Adolescence en déshérence.

Approche psychanalytique du temps psychique dans l’acte éducatif : adolescence en déshérence

Ludovic Gadeau

Pour citer cet article :

Gadeau, L. (2005).  « Approche psychanalytique du temps psychique dans l’acte éducatif : adolescence en déshérence ». Dialogue, 4, 105-115.


Résumé

L’auteur propose d’interroger deux aspects de la temporalité psychique à l’œuvre dans les pratiques éducatives. D’une part, la modalité du temps qui s’articule au registre de la Loi et participe à son expression (temps du Surmoi), d’autre part ce qui tient à la dynamique des désirs, à l’interfantasma­tisation, à l’assise imaginaire de l’éducation et qui participe au fondement du sens même de tout projet (de vie, ou professionnel) pour les adolescents.

Mots-clés

Temps psychologique, projet, imaginaire, surmoi, idéal du moi, adolescence.

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Les enseignants, comme les édu­cateurs, sont aujourd’hui confrontés dans leur pratique auprès des élèves, qu’ils soient enfants ou adolescents, à des difficultés ou des désordres dont l’intensité, la fréquence et la comorbidité compliquent de façon considérable les interventions éduca­tives. Des manifestations cliniques, aussi spécifiques soient-elles, comme l’intolérance à la frustration, l’impulsivité, les troubles attention­nels, les difficultés de repérage dans la génération, l’apragmatisme, com­portent une composante temporelle importante, tout comme la difficulté pour un enfant de nommer linguisti­quement le temps, d’organiser logi­quement des séries temporelles (temps 1, temps 2, temps 3, etc.), de faire fonctionner des séries causales linéaires (cause →effets) ou circu­laires, ou encore de se projeter ima­ginairement dans un futur plus ou moins lointain (horizon temporel).

Les cliniciens s’accordent aussi à considérer qu’une évolution très sen­sible de l’économie psychique est à l’œuvre depuis une vingtaine d’an­ nées (Melman, 2002), particulière­ment chez les adolescents. Les pro­fessionnels du secteur sanitaire ou social incriminent souvent les pra­tiques éducatives des parents, jugées trop laxistes ou en mal de fournir les bons repères aux enfants. On voit ainsi se développer des dispositifs de guidance (parentale, éducative) visant à mettre en travail les postures éducatives et à en consolider les fon­dements.

Une approche psychanalytique de la temporalité psychique est suscep­tible d’offrir un éclairage utile à la compréhension de ressorts spéci­fiques de l’acte éducatif.

Il convient d’abord de définir ce qu’on peut entendre par acte éduca­tif. L’acte éducatif n’est pas néces­sairement une action. Par acte (éducatif), il faut entendre ce qui offre une fondation aux éléments de base organisant toute action contrô­lée (objectifs, méthodes, moyens et techniques). Pour qu’une action ait valeur d’acte, il faut que les diffé­rents choix, que l’acteur est appelé à opérer, soient organisés à partir de ce que l’on peut nommer des principes, lesquels sont composés par les valeurs et les théories auxquelles le sujet se réfère (Herfray, 1993). De sorte que l’enchaînement des actions portera une valeur signi­fiante qui ne peut être contenue dans aucune des actions prise isolément. Mais le sujet de l’acte, en tant qu’il est sujet divisé, est agi par des désirs, des forces dont il méconnaît en lui l’existence ou l’expression, aussi ne peut-il être dans la maîtrise assurée de l’acte qu’il engendre.

