Accompagnement ou psychothérapie

Accompagnement ou psychothérapie : qui fait quoi ?

Pour citer cet article :

Golse Bernard, « Accompagnement ou psychothérapie : qui fait quoi ? », Contraste 1/ 2006 (N° 24), p. 289-305.

Le terme « accompagnement » est à la fois un terme merveilleux sur le plan humain (un peu comme « consolation », qu’un auteur tel que J. Hochmann situe au cœur même du processus thérapeutique) et un terme délicat, voire quelque peu dangereux, quand il risque de nous faire penser qu’accompagner et soigner peuvent être des concepts absolument synonymes ou, à tout le moins, rabattus l’un sur l’autre. Bien entendu, la part des choses n’est pas facile à faire, et ce d’autant que les enfants en difficulté de développement (voire parfois leurs familles) ont souvent besoin, simultanément, et d’être accompagnés dans leur souffrance existentielle, et d’être soignés au sens strict du terme. Autrement dit, dans la perspective de l’approche multidimensionnelle du soin qui est la nôtre, à la suite des travaux de R. Misès par exemple, la question institutionnelle autour des enfants handicapés ou souffrant de troubles psychiques est, au fond, de savoir qui fait quoi ? Poser cette question ne signifie en rien dans notre esprit que l’on doive mettre en place des clivages stricts entre les fonctions des différents intervenants. La transdisciplinarité suppose en effet le lien, mais il importe, toutefois, de bien clarifier les objectifs des uns et des autres.

Cette clarification est nécessaire afin d’éviter le risque de confusion des tâches, mais elle est difficile pour deux raisons, au moins :

  • tout d’abord, accompagner permet de soigner, mais soigner permet aussi d’accompagner, même si ce ne sont pas les mêmes personnes qui assument, généralement, ces deux grands pôles de l’intervention ;
  • par ailleurs, il y a une proportion variable d’accompagnement et de soin dans la fonction de chaque intervenant, dans la mesure où, d’une part, qu’on le veuille ou non, le soin apporte, par sa partie non spécifique, une certaine forme d’accompagnement, mais où, d’autre part, et surtout, il existe une vertu thérapeutique partielle de l’accompagnement, quand bien même cette dimension thérapeutique de l’accompagnement ne passe pas par les mêmes processus spécifiques que ceux du soin psychothérapique proprement dit.

Après avoir brièvement tenté de définir ces deux concepts d’accompagnement et de soin par le détour de l’étymologie, nous essaierons d’envisager deux possibilités de dérive (le rabattement du processus thérapeutique sur une simple fonction de présence accompagnante et la surestimation de l’accompagnement comme modalité d’intervention thérapeutique), avant de conclure sur le risque de confusion des tâches et des actions.

Définitions de l’accompagnement et du soin

Le terme « accompagner » vient de « compain » (XIIe siècle), qui désigne le compagnon ou le co-pain, soit celui qui mange son pain avec un autre, qui est de com-pagnie avec lui. Le terme « soigner », quant à lui, vient de songnier (XIIe siècle), qui signifie procurer, fournir, s’occuper de, ou veiller sur quelqu’un. Les champs sémantiques de ces deux mots diffèrent donc sensiblement. Celui de l’accompagnement renvoie au corps par le biais du pain et du partage de la nourriture, tandis que celui du soin renvoie à la relation et à la question de l’attention portée à autrui. Dans les termes de la première topique freudienne, on pourrait donc dire que l’accompagnement concernerait plutôt le registre de l’autoconservation, et que le soin concernerait plutôt celui du sexuel. Autrement dit encore, l’idée nous vient que l’accompagnement se situerait principalement du côté du besoin, alors que le soin se situerait surtout – comme on le sait bien d’ailleurs – du côté de la demande et du désir. Mais, comme toujours, les choses ne sont pas aussi tranchées. Myriam David, par exemple, à partir de son expérience concentrationnaire, nous a en effet rappelé – et de manière ô combien intense et émouvante ! – à quel point le soin du corps, et pas seulement chez les bébés, était en soi un acte psychothérapeutique. Il y a donc une sorte d’oscillationmétaphoro-métonymique [20] qui joue entre ces deux concepts : l’accompagnement corporel peut, en effet, se métaphoriser en accompagnement psychique, et le soin psychique peut, de son côté, se métonymiser en soin du corps, ce qui vient ainsi quelque peu brouiller les cartes.

La question n’est donc pas de cliver radicalement les deux domaines de signification, mais bien plutôt de s’y référer en gardant en arrière-plan ces repères sémantiques distincts qui les éclairent tout de même utilement. Dès lors, on pourra comprendre que l’accompagnement peut, certes, être un accompagnement de la relation mais qu’il s’agit là, tout de même, d’une sorte de besoin élémentaire de la convivialité sociale, alors que le soin – et notamment en matière de handicap, mais pas seulement quand on pense aux enveloppements ou packing des psychotiques[6] peut concerner conjointement le corps et la psyché.

Deux risques de dérive

À partir de ces remarques préliminaires, deux risques de dérive peuvent alors surgir : surestimer la valeur thérapeutique de l’accompagnement d’une part, rabattre le thérapeutique sur l’accompagnement d’autre part.

I – Surestimer la valeur thérapeutique de l’accompagnement

Ne pas vouloir surestimer la valeur thérapeutique de l’accompagnement n’équivaut en rien à sous-estimer la valeur de celui-ci dont nombre de patients ont, à l’évidence, fondamentalement besoin et qui réclame une technique et un indéniable savoir-faire, pour aider les patients à supporter leurs souffrances physiques ou leurs angoisses de mort, par exemple. Mais il importe cependant de souligner deux points.

Tout d’abord, si l’accompagnement de patients handicapés ou malades mentaux comporte une spécificité qui appelle, certes, une certaine professionnalisation de l’intervention, celle-ci se situe tout de même dans la ligne de l’accompagnement psychologique quotidien que tout sujet peut recevoir de son environnement social ou familial. L’accompagnement passe, en effet, principalement par la présence, l’empathie et la verbalisation d’affects ou de représentations mentales spontanément indicibles (ou trop douloureuses à exprimer) par le sujet en mal-être ou en souffrance lui-même. Or, cela se joue aussi, en partie dans la vie de tous les jours, à travers le rôle des proches (familiaux ou non), et l’on sait combien l’isolement croissant des personnes en difficulté dans notre société vient considérablement accentuer et accroître leurs peines ou leurs douleurs. Il y a donc bien, en réalité, une certaine fonction « banale » d’accompagnement de l’environnement de tout un chacun, face aux difficultés existentielles inévitables.

Bien entendu, quand il ne s’agit pas seulement de ces difficultés habituelles de la vie (deuils, pertes d’objet, séparations…), l’accompagnement réclame une dimension professionnelle, car l’intervenant doit avoir été formé à pouvoir dépasser ses propres angoisses, afin de rester en mesure d’offrir au patient dont il a la charge, la continuité de sa présence ainsi que ses capacités d’empathie et de verbalisation, et ce sans être tenté par la fuite (psychique) ou par d’éventuelles conduites d’évitement. Il s’agit en quelque sorte de savoir proposer une présence, un être-ensemble et une écoute, mais sans imposer une parole qui doit seulement pouvoir advenir. Faire savoir à l’autre qu’on est là et qu’on est en mesure d’entendre sans être détruit, a, en soi, un rôle réconfortant et finalement facilitateur de cette parole potentielle. Pour autant, aussi important et technique que soit ce rôle, il ne diffère pas qualitativement de l’accompagnement sociofamilial habituel. Il est seulement rendu possible par la formation technique de l’accompagnant, là où l’environnement – trop impliqué émotionnellement et narcissiquement, et non formé à cela – serait en mal d’assurer cette fonction dans des conditions d’efficacité authentique.

Ajoutons que l’accompagnement comporte, par essence, une fonction implicite de témoignage qui semble être à même d’atténuer les souffrances des sujets en difficulté, comme l’a bien montré la clinique du traumatisme[19] , et il est clair que cette fonction particulière de témoignage gagne, en cas de handicap ou de maladie mentale, à être assurée par des tiers se situant au-delà du contexte sociofamilial immédiat.

2) Par ailleurs, accompagner atténue les souffrances et permet parfois aux patients, tout simplement, de continuer à vivre, mais n’apporte pas aux sujets concernés de changements internes véritables en termes de réaménagements ou de processus mutatifs tels que ceux qu’on est en droit d’attendre de la fonction de soin proprement dite. Il y aurait donc un réel danger à confondre accompagnement et soin, car on risquerait alors de considérer comme suffisant un simple accompagnement, dans des situations nécessitant pourtant une action véritablement thérapeutique. Autrement dit, l’accompagnement des sujets en souffrance est toujours nécessaire, mais il n’est pas toujours suffisant.

Ce qui rend, toutefois, les choses délicates à clairement délimiter, c’est que la fonction d’accompagnement fait partie de ce que l’on désigne parfois des termes de « facteurs non spécifiques de changement » dans la cure, facteurs sur lesquels nous reviendrons plus loin et qu’à l’inverse, au sein d’un traitement psychothérapeutique, les interprétations dites contenantes (à bien différencier des interprétations dites mutatives) ont, en réalité, une fonction d’étayage et de réassurance narcissiques qui s’apparente bien plus à la démarche d’accompagnement qu’à celle du soin stricto sensu. Ces facteurs non spécifiques de changement donnent donc lieu à une zone partielle de recouvrement entre soin et accompagnement : être accompagné fait du bien (il y a du soin non spécifique dans l’accompagnement) mais être soigné, c’est aussi, en partie, être accompagné (il y a de l’accompagnement dans la partie non spécifique du soin).

On ne peut donc pas dire que les thérapeutes soignent et accompagnent, tandis que les autres intervenants (éducateurs, rééducateurs, pédagogues, travailleurs sociaux…) ne feraient qu’accompagner. En revanche, il est pensable que la partie spécifique du soin, soit celle qui est véritablement mutative, n’appartient en propre qu’aux psychothérapeutes ou aux psychanalystes et que, de fait, il importe de ne pas surestimer la valeur véritablement thérapeutique de l’accompagnement en tant que tel.

II – Rabattre le thérapeutique sur l’accompagnement

Il y a deux manières de rabattre le thérapeutique sur l’accompagnement : soit on restreint le processus thérapeutique aux seuls facteurs non spécifiques de changement, soit on déspécifie les facteurs spécifiques en leur faisant perdre de leur rigueur et de leur pureté par un relâchement de la technique

1 – Réduire l’action thérapeutique aux seuls facteurs non spécifiques de changement, qui font pourtant partie de toute cure

Sans que la liste soit exhaustive, on peut ranger parmi ces facteurs non spécifiques de changement, les éléments suivants : la continuité de la présence, l’empathie, la malléabilité (M. Milner),

l’activité de verbalisation (voire de narrativité), la fonction contenante, la fonction d’attention (au sens de W.R. Bion), la fonction tierce enfin (permettant notamment une déflexion de l’agressivité au-delà du sujet lui-même).

Nous avons suffisamment dit que ces différents facteurs sont importants, mais il est clair qu’on les retrouve dans de nombreux dispositifs hors la cure, et en particulier au niveau des différentes approches rééducatives (orthophoniques, psychomotrices…) dont on ne peut, pourtant, pas attendre un effet thérapeutique au sens profond du terme.

2 – Déspécifier les facteurs spécifiques

Les facteurs spécifiques peuvent eux-mêmes être l’objet d’une dérive, se voir dégradés, perdre de leur pureté, et cela amène alors à réduire, de fait, l’ensemble du processus thérapeutique à un simple accompagnement. