simples ou complexes, ce sont ces idées qui constituent l’ameublement fondamental de l’esprit, et contribuent à constituer aussi bien les raisonnements mathématiques que les fantaisies de l’imagination ou encore les souvenirs. Le problème épistémologique qui se pose alors immédiatement est celui de la valeur objective de nos idées : si celles-ci relèvent de notre entendement et en sont le produit, comment pouvons-nous assurer qu’il existe bien un monde extérieur avec ses objets tel que nos idées nous le représentent et sur la base desquelles nous prétendons établir la connaissance ? L’empirisme, non plus comme méthode mais comme thèse proprement épistémologique portant sur la nature et la structure de la connaissance, est la voie que choisit Locke pour répondre au problème sceptique soulevé dès l’Antiquité (la connaissance est-elle possible ou devons-nous nous en tenir à suspendre notre jugement en toute chose ?), et plus précisément encore celui de notre connaissance du monde extérieur (le sujet pensant peut-il avoir cognitivement accès à autre chose qu’à ses propres idées?).

Selon Locke, il n’est pas besoin de la garantie métaphysique cartésienne d’un Dieu vérace pour que nous puissions être assurés qu’au moins certaines de nos idées sont vraies, c’est-à-dire représentent adéquatement les objets ou les faits qu’elles prétendent représenter. Plus précisément, le premier livre de l’Essai sur l’entendement humain est consacré à la réfutation minutieuse de la thèse cartésienne selon laquelle l’esprit disposerait de manière innée de certaines « vérités premières », absolument indubitables et sur la base desquelles la connaissance pourrait être ensuite fermement établie pour peu que l’on procède, comme l’affirmait l’auteur des Règles pour la direction de l’esprit, avec « ordre et mesure » (voir, dans cette Encyclopédie, l’article consacré à l’innéisme). L’expérience, notamment l’expérience sensible, ne constitue pas une source fiable de connaissance pour Descartes. Non que nos sens soient nécessairement toujours trompeurs, mais les idées que nous en tirons sont parmi celles qui sont le plus confuses et obscures pour l’entendement (voir sur ce point la sixième des Méditations Métaphysiques). Elles nous induisent d’autant plus facilement en erreur que les jugements spontanés que nous portons sur elles – par exemple le jugement selon lequel le Soleil est beaucoup plus petit que la Terre – sont très souvent formés ou adoptés durant l’enfance, alors que nous n’avons pas la pleine maîtrise de nos moyens cognitifs et nous laissons très facilement abuser par les préjugés de nos proches et de nos maîtres. Ce n’est alors pas l’expérience mais le raisonnement abstrait et a priori (indépendant de l’expérience) qui permet de corriger nos erreurs et de nous garantir l’accès au savoir, l’existence d’un Dieu vérace (établie dans la troisième Méditation) assurant que les idées qui s’imposent à nous comme claires et distinctes au terme d’une réflexion bien conduite sont effectivement vraies. Par exemple, ce sont les principes et démonstrations de l’astronomie et des mathématiques qui nous permettent de découvrir que, contrairement à ce que nous aurions tendance à croire sur la base de ce que nous percevons, le Soleil est en réalité « plusieurs fois gros comme la Terre ».

Par opposition, et contre la thèse selon laquelle la raison pourrait à elle seule fournir des contenus comme des méthodes de connaissance, Locke soutient que toutes nos idées, mêmes celles qui nous semblent les plus assurées et les plus universellement partagées, procèdent d’une manière ou d’une autre de l’expérience. Par conséquent, avant ou sans l’expérience (a priori), on doit reconnaître que l’entendement est vide : il demeure, selon l’image que Locke emprunte à Aristote, comme une page blanche. La raison est incapable de tirer quoi que ce soit de son propre fond, pas plus le principe de non-contradiction que le principe moral selon lequel on ne doit pas faire à autrui ce qu’on ne voudrait pas qu’il nous fasse. En même temps que l’innéisme de Descartes, la cible de l’argumentation de Locke lorsqu’il s’intéresse à l’origine de nos idées est la thèse scholastique selon laquelle il existerait des principes premiers et évidents, théoriques aussi bien que moraux, et dont nous ne saurions discuter l’autorité.

En résumé, quelle est la source de nos idées et de nos connaissances ? « Je répondrai, écrit Locke, d’un seul mot : de l’expérience ; en elle toute notre connaissance se fonde et trouve en dernière instance sa source. » (Locke, 2001 : 164). Cette déclaration concentre l’essentiel de ce qu’il est convenu, en philosophie, d’appeler « empirisme ». Comme on le voit, Locke souscrit aux deux premières thèses que nous avons proposé plus haut de distinguer :

    D’une part la thèse psychologique, d’après laquelle l’ensemble de nos contenus mentaux (ce que Locke appelle « le matériau de la pensée ») dérivent des données immédiates qui nous sont fournies par l’expérience, c’est-à-dire via le contact que nos sens nous permettent d’avoir avec les objets hors de nous, mais aussi avec ce qui peut se produire en nous, dans notre intériorité (les opérations de notre esprit sur les idées que lui fournissent les sens externes). En ce sens, l’empirisme peut se résumer à la maxime dite « scholastique », selon laquelle il n’y a rien dans l’entendement qui n’ait premièrement été dans les sens (sur l’histoire de cette maxime, voir Cranefield, 1970).

    D’autre part, la thèse épistémologique, qui ne porte plus seulement sur l’origine de nos idées ou de nos croyances, mais sur leur justification. Si la connaissance, conformément à la définition traditionnelle qu’on lui donne, est une croyance vraie et justifiée, l’épistémologie empiriste consiste à soutenir que c’est l’expérience qui nous permet de nous assurer que certaines de nos croyances sont vraies plutôt que fausses, et justifiées ou bien fondées, plutôt qu’arbitraires ou l’expression de simples préjugés (voir Ayers, 1993).

À ceci s’ajoute, au livre IV de l’Essai sur l’entendement humain, une théorie de la signification selon laquelle : « Les mots, dans leur signification première ou immédiate, ne tiennent lieu de rien d’autre que des idées dans l’esprit de celui qui s’en sert, quels que soient l’imperfection et le manque de soin avec lesquels ces idées sont tirées des choses qu’elles sont supposées représenter. » (Locke, 2006 : 38) Puisque que les idées dérivent elles-mêmes de l’expérience sensible, c’est elle qui, quoi qu’indirectement, constitue fondamentalement la signification des termes que nous utilisons dans le langage. Locke adhère ainsi également à la thèse sémantique de l’empirisme :

    Ce qui constitue la signification des mots, et plus largement des expressions linguistiques, est ultimement le lien qu’ils entretiennent avec les données de l’expérience sensible (ici par l’intermédiaire des idées de sensation et de réflexion que cette expérience fait naître dans notre entendement).

  1. Un empirisme modéré

L’adhésion à ces trois thèses et leur articulation les unes avec les autres ne va cependant pas de soi. En particulier, il pourrait sembler que pour Locke, les thèses psychologique et épistémologique aillent de pair. Or tel n’est pas tout-à-fait le cas : si l’empirisme psychologique est une condition nécessaire pour fonder une épistémologie empiriste, il n’est nullement suffisant. C’est pourquoi l’auteur de l’Essai sur l’entendement humain, en même temps qu’il soutient que l’expérience est la seule source de nos idées simples, reconnaît néanmoins que l’entendement n’est pas que pure passivité face au monde et participe au contraire activement à l’élaboration de nos idées complexes et, ce faisant, de nos connaissances (Locke, 2001 : 581). En effet, parce qu’elles sont le produit de l’articulation entre elles d’idées simples qui ne peuvent elles-mêmes être tirées que de l’expérience, nos connaissances en dérivent nécessairement. Mais ceci ne signifie nullement que l’expérience pourrait, ni même devrait nous les fournir directement et immédiatement comme telles, déjà toutes constituées. L’expérience nous donne bien le matériau élémentaire de la connaissance, mais celui-ci demande encore à être élaboré, et l’entendement a recours à un certain nombre de ressources qui lui sont propres pour ce faire : par exemple, c’est par l’opération de composition qu’il parvient à lier des idées simples en une seule idée complexe, puis des idées complexes entre elles pour réaliser un jugement ou un raisonnement. Le principe de jonction, pour sa part, permet d’associer entre elles des idées simples ou complexes, sans pour autant les unir : de là viennent les idées de relations. L’entendement peut encore avoir recours à l’abstraction, qui permet de passer d’un certain nombre d’idées particulières (par exemple celles de lait, de neige, de nuage) à des idées générales (par exemple l’idée de blancheur).

Cette constitution des idées complexes à partir des idées simples requiert l’intervention de facultés telles que la mémoire et l’imagination, qui permettent d’associer les idées entre elles, de les examiner et de les comparer. Sur ce point Locke est un empiriste moins radical que ne le sera notamment Condillac dans son Traité des sensations (1754/1984) : rien n’indique que pour le premier nos facultés et opérations cognitives (et pas seulement nos contenus de pensées) soient elles-mêmes engendrées par l’expérience, tandis que c’est le cas pour le second. Bien que l’on continue encore souvent d’associer l’empirisme à des philosophes britanniques, il est désormais clairement établi qu’il y a eu des empiristes français plus radicaux encore que leurs homologues d’outre-Manche (voir en particulier Charrack, 2009).

L’étude de l’épistémologie de Locke est ainsi l’occasion de saisir l’indépendance relative entre les thèses psychologique et épistémologique de l’empirisme. En effet, si nos idées complexes sont bien le fruit de l’expérience mais aussi d’une certaine activité de l’entendement, par quoi cette activité de l’entendement est-elle régulée ? Il est impératif de répondre à cette question sans quoi ce que nous appelons « connaissance » pourrait n’être que le produit contingent d’associations spontanées et arbitraires entre nos idées : quelles sont donc, demande Locke, les idées qui s’accordent avec la réalité, et celles qui sont de « pures combinaisons imaginaires » ?

C’est sur ce point que se joue le rapport délicat entre les composantes psychologique et épistémologique de l’empirisme. Selon Locke, la connaissance au sens fort du terme (comme certitude apodictique) émerge des opérations que l’entendement réalise sur ses propres idées, en vertu de leur contenu. Ainsi, lorsque l’esprit les examine, il se peut que les rapports de « convenance » ou de « disconvenance » qu’entretiennent certaines d’entre elles lui apparaissent comme évidentes, et donnent ainsi immédiatement lieu à une certitude. Ceci correspond à ce que Locke appelle la « connaissance intuitive » : elle surgit à l’occasion de la simple considération simultanée de deux idées, sans qu’il soit besoin qu’aucune autre ressource n’entre en jeu. Ainsi, parce que notre idée de « somme des parties » s’accorde immédiatement à notre idée de « tout », nous savons avec certitude que le tout est égal à la somme des parties. De la même manière, si selon Locke nous savons que le mot « or » renvoie à l’idée d’un métal jaune, nous pouvons tenir l’énoncé « l’or est jaune » pour analytiquement et absolument vrai. Il est cependant aussi parfois nécessaire de procéder de manière indirecte, et non plus intuitive, afin de faire apparaître ces rapports de convenance ou de disconvenance. Cela présuppose l’intervention d’idées intermédiaires : c’est par exemple le cas si nous voulons évaluer le rapport entre notre idée de « somme des trois angles d’un triangle » et celle de « somme de deux angles droits ». Locke parle en ce sens de connaissance démonstrative. Celle-ci fait également l’objet d’une absolue certitude lorsqu’elle est bien conduite.

Le problème est que dans ces deux cas (connaissance intuitive et démonstrative), la connaissance est définie de manière interne, comme résultat d’un examen portant sur des idées que nous avons déjà, mais dont la valeur cognitive pourrait être remise en doute : mes idées de licorne et de cheval avec une corne sur le front concordent certainement, et en ce sens, il est vrai que les licornes sont des chevaux avec des cornes. Pourtant, il semble difficile de parler ici de connaissance, si du moins par connaissance on veut parler de croyances vraies et justifiées, qui présentent le monde tel qu’il est et non tel que notre imagination pourrait nous le dépeindre. Or dans la mesure où, selon Locke, nous ne pouvons jamais avoir affaire qu’à nos idées et leurs relations, comment savoir si nos jugements sont non seulement valides, mais aussi vrais au sens ordinaire (correspondantiste) du terme ?

Selon Locke, nos idées simples de sensation ne peuvent pas être fausses : elles sont le résultat direct de l’action du monde sur notre corps. Il n’est pas en mon pouvoir, par exemple, de faire en sorte que ce qui m’apparaît rond, chaud et jaune, m’apparaisse plutôt carré, froid ou bleu. Mais cela signifie aussi que la nature de ce qui cause ces idées simples en nous, nous reste caché : nous ne pouvons pas, pour ainsi dire, sortir hors de nos idées pour en observer l’origine ou la cause dans le monde. Tout ce que nous pouvons connaître du monde et des choses qui nous environnent, c’est ce que nous pouvons en percevoir, au moment où nous le percevons. Tout le reste, notamment tout ce qui constituerait la substance des objets et ce qu’ils sont quand nous ne les percevons pas, nous échappe. C’est un argument de ce genre qui conduira un autre philosophe britannique et empiriste, George Berkeley, à critiquer les notions métaphysiques de substance et de matière (voir Berkeley 1991 et 1998).

Pour l’illustrer, nous pouvons utiliser l’exemple célèbre du morceau de cire proposé par Descartes dans la quatrième des Méditations métaphysiques : selon Descartes, nous pouvons savoir avec certitude que ce que nous appelons « cire » est la même chose, qu’elle se présente sous la forme d’un morceau de matière solide, avec une certaine couleur et une certaine odeur, ou bien, après avoir été exposée à une source de chaleur, sous une forme liquide, avec une toute autre couleur et une toute autre odeur. Si vraiment nous tirions nos connaissons de l’expérience sensible, nous serions incapables de reconnaître que nous avons affaire à une seule et même chose dans chaque cas, puisque les propriétés sensibles dont nous faisons l’expérience sont si différentes. Et pourtant, nous savons, souligne Descartes, qu’il s’agit toujours de la même cire. Une réponse empiriste à cette objection consisterait à dire que ce n’est pas d’une connaissance au sens rigoureux du terme qu’il s’agit alors. Sans doute ne pouvons-nous pas nous empêcher de croire qu’il existe, au-delà de ce que nous percevons, quelque chose comme une substance « cire », qui pourrait se présenter sous différentes apparences selon les circonstances, mais il s’agit là d’un fait psychologique et non d’un fait épistémologique. Autrement dit, l’expérience cartésienne du morceau de cire nous en apprend davantage sur la manière dont fonctionne l’esprit humain que sur la nature du monde hors de nous, la substance des objets qui le constituent, ou encore leurs propriétés et relations.

Il y a là une difficulté (comment pouvons-nous connaître le monde tel qu’il existe indépendamment de nous, et notamment des idées et perceptions que nous en avons ?) qui n’a pas échappé aux différents interlocuteurs et critiques de Locke – notamment Leibniz, dans les Nouveaux Essais sur l’entendement humain (Leibniz, 1993) – et dont Locke lui-même avait parfaitement conscience (Locke, 2006 : 326). Ce qu’elle nous permet surtout de mettre particulièrement en évidence ici est le divorce qui peut séparer l’empirisme comme thèse psychologique, relative à la genèse de nos idées, et l’empirisme comme thèse épistémologique, relative à la nature de la justification et qui consiste à voir dans l’expérience sensible non seulement la source, mais aussi ce qui fonde la connaissance en raison. L’empirisme psychologique n’est clairement suffisant pour fonder l’empirisme épistémologique et, loin de pouvoir rendre compte de la possibilité de la connaissance empirique, au sens de connaissance du monde hors de nous, il semble nous conduire plus ou moins directement à passer sous les fourches caudines du scepticisme.

  1. Empirisme et scepticisme

  1. Limiter nos prétentions à connaître, plutôt que les fonder

Le philosophe écossais David Hume (1711-1776) nous donne une bonne illustration de ce en quoi consiste un système philosophique qui adhère résolument à l’empirisme psychologique et en assume parfaitement les conséquences sur le plan épistémologique – à savoir un scepticisme qui, s’il n’a sans doute pas la force de nous condamner à la suspension éternelle du jugement en théorie et à l’inaction en pratique, n’en inflige pas moins une cruelle humiliation à la raison dans ses prétentions à connaître quoi que ce soit qui excèderait d’une manière ou d’une autre les limites étroites de l’expérience.

Pour Hume, en effet, l’ensemble des représentations que chacun peut entretenir peut en principe être entièrement dérivé de l’expérience sensible : celle-ci nous livre d’abord ce qu’il appelle des impressions (par exemple la sensation de chaleur que je ressens en approchant la main du feu), impressions dont nous pouvons conserver un écho même après que l’expérience a eu lieu, sous la forme d’idées, au moyen de l’imagination et de la mémoire. Ainsi, je tire mon idée de chaleur de l’impression qu’a suscitée en moi l’expérience d’être auprès d’un feu. Il n’y a pas, selon Hume, de différence de nature entre les impressions (qui renverraient, par exemple, à des états du corps) et les idées (qui seraient par contraste de nature mentale), mais seulement une différence de degré. Les deux renvoient à des événements internes à l’entendement, et ne se distinguent qu’en termes de degré de vivacité, les idées étant des copies qualitativement plus faibles des impressions qu’elles représentent. Ainsi, mon idée de douleur, quand je me souviens d’une brûlure que j’ai subie ou quand je m’imagine en train de me brûler, me fait beaucoup moins d’effet que la douleur que je ressens en me brûlant effectivement. Il demeure que cette idée, quand je l’entretiens en imagination – par exemple en rêvant que je me brûle – suscite elle-même en moi une certaine douleur, nouvelle impression qui peut à son tour donner lieu à une idée et se combiner avec d’autres pour, par exemple, éveiller en moi l’impression de crainte, laquelle donnera à son tour naissance à une autre idée, et ainsi de suite.

L’essentiel, ici, est la thèse psychologique selon laquelle il n’y a aucune idée dans notre entendement qui ne dérive pas d’impressions sensibles, que celles-ci surgissent à l’occasion d’un contact avec le monde extérieur, ou qu’elles soient engendrées par un événement relatif à notre intériorité propre, comme l’occurrence d’une passion ou d’un mouvement de notre propre pensée. Par contraste avec les auteurs que nous avons précédemment mentionnés cependant, Hume tire de cette thèse des conséquences très critiques sur le plan épistémologique. Si en effet il adhère bien aux thèses psychologique et épistémologique de l’empirisme, c’est pour souligner combien la connaissance humaine est étroitement bornée. Autrement dit, bien loin de viser à fonder le savoir dont nous pensons déjà disposer, notamment celui que les sciences empiriques prétendent constituer, l’enquête que mène Hume sur l’origine de nos contenus mentaux et, plus encore, sur la structure de la justification de nos croyances, met plutôt en évidence que la grande majorité de ce que nous pensons connaître, nous ne faisons en réalité que le croire et l’imaginer.