Un acte, à l’opposé de l’action [1] , est un produit strictement humain. Il a une valeur fondatrice, instituante, qui s’inscrit dans le champ du sym­bolique et arrime la chose actée dans le temps et dans l’espace. Il l’intro­duit dans une filiation. L’action édu­cative correspond à une intervention objectivement descriptible, qui a valeur de disposition sociale, qui est sous-tendue éventuellement par les normes et règles morales qui organi­sent la société en un temps et un espace donné, et qui répond à une situation concrète donnée. Mais elle est immanente, contingente et peut ne trouver sa pertinence que dans l’immédiateté ou la durée d’une situation. Il peut y avoir action édu­cative sans acte éducatif, c’est-à-­dire sans effet à valeur structurante. L’acte éducatif, lui, est sous-tendu par les structures qui instituent les rapports de l’homme à sa culture et a valeur d’inscription interne. Il est donc essentiellement transcendant, non soumis au conjoncturel, et se traduit notamment par ce qui, dans l’action éducative et par l’enchaîne­ment des actions, permet de trans­mettre sur un mode singulièrement adressé, un sens, une valeur, un mes­sage signifiant.

Ainsi, le destinataire reçoit bien autre chose que ce que l’action – qui répond à une situation contingente objectivable – est sensée contenir en soi. L’acte éducatif engage foncière­ment l’auteur de l’acte (auctor), lequel s’adresse singulièrement à un autre sujet, de sorte qu’il ne peut y avoir de substitution possible de l’auctor par un autre. Une action éducative a valeur d’acte lorsqu’un effet de transmission intersubjective a été rendu possible qui favorise l’arrimage du sujet (à sa culture, sa filiation, aux valeurs de son groupe d’appartenance, à ses affiliations, etc.)[2] . Enfin, il est évident qu’aucun acte éducatif n’aurait de sens sans le véhicule que constitue l’action édu­cative.

Aux fins d’appréhender un des ressorts spécifiques de l’acte éduca­tif, dont la dynamique sur le destin de la structuration de l’enfant semble déterminant, deux dimen­sions de la temporalité psychique vont être décrites [3]

– l’une qui concerne la dimension de la Loi et permettra peut-être de mieux comprendre non seulement le poids des règles qui régulent les relations intersubjectives, mais aussi l’importance des déterminants de leur application, par quoi l’acte édu­catif trouve son expression;

– l’autre qui trouve sa dynamique dans le champ même du désir et par­ticipe à la compréhension de ce qui détermine l’avenir psychologique du sujet, ce qui donne son moteur à un projet de vie possible (ou projet professionnel, pour se limiter au champ scolaire).

Le Temps et la Loi

Pour traduire cette liaison entre le temps et la Loi, je propose, à la suite de A. Magoudi (1992), une for­mule: créer du Temps produit de la Loi.

Le texte biblique de la Genèse montre combien la toute première loi imposée par Dieu à l’Homme est un moment, une fraction de temps. Shabbat, jour de l’inaction, point d’orgue d’un cycle de sept, vient commémorer le repos divin. Il intro­duit un temps d’arrêt dans l’action, une suspension du mouvement éta­blissant par ce fait même un tout pre­mier lien à l’originaire et à l’Être-créateur. Les Écritures mon­trent ainsi que le premier objet à honorer, à sanctifier, n’est pas un temple ou un autel, ni un lieu, mais « un grain de temps » (Sibony, 1992).

Il existe une relation primordiale entre le Temps et la figure du Père. Qu’on se réfère au nom même de Dieu, dont la révélation est faite à Moïse dans un court dialogue (Exode 3, 14): « Moïse dit à Dieu: Je vais aller vers les fils d’Israël et je leur dirai : le Dieu de vos pères m’a envoyé vers vous. S’ils me disent : quel est son nom ? Que leur dirai- je ? Dieu dit à Moïse : YHWH. Il dit: Tu parleras ainsi aux fils d’Israël : YHWH m’a envoyé vers vous. » On sait que le tétragramme YHWH est un nom intraduisible que l’on rend par: « Je suis celui qui je serai » ou « Je suis celui qui est », ou encore « Je suis celui qui je suis » . Voilà mon nom en péren­nité, voilà ma mémoration de cycle en cycle. » » behavior= »hover » close= »no » class= » »](traduction œcuménique de la Bible [4] ). C’est bien un nom qui énonce un temps sans bornes, sans limite, un temps- éternité. Dieu se présente ainsi comme hors temps physique, sujet non barré, non castré.

Mais la réponse du Dieu-Père à la question de Moïse est aussi une réponse qui introduit une interdic­tion: celle de connaître à jamais son nom, son essence. On pourrait ainsi en percevoir la problématique pro­prement œdipienne : « – [Moïse] « Qui es-tu? » – [Dieu] « Je suis qui je suis! » (i.e.: Tu n’as pas à savoir qui je suis !). Sous cette forme, on voit émerger le questionnement œdi­pien : « Que fais-tu ? […] Quel est l’objet de ta jouissance ? », demande l’enfant. À quoi le père répond « Tu n’as rien à en savoir! Ta chambre est ta chambre, ma chambre est ma chambre ! » Dans la forme par quoi le nom même de Dieu est livré, on peut inférer l’exis­tence sommative d’une proscription, d’un interdit.

En sa fonction symbolique, le Père a valeur de processus séparateur (séparation mère/enfant ouvrant à l’individuation), de dispositif de pro­mulgation de la Loi et de garant de la castration symbolique. Cette fonction se trouve mise à l’œuvre à travers dif­férents supports. En premier lieu, la mère par son discours référé au père, mais aussi la société par les règles qui la fondent et les institutions qui l’ani­ment, et bien sûr le père tel qu’il apparaît dans la réalité du sujet (Gadeau, 200 1b, p. 28 1-293).

Le temps psychique individuel se construit à partir de ces deux fonctions organisatrices que sont la fonction paternelle et la fonction maternelle, lesquelles ne sauraient être confondues avec les père et mère concrets (Gadeau, 1997, p. 209-224). Dans le registre de la fonction maternelle, on serait du côté de l’union, de la liaison, de l’ef­fusion, de la relation en miroir, de l’amour inconditionnel, alors que dans la fonction paternelle, on se situerait du côté de la séparation, de la coupure, de la « défusion », de la relation tierce (au nom de), de l’amour conditionnel marqué par la figure du surmoi et de l’instance idéale. La fonction maternelle s’ins­crit dans le registre de la loi natu­relle et de la transmission par la sensorialité. On est ici sur le versant de l’éprouvé, du lien naturel et sacri­ficiel. De façon opposée et complé­mentaire, la fonction paternelle s’inscrit dans le registre de la loi symbolique et de la transmission par la cognition. On est là sur le versant de la preuve et de l’épreuve, du lien culturel et d’alliance.

Le temps linéaire, le temps qui s’écoule paisiblement, sans rupture, sans fracture, qui d’une certaine façon dénie la dimension même du temps, c’est le temps représenté par la fonction maternelle. C’est le temps de l’inconscient, temps des rythmes pulsionnels mère-enfant, temps éprouvé dans le sentiment océanique (Freud, 1929), temps du narcissisme primaire, de l’accordage affectif (Stern, 1989), temps de l’im­médiateté dans la réalisation des désirs. La temporalité introduite par la fonction paternelle a pour consé­quence la médiatisation des désirs en y mettant de l’ordre (aux deux sens du mot « ordre » : « soumettre l’autre à l’impératif de la parole » et « sérier, hiérarchiser, arranger »). Elle introduit des ruptures, de la suc­cession dans les événements, per­mettant par là l’inscription de la durée dans des limites. Elle rompt avec le temps imaginaire, avec la toute-puissance des désirs (temps synchronique des désirs).

Le temps du Surmoi, c’est le temps soutenu par la fonction pater­nelle, c’est le temps logique, le temps qui fait Loi. Il est ce qui sou­tient les postures et le discours, les­quels temporisent, médiatisent ou soumettent les désirs à un cadre.

