Narcissisme parental et handicap de l’enfant

Narcissisme parental et handicap de l’enfant

Par Luc Vanden Driessche

Pour citer cet article :

Vanden Driessche L. ( 2010). Le narcissisme parental face au handicap de l’enfant. La psychiatrie de l’enfant, 53, 2, 547-608.

La clinique du handicap [1]   de l’enfant a maintenant plusieurs décennies derrière elle, une histoire et une spécificité assez bien établie. Stanislaw Tomkiewicz (1992) rappelait cette époque où les familles n’avaient au mieux comme ressource que l’hôpital général pour y placer leur enfant, en étant par ailleurs elles-mêmes considérées comme porteuses d’une tare. Puis les années 1960 ont vu apparaître des établissements [2] qui ont constitué un progrès considérable pour les enfants et les parents qui en ont été en grande partie à l’origine. Ceux-ci se sont trouvés moins isolés, plus acteurs dans une situation aux aspects à maints égards permanents et irréversibles. La prise en main par les familles elles-mêmes de leurs difficultés, la réinscription du handicap dans la société se sont encore accrues dans les années 1980 avec la promotion de l’action médico-sociale précoce [3] . Celle-ci peut être brièvement définie comme la prise en compte globale non seulement des difficultés mais aussi de la personnalité de l’enfant, en y associant, dès le début, diagnostic et prise en charge, au plus près du milieu de vie de celui-ci. Elle a également comme objectif d’accompagner les parents.

Dans ce domaine, il reste à notre avis beaucoup de chemin à faire pour mieux appréhender ce à quoi les mères et les pères sont confrontés sur le plan subjectif. En particulier, les représentations que les parents développent pour continuer à vivre et élever leur enfant, dès lors qu’ils savent qu’il est atteint d’un handicap, réclament encore actuellement d’être étudiées de plus près. Nous voulons ici en souligner la dimension narcissique dans ses diverses facettes et essayer d’expliquer à quelle nécessité essentielle elles répondent. Disons d’emblée que d’autres dimensions de la parentalité sont sollicitées dans ces cas-là, notamment ce qui a trait pour les parents à la recherche de la causalité, la question du sens et de leur propre implication dans ce qui leur arrive, à travers l’élaboration de la culpabilité. La parentalité implique en effet ce qui réfère l’enfant à sa filiation et à une identité sexuée, et son exercice concerne tout ce qui va favoriser sa progressive autonomisation physique et psychique, des premiers soins jusqu’à l’entrée dans l’âge adulte. C’est pourquoi d’ailleurs une réflexion dans ce domaine ne vise pas seulement le mieux-être des parents ; elle a aussi des conséquences sur l’enfant, sa subjectivité, ses possibilités de grandir.

Mais tout ce qui est de l’ordre du détachement entre le parent et l’enfant réclame aussi le concours du narcissisme, et dans ce domaine, lorsque l’enfant est moins capable que d’ordinaire, à cause de ses difficultés qui peuvent être de diverses natures, de manifester son autonomie, lorsque le parent a du mal à se retrouver primitivement dans cet enfant-là, alors la séparation psychique devient plus difficile. Les processus narcissiques liés à la parentalité sont dans ce cas amplifiés de ceux liés à l’impact traumatique de la situation. C’est pourquoi il y a lieu de considérer dans le détail les représentations en question, leur forme, leur évolution et leurs effets sur la relation parent/enfant. Ceci peut contribuer à faciliter l’accompagnement en levant certains malentendus.

Elles font en effet le contenu de ce l’on nomme, dans une formule un peu convenue et pas forcément bien cernée, le « déni du handicap ». En fait, les parents sont soumis à un intense travail psychique qui peut être évalué dans son aspect défensif, dans ce qui leur permet de résister au débordement des affects et de faire face à ce qui les met en contradiction avec les images de perfection attendues. Mais cet effort peut également être apprécié dans son aspect constructif d’investissement de leur fils ou de leur fille. Dans l’ensemble, nous pouvons dire que la question pour eux n’est pas de « faire le deuil de l’enfant imaginaire », comme nous l’entendons souvent, mais de pouvoir métamorphoser sur ce plan leurs représentations idéalisées afin de s’ajuster à la personnalité, aux aptitudes et au devenir de l’enfant réel. Cette évolution du narcissisme se produit également d’ordinaire mais elle est, en cas de handicap, l’objet d’une dynamique qui présente beaucoup de complexité et qui rencontre plus de vicissitudes.

Un enfant parallèle

Pour préciser notre propos, nous allons prendre un exemple issu de notre pratique en sessad. En tant que psychanalyste, il nous arrive de rencontrer des parents à notre cabinet, comme dans un des cas dont nous parlerons plus loin. Toutefois, la pratique sur laquelle nous nous appuyons beaucoup ici s’est déroulée depuis de nombreuses années dans divers services ou lieux institutionnels qui nous ont permis de rencontrer des enfants, des adolescents ou des adultes en situation de handicap, ainsi que leurs familles. Elle s’appuie aussi sur ce que nous avons pu repérer en supervision ou en formation auprès d’équipes intervenant dans ce domaine.

C’est donc dans le cadre de ce service que nous recevons pour la première fois M. et Mme D. avec leur fils Éric âgé de 6 ans. Très vite, nous ressentons la même impression que fréquemment avec les parents dans de telles conditions. Une émotion, une tension, contenues mais palpables, se manifestent dans le dialogue, liées à cette présence, d’abord silencieuse, entre nous, du handicap.

Comme d’habitude, cet entretien d’admission revêt un certain caractère ritualisé concernant l’histoire de l’enfant, les attentes des parents et les possibilités d’accompagnement et de suivi proposées par l’équipe. Mais ce qui s’engage dans le dire et l’écoute va bien au-delà, du fait que M. et Mme D. ont bien conscience que leur enfant est admis dans un service pour enfants ayant un retard de développement. Tout ce qui peut s’échanger à partir de là est sur fond de ces interrogations : jusqu’où va son retard ? A-t-il vraiment un handicap ? Ces questions pourraient se formuler aussi comme : sommes-nous les parents d’un enfant anormal ? Elles ont pour eux déjà une longue histoire. Éric n’a pas marché très tôt, mais M. et Mme D. se sont dit alors qu’il n’était pas le seul dans la famille. Cela avait été aussi le cas de la mère et de son petit frère Quentin. Puis l’école a signalé un retard de langage. C’est alors que les problèmes ont commencé à se poser vraiment pour eux et qu’il a fallu les prendre en compte. Des séances d’orthophonie ont commencé et se poursuivent maintenant depuis plusieurs années. Mais la famille a dû aussi consulter un camsp dans le département où elle habitait à cette époque. Au moment du déménagement, un bilan a été réalisé et communiqué à l’équipe de notre service.

Il y était fait état d’une déficience intellectuelle et par ailleurs de manifestations phobiques. M. et Mme D. ont bien entendu eu accès à ce bilan. Un an auparavant, un test d’intelligence avait déjà été réalisé à l’école et le psychologue scolaire leur avait annoncé que selon lui Éric avait « un retard de trois ans ». En racontant cela, M. et Mme D. me disent qu’ils ont « reçu un choc ». Maintenant encore, ils font part de leur indignation, disent qu’« ils ne sont pas du tout d’accord », de même qu’ils réfutent les « difficultés de compréhension » mentionnées par le bilan initial. Dans le cas présent, ce n’est que progressivement que les difficultés se sont manifestées. Mais, comme il arrive souvent, un événement est venu cristalliser l’ensemble de leurs appréhensions et faire, dans un après-coup, traumatisme, à partir duquel s’est engagé un travail psychique semblable à celui des parents pour qui la découverte du handicap a correspondu à un instant clairement repérable, par l’énoncé d’un diagnostic biologique par exemple.

Éric n’accepte d’entrer en contact avec moi qu’en étant accompagné de ses parents. Il présente effectivement un retard global de développement. Quant à l’anxiété dont il fait preuve, il apparaît assez vite qu’elle est en lien avec celle de ses parents, à l’attente importante qu’ils ont à son égard, notamment sur le plan des réussites scolaires. Sans doute pense-t-il que moi aussi je vais lui demander des éléments de cet ordre. Voyant progressivement qu’il n’en est rien, que je souhaite plutôt faire connaissance avec lui, il se détend et l’inhibition se lève un peu ; il commence à jouer et à dessiner. Pendant ce temps, M. et Mme D. sont très attentifs au regard que je porte sur leur enfant, sur eux-mêmes aussi, et attendent anxieusement ce que je vais leur dire.

En me signifiant dès le début de l’entretien l’écart qui existe entre les différentes appréciations des professionnels qui ont rencontré Éric et leurs propres représentations, ils me demandent en même temps implicitement de quelle façon je vais me positionner. Certes, il y a un déni dans leur propos, mais M. et Mme D savent bien que leur fils a d’importantes difficultés de développement. Divers éléments le prouvent : ils m’expliquent par exemple qu’il leur est extrêmement pénible d’entendre leur entourage, famille ou amis, leur dire qu’Éric est « comme les autres » et qu’ils ne comprennent pas leur angoisse. De même, il suffit que l’orthophoniste libérale leur parle de « dysphasie » pour qu’ils rectifient et répondent qu’à leur avis les troubles ont plus d’ampleur que cela. Par ailleurs, il ne faut pas oublier qu’ils ont eux-mêmes demandé l’orientation de leur fils vers le sessad et sont partie prenante de son admission. Enfin, s’ils peuvent discuter du bien-fondé de tel ou tel suivi particulier, ils acceptent globalement le travail fait avec leur enfant et demandent également un accompagnement pour eux-mêmes.

Le déni chez M. et Mme D. résulte donc d’un clivage entre une partie d’eux-mêmes qui admet le savoir qu’ils ont sur le handicap de leur enfant et une autre qui met en avant une représentation de celui-ci qui n’en tient pas compte. Cette image n’a pas vraiment de contours précis, mais elle est celle d’un enfant qui serait seulement en décalage d’acquisitions, dont la compréhension serait bonne et qui serait susceptible de « récupérer » un état normal. Au cours des deux années pendant lesquelles je rencontrerai M. et Mme D., je verrai ces représentations évoluer et les accompagner en quelque sorte, comme un enfant parallèle, dans l’éducation d’Éric. Et tout se passera comme si, en même temps qu’ils souhaiteront que je travaille avec lui en faisant intervenir mes compétences professionnelles, M. et Mme D. me demandaient également de prendre en compte, voire de partager jusqu’à un certain point ces représentations.

Au bout de quelques mois, Éric a changé. La déficience intellectuelle est là, mais sa progression subjective est sensible. L’anxiété a diminué et il montre son envie de grandir, de faire des acquisitions. L’évolution de ces parents n’est pas pour rien dans cette transformation et ce mieux-être. En effet, ils prennent en compte l’affirmation de soi qui se manifeste chez lui et qui réclame un ajustement éducatif important à la maison. De même, il leur est devenu possible d’aborder plus facilement le sujet douloureux de l’orientation scolaire.

Nous ne décrirons pas plus longuement cet exemple, car nous voulons surtout insister sur le fait que, pour que cette évolution se soit produite, il a fallu que M. et Mme D parviennent jour après jour à contenir l’incertitude, l’angoisse et la culpabilité générées par le handicap. Pour ne pas être submergés par la situation, il leur a fallu continuer à investir l’image idéalisée qu’ils avaient de leur enfant, en laissant s’y introduire petit à petit des éléments qui relèvent de ses manifestations réelles d’existence. En d’autres termes, nous pensons qu’il ne leur aurait pas été possible d’aller plus loin dans les rencontres avec moi ni plus largement dans l’adaptation quotidienne à leur vie de parent sans pouvoir défendre, de façon durable à travers cet enfant parallèle, leur « cause narcissique » (F. Perrier, 1994).

Au cours de nos rencontres avec beaucoup de parents, nous avons retrouvé ces représentations sous de multiples formes. Une étude récente sur les représentations parentales menée à grande échelle à partir des commissions d’orientation montre bien que « peu de ces parents voient leur enfant comme handicapé »  [4] et qu’ils ont « une perception positive de leur enfant » très différente de celle des professionnels. Dans leur contenu, ces représentations tendent à perpétuer l’enfant rêvé d’avant la naissance et visent une normalité en rapport avec la nature de l’affection de l’enfant. Celle-ci influe sur le registre dans lequel va s’exprimer, voire se renforcer la tension entre réel et idéal. Ainsi, dans notre exemple, se manifestait la marque d’une surestimation importante des capacités intellectuelles d’Éric. Lorsque l’enfant est très handicapé dans ce domaine, l’écart entre le regard posé par les parents sur les réussites de l’enfant et celui des professionnels peut être extrême. Il s’agit pour eux de maintenir une potentialité, une virtualité, qui peut passer par exemple par l’image d’un enfant beaucoup plus jeune que l’enfant réel, voire celle d’un bébé. Dans un autre domaine, celui de la déficience motrice, nous pensons à cette étude menée par une équipe médicale en Bretagne auprès de trente familles ayant un enfant atteint de myopathie de Duchenne de Boulogne. Elle montrait il y a quelques années que l’ensemble des parents leur décrivait « un enfant intelligent, gai, voire chanceux, qui ignore qu’il va mourir » (Dardenne, Ollivier, Belloir, 1980).

Même si c’est l’idéalisation qui retient de prime abord l’attention, les éléments qui composent l’enfant parallèle sont gros également du savoir que les parents ont sur le handicap. Lorsque ces représentations viennent à s’exprimer, nous pouvons voir comment elles drainent avec elles les craintes que les parents ont pu nourrir avant ou pendant la grossesse et les appréhensions qu’ils ont sur le développement à venir de leur enfant. Le fait même que cet ensemble de représentations comporte des traits idéalisés et d’autres qui tiennent plus compte du réel, des éléments d’espoir et d’autres de craintes quant à l’avenir, le rend évolutif et peut permettre aux parents de s’adapter à ce qu’exige le fait que leur enfant grandit malgré ses difficultés.

Pour ce faire, une autre caractéristique éventuelle de ces représentations d’enfant parallèle consiste dans le support qu’elles peuvent prendre. Lorsque le diagnostic est incertain, elles peuvent ainsi s’appuyer sur un clivage entre un passé décrit comme « normal » et l’état présent où l’affection peut être considérée du coup comme transitoire. Elles peuvent encore associer l’enfant concerné lui-même avec un ou plusieurs autres enfants, le plus souvent un frère ou une sœur, comme nous allons le voir plus loin, ou quelqu’un du cousinage.

Ce travail psychique, cet effort d’agencement de représentations à l’aide du passé et du présent de l’enfant, ou de son association avec plusieurs autres enfants, trouve son équivalent dans les remaniements imaginaires lors du travail du rêve tel que Freud (1900) le décrit : « L’identification se produit de la manière suivante. Une seule des personnes qui forment un ensemble est représentée dans le contenu du rêve, les autres paraissent dans le rêve réprimées par elle. Cette “personne de couverture” apparaît dans toutes les relations et situations de personnes qu’elle recouvre autant que les siennes propres. Quand il y a personnalité composite, on trouve dans l’image du rêve des traits particuliers à chaque personne mais qui ne sont pas communs à toutes, si bien que c’est l’union de ces divers traits qui forme une unité nouvelle, une personnalité mélangée ».

Mais, de même que Freud parle de « l’égoïsme du rêve », à savoir qu’au-delà de tous ces éléments de personnages, c’est toujours du rêveur dont il s’agit, de même, à travers l’enfant parallèle, c’est une image de lui-même que le parent parvient à retrouver. Ces représentations lui permettent de se refléter dans son enfant malgré l’anomalie. Elles constituent une identification réciproque [5] dans la mesure où le parent va souvent s’approprier un trait du handicap. Il arrive même qu’il se décrive lui aussi comme handicapé. La recherche sur les parents d’un enfant myopathe dont nous parlions plus haut souligne ainsi l’identification des parents à leur enfant malade, via notamment la signification que ceux-ci donnent eux-mêmes aux cas de « somatisations » assez fréquents qui se produisent chez eux.

Pour le parent : « renaître » dans son enfant

La nécessité de ces remaniements, voire de cette reconstruction partielle de l’image de soi chez les parents, est à rapporter à l’ampleur de l’impact psychique qu’a eu sur eux le handicap. Celui-ci atteint la personne en quelque sorte, avant même d’atteindre le parent. Comme le dit Stanislaw Tomkiewicz (1992), « La révélation de la déficience, qu’elle soit immédiate (…) ou plus tardive, brutale ou progressive (…) constitue toujours un traumatisme d’une intensité incroyable. » Des témoignages quotidiens viennent illustrer ses propos, comme celui de Bernadette Wahl (1992) qui décrit, en partant de sa propre expérience, l’instant où « les parents viennent d’apprendre la nouvelle écrasante (…) les réactions liées au traumatisme de l’annonce de cette terrible fatalité peuvent être excessives et lourdes de conséquences : désespoir, effondrement, colère, incrédulité, idées meurtrières ou suicidaires (…) Quel drame pour un couple, quel risque de déstabilisation pour toute la famille ! Alors, accablés par cette découverte, anéantis dans leurs rêves, les parents doivent apprendre ce que les parents n’ont généralement pas besoin d’apprendre : ils doivent apprendre à aimer leur enfant, à le reconnaître comme le leur, à survivre, puis à vivre, mais en sachant parfaitement que jamais plus la vie ne sera semblable à ce qu’elle était avant ce cataclysme ». Remarquons au passage que les pères sont aussi concernés que les mères et que, plusieurs exemples nous le montreront, ils se retrouvent tout autant blessés, même si c’est de manière différente sur certains aspects [6] .