En effet, selon l’auteur, entre autres, du Traité de la nature humaine (1730/1995) et L’enquête sur l’entendement humain (1748/2006), les raisons pour lesquelles nous croyons ou sommes convaincus de quelque chose (par exemple, je suis sûr que si je lâche le verre que j’ai dans la main, il va tomber par terre) sont de nature strictement psychologique. À partir du moment où nous nous prononçons sur ce qui échappe à notre perception actuelle, ici et maintenant, nous spéculons plus que nous ne connaissons. On peut reconstruire l’argument qui permet à Hume d’étayer cette affirmation de la manière suivante : spontanément au moins, il semble difficile de nier que le monde, pour ce qui est de son existence comme de la nature de ce qui y existe ou pourrait y exister, ne doit rien à notre propre existence (voir notamment Russell et le premier chapitre de ses Problèmes de philosophie (1912/1989) sur ce point). De cette indépendance logique et ontologique strictes entre le monde et ce que nous en pensons découle la possibilité que le premier soit totalement autre que ce que nous nous en représentons, ou encore qu’il y corresponde, mais que, subitement et sans que nous puissions anticiper quand ni pourquoi, il cesse de l’être. Ainsi, insiste Hume, le contraire d’un fait est toujours concevable et donc au moins possible : aussi contre-intuitif que cela puisse paraître, le réel pourrait bien être radicalement différent de ce que nous pensons qu’il est. Il se peut également qu’il change, ou encore qu’il disparaisse, nous ne pouvons avoir aucune certitude à cet égard.

Ce point est important, dans la mesure où l’ensemble des sciences de la nature, depuis la révolution Galileo-Cartésienne, ambitionnait de déchiffrer l’ordre du monde et d’en faire, à l’aide de lois universelles et nécessaires, un objet de connaissance et de certitude apodictiques. Hume met à jour le caractère infondé d’une telle prétention. En effet, d’où tirons-nous ces lois intangibles auxquelles, selon la physique classique, les phénomènes naturels sont censés obéir sans exception, et qui nous permettraient d’établir des prévisions fiables concernant les événements à venir ? Si on est un empiriste conséquent, comme l’est Hume, il faut admettre qu’elles ne peuvent être tirées que de l’expérience sensible, et donc qu’elles ne peuvent être vraies qu’a posteriori. Ce sont des « vérités de faits », toujours contingentes et susceptibles d’être démenties par l’avenir, par contraste avec ce que Hume appelle les « vérités de raison », qui sont absolument nécessaires, mais strictement analytiques et portent non pas sur les faits, mais seulement sur les relations entre nos idées (par exemple, « un triangle a trois côtés fermés » est un vérité de raison, non pas en vertu d’un état du monde, mais de l’implication réciproque qui existe entre nos idées de « triangle » et de « polygone à trois côtés »).

Si l’on accepte l’idée selon laquelle une large part de nos connaissances portent sur les faits et leurs relations, notamment pour tout ce qui concerne l’étude des phénomènes naturels et moraux, plutôt que sur les idées comme le font, selon Hume, des disciplines comme la logique ou les mathématiques, on se heurte à un problème épistémologique important, que l’on appelle traditionnellement le problème de l’induction. Celui-ci découle directement du caractère logiquement fallacieux de toute inférence qui conduirait à tirer des conclusions universelles du type « Tous les A sont f » à partir de prémisses particulières du type « Quelques A sont f ». Dans les sciences de la nature, on s’efforce en effet de mettre en évidence l’existence de lois susceptibles de rendre compte de l’ensemble des phénomènes observables, à l’image par exemple de la loi newtonienne de la gravitation universelle, capable de rendre compte à la fois de la chute des corps, du mouvement des astres, ou encore du phénomène des marées. En principe, une loi de la nature est donc universelle, au sens où elle n’admet pas d’exception : un seul contre-exemple suffit normalement à la réfuter. Si un seul corbeau est blanc, alors il est faux que tous les corbeaux sont noirs.

Le problème de l’induction « naturelle » (par opposition à l’induction « mathématique », à laquelle on a par exemple recours en mathématiques dans le raisonnement par récurrence) consiste précisément dans le fait que cette démarche ne permet jamais d’exclure, a priori, la possibilité que des contre-exemples ne surgissent. Si l’expérience nous permet d’acquérir des connaissances, celles-ci ne concernent jamais que ce qui se présente à nous, dans l’expérience, ici et maintenant. Imaginons par exemple que la tasse que j’ai dans la main m’échappe et tombe sur le sol. Spontanément, on pourrait croire qu’il suffit de multiplier les expériences pour donner à nos connaissances une portée plus générale, voire universelle, et parvenir ainsi à de véritables lois. Après tout, toutes les tasses qu’il m’est arrivé de lâcher au-dessus du vide sont tombées, et à ma connaissance, personne dans les mêmes circonstances n’a vu sa tasse rester suspendue ou monter dans les airs. Que puis-je légitimement en conclure ? Une règle générale, certainement bien utile dans la vie de tous les jours. Mais pas une loi universelle : celle-ci supposerait, pour être énoncée, que l’on ait une garantie que toutes les tasses existantes, ayant existé, et surtout qui existeront à l’avenir, tombent, sont tombées, ou tomberont. Or l’expérience humaine, bien qu’elle puisse être cumulative, est toujours finie : d’une part, il y a fort à parier que nous ne pourrons jamais rien savoir de ce qui est arrivé à toutes les tasses qui ont existé jusqu’à présent. D’autre part, notre expérience des objets qui existent actuellement est limitée. Quant à celle des objets qui existeront, nous n’en avons tout simplement aucune. En particulier, rien ne nous garantit que les phénomènes et les régularités que nous avons déjà pu observer se reproduiront éternellement à l’identique : pour affirmer cela, il faudrait d’abord que nous soyons sûrs que le futur ressemblera au passé, et donc qu’il existe des lois universelles de la nature. Or c’est précisément ce qu’il s’agissait de démontrer.

L’intérêt de l’analyse humienne est alors de montrer qu’en fait, adopter la thèse psychologique de l’empirisme devrait nous dissuader d’adhérer à la thèse épistémologique, ou du moins de lui donner plus de force qu’elle n’en a réellement : à partir du moment où nous nous prononçons sur quoi que ce soit qui excède ce qui nous est actuellement donné dans l’expérience, en particulier ce qui nous sera donné à l’avenir, nous réalisons une sorte d’acte de foi et non, à proprement parler, un acte de connaissance. C’est là un point que Bertrand Russell, à nouveau dans les Problèmes de philosophie, illustrera avec beaucoup d’humour à l’aide de la fable de la « dinde inductiviste » : une dinde a été nourrie chaque jour à la même heure par le fermier, qu’il vente ou qu’il pleuve, hiver comme été. C’est donc tout naturellement qu’elle se précipite à sa rencontre un 25 décembre, sans imaginer un instant qu’en l’occurrence, il n’est pas là pour la nourrir mais pour lui couper le cou. En partant du principe que l’avenir ressemblera immanquablement à l’avenir, et que par exemple, le soleil se lèvera demain comme chaque jour jusqu’à présent, nous ne nous conduisons pas autrement que la dinde de Russell.

  1. Empirisme psychologique et scepticisme épistémologique

L’empirisme humien, loin de fournir une justification et un fondement à la science, notamment aux sciences de la nature, conduit bien plutôt à une forme de scepticisme épistémologique assez radicale qui paraît sinon fausse, du moins très contre-intuitive. N’avons-nous pas raison de partir du principe que les expériences passées et présentes, surtout si elles sont nombreuses et cohérentes, sont un moyen fiable d’anticiper celles que nous ou d’autres pourront faire à l’avenir (voir par exemple la méthode expérimentale définie par Claude Bernard dans Bernard, 1966)? Pouvons-nous même tout simplement faire autrement ?

Si nous avons le plus grand mal à accepter ces conclusions sceptiques, ce n’est pas selon Hume pour des raisons épistémologiques, mais pour des raisons strictement psychologiques. La nature humaine, et notamment l’entendement humain, sont ainsi faits que l’uniformité et l’étendue de notre expérience passée nous dispose presque mécaniquement à entretenir certaines idées, formuler certains jugements, et à les entretenir avec plus ou moins de certitude. Ainsi, plus un sujet a été confronté à la coexistence ou à la succession régulière de deux idées renvoyant chacune à un événement (lâcher un objet pesant ; le voir/l’entendre tomber), et plus il aura tendance à les associer l’une à l’autre, si bien que l’occurrence de l’une le conduira immédiatement à penser voire à anticiper l’avènement de l’autre. Dans certains cas, nous en arrivons même à considérer que l’un de ces événements est à l’origine de l’autre, et que si l’un se manifeste, alors nécessairement l’autre devrait s’en suivre. De là vient notre idée de connexion nécessaire, celle d’un « pouvoir » qu’auraient certains objets ou certaines configurations de faits (par exemple renverser sa tasse de thé bouillant sur ses genoux) d’en causer, nécessairement, d’autres (ressentir une brûlure). Or si l’on suit le précepte de l’empirisme psychologique, on est forcé de conclure que rien de cette sorte (un « pouvoir » de causation) ne nous est jamais donné dans l’expérience : nous ne faisons jamais l’expérience de la causalité elle-même, tout ce à quoi nous avons affaire, c’est à des conjonctions ou des successions entre plusieurs événements logiquement indépendants (« eau bouillante en contact avec ma peau », puis « sensation de brûlure »). Autrement dit, notre psychologie nous incline très fortement, sous l’effet de l’habitude et de l’accoutumance, à transformer de simples corrélations ou coïncidences qui se répètent régulièrement, en relations de cause à effet. Ces dernières sont donc, au sens strict, le produit de notre imagination, et on peut en dire autant de tout ce que nous appelons « lois de la nature » : celles-ci ne nous révèlent rien sur le monde ou son ordre, si tant est qu’il ait un ordre. Ce qu’elles nous révèlent, en revanche, c’est la dynamique de nos pensées, sous l’influence de certaines expériences, notamment celles qui se répètent fréquemment, à l’identique.

Voici comment, chez Hume, la thèse psychologique de l’empirisme conduit non pas à fonder la thèse épistémologique, mais au contraire, débouche sur un scepticisme théorique radical. Celui-ci se présente sous au moins trois formes :

    un phénoménalisme : nous n’avons jamais cognitivement accès au réel, mais seulement aux effets que celui-ci provoque sur nos sens (impressions) puis, dans un second temps, sur notre entendement (idées) ;

    un psychologisme : notre croyance dans les lois de la nature est moins fondée en raison que par l’imagination et par l’intervention d’un certain nombre d’instincts ou de dispositions psychologiques parfaitement contingentes ;

    un faillibilisme : aussitôt que nous nous prononçons sur l’existence ou la nature d’événements ou d’objets qui échappent à notre perception actuelle, nous quittons le domaine (très limité) de la certitude pour entrer dans celui de la probabilité subjective.

Bien que Hume, notamment dans le dernier chapitre de l’Enquête sur l’entendement humain, insiste sur le fait qu’il ne s’agit nullement pour lui de nous conduire à pratiquer la suspension du jugement à la manière des sceptiques de l’Antiquité (pour la bonne raison qu’une telle chose ne serait ni souhaitable ni même possible, étant donné les impératifs de l’action), le doutes qu’il a jeté sur notre capacité à rendre raison de nos croyances les plus chères et les plus fermement ancrées (il existe un monde extérieur, et nous pouvons le connaître) motivera nombre de ses successeurs à entreprendre de lui répondre, soit en prenant le parti opposé, celui du rationalisme, comme le fera notamment Kant avec la thèse selon laquelle notre expérience est toujours déjà structurée a priori et de manière universelle, par les formes de la sensibilité ainsi que les catégories de l’entendement ; soit en persévérant dans la défense de l’empirisme, mais en montrant comment, en dépit de ce que semble impliquer la thèse psychologique, celui-ci constitue encore une option épistémologique valable.

  1. Empirisme et sémantique

  1. La thèse sémantique au premier plan

Le problème de l’induction et les conséquences sceptiques auxquelles il semble conduire nous oblige à nous interroger sur la manière dont, fondamentalement, l’expérience perceptuelle permet de fonder rationnellement – et non plus seulement psychologiquement – la connaissance. Autrement dit, il s’agit de comprendre le type de justification ou de raison de croire qu’elle peut procurer.

C’est, au moins en partie, la tâche qui a été entreprise à l’orée du vingtième siècle par de nombreux épistémologues et philosophes des sciences. L’empirisme a alors connu un fort regain d’intérêt, à la fois contre l’héritage néo-kantien et néo-hégélien et le type de métaphysique et d’idéalisme sous lequel il s’est manifesté au 19ième siècle, et en réponse à la « crise des fondements » qui a frappé les mathématiques avec, notamment, la découverte des géométries non-euclidiennes. Il est défendu aussi bien en Grande Bretagne, sous l’influence de philosophes tels que G. E. Moore, B. Russell, ou encore A. J. Ayer, qu’en Autriche et en Allemagne, avec les travaux de E. Mach, du « premier » Wittgenstein, puis ceux des membres du Cercle de Vienne.

Il est impossible, dans les limites de cet article, de fournir une caractérisation de l’empirisme de cette première moitié du 20ième siècle qui rendrait fidèlement compte de toutes ses déclinaisons et spécificités. Ce que l’on peut néanmoins relever, sur le plan de l’histoire des idées, est l’importance relativement inédite qui est alors accordée à la philosophie du langage et à une analyse scrupuleuse des énoncés scientifiques. Grâce aux nouveaux outils fournis par la logique frégéenne et post-frégéenne, la thèse sémantique de l’empirisme a trouvé un nouveau souffle et l’attention particulière dont elle a fait l’objet constitue, dans une large mesure, la principale caractéristique que revêt l’empirisme dans la tradition dite « analytique » en philosophie (voir sur ce point Dummett, 1991).

La thèse sémantique de l’empirisme porte sur la nature de la signification des énoncés. Elle avait déjà été développée par Locke, Berkeley, et encore une fois Hume, comme une conséquence de la thèse psychologique : si toutes nos idées simples sont directement issues des impressions sensibles, alors toutes nos idées, aussi complexes soient-elles, doivent également pouvoir être analysées en termes de ces idées simples. Et si, d’autre part, les expressions linguistiques sont, comme l’affirme Locke, des signes par lesquels nous exprimons publiquement nos idées afin de les communiquer, alors de la même manière, tout énoncé linguistique doit pouvoir être analysé et rapporté à l’idée dont il est le signe, et indirectement, aux impressions sensibles à l’origine de cette idée.

La thèse sémantique de l’empirisme porte ainsi sur la nature et l’origine de la signification des énoncés descriptifs, c’est-à-dire les énoncés par le moyen des desquels nous parlons du monde et qui sont susceptibles de constituer des énoncés de connaissance (à la différence d’autres actes de discours comme les ordres ou les questions par exemple). Selon cette thèse, la signification doit être essentiellement conçue en termes référentialistes : elle renvoie à la relation conventionnelle qui est établie entre le mot ou l’énoncé en question – par exemple « blanc » ou « la rose est blanche » – et la chose, individu, propriété ou fait, qu’il désigne dans la réalité observable. Si nous sommes incapables de retrouver à quel objet ou fait renvoient un mot ou une expression (« carré rond », « Pégase », « le plus grand des nombres entiers naturels », « blancheur », etc.), il faut conclure que ces derniers sont en réalité vides de sens. Ils ne peuvent alors être ni vrais, ni faux, et n’ont par conséquent aucune valeur épistémologique.

L’adhésion à cette thèse se traduit ainsi généralement par l’adoption d’un attitude critique à l’égard de toutes les expressions linguistiques qui, à première vue au moins, font référence à des entités ou des principes qui échappent par principe à l’expérience sensible : par exemple des entités abstraites ou des universaux (« être un carré », ou encore « la pugnacité »). Elle motive également, notamment chez les empiristes britanniques du 18ème siècle, le rejet des discours métaphysiques néoscolastiques qui, pour avoir un sens, semblent contraindre à accepter l’existence de qualités « occultes » (par exemple les causes finales), ou de substances cachées derrière les propriétés manifestes des objets (par exemple la « matière », le « moi », ou encore « l’âme immatérielle »). Appliquant méthodiquement ce critère de discrimination, Hume, dans la conclusion de l’Enquête sur l’entendement humain, recommande tout simplement à ses lecteurs de jeter au feu tous les traités de métaphysique, « parce qu’ils ne contiennent que sophismes et illusions ».

Au début du 20ième siècle, et rompant définitivement avec l’héritage aristotélicien, la révolution initiée notamment par G. Frege, A. Whitehead et B. Russell en logique a des conséquences très importantes sur la manière dont on conçoit la signification et la validité des énoncés logico-mathématiques et scientifiques, et aussi, plus généralement, celle des énoncés descriptifs du langage naturel. L’expérience sensible demeure cependant centrale pour la détermination de la signification et de la valeur de vérité des énoncés : à part peut-être dans les cas où l’on a affaire à des tautologies, il ne suffit pas qu’une expression soit logiquement bien formée pour qu’elle ait un sens, et encore moins pour qu’elle soit vraie et nous apprenne effectivement quelque chose sur le monde. Pour des auteurs tels que G. E. Moore, B. Russell et L. Wittgenstein (voir Moore, 1925 et 1939 ; Russell, 1911 et 1989 ; Wittgenstein, 2001), il faut encore que cette expression soit validée par l’expérience, au sens où l’on doit pouvoir établir une relation de correspondance entre les mots ou ce qu’ils disent, et les faits perceptibles qu’ils prétendent décrire (voir, dans cette Encyclopédie, l’article Vérité).

L’adoption de l’empirisme sémantique, comme thèse relative à la nature de la signification linguistique et de la vérité a deux conséquences : une conséquence critique, à l’égard des énoncés et de ce qu’ils semblent parfois, au moins en apparence, signifier et impliquer sur le plan ontologique ; une conséquence positive, concernant le statut privilégié qu’occupent les énoncés d’observation et leur rôle de fondement pour la connaissance, notamment scientifique. Nous exposerons ici la première, et aborderons la seconde dans la prochaine section.

La thèse sémantique de l’empirisme, secondée par les moyens de l’analyse logique, permet de dissiper un certain nombre d’ambiguïtés de la langue naturelle, et de ne pas se laisser abuser par ce que Russell appelait la « grammaire de surface » des énoncés (voir Russell, 1991). En particulier, ce n’est pas parce qu’un énoncé est logiquement bien formé et contient des termes descriptifs comme des noms ou des prédicats, qu’il fait référence à quelque chose qui existe effectivement. On peut ainsi parfaitement parler de « la pâleur » d’une personne, sans pour autant être obligé d’accepter qu’il existerait, quelque part dans un monde des Idées platonicien, une chose aussi abstraite que « la Pâleur » en général. De la même manière, nous pouvons fort bien parler de choses fictives ou impossibles, comme « Sherlock Holmes » ou « le carré rond », sans croire en l’existence de tels objets. Grâce à un certain nombre de distinctions conceptuelles – par exemple entre concept et objet, ou entre sens (Sinn) et référence (Bedeutung) chez Frege (Frege, 1994), ou entre noms propres et descriptions chez Russell (Russell, 1991) – et à la paraphrase logique des énoncés de la langue naturelle, ces philosophes et logiciens se sont efforcés de préciser les critères en vertu desquels une expression décrit effectivement et correctement quelque chose d’existant, et constitue une authentique forme de connaissance. Parmi eux, il y a le rapport que cette expression, une fois correctement analysée sur le plan logique, entretient avec les données de l’expérience sensible. S’il n’y en a aucun, comme dans l’expression « L’actuel roi de France est chauve » que Russell propose en exemple, alors l’expression est fausse et n’a aucune valeur sur le plan de la connaissance.

Quoiqu’il soit en désaccord avec Russell sur le statut épistémologique de la logique et des mathématiques et qu’il défende une sémantique différente, Wittgenstein, dans le Tractatus adopte également une théorie de la signification et une épistémologie empiristes en ce sens (voir par exemple les paragraphes 6.1222, 2.21, 2.222 et 2.223). Celles-ci le conduisent à soutenir que les seuls énoncés susceptibles d’avoir un sens et une valeur cognitive sont ceux des sciences de la nature. Il exclut donc du domaine de la connaissance « dicible » les énoncés logico-mathématiques, les jugements de valeurs esthétiques et éthiques, mais aussi les énoncés métaphysiques et philosophiques. Cette critique, avancée une fois encore sur la base d’une sémantique empiriste et d’une analyse rigoureuse de la structure logique des énoncés sera reprise à leur compte et approfondie par plusieurs des membres du Cercle de Vienne, en particulier Rudolf Carnap dans son célèbre article « Le dépassement de la métaphysique par l’analyse logique du langage » (voir Carnap, 2010). C’est essentiellement cette approche du langage qui a valu au courant philosophique formé par ces philosophes et scientifiques le nom d’ « empirisme logique » (voir dans cette encyclopédie l’article Positivisme logique).

  1. De l’empirisme sémantique à l’empirisme épistémologique

La seconde conséquence que l’on peut tirer de l’adoption de la thèse sémantique de l’empirisme est un corollaire de la précédente : si l’analyse logico-sémantique des énoncés permet de mettre en évidence que certains d’entre eux sont faux ou dénués de sens, elle permet aussi, plus positivement, de montrer que d’autres sont absolument vrais, et/ou justifiés dans la mesure où l’on peut les dériver d’énoncés vrais. C’est de cette manière que, tandis que la thèse psychologique de l’empirisme risquait de mener au scepticisme, la thèse sémantique permet de fonder une épistémologie empiriste non sceptique. Les positions de Frege, Russell, du premier Wittgenstein ou encore de Carnap sont ainsi marquées par leur anti-psychologisme, notamment pour ce qui a trait à la nature des règles de la logique. L’empirisme qu’ils défendent est en ce sens sémantique et épistémologique, et non psychologique.

Comment la thèse sémantique permet-elle donc, mieux que la thèse psychologique, de fonder une épistémologie satisfaisante ? Cela vient du statut spécifique qui est alors attribué à une certaine classe d’énoncés, que l’on peut appeler les énoncés d’observation directe (les positivistes logiques, tels que Carnap ou Schlick, les appellent « énoncés protocolaires »). Formulés dans la langue naturelle, ces énoncés sont ceux qui ont la forme « Ceci, ici et maintenant, est f », lorsqu’on les prononce en pointant du doigt un objet que l’on perçoit comme ayant la propriété d’être f (« Ceci, ici et maintenant, est rouge/brûlant/cylindrique, etc. »). Ce sont des énoncés par lesquels nous rapportons directement le contenu de nos expériences sensibles les plus élémentaires, en réponse directe à ce que nous percevons. Ils constituent les propositions atomiques les plus simples à partir desquelles, dans un second temps, nous pouvons former des énoncés plus complexes, portant non plus sur un contenu de perception particulier à chaque fois, mais sur des collections de tels contenus, et sur cette base, sur des objets, des propriétés et relations, voire des lois générales ou universelles. Les énoncés d’observation directe sont donc premiers au regard de tous les autres, sur les plans à la fois logique et épistémologique : d’une part, sur le plan logique, ils ne sont eux-mêmes déduits d’aucun autre énoncé mais seulement de l’occurrence de l’expérience perceptuelle ; d’autre part, sur le plan épistémologique, ils sont absolument vrais et immédiatement justifiés par l’expérience puisqu’ils ne font qu’en exprimer le contenu : ainsi, quand par exemple à l’occasion d’une blessure, j’affirme que j’ai mal, je n’ai besoin de rien d’autre que de cette expérience consciente de la douleur pour savoir que mon affirmation est vraie et parfaitement justifiée.

Comme on le voit, l’argument est ici à nouveau de nature sémantique. Il repose sur l’idée, héritée de Frege, selon laquelle il y a un lien essentiel entre comprendre la signification d’un énoncé et connaître ses conditions de vérité (ou, pour les positivistes logiques, de vérification. Sur ce point, voir Schlick 2003 et l’article « Positivisme logique » dans cette encyclopédie). Ceci paraît intuitivement correct : si un locuteur affirme comprendre la proposition « le chat dort sur le tapis », mais qu’il s’avère incapable de dire dans quelles conditions cette proposition est vraie (à savoir, quand un chat dort effectivement sur le tapis) plutôt que fausse (quand le chat est dans le jardin), on pourra légitimement se demander s’il comprend réellement le sens de son énoncé. Maîtriser la signification d’un énoncé dans un langage donné, c’est ainsi savoir comment doivent être le monde, les objets, leurs propriétés et relations, pour que cet énoncé soit vrai. Or dans le cas des énoncés d’observation directe, l’application de ce principe a pour résultat que si on en maîtrise la signification et qu’on les formule donc dans les circonstances appropriées, alors on ne peut faire autrement que reconnaître qu’ils sont vrais par définition. En effet, quelle que soit la nature exacte de ce que l’on perçoit (que cela existe effectivement, ne soit que le produit d’une illusion d’optique, ou encore celui d’une hallucination engendrée par la stimulation artificielle de mon système nerveux), il demeure que l’on perçoit effectivement quelque chose qui a la propriété sensible qu’on lui attribue dans l’énoncé – si du moins on comprend le sens des termes qu’on utilise : si je sais ce que « rouge » veut dire, c’est-à-dire à quelles conditions cette propriété est satisfaite par un objet, il n’y a aucun risque que je me trompe quand j’affirme, face à un objet rouge, « Ceci, ici et maintenant, est rouge ».

Ce qu’il y a par conséquent de remarquable dans les énoncés de perception directe, c’est que lorsqu’on les exprime dans les circonstances appropriées, ils semblent être aussi nécessairement vrais que pourraient l’être des énoncés analytiques a priori. Pourtant, ce sont des énoncés synthétiques a posteriori, par lesquels nous pouvons formuler de nouvelles connaissances. Voici donc comment la thèse sémantique de l’empirisme peut en principe fonder la thèse empirique et écarter toute menace sceptique : les énoncés d’observation directe sont tels que l’expérience en détermine entièrement la signification, et par conséquent les comprendre, c’est reconnaître immédiatement qu’ils sont vrais et justifiés. Or si la connaissance est bien une croyance vraie justifiée, on peut légitimement conclure que les énoncés d’observation directe constituent des énoncés de connaissance au sens plein du terme. Ceci signifie que ces énoncés peuvent parfaitement jouer le rôle de prémisse dans un raisonnement et contribuer ainsi à la formation d’autres énoncés de connaissance. La tâche à laquelle plusieurs épistémologues empiristes de la première moitié du 20ième siècle se sont attelés a ainsi consisté à montrer comment il était possible de fonder la science sur le donné de l’expérience, autrement dit, dériver l’ensemble des énoncés vrais qui constituent la connaissance scientifique à partir des énoncés d’observation directe (voir notamment Carnap, 2002).

  1. L’empirisme en crise

La seconde moitié du vingtième siècle marque un tournant important pour l’empirisme en théorie de la connaissance. Plusieurs des membres du Cercle de Vienne, ayant émigré en raison de la montée du nazisme, seront amenés à occuper des positions institutionnelles importantes dans le monde anglophone (Carnap, Neurath, Feigl, Popper). En Grande Bretagne, A. Ayer avait déjà pour sa part largement contribué à diffuser le positivisme viennois. Sous l’influence de leurs travaux et de leur enseignement émergera aux États-Unis une nouvelle génération d’épistémologues et philosophes des sciences qui, fortement influencés par le pragmatisme de W. James, C. S. Peirce et C. I. Lewis, partageront certaines de leurs intuitions empiristes, mais se montreront néanmoins particulièrement critiques à l’égard de tout projet fondationnaliste. Parmi eux, on compte notamment W. V. O. Quine, W. Sellars, N. Goodman et R. Rorty.

Nous avons précédemment souligné que ce qui distinguait l’empirisme britannique et viennois du début du 20ième siècle de celui de Locke, Berkeley ou Hume, était la primauté qu’il accordait à la thèse sémantique en raison de ses implications épistémologiques. On ne sera donc pas surpris de constater que les critiques, et dont certaines s’avèreront tout à fait dirimantes, prennent en priorité cette thèse pour cible. C’est notamment le cas d’un célèbre article de W.V.O. Quine, intitulé « Les deux dogmes de l’empirisme » (Quine, 1980).

Comme son titre l’indique, cet article s’attaque à deux présupposés que l’empirisme (notamment l’empirisme logique) tient pour acquis. Le premier, dit « dogme de l’analycité », est l’idée qu’il existerait une distinction réelle entre les énoncés analytiques et les énoncés synthétiques, c’est-à-dire entre les énoncés dont la vérité est garantie a priori et en vertu de la seule signification des termes qui les composent, et les énoncés dont la signification et la vérité dépendent de l’état du monde au moment où on les énonce, et qui ne peuvent donc être garantis qu’a posteriori. Le second est le « dogme du réductionnisme » : il s’agit en fait de ce que nous avons présenté comme le versant négatif de la thèse sémantique de l’empirisme, qui veut qu’un énoncé ne soit doué de sens et vérifié que s’il peut être analysé en termes d’énoncés plus fondamentaux portant directement sur le contenu de l’expérience empirique, ou s’il peut être logiquement dérivé à partir de tels énoncés. Ces deux dogmes résultent, soutient Quine, d’un présupposé sémantique arbitraire, qui consiste à considérer que la signification et la vérité des énoncés sont toujours et exclusivement affaire de propriétés logico-linguistiques intangibles (par exemple le fait que certaines expressions soient synonymes, ce qui serait le cas dans les énoncés analytiques) et de relations avec les faits extra-linguistiques accessibles par la perception (dans le cas des énoncés synthétiques, notamment les énoncés d’observation directe).

  1. Le dogme de l’analyticité

Telle qu’on la conçoit d’ordinaire, la distinction entre les énoncés analytiques et les énoncés synthétiques revient à affirmer qu’il existe une différence de nature entre deux classes d’énoncés : ceux qui sont toujours vrais, pour des raisons purement logiques et linguistiques, et que l’on pourrait paraphraser dans le métalangage comme des énoncés établissant un rapport d’identité, ou du moins de synonymie, entre deux expressions du langage-objet. Ainsi, l’énoncé « Un célibataire est une personne qui n’est pas mariée » n’est pas vrai en vertu d’un état de fait dans le monde, mais en vertu d’un fait linguistique, et de nature tout-à-fait conventionnelle, à savoir la signification que nous donnons dans le langage ordinaire aux expressions « célibataire » et « personne qui n’est pas mariée ». On pourrait alors paraphraser l’énoncé de départ sous la forme suivante :

« En français, ‘célibataire’ signifie ‘personne qui n’est pas mariée’. »

Par contraste, la vérité d’un énoncé synthétique n’a rien de nécessaire et n’est pas, ou du moins pas seulement, une affaire de convention linguistique : ce qui le rend vrai est un certain état du monde, qui peut s’actualiser ou non, de manière tout-à-fait indépendante de nous, de nos pensées et de notre langage.

L’objection de Quine, fortement influencé sur ce point par C. I. Lewis (voir Lewis, 1929), est que si les énoncés dits « analytiques » sont de nature métalinguistique, et affirment notamment des rapports de synonymie entre différentes expressions d’une langue donnée, cette synonymie elle-même est une affaire de relation entre les expressions en question, et ce à quoi elles sont censées référer dans le monde. Or cette relation-là n’a rien de nécessaire, comme en atteste le fait que certains termes changent parfois progressivement de sens. Ainsi, on pouvait peut-être considérer que « célibataire » et « personne qui n’est pas mariée » étaient synonymes en français, jusqu’au moment où le fait d’être marié n’a plus été la seule manière, pour les individus, de vivre en couple et d’être socialement et institutionnellement reconnus comme tels.

Ce que cet exemple met en lumière, c’est que l’analycité de certains énoncés est moins une question de vérité a priori, universelle et absolue, qu’une affaire de pratiques linguistiques et épistémologiques (voir Laugier, 2002). Considérer un énoncé comme analytique, c’est moins lui reconnaître une nature spécifique, en vertu de laquelle sa vérité serait indépendante de l’expérience, que :

    faire état de l’existence de certaines relations sémantiques et intralinguistiques telles que l’usage les a consacrées (certaines expressions linguistiques sont considérées comme synonymes, s’impliquant l’une l’autre, ou encore comme antonymes);

    manifester un très haut degré de confiance épistémique à l’égard du contenu de cet énoncé, et attribuer à la croyance correspondante une place dans notre économie cognitive qui la rend particulièrement robuste. Ainsi, nous tenons certaines croyances pour fondamentales, évidentes et indubitables, alors qu’elles ne le sont pas absolument.

Si on accorde ces deux points, il faut reconnaître qu’il n’y a, entre les énoncés analytiques et les énoncés synthétiques, qu’une différence de degré et non une différence de nature. Ce qui se trouve alors remis en question est le statut épistémologique privilégié que les empiristes logiques assignaient d’une part aux principes de la logique, et d’autre part aux énoncés d’observation directe. Comme on l’a vu plus haut, ces derniers jouaient un rôle de fondement pour la connaissance dans la mesure où, sans être analytiques ni a priori (puisqu’ils répondent directement à l’expérience sensible), ils étaient néanmoins toujours vrais ou immédiatement vérifiés en raison de leur seule signification. Or selon Quine, de tels énoncés ne sont en fait pas plus nécessairement vrais que n’importe quel autre énoncé synthétique du type « Les baleines sont des mammifères ». Si nous avons pourtant tendance à les considérer comme tels, c’est pour des raisons historiques et pragmatiques, c’est-à-dire fondamentalement contingentes. La preuve est en que dans certaines circonstances, nous n’hésitons pas à remettre ces énoncés d’observation directe en question, ou du moins à leur retirer toute ou partie de leur crédibilité. Par exemple, parce que nous savons qu’il s’agit d’une illusion d’optique, nous n’affirmerons pas qu’il y a un segment plus long que l’autre dans la figure de Müller-Lyer, quoi que cela nous puisse nous paraître perceptuellement « évident » au premier abord.

Sur le plan épistémologique, ceci a pour conséquence que l’empirisme, en particulier l’empirisme logique, se trompe quand il prétend fonder la science et justifier ses énoncés en s’appuyant sur la prétendue certitude que la sémantique des énoncés de la logique d’une part, et celle des énoncés d’observation directe d’autre part étaient censées assurer. Comme n’importe quel autre énoncé, les « vérités » logiques, tout comme les « évidences » perceptuelles, sont toujours susceptibles d’être remises en cause : il suffit pour cela qu’une telle remise en question nous paraisse justifiée, pour des raisons aussi bien pratiques que théoriques. Quine remarque cependant que nous avons une tendance naturelle au conservatisme et à l’inertie cognitive : nous ne renonçons que difficilement aux vérités et aux évidences longtemps entretenues, et de manière générale, tâchons au maximum de préserver celles que nous avons déjà et qui en supportent beaucoup d’autres. De là vient l’impression que certaines d’entre elles, par exemple les lois de la logique ou de la physique, sont immuables et échapperaient par principe à toute révision.

  1. Le dogme réductionniste

Le second dogme que dénonce Quine est celui selon lequel un terme ou un énoncé n’ont de sens (et, dans le cas des énoncés, ne sont vérifiés ou infirmés) que si l’on peut les mettre en relation, de manière plus ou moins directe, avec des énoncés d’observation directe et, ce faisant, le contenu de l’expérience sensorielle immédiate. Comme nous l’avons vu, le statut spécifique qu’un auteur tel que Carnap – que Quine prend principalement pour cible dans cet article – attribue aux énoncés d’observation directe découle de l’idée selon laquelle ces énoncés pourraient être compris et vérifiés individuellement et immédiatement, par simple confrontation à l’expérience. Or il y a de bonnes raisons de douter de la validité de cet atomisme sémantique et épistémologique, c’est-à-dire de la thèse selon laquelle la signification et la vérité des énoncés d’observation pourrait être saisie par simple référence à l’état de choses observable qu’ils décrivent, indépendamment de la signification et de la vérité de tout autre énoncé. Faisant sur ce point explicitement référence aux travaux de Pierre Duhem sur les rapports entre théorie et expérience en physique (voir Duhem, 1906), Quine soutient en effet que, contrairement aux apparences, les énoncés d’observation ne sont jamais ni confirmés ni infirmés de manière individuelle, pris isolément ou indépendamment les uns des autres. Il y a en réalité bien d’autres choses que, consciemment ou non, nous faisons intervenir lorsque nous jugeons du rapport de correspondance entre un énoncé et l’expérience. Par exemple, nous mettons en jeu un certain nombre de croyances, ou présupposons la vérité d’un certain nombre d’autres énoncés, relatifs à la fiabilité de notre expérience et de l’interprétation que nous en faisons. Or ceci vaut également pour les énoncés d’observation directe.

Ce dernier point est particulièrement bien explicité par un contemporain de Quine, Wilfrid Sellars (1912-1989), dans un article également très critique contre l’empirisme (« Empirisme et philosophie de l’esprit »). Il y met en scène un vendeur de cravates dans la boutique duquel, à son insu, on installe un jour l’éclairage électrique. Alerté par l’un de ses clients, ce vendeur découvre alors qu’il n’est plus capable de distinguer correctement la couleur des étoffes. Ainsi, ce que spontanément il prenait pour du vert se révèle, une fois exposé à la lumière du jour, être bleu. Il fait alors désormais la distinction entre ce que les choses sont (leur « vraie » couleur, sous la lumière naturelle) et ce qu’elles semblent être (la couleur qu’elles ont sous la lumière artificielle). Avec un peu d’entraînement cependant, poursuit Sellars, nous pouvons raisonnablement penser que ce vendeur sera très vite capable d’identifier à nouveau correctement la couleur des cravates de son magasin, et tout aussi immédiatement qu’avant.

Ce qu’illustre cet exemple est le fait que quand nous formulons un énoncé d’observation directe comme « Ceci est vert », et que nous considérons que cet énoncé est immédiatement vrai étant donné l’expérience perceptuelle que nous sommes en train d’avoir, nous ne nous contentons pas de rapporter le contenu de notre expérience : nous partons du principe que celle-ci est véridique, c’est-à-dire que les conditions de perception sont telles que les choses sont bien telles qu’elles nous semblent l’être. Il n’y a ainsi rien de direct ou d’immédiat dans la confirmation d’un énoncé d’observation, quelle qu’en soit la simplicité apparente : cette immédiateté est un mythe, que Sellars appelle le « mythe du donné », et elle ne permet de justifier aucun contenu (voir sur ce point Bandini, 2012). Il rejoint en ce sens pleinement Duhem et Quine et défend comme eux un holisme à la fois sémantique et épistémologique. Cette double thèse consiste à soutenir que les énoncés n’ont jamais de sens ni de vérité les uns indépendamment des autres : leur signification comme leur vérification impliquent toujours celles d’autres énoncés « auxiliaires », en nombre indéfini. Dans le cas des énoncés de perception « directe » notamment, on fait ainsi toujours intervenir, au moins implicitement, des considérations relatives aux conditions de la perception et à sa fiabilité. C’est pourquoi Quine, contre le dogme réductionniste, soutient que « nos énoncés sur le monde extérieur sont jugés par le tribunal de l’expérience sensible, non pas individuellement, mais seulement collectivement. » (Quine, 1980 : 115).

Les travaux de Quine comme de Sellars porteront un coup fatal à l’entreprise sémantique et épistémologique initiée par les empiristes logiques. Tous deux mettent notamment en évidence qu’il est en fait vain de chercher à fonder la connaissance humaine sur une théorie de la signification des énoncés d’observation : la thèse sémantique de l’empirisme ne vaut finalement pas mieux que la thèse psychologique, dans la mesure où si l’on refuse, avec Quine, le dogme de l’analyticité et le dogme du réductionnisme, ou encore le « mythe du donné » dénoncé par Sellars, il faut alors renoncer à trouver dans la structure et la nature de la signification des énoncés (notamment d’observation) la garantie de leur vérité, et par conséquent, de leur valeur épistémologique. La menace du scepticisme refait alors naturellement surface.

  1. L’empirisme réformé

Une bonne partie des débats qui entourent l’empirisme aujourd’hui visent moins à le rejeter qu’à le renouveler. Ceci apparaît clairement chez des auteurs comme Quine, Sellars, ou plus récemment John McDowell, Jim Pryor ou encore Duncan Pritchard. Au sein de la tradition analytique de la seconde moitié du 20ème siècle et du début du 21ème, le rejet d’un certain nombre des principes de l’empirisme (sous sa forme moderne, mais surtout sous celle que lui ont donnée les positivistes logiques) sert ainsi très souvent un objectif thérapeutique : il y s’agit moins de réfuter l’empirisme, et notamment l’idée selon laquelle l’expérience sensible est une composante essentielle pour la connaissance humaine, que de le sauver de ses propres errements.

Afin de présenter quelques-unes des principales discussions qui entourent l’empirisme dans l’épistémologie contemporaine, on propose de reprendre à nouveau les trois thèses (psychologique, épistémologique et sémantique) de l’empirisme telles qu’on les a définies au début de cet article.

  1. Empirisme et épistémologie naturalisée

Une manière de défendre au moins minimalement la thèse épistémologique de l’empirisme consiste à affirmer que le statut et l’autorité épistémique spécifiques des croyances empiriques viennent fondamentalement du fait qu’elles sont le résultat de l’action causale de la réalité extérieure sur notre système perceptif et cognitif. Elles ne sont donc pas arbitraires, au sens où des représentations strictement imaginaires le sont.

Le philosophe à avoir peut-être le plus directement défendu une telle thèse et à l’avoir développée en détails est à nouveau W. V. O. Quine. Bien que très critique, comme on l’a vu, au sujet de l’empirisme logique, ce dernier n’en demeure pas moins convaincu que l’expérience constitue une instance importante de régulation rationnelle pour nos croyances en général et nos théories scientifiques en particulier. Leur succès, prises comme des touts, dépend en effet au moins en partie de leur capacité à fournir des prédictions empiriquement valables. On pourrait lui objecter qu’il échoue alors à fonder empiriquement l’empirisme, même sous une forme modeste, et qu’il présuppose au contraire ce qu’il s’agissait justement de démontrer : à savoir, par exemple, qu’il existe des connexions causales entre la réalité extérieure et nos croyances perceptives, assurant l’existence de relations de type nomologiques entre elles, et que nos croyances perceptives seraient au moins minimalement fiables.

Aux yeux d’un sympathisant du pragmatisme épistémologique tel que Quine cependant, une telle objection est irrecevable : elle nous contraint artificiellement à devoir chercher une fondation pour la certitude scientifique, qui serait finalement plus solide que la méthode scientifique elle-même. Nous n’aurions alors pas d’autre choix que celui de nous aventurer, comme le fit Descartes, sur le terrain glissant de la spéculation métaphysique. Jusqu’à présent cependant, nous ne disposons pas de meilleures méthodes que celles qu’exemplifient les sciences, notamment les sciences empiriques, et si la philosophie, ou en l’occurrence l’épistémologie, entendent faire œuvre de connaissance, il paraît parfaitement raisonnable de conclure qu’elles devraient suivre ce modèle.

À quoi renverrait alors une épistémologie empiriste et « scientifique » ? De fait, il est une science qui s’intéresse précisément aux phénomènes d’acquisition, de fixation et de révision des différents contenus et attitudes mentales que peut entretenir un individu, en lien avec son environnement et son comportement : il s’agit de la psychologique empirique, dans sa version béhavioriste, particulièrement en vogue au lendemain de la seconde guerre mondiale aux États-Unis. Rompant avec le paradigme de compréhension de la psychologie introspectionniste, ce courant, développé notamment par Gilbert Ryle en philosophie de l’esprit, propose de considérer l’esprit humain comme un objet naturel semblable aux autres, dont au moins certaines propriétés sont publiquement observables et peuvent, par conséquent, faire l’objet d’une enquête empirique et intersubjective. Une épistémologie « scientifique » se ramènerait donc à une psychologie empirique, suivant dans ses méthodes le modèle des sciences de la nature. Quine se propose en ce sens de « naturaliser » l’épistémologie empiriste (Quine, 2004).

Si on le suit, une épistémologie naturalisée a en effet le mérite de faire l’économie de toute spéculation concernant d’hypothétiques facultés de connaître a priori (« lumière naturelle », « formes a priori de l’entendement », « intuition pure », etc.), dont les opérations nous permettraient d’accéder à des contenus tout aussi hypothétiques, comme des entités abstraites, des « principes premiers », ou encore des lois universelles de la nature. La réflexion philosophique a priori sur les conditions de possibilité de la connaissance est ainsi écartée au profit d’une étude empirique stricte, qui ne tient compte que des phénomènes publiquement observables et s’efforce de décrire leurs relations et corrélations. L’idée est donc que l’on peut rendre compte de ces phénomènes naturels que sont la connaissance, depuis la croyance spontanée en l’existence d’un monde extérieur jusqu’aux théories de la physique et aux principes de la logique, en termes de simples corrélations entre certains stimuli (la stimulation de nos récepteurs sensoriels) et les réponses comportementales, notamment linguistiques et cognitives, auxquelles ceux-ci donnent lieu.

En ce sens, un énoncé d’observation tel que « Ceci est chaud » renvoie simplement à un comportement verbal socialement acquis et encouragé au sein d’une communauté linguistique donnée, lorsque se présentent les circonstances jugées appropriées (par exemple quand on plonge le pied dans un bain fumant). Croire de manière justifiée, ou même savoir que quelque chose est chaud, c’est donc être disposé à affirmer « c’est chaud » dans les circonstances appropriées, telles qu’elles sont définies culturellement, et même, selon les partisans de l’épistémologie dite « évolutionniste » (voir Campbell, 1997 ou Ruse, 1986), biologiquement par voie de sélection naturelle. Ceci vaudrait autant pour ce que nous appelons « sciences » que pour les croyances observationnelles ordinaires dont nous nous satisfaisons au quotidien.

L’approche naturaliste en épistémologie demeure donc empiriste, au sens où elle considère que c’est bien l’expérience, et plus précisément les stimulations de nos récepteurs sensoriels, qui constitue la source et la norme de toute activité et de tout contenu cognitif. Il n’y a alors plus de divorce entre l’empirisme comme thèse psychologique et l’empirisme comme thèse épistémologique : une croyance observationnelle (qu’elle soit celle de l’homme de la rue ou du scientifique devant ses instruments de mesure) est justifiée et peut servir à justifier d’autres croyances en vertu de son mode de formation, tant et aussi longtemps que celui-ci satisfait les critères de ce que la neurologie, la physiologie et le corps social considèrent comme étant un système perceptuel et cognitif « standard », fonctionnant « normalement » dans des circonstances « normales ».

On voit ainsi comment un empirisme réformé, tel que Quine veut le défendre, peut être conçu : le fait que l’expérience invalide les prévisions établies sur la base d’une théorie scientifique ne nous dit encore rien sur ce qui, dans la théorie prise comme un tout, voire dans l’ensemble de notre économie de croyances, devrait être corrigé. Peut-être s’agit-il d’une hypothèse en particulier, peut-être de nos critères de ce en quoi consiste une expérience valable, ou peut-être encore de notre conception des règles de la logique. Le fait que les théories soient toujours sous-déterminées par l’expérience ne signifie pas que celles-ci ne puissent pas être justifiées, en tout ou en partie, par l’expérience. En même temps que l’on renonce à la distinction entre énoncés analytiques et synthétiques, et au principe de l’atomisme à la fois épistémologique et sémantique, on se donne les moyens de penser un empirisme et, plus largement, une épistémologie modestes et volontiers pluralistes, qui ne prétendent plus nous garantir l’accès à des vérités absolues et « invincibles à tout le scepticisme » (car de telles choses sont en fait hors de notre portée), mais visent simplement une meilleure compréhension des phénomènes observables sur le plan intellectuel et une plus grande efficacité sur le plan pragmatique.

  1. Le problème de la normativité de la connaissance

L’épistémologie naturalisée promue par Quine a cependant été, et est encore la cible de nombreuses critiques. On lui reproche notamment de ne plus rien avoir de philosophique, puisque, par principe, elle se limite à une enquête empirique portant sur les faits plutôt que sur les concepts, sur ce qui est plutôt que sur ce qui doit être : comment des créatures comme nous, telles du moins que nos meilleures théories scientifiques nous dépeignent, parviennent-elles à entretenir des croyances et des théories qu’elles jugent adéquates à propos du monde extérieur (compte tenu de ce que nos meilleures théories scientifiques décrivent également comme étant ce « monde extérieur ») ? Une telle épistémologie, réduite à la description des phénomènes perceptuels et cognitifs, ne serait pas « modeste » comme l’affirment ses partisans en y voyant une vertu : en réalité elle serait tout simplement vide, n’ayant rien offrir que la psychologie empirique ou les sciences cognitives ne sauraient dévoiler par leurs propres moyens. Aux yeux de ceux qui s’objectent ainsi à la naturalisation de l’épistémologie, il y a quelque chose dans la connaissance humaine, qui justifie une approche proprement philosophique et rend l’empirisme « psychologiste », si l’on peut dire, problématique sur le plan conceptuel : ses propriétés normatives. C’est notamment le cas de Wilfrid Sellars et de plusieurs de ceux qu’il a influencés. Sur ce point, il se sépare donc résolument de Quine.

L’argument que développe Sellars contre la tentation de sauver l’empirisme au moyen de sa naturalisation est exposé entre autres dans « Empirisme et philosophie de l’esprit » (1992) et « La philosophie et l’image scientifique de l’homme » (2002). Il repose sur une distinction fondamentale entre les causes (naturelles) et les raisons (normatives) qui peuvent nous conduire à connaître. Sellars est naturaliste dans la mesure où il considère que nos représentations mentales sont bien des faits naturels, que l’on peut correctement décrire dans le vocabulaire des neurosciences, comme effets de causes appliquées sur notre appareil perceptif et cognitif. Cependant, quand ce sont des occurrences de connaissance proprement dite que nous cherchons à décrire, nous ne pouvons pas nous satisfaire du seul cadre descriptif et causal. En effet, la connaissance, et de manière générale tous les états cognitifs, ne sont pas des phénomènes autorégulés comme peuvent l’être la digestion ou la régulation de notre température interne. Ils relèvent, selon Sellars, d’un espace logique et conceptuel spécifique, irréductiblement normatif, qu’il appelle « l’espace logique des raisons » (par contraste avec « l’espace logique des causes »).

Pour le mettre en évidence, Sellars nous invite à nous intéresser à la grammaire – au sens wittgensteinien – de nos énoncés d’attribution de connaissances. Que faisons-nous exactement lorsque nous jugeons que quelqu’un sait quelque chose ? Certes, nous visons à décrire l’état mental dans lequel, en nous fondant sur son comportement observable, nous inférons que cette personne se trouve (savoir, douter, ou encore ignorer quelque chose). Mais ce n’est pas tout : en lui attribuant une connaissance, nous lui reconnaissons immédiatement un certain nombre d’aptitudes et de compétences, de droits, de devoirs ou encore d’interdictions, vis-à-vis de lui-même et d’autrui. Par exemple, considérer qu’une personne X sait où se trouve la gare SNCF, c’est implicitement s’attendre à ce qu’elle nous réponde correctement si nous lui posons la question, et qu’elle soit même capable de justifier ce qu’elle affirme si nous avons un doute (elle sait où se trouve la gare parce qu’elle en vient justement, ou a un plan de la ville sur son téléphone portable). Nous nous attendons également à ce qu’elle soit capable de réaliser certaines inférences et raisonnements (« Si la gare est hors de la ville, alors on ne peut y aller à pieds et il vaut mieux s’y rendre en taxi »), et qu’elle s’en interdise d’autres (« Si la gare est à tel endroit, alors la France gagnera la coupe du monde de rugby cette année »). Enfin, nous nous attendons aussi à ce qu’elle réalise certaines actions plutôt que d’autres (aller vers la gare plutôt que vers le port si elle a un train à prendre). D’après Sellars, c’est l’ensemble de ces obligations et interdictions, relatives à ce que le sujet est supposé penser, dire et faire, qui constituent sur un mode fonctionnaliste ce que c’est qu’une connaissance, bien plus que la nature des processus cognitifs et neurologiques qui sont alors impliqués.

Cette réflexion sur nos énoncés d’attribution de connaissance du type « X sait que p » (où X peut aussi bien une autre personne que nous-même) met en évidence que ces énoncés ne sont descriptifs qu’en surface : en réalité, ils sont évaluatifs. C’est pourquoi, notamment, on aura spontanément du mal à dire que quelqu’un sait quelque chose si cette chose se trouve être fausse, ou encore s’il s’avère incapable de donner les raisons qu’il a de croire que cette chose est vraie. Cette dimension évaluative correspond à ce que, dans l’épistémologie contemporaine, on appelle la responsabilité épistémique et signale que la connaissance est une question de droit, plus encore que de fait. Plusieurs auteurs contemporains, influencés par les arguments de Sellars – Donald Davidson, 1986 ; Richard Rorty, 2017 ; Robert Brandom, 2009 ; John McDowell, 2007 ; Ernst Sosa, 1991 – défendent en ce sens une position normativiste en épistémologie et se montrent très critiques à l’égard de tout projet de naturalisation de l’épistémologie, en vertu de l’argument selon lequel on ne saurait, en principe, ni expliquer ni définir correctement des phénomènes normatifs tels que ceux de la connaissance, la justification ou encore la responsabilité épistémique, dans les termes d’un discours strictement descriptif, en l’occurrence celui des théories scientifiques dont nous disposons par ailleurs, concernant la perception et la cognition humaines. Rendre compte de la normativité de la connaissance humaine constitue en ce sens un nouveau défi pour l’empirisme.

De fait, les philosophes contemporains qui soutiennent l’empirisme et le naturalisme en théorie de la connaissance reconnaissent sans ambages le caractère normatif des phénomènes cognitifs (par exemple Kim, 2010 ; Goldman : 2005). Ce qu’ils contestent en revanche est qu’il faille nécessairement, pour l’expliquer, accepter de poser l’existence de faits ou de propriétés normatifs irréductibles et « surnaturels » au sens où l’on ne pourrait d’aucune façon les mettre en rapport avec ce qu’on appelle d’ordinaire les phénomènes naturels, localisés dans le temps et l’espace et directement ou indirectement publiquement observables. L’empirisme demeure ainsi une option épistémologique séduisante voire, comme l’affirme John McDowell (2007), tout bonnement irrésistible : de fait, les philosophes qui soutiennent aujourd’hui encore qu’il existe de la connaissance a priori au sens fort sont très minoritaires (on peut mentionner l’exception de Carrie Jenkins, dans Jenkins 2008). En revanche, le débat demeure vif quand il s’agit d’expliquer comment il est possible de rendre compte des aspects normatifs de la connaissance et de la justification au sein d’une épistémologie empiriste. Bien que cela soit source de tensions importantes dans son œuvre, c’est ce que Sellars s’est efforcé de faire (voir O’Shea, 2007), et à sa suite John McDowell.

  1. Empirisme, internalisme et externalisme de la justification

Dans une large mesure, les débats que nous avons présentés ici ont été tranchés en faveur de l’empirisme, au sens où aucun épistémologue ne serait sans doute aujourd’hui prêt à nier que l’expérience perceptuelle joue bien un rôle dans la constitution de la connaissance ou de la signification de nos énoncés. Il demeure néanmoins que plusieurs des difficultés que nous avons identifiées sont encore loin d’avoir été surmontées, en particulier pour ce qui concerne la force normative – ou autorité épistémique – que tout le monde semble s’accorder à reconnaître à l’expérience perceptuelle. C’est en effet ce problème qui se trouve encore au cœur des discussions contemporaines qui opposent les partisans de l’internalisme à ceux de l’externalisme fiabiliste en théorie de la justification (voir sur ce point Meylan : 2015).

Pour le présenter grossièrement, l’externalisme fiabiliste est la thèse selon laquelle il faut et il suffit, pour qu’une croyance soit justifiée et puisse être reconnue comme telle, qu’elle ait été adoptée ou soit entretenue en vertu d’un processus causal perceptuel et cognitif fiable. Autrement dit, pour pouvoir affirmer être justifié à croire, ou même savoir, que quelque chose est le cas, il n’est pas nécessaire qu’un sujet ait accès, ou même puisse avoir accès, aux raisons qu’il pourrait avoir de le croire. On peut donc en ce sens parfaitement savoir quelque chose, sans être capable de le justifier. Un exemple caractéristique de ce type de situation, pris pour cible par R. Brandom (2009) est celui des trieurs de poussins, qui savent immédiatement distinguer les mâles des femelles en les regardant, sans y réfléchir, ni pouvoir expliquer comment ils y parviennent : le fait est qu’ils ne commettent néanmoins que très peu d’erreurs et il paraît difficile de ne pas reconnaître qu’ils savent ce qu’ils font. La justification des croyances, dans ce type de cas, repose clairement sur la fiabilité des processus perceptuels et cognitifs qui président à leur formation.

Contre cette approche externaliste et volontiers naturaliste de la justification, assez proche d’un empirisme à la fois psychologique et épistémologique, les partisans de l’internalisme objectent, dans la lignée de Sellars et Davidson, que pour considérer le contenu d’une expérience perceptuelle comme justifiant une croyance, il faut d’abord la reconnaître comme fiable, et donc savoir que l’on est soi-même un agent épistémique normal, et que les conditions de perception sont également normales – ce qui excède de loin le contenu de la seule expérience en question. Cela a cependant pour conséquence que pour de tels philosophes, seuls les êtres humains d’un certain âge (et pas, par exemple les très jeunes enfants), et peut-être certains animaux susceptibles de maîtriser des concepts ou des proto-concepts, peuvent être reconnus comme ayant des croyances justifiées et des connaissances (voir Steup 1999, 2001 ; Sosa 2003 ; Brandom 2009, 2010). Par contraste, pour les partisans de l’externalisme, il n’y a aucune objection à considérer que des animaux « savent » ou sont « justifiés à croire » certaines choses. Sur ce point encore les données de sciences empiriques telles que l’éthologie, la psychologie du développement ou la paléoanthropologie semblent leur donner raison.

L’externalisme en théorie de la justification, et avec lui l’empirisme épistémologique, sont sans aucun doute les options aujourd’hui les plus populaires, et celles qui rendent également le mieux compte des avancées des sciences cognitives. Nous espérons avoir cependant mis en évidence que sur le plan philosophique elles demeurent toujours questionnables : si elles permettent de saisir en quel sens la perception peut fournir des croyances fiables et dont on peut, au moins prima facie, présumer qu’elles sont à la fois vraies et justifiées, elles échouent toujours, en revanche, à offrir une explication satisfaisante de nos pratiques épistémologiques normatives, et pour lesquelles c’est moins la vérité ou la fiabilité des croyances en elles-mêmes que la responsabilité épistémique individuelle et sociale du sujet qui les entretient qui importe (voir par exemple Peels : 2017).

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Bibliographie

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Bacon, Francis : Novum Organon, trad. M. Malherbe et J.-M. Pousseur, Paris, Presses Universitaires de France, (1620) 1986.

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