Un exemple clinique permettra d’illustrer ce qui fait la différence entre une intervention éducative réglée par le temps du moi et ce qu’elle devrait être, si elle était réglée par une temporalité sur­moïque. Un éducateur, dans le cadre d’une supervision d’équipe (Baïetto, Barthélémy, Gadeau, 2003), s’étonne de ce que les interventions à carac­tère disciplinaire auquel il est conduit avec un adolescent, Benoît, ne produisent pas les effets attendus. Il s’agit d’un enseignant qui n’a, à l’ordinaire, pas de difficulté particu­lière dans l’exercice de l’autorité. Benoît se montre turbulent, agité et perturbe le climat du groupe de vie et le travail de ses camarades. Il pré­sente un comportement souvent à la limite de l’opposition face aux acti­vités éducatives et scolaires. L’édu­cateur sait que cet élève a vécu, quelque six mois auparavant, un drame familial épouvantable [5]  , de sorte qu’il hésite souvent à le sanc­tionner sévèrement. Il a, en outre, observé que lorsqu’il intervenait dans un registre disciplinaire, l’ado­lescent se montrait souvent plus tur­bulent qu’à l’ordinaire.

Une description précise des modes d’intervention de l’éduca­teur, au regard du comportement de Benoît, fait apparaître qu’il semble accepter, par moments, toute une série de conduites inadaptées de la part de l’élève qui mériteraient une intervention de l’adulte. Par ailleurs, il intervient de façon vive à des moments qui sont moins en rapport avec la gravité de l’acte transgressif de l’enfant, qu’en rapport avec son propre agacement, trop longtemps contenu. Souvent donc, l’interven­tion éducative tombe à plat ou est ressentie par Benoît comme arbi­traire et même anxiogène, qui le pousse à une réaction défensive comportementale. On s’aperçoit ainsi que la proscription éducative n’est pas réglée sur la valeur de l’acte transgressif, mais sur les limites propres du moi à traiter l’agressivité interne (chez l’éduca­teur). C’est l’identification à la part souffrante de l’adolescent, ainsi que l’ambivalence à l’égard de Benoît, qui conduisent à ce dérèglement temporel de l’intervention éduca­tive, intervention soutenue ici par une temporalité moïque et non pas surmoïque [6] 

Le temps du désir

Interroger ce qui participe à la détermination des capacités projec­tives des enfants et surtout des ado­lescents, n’est pas sans intérêt si l’on veut bien considérer qu’il y a là une question clinique dont les liens à la dimension éducative sont essentiels. Dans la clinique, on rencontre – de plus en plus fréquemment semble- t-il – des adolescents et de jeunes adultes en grande difficulté au regard de leur capacité à se mettre en projet. Souvent, ils restent long­ temps indéterminés quant à leur ave­nir, sans fantaisie projective, sans désir articulé à la réalité, comme si toute projection dans le futur n’avait aucun sens ni consistance psycholo­gique. Seul le présent semble être investi, garant d’une jouissance immédiate et d’un « jouir à tout prix » (Melman, 2002).

Pour montrer ce qui est à l’œuvre dans le rapport entre désir et tempo­ralité et à des fins essentiellement didactiques, il faut partir de ce qui se joue dans les familles d’accueil, et particulièrement de ce qu’on peut identifier comme difficulté psycho­logique foncière quant à l’inscrip­tion d’un enfant dans une famille substitutive. Les enfants placés sont soustraits à un environnement fami­lial souvent pathogène fait de fragi­lité psychologique, de misère sociale, de maltraitances en tout genre, d’acculturation, etc. Mis en famille d’accueil, ils bénéficient souvent d’un environnement pro­tégé, chaleureux et largement sou­tenu par les services sociaux. Cependant, ces séjours en famille d’accueil ne vont pas sans poser fré­quemment d’importants problèmes développementaux autant que com­portementaux (fugue, violence, vols, refus scolaire, etc.) pour les enfants.

Voici un exemple. Il s’agit de deux enfants de 4 et 6 ans, réputés adoptables, qui, après un cours pla­cement dans une première famille d’accueil, arrivent chez M. et Mme A. C’est la première expérience de pla­cement pour cette famille d’accueil. Le couple a lui-même trois enfants. À leur arrivée, les deux enfants pla­cés étaient très souffrants. Ils présen­taient les mêmes symptômes, une anorexie assez sévère et une énurésie primaire diurne et nocturne. Ils accu­saient en outre un retard staturo-pon­déral conséquent. Après six mois de séjour, ils avaient récupéré une grande partie de leur retard pondéral et cessé d’être énurétiques. C’est dire si l’accueil avait été contenant, cha­leureux et de qualité. Presque à la fin d’une année de placement, la famille A. est avisée qu’un couple stérile se porte candidat à l’adoption. Mme A. accepte très mal cet éventuel projet d’adoption et se sent récusée dans son travail. Elle explique qu’elle élève les deux enfants du mieux qu’elle peut, qu’elle leur donne tout ce dont ils ont besoin, et qu’elle ne fait pas de différence avec ses propres enfants. Elle a le sentiment d’avoir tout fait pour que les enfants évoluent au mieux en leur donnant gîte, couvert et affection. Elle dit ne pas faire plus pour ses propres enfants, se demande ce qu’une famille adoptive pourrait apporter de mieux à ces enfants, qu’elle se sent capable et désireuse de les accompa­gner jusqu’à leur majorité.

Ce dont Mme A. ne prend sans doute pas la mesure, c’est que l’af­fection, l’attention et le bien-être matériel sont des conditions sans doute nécessaires à un bon équilibre psychologique. Mais ce sont des conditions probablement non suffi­santes. En effet, elles ne suffisent pas à constituer une trame dyna­mique qui insère le sujet dans un réseau signifiant et porteur. Le drame des enfants coupés ou privés de leur famille naturelle est qu’ils sont ainsi plus ou moins partielle­ment coupés de leur passé. Plus encore, ils sont par ce fait même pri­vés de tout avenir.

Avoir un projet (au sens psycho­logique du terme), c’est-à-dire avoir un avenir, c’est non pas avoir la capacité de se projeter imaginaire- ment dans le futur, mais de témoi­gner de ce qu’on l’a fait pour nous. Ce « on » renvoie bien sûr aux figures d’attachement, les parents, mais aussi à la fratrie, la famille élargie, avec tout ce qui les compose et les tient plus ou moins liés les uns aux autres, et tout ce qui les sépare (leur histoire, leurs histoires, leurs héritages, les mythes familiaux à l’œuvre dans l’imaginaire familial, etc.). Sans cela, sans ce « on », tout projet n’est qu’une pure opération intellectuelle. C’est ce à quoi se confrontent les institutions éduca­tives, lorsqu’elles se représentent un projet, qu’il soit d’orientation sco­laire ou professionnelle comme devant émerger, plus ou moins natu­rellement, plus ou moins spontané­ment, du seul travail de pensée de l’adolescent.

Ce « on », cet autre, est le moteur indispensable à une véritable inter­fantasmatisation familiale, socle de l’assise imaginaire de l’éducation (Castellan, 1988). La dynamique de l’imaginaire familial assigne chacun à une place plus ou moins détermi­née dans la constellation familiale actuelle, et construit pour chacun un projet virtuel, une ligne d’horizon, un trajet possible, voire une mission. Ces constructions imaginaires constituent autant de places pensées par anticipation et pour lesquelles le sujet, pris dans ce réseau signifiant, aura à se déterminer. C’est très préci­sément à cette opération que l’adolescence, dans la société occidentale, est si douloureusement confrontée : remettre sur l’ouvrage le système de valeurs qui assurait au moi son assise identitaire et son capital narcissique.

L’adolescent doit redéfinir les coordonnées de l’idéal du moi par un travail de réappropriation de ce qu’il porte en lui, et qui est mainte­nant pressenti comme produit d’as­signations de place colorées d’idéalisation plus ou moins alié­nantes, données ou imposées du dehors par les figures d’attache­ment. Par ce travail de l’idéal du moi, l’adolescent revisite, dans une ambivalence vécue souvent doulou­reusement, ce qui assure son iden­tité. Il va devoir s’approprier, rejeter, substituer et refaçonner tel ou tel contenu (images de soi, traits de per­sonnalité, investissements objec­taux, etc.).

L’interfantasmatisation en défaut

Au regard de l’interfantasmatisa­tion, de cette circulation imaginaire des idées et des idéaux, la clinique permet d’identifier deux formes d’excès. La première, connue depuis longtemps, tient aux formes alié­nantes des prescriptions parentales et qui enferment littéralement l’en­fant – par injonctions surmoïques – dans un projet qui satisfait le moi- idéal des adultes. Ces enfants sont pris dans un carcan et un système de pression dont ils ne peuvent se libé­rer qu’au prix souvent de passages à l’acte ou de décompensations graves.

La deuxième forme d’excès, celle qui est ici abordée, se traduit par l’absence ou l’inconsistance de l’interfantasmatisation. Le système familial est comme empêché de pen­ser son histoire, ses héritages, et de projeter sur les autres des attentes, des fragments d’idéaux. Ici, l’idéal du moi est soit mis en quarantaine (comme gélifié), soit vidé de sa sub­stance essentielle, en somme « cada­vérisé ». On en trouve une tra­duction clinique dans les probléma­tiques de l’exil et dans ces fonction­nements familiaux qui sont trop rudement soumis aux contraintes du réel [7] . On rencontre alors des adoles­cents démunis de toute capacité pro­jective temporelle, de toute vision d’eux-mêmes hors de la réalité pré­sente et contingente à laquelle ils sont soumis et dans laquelle ils recherchent une jouissance à tout prix.

Lorsque ce présent n’offre pas la jouissance escomptée, ils s’affichent alors comme victimes, sujets d’une injustice que les multiples transgres­sions auxquelles ils peuvent se prê­ter peinent à compenser. S’ils se risquent à esquisser en pensée un avenir pour eux-mêmes, c’est sur un mode radicalement idéalisé, en se parant des oripeaux des idoles que les médias véhiculent avec complai­sance, et en quêtant pathétiquement auprès de celui qui les écoute une improbable validation [8] . La convo­cation de ces idoles comme horizon possible n’a pas pour vocation d’amorcer une rêverie à partir de laquelle une trame signifiante pour­rait se dessiner, mais de produire une sorte de barrière excitante face au vide de représentation.

Des recherches sur l’impact en matière scolaire des placements d’enfants, en familles substitutives, ont permis de repérer l’importance de cette dimension psychologique qu’est l’imaginaire familial (Duma­ret, 1988, p. 125-13 1). On a observé que des enfants placés dans des familles d’accueil d’un niveau socioculturel assez élevé ne tiraient pas bénéfice sur le plan scolaire de cet environnement, pourtant stimu­lant sur le plan intellectuel. Le discours culturel des mères substitu­tives n’est pas assimilé par l’enfant parce qu’il est le résultat d’un effort purement didactique d’instruction. L’assise imaginaire de l’éducation est absente.

Cette assise imaginaire, seules les familles naturelles ou adoptives semblent en mesure de la fournir. En effet, les familles d’accueil sont fortement soumises à une tempora­lité réglée du dehors (administrative, judiciaire, etc.). Cette détermination externe de la durée de l’accueil rend évidemment précaires les inves­tissements psychiques nourrissant l’ interfantasmatisation familiale. Quelles que soient les qualités propres des accueillants, l’investis­sement psychique de l’enfant par eux est nécessairement contraint par le caractère temporaire de l’accueil. À l’opposé, dans les familles natu­relles et adoptives, la pérennité des liens trouve sa détermination au sein même de la famille, conditionnant largement la dynamique de l’inter­fantasmatisation.

Mais il faut ajouter à cela que toutes les familles naturelles ou adoptives ne sont pas nécessaire­ment en mesure de nourrir cette interfantasmatisation, loin s’en faut. Certaines familles sont enchaînées à un mode de fonctionnement psy­ chique qui ne les autorise à traiter que le présent, l’actuel ou l’objecti­vable. La place imaginaire assignée à chaque membre de la famille peut être réduite à la portion congrue. Chacun dans la famille est identifié par les autres à ce qu’il fait et non à ce qu’il pourrait faire ou être. L’édu­cation se fonde alors sur une réalité objectivée, laquelle écrase complè­tement l’assise imaginaire de l’édu­cation. Il n’existe aucune véritable rêverie en circulation dans la famille, et susceptible de propulser imaginairement chacun à une place ou dans un projet de vie qui, de proche en proche, pourrait servir de vecteur à l’avenir.

Adolescents en déshérence

Un projet de vie n’est jamais un pur produit de la rationalité. Ça n’est pas le simple résultat d’un acte cognitif, produit de la volition ni une entité objectivable. Pourtant, on constate souvent que la mise en œuvre par l’institution scolaire de ces projets fait appel à la rationalité des adolescents, à leur volonté de recherche d’information et au carac­tère utilitaire de ce projet (Rocheix, 1995). Plus encore, on pense donner du sens à la scolarité de certains élèves en prenant appui sur ce pro­jet. Il y a derrière cela l’idée que le sujet (l’adolescent) serait d’autant plus acteur de son projet de vie pro­fessionnel qu’il disposerait d’infor­mations. Il y a évidemment un spectre large dans la manière d’in­vestir ces forums et d’exploiter l’in­formation qui y est contenue. Pourtant, les sociologues de l’éduca­tion (Charlot et coll., 1995 ;  Rocheix, 1995) constatent que ceux qui tirent le meilleur profit des forums professionnels sont les ado­lescents qui savent déjà ce qu’ils veulent faire.

Dans la frange de ceux qui se révèlent les plus en difficulté face à leur orientation scolaire et profes­sionnelle, on voit des adolescents qui collectent, sur un mode souvent pathétique, une masse d’informa­tions dans laquelle ils sont noyés et qui sert de paravent à leur déshé­rence. Pour eux, c’est bien de déshé­rence dont il s’agit, d’un défaut, d’un trou dans l’héritage (Gadeau, 2001b), par défaut de transmission de l’idéal du moi parental. En lieu et place des produits de l’interfantasmatisation qui assurent une trame entre passé et avenir et vectorisent le sujet, cette déshérence conduit à l’errance en termes de projet de vie et d’organisation de l’avenir. La froideur toute administrative avec laquelle il arrive que le projet per­sonnel et professionnel soit mis en œuvre dans les établissements sco­laires, accentue encore la solitude et le désœuvrement de ces adolescents qui, par ailleurs, sont aussi ceux les plus en difficulté d’apprentissage.

Un projet personnel est para­doxalement une opération qui engage l’intersubjectivité et l’assise imaginaire de l’éducation, à laquelle l’école devrait à sa façon participer. Pour un adolescent, énoncer vouloir être pâtissier, plombier, mécanicien, etc. – quelle que soit l’étincelle qui a fait jaillir cet embryon de désir –, n’a de sens psychologique, en termes de projet, que s’il est soutenu et articulé à un autre désir, qui vient d’un autre avec lequel un lien trans­férentiel est établi. Lorsque ce lien est carent, lorsque le choix opéré par défaut ne répond qu’à une com­mande administrative, on constate que l’orientation professionnelle ne tient pas. Au pire, l’adolescent ne mène pas à terme sa formation, au mieux il s’arrange pour ne pas tra­vailler dans le secteur professionnel pour lequel il a pourtant été formé.

Pour conclure

Pour qu’un travail d’autonomisa­tion puisse être à l’œuvre, pour qu’un détachement puisse s’opérer, il faut préalablement avoir été lié et pris dans un réseau d’assignations qui, imaginairement, donnent une place, une forme et une enveloppe identitaire, avec lesquelles l’adoles­cent aura à composer. Quand cette enveloppe n’existe pas ou se traduit par un blanc ou un vide, parce qu’il est en rupture de lien avec son passé, le sujet se fait sans prise sur son propre avenir. Seul compte le pré­sent avec lequel, pathétiquement, il est invité à bricoler[9] .