Du point de vue du traumatisme, la problématique des parents de l’enfant handicapé rejoint celle des personnes directement atteintes par la maladie ou le handicap. C’est pourquoi les réactions sont semblables dans les deux situations, à l’annonce et à ses suites. Pour faire entendre de quel ordre est la perturbation produite et comment elle est ressentie, c’est souvent le terme d’« irrémédiable » qui vient sous la plume dans les témoignages. Ce terme évoque bien dans son étymologie même ce en quoi le moi du sujet est atteint ici [7] . Il est blessé sans rémission dans son aspiration à gouverner, à maîtriser, à soigner. Atteint dans sa propre chair, Robert F. Murphy (1990) décrit le désir de récupérer la maîtrise d’un corps qui se dérobe progressivement à lui : « Cette conscience dévorante du handicap envahit jusqu’à mes rêves. (…) Dans tous mes rêves, je me mets à marcher et à me mouvoir librement (…) Mais au beau milieu du rêve, je me rappelle que je ne peux pas marcher, et dès lors je commence à tituber et je tombe (…). » Pour les parents de l’enfant handicapé, c’est le risque d’une dépossession de leur parentalité : « Comment pourraient-ils se sentir armés pour prendre en charge cet enfant inconnu, mystérieux, qui effraie et dérange tout, qui suscite tant de commentaires, et avec lequel il va falloir faire connaissance, par lequel il va falloir tant investir en temps, en amour, en infinie patience ? » (Wahl 1992).

Le moi est aussi fondamentalement touché dans sa capacité à élaborer des représentations et à participer à la fondation de l’identité. Ainsi Robert. F. Murphy décrit ce sentiment « d’avoir perdu bien davantage que le plein usage de mes jambes : une partie de moi. J’avais changé dans ma tête, dans l’image que je me faisais de moi, dans les conditions fondamentales de mon existence. (…) De tous les symptômes psychologiques associés à l’invalidité, le plus envahissant et le plus destructeur, c’est la perte radicale de l’estime qu’on a pour soi-même ». Cette blessure narcissique [8] atteint de la même façon les parents. Leur moi est soumis à la douleur d’un arrachement de ses assises et de sa stabilité, et les rapports moi/autre, réalité psychique/réalité extérieure vacillent, avec de l’angoisse et une possible déréalisation, des sentiments d’inquiétante étrangeté.

Ces descriptions du traumatisme rejoignent dans leur expression l’évolution de cette notion chez Freud qui, comme l’écrit Françoise Brette (1988), finit « centrée essentiellement autour de la problématique du narcissisme et du temps de sa constitution. » Elle décrit dans sa propre clinique des patients victimes d’un narcissisme insuffisant, dont les récits font référence à des situations d’abandons, de ruptures, ou encore de déceptions. D’une certaine manière, les personnes atteintes par le handicap, directement ou à travers leur enfant, se retrouvent dans une situation analogue, non pas du fait de leur histoire infantile, mais du fait de la confrontation à une situation actuelle inédite qui les déborde.

Pour rendre compte de cette insuffisance narcissique, l’auteur invoque les défauts de l’objet primaire, soit par « surprotection », soit par « anaclitisme insuffisant » [9] . Les formulations théoriques qu’elle développe se retrouvent dans le discours des personnes atteintes par une maladie grave ou le handicap, tant pour ce qui est de la situation traumatique que pour la possibilité de surmonter celle-ci. Il témoigne de représentations qui, dans leur contenu, font appel à l’objet primaire ou à la libération de son emprise et à la possibilité d’une « renaissance ».

C’est ainsi que la détresse et la solitude, la représentation d’un défaut d’aide parcourent nombre de témoignages faisant suite à l’annonce du handicap : « Ce qui m’arrive me donne l’impression que je m’enfonce seul dans ce tunnel sans fond, en m’éloignant de plus en plus du monde des autres » (Murphy, op. cit.). Pour les parents, cette représentation d’une insuffisance de la relation anaclitique pour eux-mêmes prend sous une forme inversée le support de la relation à leur enfant. Ils sont nombreux à être angoissés de ne pouvoir assurer l’avenir de celui-ci : « Le pire est encore à venir, le pire qui n’a pas encore de visage, dont on ne sait pas ce qu’il sera et qui fait peur, car il concerne la personne handicapée, survivant à la mort de ses parents. » (Chanteur, 1996). Le recours est fréquent aux métaphores du narcissisme primaire. Charles Gardou n’hésite pas ici à faire appel à Primo Levi (1987) : « La faculté que possède l’homme de se creuser une coquille et d’ériger autour de lui une barrière de protection, dans les circonstances apparemment les plus désespérées est proprement stupéfiante. (…) C’est un précieux travail d’adaptation, en partie passif et inconscient, en partie actif. » Robert F. Murphy décrit cette « coquille » au moment où elle disparaît, lorsqu’une opération lui fait espérer momentanément une possible guérison : « Mon euphorie allait au-delà du simple optimisme. La coquille protectrice que j’avais édifiée autour de mes sentiments se dissolvait et mes défenses – ce rempart fait d’humour, d’âpreté et de cynisme – s’effondraient sous l’assaut d’un flux d’émotions en contradiction totale avec mon état d’esprit habituel (…) Je n’érigeais plus de frontières autour de moi » (op. cit.).

Cette coquille protectrice est toute trouvée chez les parents, sous la forme d’une relation vécue comme fusionnelle : « L’angoisse liée au comportement parfois indéchiffrable de l’enfant, à son développement incertain, à ses difficultés de communication, à sa vulnérabilité aux changements, amène la mère à surprotéger son enfant et à vivre avec lui en relation duelle. Ne pouvant raisonner son désir de réparation, elle cherche inconsciemment à recréer l’amnios. Se concevoir comme des boucliers d’invulnérabilité, nombreuses sont les mères qui peuvent, grâce au rempart de leur présence, mettre leur enfant à l’abri de tout danger » (Gardou, 1997).

Mais souvent la nécessité d’une nouvelle image de soi, d’une nouvelle identification narcissique se fait jour, dont nous trouvons la trace dans nombre de témoignages : « J’étais envahi par une espèce de paix. (…) J’étais né pour la seconde fois (…) la décomposition de mon identité due à la maladie avait disparu » (Murphy, op. cit.). Bertrand Besse-Saige (1997) parle « d’enterrer le vieil homme pour donner naissance à de nouvelles valeurs, réapprendre à vivre et oser être à une nouvelle vie. » Il en appelle pour cela à une « métamorphose, une deuxième naissance qui demande de longs moments de gestation. »

Pour les parents de l’enfant handicapé, cette nouvelle image de soi-même passe par la présence réelle de leur fils ou de leur fille et elle peut trouver sa réalisation dans les représentations d’enfant parallèle. Ainsi que nous le disions plus haut, cette nouvelle naissance à soi-même est une identification qui intègre des éléments idéalisés et des éléments liés au handicap, comme nous le voyons dans ces lignes de Janine Chanteur à propos d’elle et de sa fille déficiente intellectuelle : « Et sans doute dans le visage disgracié d’un être humain, dans son corps si souvent pitoyable, dans son intelligence absente ou bien peu active, percevons-nous, sans pouvoir nous le dire, quelque chose de nous-mêmes, ce que nous aurions pu être, ce que nous pourrions devenir si une maladie, un accident survenaient. La personne handicapée devient comme le reflet ou la révélation de ce que nous ne voulons être à aucun prix (…) Aucun de nous n’échappe au handicap de la finitude, inséparable de la condition humaine. »

L’idéalisation, pour se poursuivre, doit ici englober la question de l’existence, voire de la spiritualité : « Nous avons compris, en voyant vivre notre fille (…) que nous ne connaissions pas la place véritable de l’intelligence. Nous pensions naïvement qu’elle était en nous l’être spirituel, sans savoir que ce changement amputait non seulement nos enfants handicapés de la part essentielle de l’être humain, mais aussi tous les autres que l’on appelle normaux et parmi eux, bien entendu, nous-mêmes. » Janine Chanteur, à l’instar de nombre de personnes confrontées au handicap, en appelle quasiment à une modification des idéaux de la société et au changement de regard quant à ce qui fait de tel ou tel élément – ici c’est l’intelligence – la qualification de l’humanité. Et probablement en est-il attendu alors une plus grande possibilité d’identification avec la personne handicapée ou une plus grande acceptation par le sujet lui-même du handicap ou de la maladie qui l’atteint.

Ce travail des représentations au service de l’investissement dans l’image de soi participe de tout ce qui va permettre de donner forme et de contenir la violence des sentiments provoquée par le handicap. Janine Chanteur résume ainsi le résultat auquel elle et son mari sont parvenus : « Nous n’avons plus peur de descendre dans ces abîmes où l’on trouve les sentiments qui existent, même si on les ignorait. On les ramène au grand jour où l’on peut les combattre avec succès et rendre toute leur vigueur aux forces de vie ». Ce combat qui s’est livré en elle évoque le dualisme entre pulsions de vie et pulsions de mort auquel Freud a recours sur le plan théorique dans les années qui suivent précisément, dans son œuvre, l’introduction du narcissisme  [10]

Parentalité et séparation psychique : le moment narcissique

Nous le disions, pour les parents, l’impact du handicap de leur enfant est pour ainsi dire, double : il les atteint dans leur être en même temps qu’il va peser sur les processus de la parentalité, la métaphore d’une nouvelle naissance se jouant aussi pour eux dans une naissance bien réelle. Cependant, ce qu’ils vont vivre sur le plan narcissique dans ce domaine n’est qu’une amplification – certes, très importante mais de même nature – de ce qui se produit d’ordinaire. Il suffit de reprendre à ce sujet ce que Freud (1914) écrit à propos du regard des parents sur leur enfant : « Il existe ainsi une compulsion à attribuer à l’enfant toutes les perfections, ce que ne permettrait pas la froide observation, et à cacher et oublier tous ses défauts – le déni de la sexualité infantile est bien en rapport avec cette attitude – mais il existe aussi devant l’enfant une tendance à suspendre toutes les acquisitions culturelles dont on a extorqué la reconnaissance à son propre narcissisme et à renouveler à son sujet la revendication de privilèges depuis longtemps abandonnés. L’enfant aura la vie meilleure que ses parents, il ne sera pas soumis aux nécessités dont on a fait l’expérience qu’elles dominaient la vie – maladie, mort, renonciation de jouissance, restriction à sa propre volonté ne vaudront pas pour l’enfant, les lois de la nature comme celles de la société s’arrêteront devant lui, il sera réellement à nouveau le centre et le cœur de la création. His Majesty The Baby, comme on s’imaginait être jadis. »

Remarquons d’abord qu’à l’instar de ce que nous avons dit de l’enfant parallèle, cette figure, empreinte de merveilleux, ne comprend pas que des éléments idéalisés. Précisément sont évoqués – sous la forme même du déni – les éléments de réel auxquels l’enfant sera confronté tels que la sexualité, mais aussi la maladie et ce qui a trait à la mort. Ensuite, si Freud voit dans ce phénomène la « reviviscence » du narcissisme parental, c’est précisément parce que celui-ci a été mis en danger par l’apparition d’un nouveau sujet, avec ce que cela suppose pour le parent de reconnaissance de son altérité et de ce à quoi il est lui-même renvoyé sur le plan de la castration et de la finitude. Dans le même texte en effet, Freud décrit ce que représente la naissance dans ce domaine : « Dans l’enfant qu’elles mettent au monde c’est une partie de leur propre corps qui se présente à elles comme un objet étranger, auquel elles peuvent maintenant, en partant du narcissisme, vouer le plein d’amour d’objet. » [11]

En fait, pour le parent, à travers cet enfant perçu comme un « objet étranger », c’est sa propre mort aussi bien que celle de l’enfant qui a été évoquée, ainsi que l’ensemble des « nécessités de la vie » auxquelles son enfant aussi bien que lui-même est soumis. Le parent est donc contraint de se percevoir ne serait-ce qu’un instant étranger à lui-même, avec un vacillement de sa propre image qui ne se dissipera qu’en projetant sur son enfant cette figure de His Majesty The Baby, ce qui lui permettra de s’identifier à lui sur le plan narcissique et à son moi de « renaître ». Au total, il se produit ce que nous pouvons appeler un moment narcissique, organisé comme une véritable séquence : enfant comme partie de son propre corps ? enfant comme objet étranger ? projection sur l’enfant ? identification à l’enfant. La naissance dans ce domaine fait figure de prototype pour bien d’autres moments de séparation psychique qui auront lieu par la suite ou qui se sont déjà produits, dès le projet d’enfant.

De ce point de vue, il n’y a pas lieu de distinguer fondamentalement la parentalité d’un enfant normal et celle d’un enfant qui présente une anomalie. Dans tous les cas, il y a, non seulement pour lui, mais aussi pour le parent, un « traumatisme de la naissance » (O. Rank, 1924), un franchissement nécessaire, où l’angoisse se manifeste de façon plus ou moins importante. Annette Fréjaville (1991) évoque sur un plan général les « craintes concernant l’accouchement, la normalité de l’enfant, l’éducation à lui donner », mais plus profondément elle souligne la « dimension phobique de la mise au monde de l’enfant » par rapport à laquelle les visions d’enfant-roi ou d’enfant merveilleux ont, écrit-elle, une dimension précisément contraphobique. « Il n’est pas rare qu’une cure analytique soit pour une patiente l’occasion de narrer comment le fœtus mouvant, pelotonné au creux du réceptacle utérin, lui paraissait un corps étranger qui peut dévorer de l’intérieur. » L’auteur relate l’exemple d’une femme ayant développé ce sentiment à la suite d’une échographie et de diverses explorations médicales. Face au risque que l’enfant reste cet objet étranger, elle souligne l’importance du narcissisme : « Un enfant ne survivrait pas s’il n’était, dès sa naissance, le lieu de projection d’un enfant imaginaire créé par la mère et son entourage » devenant pour celle-ci « le sien par une sorte d’illusion appropriatrice fondatrice. »

Lorsque l’enfant présente une anomalie, la séparation psychique connaît des vicissitudes liées notamment à cette difficulté d’appropriation. Le risque est que les manifestations d’altérité de l’enfant fassent qu’il soit considéré comme un « objet étranger » de façon durable, son étrangeté étant alors considérablement renforcée par le handicap. Le narcissisme parental peut se rabattre alors, nous le verrons, sur le fantasme de garder l’enfant en soi « comme une partie de son propre corps ». Pour que la séparation psychique puisse progresser au contraire, tout ce qui contribue au moment narcissique doit être mobilisé, notamment le temps de la projection, grâce aux représentations d’enfant parallèle.

C’est un tel moment dans son ensemble que nous allons décrire, à travers un exemple, celui de Mme T. et de son deuxième fils, Gilbert, atteint d’un syndrome de Sturge Weber [12] . À son arrivée au service, Gilbert a près de 4 ans ; il présente les effets de la maladie notamment sur une partie du visage, où l’angiome est visible, et montre dans le domaine psychique, selon ses parents, « un retard de développement à tous points de vue ». Ils ont commencé à être inquiets lorsqu’il avait 3 mois, âge auquel des mouvements asymétriques et des convulsions graves sont apparus. Vers 8 mois, le diagnostic est posé : une « atteinte globale, très étendue, inopérable ». De l’hôpital où ont été pratiqués les examens, ils sont revenus, disent-ils, sans aucun espoir. Rien n’avait pu leur être dit sur le plan du pronostic.

Puis ils ont retrouvé du courage et, de son côté, Gilbert a connu une « certaine progression » : il est parvenu à acquérir la position assise, même si c’était en retard, a marché à 21 mois et commencé à parler. Par la suite, d’autres périodes convulsives se sont manifestées, dont il a récupéré plus rapidement. Néanmoins, son état reste inquiétant et, quelques jours avant l’entretien d’admission, il a encore fait un malaise et a souvent des migraines. Son frère Xavier réagit fortement dans ces cas-là en devenant « très sage », sentant la gravité de ces instants pendant lesquels plane dans la famille une angoisse de mort.

Nous voyons là que la découverte de la maladie de Gilbert a tout d’abord eu un effet de sidération sur les parents, bien que cette affection, malgré l’angoisse énorme suscitée, ne soit pas totalement inconnue pour Mme T. En effet, son propre frère, Alain, est atteint d’une phacomatose voisine ayant entraîné un retard mental profond. Les difficultés de Gilbert rappellent nécessairement à Mme T. l’évolution de l’oncle de celui-ci, et la maladie de son fils est venue s’insérer dans une série de significations établies, voire conforter les images et les relations d’objet préexistantes. Nous pourrions donc penser que le handicap ici ne va pas revêtir l’aspect d’étrangeté qu’il a d’habitude. Pourtant la référence implicite et immédiate à ce qui s’est passé à la génération précédente n’enlève pas à ce qui se produit maintenant tout caractère de nouveauté et nous allons très vite retrouver un certain nombre d’éléments typiques de la clinique du handicap. Les premières questions que les parents de Gilbert m’adressent en effet portent les traces du risque de dépossession auxquels nous faisions allusions au début : « Comment devons-nous nous conduire avec Gilbert ? Est-ce que nous faisons bien ? » Ils ajoutent : « Nous l’avons trop couvé, à cause des risques, et il est très capricieux. »

Mme T. se sent coincée vis-à-vis de ses propres parents pour qui elle a le sentiment « d’être restée la sœur d’Alain ». Elle n’arrive pas à s’interposer entre eux et Gilbert en tant que mère. Elle en appelle à son mari et fera en sorte, au cours du suivi au service, qu’il devienne de plus en plus présent. Sans doute retire-t-elle un certain bénéfice inconscient, dans la rivalité à sa mère, de ce que Gilbert se développe mieux qu’Alain mais en même temps, concernant le fait d’encourager son fils à grandir, elle se dit elle-même très « ambiguë ». Elle a tendance à « vouloir le garder bébé ». Gilbert boit encore le biberon, a une « chambre de bébé » avec une planche à langer. Mais globalement, Mme T. ne se satisfait pas de cette relation fusionnelle ni de l’immaturité persistante de son fils, qui se manifeste en particulier par des performances sensiblement inférieures à ses capacités.

Les parents sont d’accord pour une psychothérapie que je vais entreprendre lorsqu’il a presque 5 ans, celle-ci étant motivée par le fait que le suivi global du Service se révèle insuffisant à aider Gilbert à grandir. Son évolution sera sensible, la maturation rejoignant sur le plan psychique le cadre de la déficience intellectuelle légère qui était le sien. Nous le verrons successivement s’exprimer sur sa maladie, prendre un intérêt positif pour son image et son aspect extérieur, mettre en question la rééducation dont il était l’objet du côté du corps touché par la maladie, demandant à s’approprier « le pied et la main du kiné », parler de la mort. Il passera d’une représentation familiale où c’était la grand-mère maternelle qui était le personnage dominant à une autre où le père prendra sa place, s’intéressera aux liens de parenté, affirmera son identité de garçon et manifestera une certaine appropriation de son devenir scolaire.

Nous ne faisons allusion à ces séances et aux changements chez Gilbert que parce qu’ils font partie de ce qui a contribué à l’évolution du regard de ses parents sur lui. C’est ce point qui nous intéresse ici, et plus particulièrement la dynamique qui a engendré une plus grande prise en compte de l’altérité de leur fils. Pour Mme T. en particulier, le véritable moment narcissique – ou du moins son acmé – s’est manifesté le jour où, alors que je m’apprêtais comme d’habitude à recevoir Gilbert, elle m’a annoncé qu’elle voulait me rencontrer d’emblée, à la place de son fils, et qu’elle était très angoissée. Gilbert a en effet, dit-elle, commencé à faire quelque chose qui les inquiète beaucoup, son mari et elle. Depuis quelques jours, des vomissements se sont produits dans la nuit, synonymes pour eux d’alertes et de crises plus graves qui ont pour résultat en général que Mme T. installe un lit de camp auprès de Gilbert pour le surveiller. Mais la nuit dernière, le père a surpris celui-ci en train de se faire vomir en s’introduisant deux doigts dans la bouche. C’est là l’origine de ce qui a profondément troublé Mme T.

Nous pourrions nous étonner du fait que cette découverte ne l’ait pas rassurée au contraire, puisque cela infirmait l’hypothèse redoutée d’une aggravation de la maladie. Au lieu de cela, elle en a ressenti une grande angoisse. Durant l’entretien que j’ai avec elle, il apparaît que Mme T. éprouve un sentiment d’inquiétante étrangeté, devant les réactions symptomatiques de son fils, qu’elle interprète inconsciemment comme allant dans le sens d’une plus grande séparation entre elle et lui. Ce qu’elle aperçoit, pour évoquer les formulations de Freud, est que ce qu’elle prenait fantasmatiquement pour une partie d’elle-même (« une partie de son propre corps ») est ce qui se présente maintenant comme un sujet ayant sa propre stratégie (« un objet étranger »), pouvant manipuler son angoisse à elle.

Dans les rencontres suivantes, elle signifie qu’elle regarde maintenant Gilbert différemment. Elle parle de ce que son fils a en propre, de ce qui lui est singulier, par exemple sa très grande proximité avec le monde de l’hôpital. Elle relate ainsi comment, dans un jeu récent médecin/infirmière avec son frère et une cousine, il tenait le rôle du mort… Cette familiarité avec l’univers de la maladie, cette évidence lui apparaît maintenant bizarre : « c’est fou ! » s’exclame-t-elle. Elle interroge aussi la demande de Gilbert de dormir avec elle, et le désir qui s’y révèle prend maintenant à ses yeux une nouvelle dimension, avec un contenu œdipien. Dans le même sens, elle questionne le « parler bébé » qu’il adopte seulement avec elle et manifeste le souhait d’établir un autre mode de relation avec lui.

Après le moment narcissique, une association – sur laquelle nous reviendrons – se fait vraiment entre les deux enfants dans le discours de Mme T., avec un caractère glorieux, idéalisé : « J’ai deux enfants incroyables ». Au-delà de cet enfant parallèle, c’est bien de la propre image de Mme T. qu’il s’agit, une nouvelle identification narcissique, comme cela se voit au fait qu’elle participe dans son cas d’une affirmation subjective plus large. Mme T. vient certaines fois au service accompagnée de Gilberte, son unique sœur, la confidente qu’elle s’était déjà choisie plus jeune, et dont son fils porte la mémoire par le choix du prénom. Elle s’appuie ainsi de nouveau sur celle qui l’aidait à affirmer une identité différente, au sein de sa famille, de celle d’être seulement la sœur d’Alain

L’enfant comme « figure de la pulsionnalité »

Un tel mouvement de séparation psychique se produit plusieurs fois au cours de l’exercice de toute parentalité, au fur et à mesure que l’enfant grandit, avec ses désirs, ses questions, ses manifestations d’existence propre. Ceci n’est pas caractéristique en soi du handicap, mais celui-ci vient souligner considérablement, nous l’avons dit, l’aspect traumatique de la reconnaissance de cette altérité.

Pour mieux appréhender les enjeux du moment narcissique et par suite l’importance des représentations d’enfant parallèle, nous pouvons essayer d’en cerner la portée plus générale. Nous pouvons considérer en effet que ce moment est nécessaire chaque fois que l’individu est confronté à une situation qui fait trauma, avec ses conséquences pulsionnelles plus ou moins intenses, lorsqu’il est soumis à la nécessité d’un franchissement subjectif et a besoin pour cela d’une nouvelle image de lui-même. C’est ainsi que, dans une observation personnelle, Freud (1919) raconte comment, voyageant en train, il croit voir entrer par erreur dans son compartiment « un étranger » : « Je me levai précipitamment pour le détromper, mais m’aperçus bientôt, abasourdi, que l’intrus était ma propre image renvoyée par le miroir de la porte intermédiaire. » Freud attribue le déplaisir éprouvé à « un reste de cette réaction qui ressent le double comme une figure étrangement inquiétante ». Nous pouvons voir dans cet épisode comme un moment narcissique consistant en l’aperception de quelque chose de soi-même comme étranger dans un premier temps et se concluant dans un deuxième temps par la reconnaissance de cette nouvelle image comme étant la sienne, c’est-à-dire une identification narcissique. La nouvelle image de soi qui en résulte et qui fait ici si peu plaisir à Freud est sans doute à mettre en rapport avec le fait qu’il apparaît désormais à lui-même comme un « monsieur d’un certain âge », ce qui le renvoie à la question de la vieillesse et, au-delà, à celle de la mort présente dans son article.

Cette identification accompagne les phénomènes de répétition qui, en dehors de leur nature de contrainte symbolique – c’est-à-dire de ce qui reste en souffrance et réclame d’advenir sur ce plan –, ont également une dimension narcissique. Nous pouvons évoquer ici la fin – rarement citée – du passage fameux que Freud consacre à relater l’activité du Fort-Da à laquelle se livre son petit-fils, où l’enfant cherche à symboliser l’absence de la mère par le jeu d’aller-retour d’une bobine. L’enfant manifeste là son « désir d’être grand et de pouvoir se comporter comme les parents. »  [13] Mais sur un plan narcissique, ce moment ne se termine qu’avec une identification de l’enfant à cet objet mère en tant que lui-même peut disparaître. Freud ajoute en effet : « mais on ne tarda pas à s’apercevoir que pendant cette longue absence, l’enfant avait trouvé le moyen de se faire disparaître lui-même. Ayant aperçu son image dans une grande glace qui touchait presque le parquet, il s’était accroupi, ce qui avait fait disparaître l’image » (ibidem).

Finalement, nous avons la conception, concernant le moment narcissique, d’un sujet qui, au cours de son existence, face à des expériences que nous envisageons comme résultant de la nécessité d’un franchissement sur le plan symbolique ou de la survenue d’une situation traumatique, réagit, s’adapte par une séparation d’avec lui-même, par une expulsion progressive de ce qui a retenti en lui et qu’il retrouve sous forme d’objets totaux auxquels il s’identifie. Le moi, déstabilisé un temps, face à ce qui revêt pour lui, à un degré quelconque, un aspect d’irrémédiable, doit se mobiliser et remonter sur la scène pour venir jouer son rôle de liaison sur le plan pulsionnel, via l’émergence d’une nouvelle représentation de lui-même. La question vient donc de la nature de cet objet total, du rôle de support figuratif qu’il va prendre.

Lorsque ce moment concerne l’exercice de la parentalité, c’est l’enfant réel qui permet au parent de se projeter, de donner vie en quelque sorte à ce qui a été suscité en lui par la naissance. L’image de l’enfant qui fait le contenu de la projection est d’une certaine manière proche de cet enfant en soi-même, auquel nous faisons appel, dit Sidney Cohen (1994), à différents moments de la vie : « Cette fréquente convocation (…) répond à une nécessité d’essence narcissique. Considérons que le narcissisme n’est pas un acquis définitif mais un état à raviver sans cesse devant la perte qu’il subit dans chaque contact avec l’extérieur. Le recours à l’enfant s’avère être un support de choix dans cette visée (…) Chaque contact à la réalité, chaque rapport d’altérité tend, dans un premier temps du moins, à menacer le sentiment d’identité. » L’auteur décrit donc un moment de réappropriation, qui fait appel à la représentation : « Or ce mouvement d’intériorisation doit trouver un support figuratif. Pour que le sujet revienne à lui-même, il lui faut une image sur laquelle s’épancher et une source d’affect qui doivent traduire le sentiment d’identité par retrouvaille de figures familières (…) C’est bien l’enfant qui offre cette possibilité de figurer cet être intime de toujours. C’est aussi l’être de tous les excès et de toutes les transgressions. En ce sens, ne pourrait-on pas le concevoir comme figure de la pulsionnalité ? » C’est pourquoi la naissance peut servir à notre avis de paradigme au moment narcissique lui-même, et pourquoi la métaphore de celle-ci, le désir de renaître, est si présent après un traumatisme grave.

Nous pouvons en déduire que, lors d’une naissance réelle, les projections parentales ne sont pas seulement celles d’une image narcissique déjà constituée. Celle-ci résulte d’une construction qui se fait au contact même de l’événement et qui tend chez le parent à rétablir une image de lui qui est à la fois la même et à la fois nouvelle. Elle tient compte de la figure de His Majesty The Baby ou de ce qu’il en reste, de son idéal personnel ainsi que de cette partie de lui-même confrontée aux échecs, à la maladie et à la mort. Elle tient compte aussi de ce qu’ont suscité de nouveau en lui les représentations de l’enfant réel. L’image de l’enfant qui en résulte n’est pas une simple duplication du moi parental. Elle participe du double, mais au sens où Sidney Cohen parle d’une « visée narcissique qui cherche à construire l’image d’un double comme support de l’auto-observation, à présenter une forme visible de soi comme moyen de saisissement du sentiment d’identité et de continuité. » Ce faisant, il rejoint les perspectives actuelles de la psychanalyse sur le double, que l’on en fasse « selon les options choisies, un temps génétique ou un fait structural de l’avènement du sujet. » (Couvreur, 1997). Le lien narcissique qui s’instaure entre le parent et l’enfant réagit à l’altérité de l’objet, en étant d’abord perturbé, puis transformé, pour aboutir à une identification réciproque prenant des traits du sujet et de l’objet [14] .

D’ordinaire, le parent va donc pouvoir composer avec ce qu’il en est de son enfant imaginaire et de ce que suscite en lui l’existence de l’enfant réel. Il va pouvoir projeter sur celui-ci et s’identifier à quelque chose de son « complexe narcissique »  [15] . Mais lorsque l’enfant qui vient de naître ne correspond pas aux attentes, qu’il constitue plutôt un « miroir brisé » pour reprendre l’expression de Simone Korff-Sausse (1996), le parent se confronte non seulement à ce qu’il a encore à l’état de « partie de soi », informulé, suscité par la naissance, mais encore à ce qui a été réveillé de façon traumatique par la révélation de l’anormalité elle-même. C’est alors que la projection narcissique va avoir particulièrement recours aux représentations d’enfant parallèle pour permettre au parent de se recomposer une image adéquate.

Celles-ci réclament un support de double qui permet la figuration de ce que le parent ressent justement concernant l’anormalité. À ce titre, d’ailleurs, l’image de l’enfant handicapé peut venir, par certains de ses aspects, donner forme à ses craintes et à ses fantasmes. Mais cela doit pouvoir être intégré dans un ensemble idéalisé et marquer un certain prolongement avec les représentations d’avant la naissance. C’est pourquoi le support adéquat peut être complété, constitué de représentations passées et présentes du même enfant, ou bien comme dans le cas de Mme T. – où, après la période d’angoisse que nous avons décrite, le support constitué par Gilbert n’a pas été suffisant pour la projection narcissique – de l’association d’autres enfants. C’est ainsi que dans son évolution Mme T. a d’abord commencé à venir au service accompagnée de membres de la famille élargie ; Gilbert leur était ainsi associé dans l’image qu’elle donnait d’elle et de son fils. Mais le phénomène le plus significatif est celui qui s’est produit, nous l’avons dit, avec le frère de Gilbert, Xavier.

À propos de l’« enfant réparateur »

Lorsqu’elle a lieu, une telle association peut surprendre et elle mérite que nous nous attardions ici sur la relation parentale qu’il peut y avoir à partir de là avec chaque enfant en particulier. En fait, le moment narcissique que nous venons de décrire concerne bien l’assomption de la parentalité de Gilbert et la poursuite de l’investissement dans celui-ci. L’association entre lui et Xavier pour des représentations d’enfant parallèle, mêlant traits du handicap et traits idéalisés, est venue faciliter ce qui se joue de particulier – et qui tient à ce qui préexiste et les relie sur le plan de la filiation – entre Mme T. et son enfant, malgré son handicap. Pour le dire autrement, en aucun cas Xavier n’est venu jouer le rôle d’un « enfant réparateur ». Nous entendons encore beaucoup cette terminologie chez les professionnels, mais elle ne nous paraît pas très indiquée même lorsque l’enfant associé vient après l’enfant handicapé. Xavier n’est pas surinvesti par ses parents au détriment de Gilbert ; cela peut même être perçu comme le contraire. En fait, chaque enfant garde sa singularité pour les parents, à côté de ce lien, partiel, qui s’établit comme support d’une représentation narcissique.

Cette notion est rapprochée de celle « d’enfant de remplacement » par Michel Hanus (1982) : « Conçu pour remplacer un autre enfant perdu est la situation la plus régulière et la plus particulière. L’enfant peut venir remplacer un enfant vivant mais déficient, c’est l’enfant réparateur. » Mais, sous ses deux aspects, cette notion souffre du même défaut. Elle ne tient pas compte de l’objet réel dans ce qu’il a d’irremplaçable [16] . Jean Allouch (1995) fait remarquer que, si objet substituable il y a, c’est au niveau pulsionnel et non à celui de l’objet total, objet d’identification, objet par ailleurs unique et désirant. Nous le suivons également lorsqu’il dit qu’il y a une disparité foncière entre la situation d’avant et d’après le deuil, avec une portée créatrice. Il s’agit, dit-il, d’un bouleversement de la relation d’objet, de la production d’une nouvelle figure de celle-ci. De même, nous pensons qu’il n’y a pas possibilité pour les parents, après la découverte du handicap, de revenir à la situation d’avant, quel que soit le choix qui sera le leur, de vivre avec leur enfant ou non.

Un autre point important est de remarquer que non seulement Xavier ne joue pas le rôle d’un « enfant réparateur », mais encore qu’il n’est pas le porteur exclusif de l’idéalisation. Pourtant, Michel Hanus nous dit encore : « L’enfant peut venir remplacer un enfant vivant mais déficient, c’est l’enfant réparateur dont le destin est tout différent de l’enfant de remplacement car c’est lui qui va subir l’idéalisation ». Dans certains cas, c’est au contraire l’enfant valide qui peut être l’objet des craintes parentales, et l’enfant handicapé qui est idéalisé, au moins de façon momentanée. Il peut même arriver que cet ensemble évolue au gré de la dynamique narcissique, avec des fluctuations de l’idéalisation et de la désidéalisation, tantôt portée sur un enfant, tantôt sur l’autre [17] . Cela se conçoit si nous voyons dans l’enfant parallèle résultant de l’association des deux enfants en dernier ressort un support de double pour l’image narcissique parentale.

Naturellement, ces représentations interfèrent avec le regard singulier que les parents portent sur chacun de leurs enfants. Leurs préoccupations peuvent se concentrer – souvent dans les premiers temps – prioritairement sur l’enfant handicapé. En faisant référence à sa propre expérience, Mme T. expliquait très bien l’importance qu’avait prise son frère Alain dans son univers psychique. Les autres enfants peuvent soit s’identifier en partie à leur sœur ou leur frère handicapé, soit prendre un rôle protecteur, voire « parental » en fonction de leurs propres fantasmes inconscients. Ils peuvent donc, soit pour eux-mêmes, soit pour complaire à ce qu’ils supposent du désir de leurs parents, se mettre eux-mêmes dans une situation difficile, voire régressive, avec des réactions symptomatiques telles que somatisation, manque d’autonomie, difficultés scolaires. Les parents nous décrivent certains enfants qui « restent bébé » ou d’autres au contraire qui sont « trop sérieux » ou qui cherchent toujours à se faire remarquer.

Au début de la prise en charge, Xavier venait souvent au service et Mme T. a demandé très vite à ce que je le rencontre. Ses parents m’avaient dit qu’il cherchait beaucoup à attirer l’attention sur lui, qu’il se présentait toujours comme le frère de Gilbert. L’entretien avec lui me permit de l’entendre s’exprimer pour lui-même, avec ses propres soucis. À cette occasion, je l’entendrai se plaindre de son frère qui empiétait sur son propre espace, poser aussi des questions sur celui-ci : avait-il eu mal quand il était né ? Allait-il grandir ? Dans cette situation, les frères et sœurs peuvent ressentir de la culpabilité pour une part inconsciente et se sentir une certaine responsabilité à l’égard du handicap et de la situation familiale plus globalement.

Nous retrouvons dans les récits des frères et sœurs devenus adultes cette confusion, ce rapport de double qui a pu s’établir avec le frère ou la sœur handicapée, comme résultat du rôle qu’ils ont joué dans l’imaginaire parental. C’était le cas en ce qui concernait Mme T. elle-même, et une partie de son évolution avait consisté à se déprendre du rôle qu’elle avait joué près d’Alain vis-à-vis de ses parents. Charles Gardou (1997) note à ce propos que pour les frères et sœurs « l’individuation est entravée, notamment lorsque les parents gémellisent leurs enfants, contribuant par là même à enkyster leur association fraternelle. » Il a recueilli de nombreux témoignages où nous repérons les traces de celle-ci : « J’étais moi et j’étais lui », dit cette femme à propos d’elle-même et de son frère handicapé ; « J’eus le sentiment de me perdre (…) tant mon identification était forte » (Bardeau-Garneret, 1997). Une autre évoque sa sœur : « Parler de toi, c’est parler de moi. Tu m’habites depuis si longtemps que je ne saurais dire laquelle de nous deux a précédé l’autre » (Philip de Saint-Julien, 1997). Une autre encore, à propos de son frère : « Quant à moi je parlais pour deux. (…) Je me sentais perdue et étrangère à moi-même. Que faire de cette vie qui ne m’appartenait plus ? Que faire avec ce frère qui m’apparaissait monstrueux, que je nommais “fantôme de frère” ? » (Baudrand, 1997). Elle resitue sa problématique dans l’ensemble de l’ambiance familiale : « Nous vivions tous les quatre dans une même peau psychique, dans une fusion illusoire qui semblait venir colmater la blessure toujours ouverte. »

Ajoutons que les effets des représentations parentales peuvent venir se combiner à celles de l’enfant lui-même, compte tenu de l’effet du handicap sur la place que peut venir prendre la naissance d’un frère ou d’une sœur dans ses théories sexuelles infantiles et ses fantasmes œdipiens. Ceci peut venir renforcer des liens qui deviennent problématiques pour l’avenir. C’est aussi le rôle de l’accompagnement, notamment dans les services de petite enfance, que d’inviter les membres de la fratrie à s’exprimer lorsqu’il y a lieu sur ce qui les préoccupe, ainsi que d’aider les parents à mieux différencier les besoins de chaque enfant, de faire que les frères et sœurs de l’enfant en situation de handicap parviennent à bien s’occuper de leur propre autonomie et de leur propre vie.

La relation fusionnelle comme support narcissique

L’image narcissique parentale peut, dans une position plus régressive, trouver refuge dans le support figuratif d’une relation vécue comme fusionnelle à l’enfant. Les équipes qualifient ainsi des liens extrêmement étroits qui les interrogent et qui rendent difficile la possibilité de leur intervention. Comme pour le déni, c’est sur l’aspect d’obstacle à leur action qu’ils s’arrêtent d’abord, sur tout ce qui va freiner la présence de tiers entre le parent et l’enfant, que celle-ci concerne le suivi d’un service, sa participation à l’école ou dans tout autre lieu tel que crèche, halte-garderie. Les professionnels voient ainsi pénaliser leur présence auprès de l’enfant dans tout ce qui pourrait contribuer à son autonomie psychique, physique ou sociale. Cela se répercute aussi dans le domaine de l’accompagnement de familles qui se disent parfois exténuées mais ne s’autorisent pas à prendre de la distance par rapport à leur enfant, ne serait-ce que pour « souffler » un moment. Ces questions peuvent se retrouver à tous les âges de l’enfant et dans tous les domaines du handicap mais prennent une ampleur particulière dans certaines situations spécifiques. C’est le cas par exemple des maladies dégénératives où la régression biologique peut entraîner une fermeture sensible des relations familiales et la mise en place quelquefois d’un système autarcique autour de l’enfant ou l’adolescent concerné.

Pour expliquer ce phénomène, il ne suffit pas d’invoquer les bénéfices secondaires, dont nous parlerons plus loin, de la relation libidinale à l’enfant. En fait, ces relations fusionnelles se maintiennent aussi parce qu’elles ont une fonction de double, de support figuratif, pour l’affirmation narcissique du parent. Ce n’est qu’en prenant en compte cette dimension que nous serons susceptibles d’aider celui-ci à évoluer par rapport à son enfant, ce que lui-même cherche d’ailleurs le plus souvent. Ces liens procèdent de représentations où, cette fois, l’idéalisation porte moins sur l’image de l’enfant, seule ou associée à celle d’autres enfants, que sur l’image de l’enfant pris dans une relation avec le parent lui-même.

Nous pouvons illustrer cela d’un bref exemple, celui de M. et Mme D. qui ont une fille Zara suivie par le sessad. Ils nous ont demandé une rencontre car ils remettent en cause le travail réalisé par l’équipe avec leur fille. Au début de l’entretien, ils disent s’interroger sur la réalité ou non de la déficience intellectuelle chez leur enfant, mais il apparaît assez vite qu’il s’agit d’autre chose, que leur questionnement est plus large. Dans l’échange, ils montrent qu’ils savent en fait que le service est adapté à Zara et à ses besoins. Ceux-ci concernent sa progression en autonomie dans tous les domaines, au-delà des seules acquisitions scolaires dans lesquelles elle a beaucoup de difficultés. M. et Mme D. pressentent que c’est plutôt une question de détachement vis-à-vis de leur fille qui se pose à eux, la nécessité d’établir une plus grande séparation psychique.

C’est surtout la position du père qui nous retient ici, ce qu’il éprouve et a besoin de livrer à son tour après avoir écouté sa femme. Il explique que, pour sa part, il lui est véritablement impossible de concevoir que sa fille soit déficiente intellectuelle. Il revient plusieurs fois là-dessus, et puis il ajoute soudain, comme s’il avouait un fantasme, quelque chose de visiblement très intense et secret, où se manifeste tout son amour, quelque chose qui guide son action mais dont il ne s’est pas senti obligé jusqu’ici de parler : « Zara pour moi, c’est un tout petit oiseau, fragile, léger… » La phrase ne se termine pas, les mots s’évanouissent. Au cours des rencontres ultérieures, M. D. n’en restera pas là dans ses propos, mais il a dit d’une certaine manière ce jour-là l’essentiel de ce qui fait les liens à sa fille. Nous sommes ici à notre avis devant une représentation majeure chez beaucoup de parents d’un enfant handicapé, à la source de ces relations fusionnelles.

Cette représentation fait appel à des éléments véhiculés dans toute parentalité. Ce qui est valorisé ici concerne certains aspects de la relation parent/enfant qui ont été qualifiés de différents termes par la psychanalyse. Lorsque Freud fait référence aux origines infantiles du choix d’objet et qu’il décrit celui qui se réalise « selon la voie de l’étayage », il fait référence à la « femme qui nourrit » et à « l’homme qui protège ». Le terme d’étayage ayant été plutôt réservé au domaine pulsionnel, c’est celui d’anaclitique [18] qui est venu sous la plume de certains auteurs. Dans tous les cas, ce qui est souligné, c’est l’aspect de la relation où l’enfant s’appuie sur l’autre parental, l’objet primaire qui lui apporte soutien vital, en termes de nourriture et de soins, qui pallie sa détresse originelle et au-delà qui va l’aider à progresser en autonomie, à se différencier et à se construire.

Cette dimension de la relation, qui n’est pas la seule évidemment et qui concerne l’autoconservation de l’enfant, est souvent plus importante lorsque celui-ci est atteint d’une déficience. Les parents ont pu être confrontés aux risques de son décès, être encore contraints à des veilles continuelles pour une maladie non stabilisée, s’inquiéter par rapport aux éventualités ou aux régressions effectives dans certaines affections. En dehors de ces situations, les professionnels eux-mêmes savent par exemple les précautions de surveillance qu’il faut prendre avec certains enfants qui n’ont « aucune conscience du danger », chez qui les « réflexes de survie » sont absents où sont très longs à acquérir  [19] . Ceci peut enfermer petit à petit les parents dans un mode de vie polarisé autour des soins, éventuellement de la prévenance d’une aggravation, voire tout simplement autour des plus petits progrès dans l’acquisition de l’autonomie physique et psychique.

Mais si ce qui relève d’un besoin de protection devient souvent une « surprotection », c’est parce que le parent vient y trouver lui-même refuge face à sa propre détresse. C’est ainsi qu’un écrivain tel que Kenzaburo Oé, Prix Nobel et père lui-même d’un enfant handicapé montre tout au long de ses romans jusqu’à quel point un parent peut avoir besoin des « lourdes chaînes », comme il l’écrit, qui le relient à son enfant déficient. Dans une de ses nouvelles, « Dites-nous comment survivre à notre folie », il décrit notamment l’ambition qui peut nourrir la relation fusionnelle, à travers l’histoire d’un père qui se voit comme un « Celatius [20] femelle croisant dans les grandes profondeurs, avec son fils enchâssé dans son corps. » On ne pourrait pas trouver meilleure image pour illustrer comment le narcissisme parental peut se rabattre sur le fantasme de garder l’enfant en soi comme une « partie de son propre corps ». Il faudra une expérience forte de séparation soudaine pour que l’enfant puisse devenir un « objet étranger », susceptible de pouvoir « vivre sans lui » comme le dit l’auteur. Mais pendant tout un temps, l’image de cette relation fusionnelle va être un aboutissement en soi sur le plan narcissique, conduisant à une identification réciproque à l’enfant. Nous lisons en effet que le père est devenu aussi corpulent que son fils, et lorsqu’ils se promènent en vélo, Kenzaburo Oé parle du « tandem des deux obèses ».

De même, dans notre exemple clinique, le père est aussi bien identifié à l’enfant fragile – en tant qu’il est lui-même dans la détresse – qu’à cet objet primaire magnifié, sauveur de cet enfant. Il y a comme une mise en scène de ce que Sandor Ferenczi (1931) appelle l’« autoclivage narcissique » où, dans certains rêves, l’effet du sentiment de détresse chez le sujet est pallié par la représentation d’une relation où il se prend en charge lui-même : « On a très nettement l’impression que l’abandon entraîne un clivage de la personnalité. Une partie de sa propre personne commence à jouer le rôle de la mère ou du père avec l’autre partie et rend ainsi l’abandon nul et non avenu pour ainsi dire. »

Dans la nouvelle de Kenzaburo Oé, le héros idéalise à l’extrême la relation à l’objet primaire. Il a en fait l’ambition de constituer un « corps composé » avec son fils, de devenir sa prothèse, d’être « sa seule fenêtre sur le monde extérieur », de parvenir à faire naître chez lui les émotions adéquates. Le père veut être comme un moi auxiliaire, un moi-prothèse pour son fils. C’est dans cette perspective qu’il l’avait amené au zoo : « Avec ses propres yeux et ses propres oreilles (…) leurs deux cerveaux seraient placés sur la même longueur d’onde, et ainsi à son échelle personnelle, constituerait-il, au bénéfice de son fils, un relais en direction du spectacle réel du zoo. »

Lorsque la relation anaclitique est ainsi idéalisée, elle évoque certaines représentations que la psychanalyse donne du narcissisme primaire. La clinique du handicap est même particulièrement bien placée pour illustrer la nature de cette notion, notamment le fait qu’elle ne concerne pas le réel, mais se situe sur le plan des représentations, même si c’est la survie, l’autoconservation réelle du sujet qui en fait le contenu. Ainsi, dans notre exemple, ce qui est mis en avant par M. D, c’est un état de détresse de sa fille particulièrement crucial, rejoignant ainsi une représentation commune à bien des disciplines, celle d’une Hilflosigkeit – comme Freud la nomme – originelle du sujet humain liée à sa prématurité biologique, qui fait que le bébé, sans les soins de l’autre, ne survivrait pas.

C’est comme si M. D voulait alors rétablir un état mythique de complétude, proche de celui qu’évoque Freud pour servir de modèle à une organisation uniquement régentée par le principe de plaisir, dans un passage où Heinz Lichtenstein (1976) voit une des trois images visuelles illustrant le concept de narcissisme : « Mais l’utilisation d’une fiction de ce genre se justifie quand on remarque que le nourrisson, à condition d’y ajouter les soins maternels, est bien près de réaliser un tel système psychique (…) Comme les soins donnés au nourrisson sont le prototype de la façon dont plus tard les enfants sont élevés, la domination du principe de plaisir ne peut véritablement prendre fin qu’une fois totalement accompli le détachement psychique d’avec les parents. Il y a un bel exemple d’un système psychique fermé aux excitations du monde extérieur et qui peut satisfaire jusqu’à ses besoins autistiques (selon le mot de Bleuler), c’est le petit oiseau enfermé avec sa provision de nourriture dans la coquille de l’œuf, pour lequel les soins maternels se réduisent à fournir de la chaleur. » [21]

Ce que nous venons de développer nous fait penser à ce que, dans une autre clinique, Michel De M’Uzan (1977) décrit des rapports que ses patients en « travail du trépas » établissent avec lui-même et certains membres de l’entourage. Il montre la tentation pour le thérapeute de devenir l’impossible « objet clé » pourvoyeur de toutes les demandes du sujet confronté à cette expérience cruciale. Du côté de ce dernier, il montre à l’œuvre les remaniements libidinaux et la recherche de l’investissement dans une nouvelle image de soi. Celle-ci s’appuie sur le « fantasme du double », où le mélange de force et de faiblesse, de vie et de létalité peut se reporter alternativement sur l’un ou l’autre des partenaires en présence, englobés dans cette représentation de la « dernière dyade ».

Ce fantasme illustre pour nous le lien entre identification narcissique et narcissisme primaire, montre qu’ils sont les deux faces d’un même phénomène. Si l’image d’une relation fusionnelle à l’objet primaire peut être le support d’une identification narcissique, en constituer fantasmatiquement la matrice d’où cette dernière va surgir, celle-ci en retour va faire appel implicitement, dans l’effet même de la nouvelle idéalisation qu’elle constitue, à une relation où le sujet est cet objet primaire idéalisé, où il s’aide lui-même en quelque sorte, dans un essai d’autosuffisance, à la manière de l’autoclivage narcissique. Ceci explique la possibilité de passage d’une relation où le sujet se représente dans une relation fusionnelle à l’autre à une relation où il se voit comme séparé de lui. Dans la clinique du handicap, cela veut dire que la première peut évoluer et préparer, en permettant l’identification narcissique, réciproque entre le parent et l’enfant, aux représentations d’enfant parallèle et donc à une possible plus grande séparation psychique, comme nous l’avons vu dans l’exemple de Mme T.

Nous pouvons alors nous demander comment se traduit sur le plan narcissique lui-même cette plus grande reconnaissance de l’altérité, comment l’existence et la séparation d’avec l’enfant s’y manifestent en tant que telles. Nous avons recours ici au schéma de la libido narcissique de Michel De M’Uzan. Selon lui, ce qui va véritablement manifester l’altérité de l’objet sur le plan des représentations va dépendre de ce qu’il appelle un « spectre d’identité » : « Si « je » n’est pas dans le moi, il n’est pas entièrement dans l’autre mais réparti tout au long des franges d’un spectre, disons d’un spectre d’identité, défini par l’ensemble des diverses positions dont la libido narcissique est susceptible, depuis un pôle interne jusqu’à un pôle externe qui coïncide avec l’image de l’autre. » La plus grande reconnaissance de l’altérité se manifesterait alors par le fait que dans les représentations d’enfant parallèle la prévalence est donnée à l’image de l’enfant, tandis que dans la deuxième l’« accent psychique » – pour reprendre une expression de Freud sur laquelle nous reviendrons plus loin – est mis sur l’image du parent lui-même. Ceci correspond bien en tout cas à ce que nous avons dit plus haut, à savoir que le handicap atteint d’abord la personne avant d’atteindre le parent, au point que dans certains cas la restauration narcissique va porter prioritairement sur l’image du sujet en tant que telle, avant même de porter sur l’exercice de la parentalité.

La construction du déni

L’exemple de M. D. nous montre aussi une nouvelle fois l’importance et la fonction du « déni du handicap ». Par l’expression même de celui-ci, le père signifie bien qu’il sait que sa fille a une déficience intellectuelle  [22] . Mais il ne peut le « concevoir » comme il dit, c’est-à-dire se concevoir ou se représenter lui-même dans ce savoir. Il ne peut se refléter que dans l’image de Zara comme tout petit sujet, émergeant à peine dans la vie, qu’il faut protéger, dont il faut pallier l’insuffisance d’autoconservation. Dans la force du déni, c’est bien l’intensité d’un travail psychique chez M. D qui se manifeste, de façon très douloureuse – M. D me l’indiquait pendant l’entretien presque gestuellement – à la fois pour maintenir mais aussi pour essayer de faire évoluer sa propre image narcissique.

Mais il est des cas où le handicap ne fait pas l’objet de ce déni. Paradoxalement, celui-ci reste à construire pour que l’enfant puisse être investi et que la relation à celui-ci puisse s’ouvrir. Il s’agit de situations où le traumatisme a atteint le parent avec une profondeur telle que son narcissisme se présente primitivement comme en « défaut » selon la formule que Michael Balint (1991) applique à certains patients pour qui il attribue comme fonction à la régression de retrouver les possibilités d’un bon rapport à l’objet primaire. Nous laissons de côté les discussions que peut entraîner cette conception sur le plan technique en psychanalyse, pour nous intéresser à ce qu’elle a d’évocateur dans le domaine des représentations pour les situations de handicap dont nous parlons maintenant. Dans celles-ci, le parent recherche inconsciemment cette situation régressive avec son enfant, mais n’y arrive pas, ayant le sentiment qu’il n’a personne à qui faire appel, aucune représentation de lui-même dans laquelle il peut trouver refuge et que, pour le dire autrement, le fantasme de sauvetage ne peut plus fonctionner. Il s’agit de situations cliniques qui révèlent particulièrement l’ambivalence dont peut être investie l’image de la relation anaclitique. Danièle Brun (1989) interroge dans ce sens l’autoclivage narcissique en mettant l’accent non seulement sur le contenu manifeste du fantasme de sauvetage, mais aussi sur les vœux latents contraires qu’il peut recouvrir [23] .

Michael Balint décrit bien l’état de détresse initial auquel le sujet peut se sentir renvoyé, dans des termes qui font écho à ceux dont nous pouvons être témoins de la part de certains parents. Nous pensons au cas de M. F. pour qui la trisomie 21 de son fils constituait « la fin de tout », la mort des siens comme la sienne propre. Nous pouvions observer chez lui ce à quoi l’auteur fait référence, notamment les « processus de clivage aussi bien intrapsychiques que relatifs aux objets et aboutissant à une vision paranoïde du monde », une oscillation entre sentiments d’« impuissance infantile » et « toute-puissance ». Pour M. F., les difficultés de son fils ne faisaient pas l’objet d’un déni ; au contraire, le savoir sur le handicap y apparaissait à nu. L’agressivité qui surgissait dans ses propos correspondait plutôt à ce que Michael Balint rapporte au déni de la dépendance à l’égard de l’autre. De fait celle-ci existait, et se traduisait notamment par une relation extrêmement étroite, régressive, à son enfant, fermée, avec une tonalité persécutive dans le rapport à l’entourage.

Nous pouvons retrouver de telles configurations quel que soit le handicap. Il nous arrive de rencontrer – de moins en moins, semble-t-il – des parents qui sont comme arrêtés dans une position où leur narcissisme s’arc-boute contre ce qui est vécu le plus souvent comme un regard surmoïque insoutenable, d’où qu’il vienne. Ceux qui vont devenir porteurs de ce regard peuvent être en premier lieu les propres ascendants du parent. Ce peut être aussi des collatéraux, ou le conjoint, voire les frères et sœurs ou encore l’enfant handicapé lui-même. Enfin, ce regard surmoïque peut être symbolisé par les professionnels, soit momentanément soit durablement. Ces situations semblent mettre en scène, dans le réel de la relation à l’autre, les rapports du moi et du surmoi, tel que ce dernier est présenté dans sa dimension la plus concrète et la plus archaïque par la psychanalyse [24] .

Cependant nous pouvons, dans la perspective qui est la nôtre, y repérer un mode d’autoreprésentation extrême du parent en détresse, contribuant malgré tout à ce qu’il puisse conserver une image suffisante de lui-même. Une telle situation peut en effet évoluer favorablement dès lors que le parent commence à donner à voir la relation avec son enfant, ainsi que le fit M. F., même si encore une fois, il présentait une image persécutrice et dévalorisée de sa parentalité. Au contraire, nous avons pu observer dans ce cas comment l’aspect mélancolique de sa position – évoquant les rapports du moi et du surmoi décrit par Freud dans cette affection – était même la condition d’un début d’identification narcissique, le moi se traitant lui-même comme un objet  [25] , fut-il un objet de haine [26] .

Le pas suivant pour M. F. fut franchi lorsque cette « constitution mélancolique », en quelque sorte, de la relation à son enfant pu être idéalisée, à la façon dont l’humour, selon Freud, organise lui aussi, à sa manière, les rapports du moi et du surmoi. Nous devons être attentifs aux survenues de réactions d’humour manifestées par les parents. Certains d’ailleurs nous invitent à le partager, mais c’est à notre avis tenter de nous donner une place qui mériterait d’être interrogée, en allant plus loin dans le repérage de la fonction du tiers dans ces cas-là. La fonction narcissique de l’humour face à des situations dramatiques est soulignée d’emblée par Freud (1927) : « L’humour n’a pas seulement quelque chose de libérateur comme le mot d’esprit et le comique, mais également quelque chose de grandiose et d’exaltant […] Le caractère grandiose est manifestement lié au triomphe du narcissisme, à l’invulnérabilité victorieusement assumée du moi. » En fait, écrit-il, « le moi se refuse à se laisser offenser, contraindre à la souffrance par les occasions qui se rencontrent dans la réalité ; il maintient fermement que les traumatismes issus du monde extérieur ne peuvent l’atteindre ; davantage : il montre qu’ils ne sont pour lui que matière à gain de plaisir. »

Pour expliquer ce phénomène sur le plan dynamique, Freud nous dit que l’humoriste « s’installe dans le rôle de l’adulte, dans une sorte d’identification au père » tout en faisant rire de sa propre détresse d’enfant. Cette relation, dit-il, a la plus grande affinité avec la relation du moi et du surmoi : « Que quelqu’un se traite lui-même comme un enfant et joue en même temps à l’égard de cet enfant le rôle de l’adulte supérieur » est plausible, dit-il, « Le surmoi est génétiquement l’héritier de l’instance parentale, il tient souvent le moi dans une dépendance rigoureuse, le traite vraiment encore comme autrefois, dans les premières années, les parents – ou le père – traitaient l’enfant. » Mais la différence essentielle ici est que, pour une fois, la relation surmoi/moi ne prend pas un aspect persécuteur. C’est parce que, nous dit Freud, le sujet ne s’identifie pas ici à l’enfant, mais au parent : « Nous obtenons donc une élucidation dynamique de l’attitude humoristique si nous supposons qu’elle consiste en ce que la personne de l’humoriste a retiré l’accent psychique de son moi et l’a déplacé sur son surmoi. » [27]

Il cherchait effectivement à faire rire sur son sort de persécuté et de parent malheureux [28] . L’idéalisation de cette position et le sentiment de triomphe obtenu par le moi peut paraître une mince compensation, mais force est de constater que l’humour est effectivement et fréquemment convoqué dans d’autres situations analogues [29] . Par ailleurs, l’important est de voir que cette idéalisation a permis finalement à ce père de pouvoir se représenter progressivement dans une relation anaclitique positive à son enfant. Il interrogeait le personnel du service sur ses acquisitions, ses besoins, en partant implicitement d’une position où il se situait comme protecteur de son enfant [30] . La relation nouvelle à son fils évoquait le « tandem » de la nouvelle de Kenzaburo Oé. L’identification narcissique obtenue s’accompagnait d’un regard plus serein sur le handicap de son fils et du redémarrage de ses propres projets, de la relance d’une dynamique vitale pour lui-même.

Du coup, par rapport au contenu de ses propos du début, un certain nombre d’éléments sont apparus dans son discours qui relevait de ce qu’on range communément dans la rubrique du « déni du handicap ». Nous le constations par exemple dans les termes employés lorsqu’il parlait de la progression de son enfant et lorsqu’il évoquait ses capacités pour une orientation scolaire en clis  [31] . Ceci témoignait de l’apparition de représentations idéalisées projetées sur son fils, ce lieu réclamant des capacités sans commune mesure avec les possibilités de celui-ci.

Le déni du handicap n’est donc apparu que secondairement, consécutivement à la possibilité émergente d’investir une image positive de son enfant et de lui-même. Auparavant, M. F., après la naissance et la découverte de la trisomie, avait fait face à un surmoi écrasant – il l’exprimait tel quel : « Je me suis très mal conduit vis-à-vis de mes parents ; je me sens énormément coupable vis-à-vis d’eux » –, si bien que le premier clivage qui avait dû s’opérer pour lui n’était pas entre réel et idéal, mais prioritairement entre images persécutrices et images protectrices. C’est d’abord d’un « clivage du surmoi » qu’il s’était agi, pour faire référence à Mélanie Klein (1929) [32] . Nous avions pu ainsi repérer des éléments significatifs de l’évolution de ce clivage, aussi bien à l’égard de membres de son entourage qu’à l’intérieur même de l’équipe du service, répartis en une série de mauvais objets et une de bons objets. Ce qui dominait à l’égard de cette deuxième série, c’était la recherche de l’acceptation et de l’amour pour le père en désarroi qu’il était devenu.

La façon dont ce lien s’est constitué ainsi que celle dont s’est mis en place le processus de restauration narcissique évoquaient ce que dit Mélanie Klein de la relation de l’enfant à l’objet primaire, des rapports du moi au surmoi : « Lorsque la sévérité excessive du surmoi se réduit peu à peu, les reproches que celui-ci fait au moi au sujet de ces attaques imaginaires font naître des sentiments de culpabilité qui entraînent de fortes tendances à réparer les dommages imaginaires que l’enfant fait subir à ses objets. » Dans ce processus, l’idéalisation joue son rôle, à propos de laquelle Mélanie Klein dit qu’elle « constitue un processus essentiel de la pensée du jeune enfant car il ne possède pas encore d’autres moyens pour lutter contre sa peur de la persécution (dont sa propre haine est la source) ». Ces descriptions imagées [33] sont parlantes lorsqu’il s’agit d’en revenir aux enjeux psychiques les plus profonds de la parentalité face au handicap de l’enfant.

Sur le « deuil de l’enfant imaginaire »

Même dans une situation clinique aussi difficile, nous avons pu ainsi voir apparaître des éléments de rêveries autour de l’enfant réel mêlant des éléments idéalisés à des éléments de prise en compte du handicap – par exemple autour de l’autonomie, de l’éducation, des réussites scolaires –, c’est-à-dire en fin de compte des représentations d’enfant parallèle. Nous employons ce qualificatif pour indiquer que ces représentations évoluent – dans les cas favorables – en même temps que l’enfant grandit et que de nouvelles exigences de séparation psychique se font jour, permettant aux parents d’assurer la continuité de leur investissement. Elles vont le faire en intégrant de plus en plus d’éléments reflétant le handicap dans un ensemble qui reste idéalisé, sans qu’il y ait à proprement parler de « deuil de l’enfant imaginaire ».

Nous ne sommes pas seuls à remettre en cause cette notion, tel Jacques Miedzyrzecki (1992) par exemple. Mais nous ne le suivons pas lorsqu’il exclut de sa critique la parentalité en cas de handicap. C’est ainsi qu’il écrit : « Contrairement à ce qui est souvent dit d’une manière réductrice et péremptoire, il n’y a pas de véritable perte (ou deuil) lors de la naissance ; l’enfant réel est le prolongement naturel et harmonieux de l’enfant imaginaire (celui du rêve) ou plus exactement le travail représentatif se poursuit, il s’étaye sur l’enfant réel. Mais à l’opposé, un vécu de perte est douloureusement ressenti quand un enfant marque, par sa souffrance, un écart irréductible avec l’imaginaire conscient des parents ; il est alors perçu comme un « étrange étranger », un autre irrémédiablement différent […] C’est dans ces circonstances que s’interrompt brutalement le travail représentatif dont je viens de parler : la douleur apparaît, signe d’une blessure profonde (et quelquefois irréparable) de la psyché, blessure provoquée par cet inconnu qui ne ressemble à personne et qui marque la différence et l’échec ; il signifie une altérité fondamentale et entrave les processus d’identification parent-enfant. »

Nous sommes amenés à moduler fortement ces propos. Qu’il y ait anomalie ou non, il n’y a pas après la naissance qu’un simple « prolongement » mais aussi une certaine transformation des représentations consécutive à la prise en compte de l’altérité de l’enfant. En cas de handicap, si la séparation psychique prend un caractère particulièrement traumatique, celle-ci s’accompagne cependant bien d’un « travail représentatif » qui, partant de l’enfant imaginaire, cherche à « s’étayer sur l’enfant réel ». C’est précisément la fonction de l’enfant parallèle de faire que l’écart ne reste pas « irréductible », que l’enfant handicapé ne soit pas perçu comme « un autre irrémédiablement différent ». Nous avons vu dans le cas de Mme T. comment ces représentations, en incluant des traits du handicap, permettaient une identification réciproque entre elle et Gilbert, facilitant ainsi notamment la reconnaissance de sa place dans la filiation. Dans le cas de M. F, nous avons vu que pouvaient percer, à partir de l’image d’un enfant d’abord vécu comme persécuteur, celles d’un enfant valorisé, voire survalorisé dans certaines de ses réussites.

En fait, cette notion de « deuil de l’enfant imaginaire » repose sur la conception d’un enfant merveilleux qui serait une entité fixée porteuse exclusivement d’idéal. Mais la figure de His Majesty The Baby n’a de perfection qu’autant que nous pouvons en attribuer à la forme elle-même. Car, nous l’avons dit, les éléments qui font son contenu ne sont pas porteurs que d’idéal, si bien que nous pouvons penser qu’il n’y a pas véritablement un seul moment où le sujet même infans puisse prendre son moi réel pour un moi idéal, malgré ce que Freud en dit dans « Pour introduire le narcissisme ». Il hériterait plutôt par ses parents de cette mise en tension entre moi et moi idéal. C’est précisément cet alliage qui va permettre à la projection narcissique de participer à ce qui va, chez le parent, se nouer entre lui et celui qui naît, sujet surgissant dans une altérité irréductible, pour en faire « son » enfant.

L’écart entre ce que sont devenus à ses yeux sa propre vie et les espoirs qu’il investit dans sa descendance est celui qu’il retrouve également dans son enfant par identification réciproque. Dans la conclusion du moment narcissique, il se produit à nouveau ce qui a présidé à la formation même du « je idéal » tel que le formule Jacques Lacan (1949) : « Mais le point important est que cette forme situe l’instance du moi, dès avant sa détermination sociale, dans une ligne de fiction […] qui ne rejoindra qu’asymptotiquement le devenir du sujet, quel que soit le succès des synthèses dialectiques par quoi il doit résoudre en tant que je sa discordance d’avec sa propre réalité ».

Celle-ci concerne notamment la mort, celle de l’enfant aussi. Nous avons vu comment sa virtualité est incluse dans la figure de His Majesty The Baby et comment le handicap vient fortement susciter les représentations qui y sont liées tant il est synonyme d’un arrêt du flux vital, pulsionnel aussi bien que générationnel. Le traumatisme initial fait donc courir le risque d’une désintrication pulsionnelle, peut en tout cas pousser l’ambivalence amour/haine à son extrême. Celle-ci vient d’ailleurs nourrir aussi les termes du clivage réel/idéal projetés sur l’enfant. Lorsqu’ils sont en confiance, les parents peuvent ainsi à certains moments se laisser aller dans le discours à libérer des affects négatifs à l’égard de leur enfant, comme le faisait abondamment M. F. Mais le plus souvent, confrontés brutalement à leurs propres limites et à leur propre finitude devant l’état de leur enfant, ils ne peuvent que tendre de toutes leurs forces à promouvoir des représentations d’enfant parallèle et à les projeter sur celui-ci. C’est essentiel pour eux du point de vue des pulsions de vie. Ce n’est pas tant le deuil qui est requis en ces circonstances qu’une métamorphose de l’enfant imaginaire.

Celle-ci est le résultat d’une dynamique narcissique, qui n’oppose pas idéalisation et désidéalisation, mais instaure une dialectique entre les deux. Si nous reprenons l’exemple de Mme T., la nouvelle image à laquelle elle est parvenue, plus adaptée au fait que son fils, malgré son handicap, a grandi et est devenu plus autonome, correspond en même temps à la désidéalisation de la position précédente, où elle se vivait dans une relation fusionnelle à Gilbert. Il en est de même des autres exemples d’évolution que nous avons donnés et du dernier que nous présenterons plus loin. C’est ainsi que lorsque nous suivons suffisamment un parent, nous pouvons assister quelquefois à une série d’idéalisation et de désidéalisation successives au gré des changements – quels qu’ils soient – de l’enfant. Mais ce mouvement est au fond plus généralement ce qui se produit pour tout parent et correspond d’une certaine manière à une reviviscence de son « roman familial ».

Freud (1909) nomme ainsi cette « activité fantasmatique particulièrement importante » qui accompagne l’entreprise de détachement de l’enfant, et qui « prend pour tâche de se débarrasser des parents et de leur en substituer d’autres, en général d’un rang social plus élevé ». Il y a donc désidéalisation des parents d’un côté et idéalisation de substituts de l’autre. Mais derrière ces nouveaux objets idéalisés, nous pouvons reconnaître, dit Freud, les parents : « Et même tout l’effort pour substituer au père réel un père plus distingué ne fait qu’exprimer chez l’enfant la nostalgie du temps heureux et révolu où son père lui est apparu comme l’homme le plus distingué, le plus fort, sa mère comme la femme la plus chère et la plus belle. Il s’écarte du père tel qu’il le connaît pour se retourner vers celui auquel il a cru dans les premières années de son enfance, et ce fantasme n’est à proprement parler que l’expression du regret de voir disparu ce temps heureux. La surestimation des toutes premières années de l’enfance reprend donc pleinement ses droits dans ses fantasmes. L’interprétation du rêve montre en effet que même plus tard, dans les rêves d’empereur et d’impératrice, ces illustres personnages signifient le père et la mère. La surestimation infantile subsiste donc aussi dans les rêves de l’adulte normal ».

Lorsque le sujet devient parent à son tour, le mouvement se poursuit et il revit en quelque sorte son roman familial dans la relation à son enfant, en rejouant ce mouvement d’idéalisation/désidéalisation au fur et à mesure que celui-ci grandit et qu’il s’en détache. « L’empereur » ou « l’impératrice », selon l’expression de Freud, sont alors remplacés par « Sa Majesté l’Enfant », qui va subir aussi une certaine désidéalisation. Dans la mesure où l’enfant n’est jamais comme les parents l’ont rêvé, il va y avoir de ce côté-là une désillusion, mais de l’autre côté celui-ci va offrir de nouveaux supports à l’idéalisation, ne serait-ce que par les premières acquisitions, le franchissement des grandes étapes de la marche, du langage et l’ensemble de ses réussites ultérieures. Des parents idéaux aux substituts parentaux jusqu’à l’enfant idéalisé, ce qui se maintient, à travers ces fluctuations, c’est le moi idéal du sujet qui, dans le cadre plus large de la « triade narcissique » de Bela Grunberger (1993) [34] , se perpétue.

L’importance particulière de l’idéalisation dans cette clinique se retrouve dans le puissant effort d’investissement que nous avons plusieurs fois souligné dans le discours des parents. Le rôle et la place de l’idéal entrent d’ailleurs dans une dimension plus générale. L’idéal du moi recouvre deux aspects, dit Janine Chasseguet-Smirgel (1999) : « Il est lié au programme de développement du sujet, le souhait de l’enfant de devenir grand » [35] en même temps qu’il constitue la tentative « de reconquérir la perfection perdue de l’univers fusionnel primaire ». Elle développe en détail, à l’instar de ce que Bela Grunberger a lui-même théorisé sur le sujet, comment toute progression subjective est en quelque sorte portée par le narcissisme. Elle montre en particulier le « rôle maturatif de l’idéal du moi » qui permet au sujet de sortir de « la loi du tout ou rien », de « la nécessité d’une satisfaction immédiate et totale. » De la même façon, lorsque nous disons que les représentations d’enfant parallèle mêlent des éléments de réel et d’idéal, nous voulons insister sur cet ajustement qu’elles permettent aux besoins de l’enfant, sur le fait qu’elles contribuent à sortir le parent d’un tout ou rien sur le plan des représentations idéalisées de celui-ci. Elles sont indissociables de l’assomption de la parentalité, de même que le déni dont elles font le contenu nous est apparu comme une construction imaginaire nécessaire, qui ne niait pas le savoir sur le handicap, mais qui permettait au contraire la progressive prise en compte du réel dans ce domaine.

La dynamique narcissique, arrêts et reprises

Encore faut-il pour cela que la dynamique narcissique ne se fige pas, comme nous le voyons dans la clinique, dans certains cas où le parent cherche à s’accrocher durablement à une certaine image de lui-même, au détriment de l’enfant et du sien-propre en dernier ressort. Les temps d’arrêt se situent à différents moments de la séparation psychique. Ils peuvent se produire par exemple alors qu’il y a déjà eu des projections narcissiques sur l’enfant mais que tout se passe comme si le mouvement d’idéalisation/désidéalisation ne pouvait pas se poursuivre, que le détachement obtenu en restait là. Dans ce cas, l’enfant tend à être et à rester en position d’« enfant-roi », His Majesty The Baby dans le réel en quelque sorte. Les éléments idéalisés ne portent plus seulement sur l’espoir que l’enfant vienne un jour pallier par ses succès les déceptions parentales, mais sur le souhait qu’il reste tel qu’il est – « il sera toujours notre bébé » comme nous l’entendons parfois – objet d’un amour absolu, sans conditions, et garant – par le fait même de penser s’en occuper toujours – du sens de l’existence. L’immobilisme promis ici flatte « le point le plus épineux du système narcissique, cette immortalité du moi que la réalité bat en brèche » dont Freud (1914) dit qu’il « a retrouvé un lieu sûr en se réfugiant chez l’enfant ».

Mais cet idéal porté à l’extrême ne vient qu’en contrepartie de l’impact particulièrement dramatique qu’a eu dans ces cas-là le handicap sur le moi parental. Ce qui frappe dans de tels exemples n’est pas la promotion de cette figure de His Majesty The Baby, mais l’intensité de l’investissement dont elle est l’objet et le caractère maximal du clivage. Il n’y a pas de commune mesure alors entre l’état de l’enfant réel et les représentations idéalisées dans lesquelles le parent parvient à se refléter à nouveau. Il peut arriver ainsi, pour peu que ses représentations ne parviennent pas à évoluer, que le parent fasse durablement de l’enfant le support de telles projections. Le risque encouru est que ce dernier reste figé dans ce statut de bébé idéal, qui ne grandit pas, et qu’il puisse être montré, voire affiché aux yeux de tous, pour soutenir l’autoreprésentation parentale. Ceci entre pour une part dans les phénomènes d’« exhibition » et de « fétichisation » du handicap décrits par certains auteurs. L’explication qui en est donnée part du constat que l’enfant, venant jouer d’ordinaire une fonction phallique dans l’économie libidinale maternelle, peut en cas de handicap jouer le rôle d’objet fétiche évitant à sa mère la confrontation à la castration.

Il est clair qu’il s’agit là d’un aspect de la clinique du handicap. Mais ce que nous voulons mettre en valeur, c’est le fait que ces situations relationnelles qui se sont enkystées – et qui entravent sur le plan symbolique ce qui doit circuler entre la mère et le père concernant l’enfant – peuvent être le résultat d’un « grippage » de la dynamique narcissique maternelle ou paternelle. Adopter cette perspective ouvre sur la possibilité d’être attentif au fait que le narcissisme parental fragilisé et ayant trouvé refuge dans cet enfant-roi puisse de nouveau évoluer et favoriser une plus grande séparation psychique.

De plus, le narcissisme parental, en tant que tel, n’est pas confronté uniquement à la castration ; il est également confronté à la mort. Ceci est particulièrement souligné en cas de handicap. Ce qui fait que l’image de l’enfant-roi ne correspond pas seulement selon nous à une « image phallique narcissique » (Grunberger 1993), mais participe également de cette « duplicité du moi » [36] 1983). C’est pourquoi, même dans les cas où la relation à l’enfant semble figée, nous devons essayer d’évaluer ce qui met en danger le moi du parent et prendre en compte, à partir de là, les possibilités évolutives de l’image narcissique de celui-ci. D’autant qu’il se présente plusieurs occasions, au cours de l’exercice de la parentalité, qui représentent autant d’opportunités de séparation psychique et qui poussent le narcissisme parental à évoluer, même si ces événements sont souvent vécus primitivement comme une répétition de l’annonce du handicap. Ce sera notre dernier exemple.

Mme C. est mariée, mère de quatre enfants dont Isabelle, jeune fille de 17 ans, atteinte de trisomie 21. Elle vient consulter à mon cabinet de psychanalyste en sachant, point important, que j’interviens par ailleurs dans un service d’enfants analogue à celui où était sa fille et dans une institution pour personnes adultes handicapées. Lors de cette première rencontre, elle me dit qu’elle ne peut plus faire face à sa culpabilité. Elle a le sentiment d’être devenue une charge insupportable pour son entourage et veut, à cause de cela, quitter son mari et ses trois autres enfants, pour « partir seule avec Isabelle ». Cependant, elle se demande si cela pourrait vraiment la soulager et si son choix est fondé. Du coup, ce souhait, elle vient le mettre à l’épreuve sous forme d’une question qu’elle m’adresse : a-t-elle vraiment raison de vouloir « partir » ?

Depuis dix-sept ans, Mme C. a œuvré pour que sa fille soit l’objet d’un maximum de stimulations. Elle s’est adressée pour cela dès les premiers temps après l’annonce à un sessad qui favorisait une prise en charge très centrée sur l’apprentissage répétitif. Ni elle, ni son mari n’ont eu l’occasion, semble-t-il, ni le souhait sans doute, de parler des répercussions et de la signification que pouvait prendre la trisomie de leur fille, ni d’échanger entre eux à ce sujet. En fait, Mme C. en a beaucoup fait son affaire et, au moment où elle vient me rencontrer, elle maintient encore une relation fusionnelle avec sa fille. Il lui est difficilement tolérable d’envisager l’idée de la moindre séparation.

C’est pourtant bien de cela qu’il s’agit. Elle prend conscience en en parlant que ce qui la bouleverse en ce moment, c’est la perspective proche de l’orientation d’Isabelle vers un cat [37] . Et dès le premier entretien, elle va associer ce qu’elle ressent actuellement à ce qu’elle a éprouvé dix-sept ans auparavant, dans les premiers temps qui ont suivi la découverte de la trisomie. Elle décrit les divers sentiments par lesquels elle est passée à l’époque et parvient finalement à dire qu’au moment de l’annonce du handicap elle a voulu « mourir avec Isabelle ». Le rapprochement fait par elle entre le moment actuel de l’orientation et celui passé de l’annonce va l’aider, au bout de plusieurs séances, à faire le lien entre l’idée d’alors qui était de « mourir » et son souhait actuel de « partir seule avec Isabelle ». Si « partir » signifiait bien « mourir », si Mme C. réagit en partie de la même façon par deux fois, c’est parce que cette orientation l’oblige de nouveau à voir sa fille autrement qu’elle ne l’avait imaginée. La première fois, c’était à la naissance, où elle avait dû la reconnaître comme affectée d’une trisomie. Cette fois-ci, c’est comme une jeune adulte, future participante à la vie d’un cat.

Même cause, mêmes effets : de nouveau, Mme C. fait appel au fantasme de relation fusionnelle. Sa question « Dois-je partir avec Isabelle ? » est destinée en fait indirectement à son entourage familial, à son mari en particulier. Dans les critiques qu’elle lui adresse, elle demande d’être comprise, prise en charge elle-même, portée, dans une dimension d’identification réciproque avec sa fille  [38] . D’ailleurs, Mme C. a conscience de ce que lui apportait le service où était Isabelle. Elle y était très présente et y trouvait indirectement pour elle-même le soutien d’éducateurs qu’encore maintenant elle idéalise beaucoup. Ce nouveau recours au soutien de l’entourage ne sera pas vain. En effet, si les séances de psychothérapie ont été « vitales », dit-elle, elle souhaitera les interrompre précisément au moment où, pour son anniversaire, son mari et la famille proche auront organisé une fête surprise, comme pour lui signifier qu’ils avaient entendu son appel, qu’ils étaient eux-mêmes capables de l’entourer, voire de la « porter », qu’elle n’était pas seule.

Il est intéressant de voir comment la dynamique narcissique a pu faire ici l’objet d’une reprise chez Mme C. En effet, si cet événement majeur qu’a été pour elle l’entrée de sa fille dans un établissement pour adultes a eu valeur de répétition de l’annonce, la replaçant dans le même bouleversement et une détresse semblable, le mode de réponse narcissique n’a été similaire que jusqu’à un certain point. De fait, au moment où elle nous quitte, nous constatons que la relation avec Isabelle s’est ouverte un peu plus qu’elle ne l’était. Mme C. envisage avec plus de sérénité l’orientation de sa fille, avec ce que cela présage d’autonomie plus grande à l’avenir. Par ailleurs, elle fait plus intervenir son mari ; elle commence à échanger avec lui à propos de sa fatigue, de sa lassitude, de leur différence d’approche du handicap. Tout cela répond, me dit-elle, à son besoin de « souffler », de ne plus autant militer qu’elle l’a fait jusqu’ici, tout en acceptant cette fois-ci que son mari ne prenne pas la relève, ne fasse pas comme elle, soit différent d’elle, en somme.

Pour expliquer ce changement, il faut faire un petit retour en arrière et relater plus précisément ce qui s’est produit au décours d’une séance particulière. Lors des entretiens précédents, Mme C. m’avait déjà fait part plusieurs fois de son agressivité envers certains membres de sa belle-famille, et en particulier d’une belle-sœur. Celle-ci témoignait, me disait-elle, de sentiments négatifs à l’égard de la naissance d’Isabelle mais aussi envers Valérie, une jeune femme de la famille de celle-ci qui était en cat. Mme C. en parle de nouveau, mais cette fois une grande angoisse apparaît. Tout d’un coup, elle se demande si le fait qu’elle me rapporte tout cela va avoir des conséquences sur cette jeune femme handicapée : est-ce que je ne vais pas en parler à l’extérieur ? Qu’en est-il du secret professionnel ? De l’angoisse donc, de la culpabilité et un aspect de déréalité. J’interviens pour lui montrer qu’elle est en train d’associer Isabelle à Valérie. Mme C. poursuit d’elle-même en prenant progressivement conscience de son identification à sa belle-sœur. Elle réalise alors que si celle-ci s’était élevée contre la naissance d’Isabelle, elle-même, Mme C., peut dire maintenant qu’elle a souhaité à sa naissance qu’Isabelle n’existe pas. En pensant que ce qu’elle pouvait me dire allait faire du mal à Valérie, c’est ce désir de mort qu’elle manifeste à nouveau envers Isabelle.

C’est à partir de ce moment que le soulagement chez Mme C. est devenu évident. Non seulement la culpabilité a alors diminué mais elle a eu aussi le sentiment de sortir de l’impasse dans laquelle elle se trouvait. La question initiale que m’avait posée Mme C., à savoir : devait-elle « partir seule avec Isabelle ? » qui avait le sens de « mourir avec Isabelle » pouvait donc s’interpréter aussi comme : imaginer et souhaiter la mort d’Isabelle, se séparer d’elle, mourir à soi-même, se séparer un peu de soi-même. Bref : partir, c’était aussi comment re-partir, repartir dans la vie, comme elle l’avait déjà fait après l’annonce du handicap.

Les effets produits par les séances et celle-ci en particulier sont certes à mettre sur le compte de ce qui a pu s’élaborer au niveau de la haine et du sentiment de culpabilité. Ceci a permis à Mme C. de mieux s’inscrire dans le circuit symbolique, les échanges avec son mari, l’assomption de sa position de mère. C’est cette dimension du travail psychique qui a fait qu’elle s’est adressée au psychanalyste, mais ces effets n’auraient pas pu se produire – et c’est là que nous voulions en venir – s’il n’y avait pas eu la production d’un nouveau moment narcissique, avec une mobilisation d’abord, et une mutation ensuite dans l’image que Mme C. avait d’elle-même, en rapport avec le changement de situation de sa fille.

Ce moment commence à l’instant où pour Mme C. le support de la relation fusionnelle fonctionne moins et où l’identification à Isabelle comme devant absolument être protégée n’est plus suffisante. Ce qui surgit alors pour elle comme au moment de l’annonce, c’est un nouvel aspect réel de sa fille qui lui apparaît encore une fois étrangère, différente de ce qu’elle avait imaginé, de ce qu’elle avait projeté sur elle jusque- là. L’inquiétante étrangeté correspond à ce moment de vacillement de son image et à la manifestation de l’agressivité. Celle-ci lui fait prendre conscience de l’identification à sa belle-sœur et annonce le lien qui s’établit progressivement entre Isabelle et Valérie, image valorisante d’une jeune femme en cat. Elle les associe toutes les deux dans cette représentation qui tient compte de la perspective prochaine de voir Isabelle dans un établissement semblable et qui assure en même temps le maintien de l’image de celle-ci, modifiée mais toujours idéalisée. L’enfant parallèle obtenu a favorisé la prise en compte de nouveaux éléments du réel et une meilleure intégration de l’ambivalence de Mme C. à l’égard d’Isabelle. C’est ainsi qu’elle a pu de nouveau manifester son amour et s’identifier à sa fille en se retrouvant dans une image de mère d’une jeune femme handicapée devenant adulte.

Quelques conséquences pour les soins et l’accompagnement

Cet exemple nous donne l’occasion de livrer ici quelques réflexions sur l’intervention du thérapeute en particulier et sur le rôle des professionnels [39] en général dans l’accompagnement, toujours du point de vue de ce qui peut favoriser la dynamique narcissique. Dans chaque cas, nous avons vu que c’est un élément du réel qui a déclenché une reprise de celle-ci, en même temps qu’il renvoyait de prime abord le parent à la découverte du handicap, et donc au traumatisme initial avec ses effets paralysants. Dans les établissements pour adultes, ou bien dans les services de suite, cela peut se produire au moment de l’admission, comme dans le cas de Mme C., à partir d’échanges autour de la vie sociale, des relations sexuelles, de l’espacement des retours dans la famille, ou tout autre point où le jeune adulte manifeste son autonomie et où les parents sont confrontés à un nouvel aspect de l’altérité qu’ils n’avaient pas envisagé. Dans les services de petite enfance, en dehors même des questions d’orientation ou de scolarité, des éléments de bilan retranscrits, un changement proposé dans le suivi ou la proposition que l’enfant participe à un petit groupe peuvent voir se réactiver les mêmes interrogations, les mêmes angoisses qu’au moment de l’annonce. Nous pouvons alors nous demander à quelles conditions ces différents événements ne vont pas provoquer de simples phénomènes de répétition, mais produire une évolution favorable à l’ajustement de l’exercice de la parentalité aux besoins de l’enfant. Et pour cela, qu’est-ce qui va permettre que l’image du parent puisse se modifier tout en restant suffisamment investie ?

Pour y répondre, il faut d’abord tenir compte du fait que les différents intervenants contribuent à rendre manifeste le réel du handicap aux yeux des parents, ne serait-ce que parce qu’ils sont présents uniquement au titre des difficultés de l’enfant. Cet aspect est souvent éludé, ou perçu négativement, comme un artefact en quelque sorte, en tout cas ressenti comme un effet antinomique de la notion d’accompagnement qui prévaut actuellement et qui situe l’action des professionnels « du même côté » par rapport au cheminement propre des parents. C’est pourquoi il vaudrait mieux parler d’un double aspect dans l’implication de chaque professionnel, surtout au fur et à mesure que nous nous éloignons du moment initial de l’annonce.

Lorsque celle-ci en effet peut être faite rapidement, en s’appuyant sur une étiologie ou un constat clinique précis, la communication du diagnostic et le soutien à la famille reposent sur des personnes différentes, contrairement à ce qui se passera plus tard. Cela tient notamment à la nécessité de donner toute l’information souhaitable aux parents tout en tenant compte du fait que la réception de ce qui est dit provoque d’emblée une situation de choc dont ils ne vont sortir que progressivement. Cette dichotomie répond ainsi consciemment ou non au clivage qui se manifeste chez eux à cet instant-là. Mais par la suite, nous avons vu que la dynamique narcissique parentale évolue précisément en faisant tenir ensemble les deux pôles de ce clivage, en les maintenant séparés tout en cherchant à en réduire l’écart, en créant un alliage de plus en plus étroit entre les représentations de l’enfant d’avant l’annonce et les représentations de l’enfant réel. Nous pouvons en déduire que, loin d’être un obstacle, le double aspect de la place des professionnels peut aller dans le même sens et favoriser la dynamique narcissique, en agissant sur la façon dont le réel du handicap se présentifie aux parents tout en partageant avec eux l’élaboration des projections sur l’enfant lui-même.

L’exemple de Mme C. illustre notre propos. Il est significatif en effet qu’elle avait consulté à mon cabinet en sachant – elle avait tenu à me le dire – que je connaissais bien certains services spécialisés. C’était une garantie pour elle sur le plan de la sécurité narcissique. Elle pouvait penser avoir ainsi l’assurance que j’entendais sa question et que j’étais en mesure de tenir compte de sa position de mère d’une jeune fille atteinte de trisomie. Elle avait le sentiment que je pouvais saisir non seulement la violence des affects qui peuvent se manifester dans cette situation, mais aussi le mode de relation fusionnelle qui peut s’engager dans ce cas-là. En même temps, j’étais aussi celui par qui l’angoisse est apparue. Cet aspect est indissociable du précédent. C’est l’association des deux qui a rendu l’épisode fructueux et a permis à Mme C. de franchir le pas d’une plus grande reconnaissance de l’altérité de sa fille.

Au total, cette expérience de séparation psychique s’est présentée pour elle comme « non catastrophique », [40] selon l’expression d’Olivier Flournoy (1975). Nous utilisons après lui ce qualificatif, en pensant au modèle que peuvent fournir certaines situations analytiques où le patient reste fixé à certaines expériences précoces de séparation, et reste démuni sur le plan narcissique, au point de ne pouvoir se représenter lui-même que dans une image étayée sur une relation fantasmée comme fusionnelle à l’analyste. Il lui est inconcevable de percevoir ce dernier comme un objet étranger, et il semble alors que seule une expérience fortuite, qui fait office de séparation inédite – telle que la rencontre de l’analyste en dehors du cadre, ou une maladie somatique, ou encore une séparation réelle – puisse permettre qu’un mouvement d’élaboration se déclenche, à la condition susnommée cependant.

Pour ce faire, l’efficace de l’action du thérapeute consiste donc à être toujours à la limite de ce qui est acceptable comme étrangeté, comme objectalité, à rester au plus près du clivage. Comme nous le disions, celui-ci permet d’établir un espace de pensée où les parents vont pouvoir progressivement se regarder à nouveau dans la situation inédite créée par l’annonce, en développant des représentations dans lesquelles les professionnels peuvent prendre une place. Concernant celle-ci, nous pouvons remarquer que c’est au moment où pour Mme C. mon image a changé de façon inquiétante, déréalisante, voire persécutive, que sa fille, associée à Valérie, lui est apparue également comme un objet étranger. De même, antérieurement à cela, Mme C. m’incluait dans ses représentations narcissiques sous le même mode que la relation fusionnelle dans laquelle elle était avec Isabelle. Et même si cette dernière n’est jamais venue aux séances avec sa mère, c’est comme si d’une certaine manière elle avait été présente, au moins au début, de sorte que celles-ci m’évoquaient un peu les entretiens que je peux avoir au sessad lorsque je prends en considération ce qui se donne à voir comme une dyade en recevant l’enfant avec l’un des parents.

Ceci indique que la place du thérapeute est dans une certaine mesure en corrélation avec celle qu’occupe l’enfant dans le psychisme parental, et est dépendante du « degré d’altérité » dans lequel l’enfant se trouve par rapport au parent. Nous pourrions ainsi définir très schématiquement autant de positions y correspondant pour le clinicien. Celui-ci, pour être efficace, doit en tenir compte, se régler en quelque sorte sur cet état de fait et entrer dans une certaine mesure dans l’aire d’illusion du parent. Ainsi, lorsque ce dernier se soutient d’un fantasme de moi- prothèse à l’égard de son enfant, comme c’était le cas primitivement, le thérapeute doit prendre en considération cette relation vécue comme fusionnelle. Ce sont ces conditions transférentielles qui lui permettent ensuite de contribuer à ce que la situation s’ouvre, à ce qu’il y ait plus de séparation psychique, bénéfique aussi bien pour l’enfant que pour le parent lui-même en fin de compte.

Pour ce faire, le thérapeute est amené nécessairement à faire intervenir l’aspect de son implication qui le fait apparaître comme un objet étranger. Le fait d’en être conscient peut lui permettre de le faire alors de façon mesurée. Ce qui le rend tel est, rappelons-le, le fait qu’il présentifie l’aspect réel du handicap de l’enfant qui fait encore question pour le parent. C’est ce qui se manifeste par exemple lorsqu’il y a la mise en évidence d’éléments d’histoire de la découverte des difficultés en rapport avec l’enjeu présent, lorsque le parent est dans un moment qui le sollicite : modification du suivi, orientation, changement dans sa propre vie, interrogations nouvelles sur l’étiologie. Lorsque le lien se fait dans la narration même, c’est souvent l’indice d’une demande d’aide à aller plus loin dans la séparation psychique et la prise en compte du handicap. Nous venons de voir ainsi comment Mme C avait noué passé et présent dans sa démarche, avec une expression de culpabilité qui donnait sa pleine signification à la question qui l’engageait sur le chemin d’une reconnaissance renouvelée de sa fille.

Un deuxième élément à souligner dans ce qui fait œuvre de séparation, c’est la possibilité de rendre présent, aux moments adéquats, ce qui a trait aux capacités et à l’évolution de l’enfant, à ses manifestations émotionnelles, à sa parole propre ou à sa singularité. Ce sont, par exemple, les vomissements de Gilbert, qui ont pour effet que M. et Mme T. posent sur lui, au-delà de l’angoisse provoquée, un regard nouveau. Rien ne doit être négligé permettant de faire apparaître l’enfant dans toutes ses manifestations d’existence. Mais comme nous l’avons vu, il ne faut pas que ces surgissements potentiels d’altérité viennent à fonctionner comme un « trop de réel ». Leur effet dépend de ce qui va permettre de maintenir une « suffisante assise narcissique » (Kestemberg, 1978).

Celle-ci est conditionnée par l’élaboration psychique à laquelle va donner lieu l’intervention thérapeutique. Comme dans tout travail de parole de cette nature, sont efficaces l’émergence de souvenirs importants, l’expression des affects surgissant au moment où ils prennent leur signification pleine, la mise en évidence de traces d’imagos inconscientes. Ce peut être le rapprochement entre les configurations relationnelles actuelles et passées chez Mme T. identifiant Alain et Gilbert par exemple.

Mais il n’est pas indifférent que les exemples que nous avons relatés, mis à part le dernier, aient trait à une intervention qui se situait dans celle plus large d’une équipe de sessad. Certes, un travail de ce type est toujours possible en cabinet libéral et peut même être complémentaire d’un suivi de l’enfant dans un service ou une institution. Il peut même s’avérer nécessaire lorsque l’histoire personnelle du parent prime sur les seuls effets de l’apparition du handicap. Mais l’exemple de Mme C. montre que le cadre des séances s’est trouvé sollicité jusque dans ses limites et ceci vient souligner a contrario le rôle de contenant que peuvent jouer les services de petite enfance dans ces cas-là.

Ils peuvent constituer en effet des lieux privilégiés pour la dynamique narcissique parentale. Par leur existence même, ils symbolisent le réel du handicap et œuvrent donc dans le sens de la désidéalisation. Mais en même temps ils donnent constamment la possibilité aux parents d’être en sécurité, de se représenter et de se refléter dans leur enfant. Outre les possibilités qu’ils y ont de se rencontrer entre eux, il y a dans ces lieux une pratique implicite qui vise dans les échanges entre professionnels et familles à mettre en commun un certain nombre de représentations valorisées de l’enfant et donc une action qui pousse également à l’idéalisation nécessaire à l’investissement de celui-ci.

Au bout du compte, ce travail aboutit, en tendant à montrer l’enfant tel qu’il est, à faire tiers entre lui et ses parents, à favoriser la séparation et l’autonomie, sans que pour autant ces derniers ne se sentent en danger sur le plan du narcissisme primaire. Autrement dit, ces services [41] fonctionnent comme aire transitionnelle non seulement pour les enfants, mais également pour les parents, en prenant en compte la nécessité de l’illusion au sens de Winnicott. Dans la pratique, il nous semble que, sans que cela soit toujours formulé consciemment comme tel, les équipes vont en partie dans ce sens. Ainsi nous reprendrions volontiers l’expression de Michel de M’Uzan (1994) de « déni partagé » pour nommer ces représentations mises en commun, dans les échanges avec les parents, par les professionnels.

En conclusion

Ils le font d’autant plus en fait qu’il y a chez eux des processus psychiques analogues, tant du point de vue de l’impact du handicap que de celui des moyens d’y faire face – l’intensité en moins bien entendu. Élisabeth Zucman, qui plaide de ce point de vue pour une certaine « réciprocité », se demande pourquoi il lui a fallu si longtemps par exemple pour identifier chez les parents les effets de son dire dans l’annonce, la coupure entre l’avant et l’après, les phénomènes de répétition. Elle répond finalement que c’est parce que « les professionnels subissent aussi, en tant que tels, de sévères blessures dont inconsciemment ils se défendent » (Zucman, 1997). Le vécu des professionnels au cours de l’annonce du handicap reste en effet très difficile, comme le montrent de récentes études [42] . Leurs représentations sont en rapport avec cet impact de la maladie ou du handicap sur eux-mêmes. Il est souvent mis en valeur le « fantasme d’être tout-puissant », coexistant avec un « sentiment d’impuissance totale » (Molénat, 1992)  [43] ou bien encore celui de « super-parents » (Golse, 2000). Ces représentations sont analogues à celles que nous trouvons chez les parents, et nous avons vu comment elles s’inscrivaient dans le fantasme d’une relation fusionnelle où le sujet était tour à tour l’enfant et l’objet primaire idéal.

Jean-Sébastien Morvan (1988) montre dans son étude réalisée auprès de futurs éducateurs, instituteurs et assistants sociaux que dans le premier souvenir lié au handicap s’impose de façon massive celle d’un enfant. Celle-ci, nous dit-il, est d’une part celle qui « permet éventuellement de s’introduire dans une position parentale palliative » et d’autre part l’enfant en soi, tel qu’il fut et est encore dans sa détresse, réveillé dès lors que l’on s’imagine soi-même handicapé. Nous repérons ici les bases de ce que nous pouvons qualifier de représentations d’enfant parallèle chez les professionnels, avec la même fonction que celle que nous leur avons trouvée chez les parents. L’auteur n’exclut pas lui-même les possibilités dynamiques de cette image d’enfant, l’importance et la nécessité de ces représentations pour l’exercice professionnel. Nous voyons en effet comment elles permettent de reconnaître l’altérité de l’enfant à travers ses difficultés et ses déficiences mêmes, tout en l’investissant suffisamment, l’efficacité de la formation étant notamment de favoriser l’identification narcissique par l’action du collectif sur l’idéal du moi. Pour notre part, nous pensons qu’un certain nombre de manifestations de représentations analogues à l’enfant parallèle se donnent à voir dans la pratique quotidienne, qu’il serait trop long de développer ici.

Ajoutons seulement que l’intérêt de repérer et de nous interroger, en tant que professionnels, sur nos propres représentations, est de permettre que, tout en prenant en compte leur nécessité pour l’investissement dans le travail, nous puissions questionner dans certains cas leur adéquation avec les besoins de l’enfant et ceux de ses parents. Cela peut aider à mieux appréhender les disparités, les différences de temporalités par exemple entre nous et la famille dans la prise en compte du handicap et pour la mise en œuvre de nos compétences. Cela peut aider aussi, après avoir distingué ces deux niveaux chez les professionnels, à faire de même avec les parents, c’est-à-dire à être attentif non seulement à leurs représentations comme nous venons de le faire, mais également à leur propre savoir.

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Notes

  • [1]↑– Nous employons ici le terme de handicap dans l’acception très large qui est la sienne actuellement, sans entrer dans le détail des notions qui ont été progressivement distinguées (déficience, incapacité, désavantage…). Nous l’utilisons avec sa connotation sociale pour qualifier une situation où l’enfant connaît des difficultés importantes, d’ordre intellectuel, moteur, sensoriel ou psychique, suffisantes pour relever de l’aide d’un service spécialisé et qui affectent plus ou moins le domaine des acquisitions et, dans un certain nombre de cas, la construction de sa personnalité. Mais cette disparité de nature de l’anomalie, dont l’origine n’est d’ailleurs pas toujours connue, s’estompe face à ce qui nous intéresse ici, à savoir ses effets de réel sur le psychisme parental.
  • [2]↑– Notamment les ime (Institut médico-éducatif) et les cat (Centre d’aide par le travail).
  • [3]↑– Concrétisée par la création des camsp (Centre d’action médico-sociale précoce) et des sessad (Service d’éducation spécialisée et de soins à domicile) qui prennent encore d’autres appellations suivant le domaine du handicap dans lequel ils interviennent.
  • [4]↑– Étude réalisée sur 3000 dossiers cdes (Commission Départementale de l’Éducation Spéciale), pour le ctnerhi (Centre Technique National d’Etudes et de Recherches sur les Handicaps et les Inadaptations), par Thyphaine Mahé attachée de recherche et Jean Sanchez directeur de recherche, décembre 2005.
  • [5]↑– Sur l’identification narcissique comme réciproque, cf. J. Laplanche et J-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, puf, 1967.
  • [6]↑– S. Korff-Sausse, « La souffrance ignorée des pères », in Contraste no14, Revue de l’anecamsp, Paris, 2001. L’auteur écrit notamment que « le lien narcissique d’un père à son enfant » peut avoir « la même intensité que celui de la mère. Les pères ne sont d’aucune façon moins touchés par le choc du handicap, ni moins identifiés à leur enfant, ni moins blessés dans leur narcissisme par le handicap, ni moins concernés par la souffrance qu’il entraîne. »
  • [7]↑– Rey, Dictionnaire historique : la racine « med » a le sens de « prendre avec autorité des mesures appropriées » d’où ses différentes valeurs dans les langues indo-européennes : « penser, réfléchir » avec l’idée d’une pensée qui règle, ordonne, et donc celles de « gouverner, régner », « mesurer », « juger » et aussi « soigner un malade », le médecin réglant, dominant la maladie.
  • [8]↑– Freud utilise l’expression pour lui-même en tant que père, lorsqu’il est confronté à la mort de sa fille Sophie : « La perte d’un enfant me semble être une terrible blessure narcissique ; ce qui est le chagrin viendra sans doute plus tard », Correspondance avec le pasteur Pfister, Paris, « Tel », Gallimard, coll., 1971.
  • [9]↑– Nous revenons sur les définitions de ces termes dans le passage consacré à la « relation fusionnelle ».
  • [10]↑– Paul-Laurent Assoun qualifie le narcissisme de « révolution métapsychologique », l’usage qu’en a fait Freud allant bien au-delà des acceptions que le terme avait pour les premiers auteurs qui l’avaient employé (Psychanalyse, 1997). Jean Laplanche montre comment Freud a donné une dimension structurale au narcissisme apportant de nouvelles propriétés au moi lui-même (Vie et mort en psychanalyse, 1970). Ce concept met en valeur le fait que le moi est investi, à l’instar de l’objet, d’énergie sexuelle et qu’il est aussi une forme, une enveloppe dont les frontières peuvent être battues en brèche, comme nous l’avons vu, par le traumatisme. Dans l’opposition entre pulsions de mort et pulsions de vie, le narcissisme marque la contribution de la sexualité aux secondes et vient souligner une nouvelle fois le rôle de liaison de l’énergie dévolu au moi, aux représentations que celui-ci a de lui-même. Il vient ainsi renforcer le lien qu’il y a entre autoreprésentation et autoconservation, et dans ce sens nous pouvons rapprocher la définition du narcissisme comme « complément libidinal à l’égoïsme » (« Pour introduire le narcissisme » 1914) de l’acception que Freud donne à ce dernier terme, lorsqu’il décrit « l’égoïsme du rêve » évoqué plus haut.
  • [11]↑– Freud écrit cela pour certaines femmes « hystériques » mais ce qu’il formule ici n’a pas lieu d’être réservé à ces dernières, ni même au seul sexe féminin. Du point de vue où nous nous plaçons, celui du narcissisme, nous pensons que cela est applicable, comme nous l’avons déjà dit, également au père.
  • [12]↑– Syndrome de Sturge Weber : malformation vasculaire congénitale qui affecte la peau, les yeux et le système nerveux central. L’ampleur de l’atteinte est très variable, ainsi que les conséquences neurologiques (épilepsie) et intellectuelles.
  • [13]↑– Freud, Au-delà du principe du plaisir (1920). Le moment narcissique est proche de ce que l’on pourrait se figurer mythiquement de cet « acte psychique » qu’est la constitution même du moi. Dans sa deuxième topique, Freud décrit celui-ci comme se séparant du ça dans un texte qui renforce la notion d’étrangeté du sujet à lui-même. Nous y lisons que le corps propre de l’individu est considéré comme un « objet étranger » par exemple, et que la douleur et les maladies douloureuses deviennent de nouvelles possibilités de connaissance de celui-ci et en particulier de nos organes. Dès lors, tout ce qui est de l’ordre du réel traumatique agit sur le sujet « de l’intérieur », au niveau pulsionnel. Du coup, la prise en compte de ce réel par le sujet se fait, sur le plan du moi, par une identification aux objets partiels, pulsionnels, provenant du ça : « Le narcissisme du moi est un narcissisme secondaire, dérobé aux objets. » (S. Freud, Le Moi et le Ça, 1923). Cette identification narcissique, dans son rapport à la constitution du moi, a été développée par d’autres auteurs, notamment Jacques Lacan. Celui-ci met en rapport l’identification narcissique avec cette conquête du moi, avec « l’assomption jubilatoire de son image spéculaire par l’être encore plongé dans l’impuissance motrice et la dépendance du nourrissage » et montre comment elle inaugure la représentation d’une partition entre le moi et le ça : « Corrélativement, la formation du je se symbolise oniriquement par un camp retranché, voire un stade, distribuant de l’arène intérieure à son enceinte deux champs de lutte opposés où le sujet s’empêtre dans la quête de l’altier et lointain château intérieur, dont la forme […] symbolise le ça de façon saisissante » (J. Lacan, Le Stade du miroir comme formateur de la fonction du Je, 1949).
  • [14]↑– Sur l’opposition entre le rapport narcissique du sujet à un objet qui serait « neutre et indifférent » et celui du sujet à un objet qui serait « étrange et familier », nous renvoyons à notre ouvrage L’Enfant parallèle. Narcissisme parental et handicap, L’Harmattan, coll. « Psychologiques », Paris, 2009.
  • [15]↑– L’expression est employée par Otto Rank dans un texte précurseur de 1911, in Topique no14, episa, Paris, 1974.
  • [16]↑– Allouch (1995) montre qu’elle découle d’une théorie implicite du deuil chez Freud, telle qu’il la formule dans Deuil et mélancolie. Il y a loin, écrit-il, de cette version « romantique » du deuil, comme la qualifie Philippe Ariès, à sa version tragique en référence au traumatisme, comme Freud le développera à partir d’Au-delà du principe de plaisir.
  • [17]↑– Comme nous le développons ailleurs (cf. L’Enfant parallèle. Parentalité et handicap, op. cit.)
  • [18]↑– À la suite de R. Spitz et de sa « dépression anaclitique », D. W. Winnicott parle de « relation anaclitique », et bien d’autres auteurs s’y réfèrent également.
  • [19]↑– Ce qui d’ailleurs renvoie à la question de la constitution du narcissisme chez ces enfants eux-mêmes.
  • [20]↑– L’auteur précise auparavant : « Le mâle de ce poisson, qui vit en eau profonde près des côtes du Danemark, est minuscule et reste constamment collé comme une verrue au ventre de la femelle, laquelle est énorme […] ».
  • ps2id id=’21’ target=’ ‘/][21]↑– Freud (1911) Formulations sur les deux principes du cours des événements psychiques. La notion de narcissisme primaire fait débat en raison du caractère d’anobjectalité qu’elle a parfois dans l’esprit de Freud. Mais, du point de vue où nous nous plaçons, cette objection est de peu de poids. L’anobjectalité est certes insoutenable s’il s’agit de dire que le nourrisson n’a pas de relations avec l’environnement, mais elle est défendable si nous voulons dire qu’à l’origine il n’y a pas pour lui d’objet total – au sens de la psychanalyse – constitué. Mais l’essentiel n’est pas là et réside plutôt – et c’est là que gît son efficacité – dans le caractère fantasmatique de cette représentation de complétude. D’ailleurs, un auteur tel que Michael Balint décrit peut-être en termes plus forts et plus réalistes que Freud cet aspect du narcissisme primaire qu’il est pourtant le premier à pourfendre. Mais il lui donne simplement les traits d’une relation fusionnelle originelle avec l’objet primaire, tout aussi mythique et qu’il appelle « amour primaire ». Il idéalise cette relation anaclitique, cette « unité mère/enfant », en la référant à une complémentarité et à une interpénétration individu/milieu qui évoque tout à fait la métaphore de l’œuf de Freud – qui y inclut, rappelons-le, les soins maternels (M. Balint, Le Défaut fondamental, Paris, Payot, 1991).
  • [22]↑– Nous pensons ici à la « formule remarquable » de Freud relevée par Jean-Paul Valabrega (1991) dans Totem et tabou : « L’homme primitif s’inclinerait devant l’inéluctabilité de la mort du même geste par lequel il la nie. »
  • [23]↑– Elle cite à ce propos Conrad Stein : « Ne point nourrir le nouveau-né, ne point laisser reposer l’enfant malade, ne point veiller l’enfant mort : persistance d’un thème dont la pensée n’a pu manquer de concourir à la création de la psychanalyse » in Les Érinyes d’une mère, Quimper, Calligrammes, 1987.
  • [24]↑– La distinction de Jean Laplanche : « Ce à quoi l’on arrive dans la psychanalyse contemporaine, et non sans raison, c’est évidemment à la mise en jeu de deux aspects fort différents du surmoi : un surmoi prégénital ou préœdipien, pulsionnel, auquel véritablement s’appliquent les caractéristiques de férocité sans merci que nous avons relevées ; et d’autre part, un surmoi œdipien, relativement ordonnateur, introduisant le sujet à la nécessaire séparation des sexes et des générations (puisque là est exactement la fonction œdipienne du surmoi) […]. Sans doute est-ce à cette distinction – un surmoi préœdipien pulsionnel et un surmoi œdipien, lié à la castration – que la plupart des analystes se rallieraient. Mais sans oublier que ce à quoi ils ont affaire dans leur expérience, c’est toujours à un hybride des deux formations ; un hybride où la force vive, celle qui est sous-jacente à l’angoisse et à la culpabilité, c’est l’énergie pulsionnelle non liée, déchaînée, attaquant le sujet de l’intérieur » (Problématiques, Paris, puf, coll. « Quadrige », 1988).
  • [25]↑– « Arrêtons-nous un instant sur ce que l’affection du mélancolique nous permet d’apercevoir sur la constitution du moi humain. Nous voyons chez lui comment une partie du moi s’oppose à l’autre, porte sur elle une appréciation critique, la prend pour ainsi dire comme objet » (S. Freud, Deuil et mélancolie, 1917).
  • [26]↑– « L’objet miroir n’est donc pas toujours un objet d’amour ; il peut tout aussi bien être un objet de haine et son maintien dans le champ relationnel peut même représenter le but de l’existence pour certains individus […] au point où on ne peut plus douter qu’il s’agit bel et bien d’un objet narcissique apte à donner au sujet l’impression d’être “vivant”, “réel” » (J. McDougall, Plaidoyer pour une certaine anormalité, 1994).
  • [27]↑– Freud examine par la suite la possibilité d’une telle mobilité sur le plan dynamique, en faisant notamment référence à la mélancolie et aux fluctuations de l’investissement que Mélanie Klein rendra encore plus mobile, entre la position dépressive et la position maniaque.
  • [28]↑– Un exemple très similaire nous est donné par le succès littéraire récent de Jean-Louis Fournier : Où on va papa ?, Paris, Stock, 2008.
  • [29]↑– par exemple R. F. Murphy, Vivre à corps perdu, op. cit.
  • [30]↑– Freud répond par avance à l’étonnement que l’on pourrait avoir à propos d’un surmoi somme toute protecteur, qui semblerait dire : « Regarde, voilà donc le monde qui paraît si dangereux. Un jeu d’enfant, tout juste bon à faire l’objet d’une plaisanterie ! », « Si c’est réellement le surmoi qui, dans l’humour, tient au moi effarouché un discours si plein de sollicitude consolatrice, nous ne voulons pas oublier que nous avons encore toutes sortes de choses à apprendre sur l’essence du surmoi. […] Si par l’humour, le surmoi aspire à consoler le moi et à le garder des souffrances, il n’a pas contredit par là sa descendance de l’instance parentale ».
  • [31]↑– clis : Classe d’intégration scolaire.
  • [32]↑– Elle écrit encore : « […] La toute première négation est celle de la réalité psychique, après quoi le moi peut étendre la négation à une bonne partie de la réalité extérieure » (M. Klein, La Personnification dans le jeu des enfants, 1929).
  • [33]↑– Jean Laplanche a parlé à propos de Mélanie Klein de la « même direction féconde (que celle de Freud), celle de la réalité psychique, que nous indiquent l’anthropomorphisme et la démonologie. » (in La Révolution copernicienne inachevée, Paris, Aubier, 1992). Il écrit également, en se référant à Daniel Lagache, que « c’est bien un apport de la psychanalyse que d’avoir mis en évidence la présence de l’anthropomorphisme dans le fonctionnement et la genèse de l’appareil psychique et d’y avoir décelé des “enclaves animistes” » (in Problématiques, cit.). Nous retrouvons ici la figurabilité liée à la dimension narcissique des représentations psychiques. Elle nous a permis de faire l’hypothèse que les situations décrites par nous comme mises en scène des rapports du moi et du surmoi venaient organiser un mode d’autoreprésentation extrême du parent en détresse.
  • [34]↑– Cette triade évoque également le triangle imaginaire, tel que Jacques Lacan le formalise dans son schéma R à la p. 553 des Écrits, op. cit.
  • [35]↑– Le premier aspect ouvre lui-même sur une nouvelle distinction qui amènera certains auteurs, dont Daniel Lagache et Jacques Lacan, à différencier la dimension symbolique de l’idéal du moi de celle narcissique du moi idéal. Mais les deux sont liées, comme le souligne bien l’auteur.
  • [36]↑– L’auteur montre d’ailleurs comment Freud en est venu à prendre de plus en plus en compte cette dimension de la mort et à se représenter le moi comme constitué d’une partie inconsciente où règne « la croyance en l’immortalité » et d’une autre partie consciente « instance garante de la rationalité qui se sait mortelle par sa relation à la réalité extérieure ». Il écrit encore : « Tout au long de son œuvre, l’affirmation révolutionnaire qui ramenait l’angoisse de mort à l’angoisse de castration s’est rétrécie comme une peau de chagrin… » (A. Green, « Le moi mortel immortel », in Narcissisme de vie, narcissisme de mort, 1983).
  • [37]↑– Centre d’aide par le travail, pour personnes adultes en situation de handicap, devenu actuellement esat (Établissement et service d’aide par le travail).
  • [38]↑– Nous pouvons ajouter que cette identification à Isabelle se nourrissait de surcroît de la signification que Mme C. donnait à de petites séquelles d’une opération qu’elle avait eue à la tête, l’ablation d’un kyste qui lui laissait, selon elle, un certain handicap moteur. Celui-ci n’était pas visible, il faut le dire, mais il provoquait, disait-elle, une fatigue et renforçait en tout cas le sentiment d’être une charge pour ses proches.
  • [39]↑– Les exemples cliniques que nous avons relatés relevaient d’une action psychothérapique, ne serait-ce que comme séquence d’un suivi plus large. Mais nous nous attachons ici aux réflexions qui nous paraissent spécifiques de la clinique du handicap, qui interrogent une possible transdisciplinarité, qui transcendent en tout cas la pratique de chacun, au point de rencontre avec les autres professionnels au sein de l’action médico-sociale précoce. C’est pourquoi ce que nous allons aborder concerne le thérapeute en premier lieu, mais s’étend également à notre avis, pour tout ou partie, au-delà des nécessaires répartitions de fonction au sein des équipes, à l’ensemble des professionnels.
  • [40]↑– Voir aussi C et S Bottela (1984), L’Homosexualité inconsciente et la dynamique du double en séance, et E. Kestemberg (1978) « La Relation fétichique à l’objet ».
  • [41]↑– Nous parlons des services de petite enfance mais cela concerne aussi dans une certaine mesure les structures et les établissements pour adolescents et adultes.
  • [42]↑– « L’annonce du handicap en maternité », enquête et formation de l’Assistance Publique-Hôpitaux de Paris.
  • [43]↑– Dans Mères vulnérables, F. Molénat (1992) demande : « Comment abandonner le rêve démiurgique de régler les ressorts cachés de la matière vivante […] ? Comment renoncer à l’objectif réparation guérison qui nourrit la croyance en l’immortalité et au déni de la mort ? »