On pourrait se demander en quoi et comment l’école, le collège et le lycée participent à l’assise imagi­naire de l’éducation. En quoi les équipes pédagogiques mettent en œuvre dans leurs pratiques (autour de l’orientation scolaire et du projet professionnel notamment) une dynamique qui ne se réduise pas à une évaluation objectivante des compétences de l’adolescent, ni ne se fonde sur l’idée que le projet doive émaner de la tête de l’élève. Ce qui apparaît proprement comme un non-sens sur le plan psycholo­gique, ce sont bien ces pratiques éducatives qui invitent les adoles­cents à littéralement accoucher d’un projet, comme si, leur avenir leur appartenant, ils avaient à en faire naître du dedans d’eux-mêmes les lignes essentielles.

La temporalité psychique, en tant qu’elle est soutenue par le désir, ren­voie à cette dimension du temps qui concerne la durée. Elle fait le lien entre l’avant et l’après, le passé et le futur. Elle participe à la dynamique du projet de vie, lui donne une consistance imaginaire et entretient cette nécessaire confrontation entre le désiré, le pensé et le réalisé. Mais cette confrontation n’est pleinement possible et génératrice de progrès psychique que si l’instance sur­moïque sait assurer l’intériorisation de cette autre face de la temporalité, c’est-à-dire ce qui fait rupture dans les événements, ce qui confère aux événements leur caractère nécessai­rement inachevé, leur non-reproduc­tibilité parfaite, autant que leur ordonnancement, leur relation au réel, à la flèche du temps, etc., toutes choses qui, ici, participent de la confrontation à la nécessaire castra­tion symbolique.

Ludovic Gadeau

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Bibliographie

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Notes

  • [1]↑ – « Action étant un déploiement visible de force, ne se dit pas des aspirations inté­rieures de l’âme ; c’est acte dont il faut se servir», Littré, t. 1, p. 72.
  • [2]↑ – Cf. l’analyse à visée paradigmatique du « Manteau de Noé » dans Gadeau, 2001b. Il y a bien deux façons de lire la condamnation de Cham. On peut y entendre que la curiosité de l’enfant dans son insistance à forcer ce qu’il en est de la jouissance du père est trai­tée par le père comme une transgression qui appelle la Loi. On peut aussi y percevoir une sorte de leçon administrée sur la question du Père et sur l’articulation entre les dimen­sions institutionnelle et subjective qui l’opé­rationnalisent. En cela, l’intervention de Noé a valeur d’acte.
  • [3]↑ – Je ne parlerai pas ici du rapport du moi au temps social. Pour comprendre l’articulation au niveau de l’activité du moi entre les exi­gences du temps social, l’impératif du temps du surmoi et la dynamique du temps du désir, cf. Gadeau, 1996.
  • [4]↑ – Ou encore dans la traduction proposée par Chouraqui, I.H.V.H. (Adonaï) : « Je serai qui je serai […]. Voilà mon nom en péren­nité, voilà ma mémoration de cycle en cycle. »
  • [5]↑ -Durant l’été, à la suite d’une altercation très violente entre son père et sa mère, il a vu son père utiliser une arme à feu et blesser mortellement sa mère.
  • [6]↑ -Pour complément, on pourra se reporter à une lecture du mythe d’Héraclès permettant de décrire le poids de la temporalité dans la difficulté du Moi à réguler le registre pul­sionnel (Gadeau, 200 1a).
  • [7]↑ -J’ai décrit ailleurs (Gadeau, 1996) ce que pouvait être cette absence d’interfantasmati­sation dans les familles quart-mondistes, où tout désir voit son expression et sa circula­tion réprimées et contraintes par les impéra­tifs du réel.
  • [8]↑ -« Moi, je voudrais être chanteuse, célèbre comme X », « Mon avenir ? Je me vois man­nequin, du fric, des voyages », « Je serai comme Zidane, célèbre, une idole, quoi. »,
  • [9]↑ -En cela, on l’expose de plus en plus au risque d’y laisser sa peau ou de faire la peau aux figures qui incarnent l’autorité, le sur­moi social, comme les gens en uniforme (policiers, pompiers), quand ils pénètrent des espaces investis par les adolescents comme des territoires sanctuarisés (cages d’escaliers d’immeubles, périmètres dessi­nés par les barres de cités), cf. Gadeau, 200 1b.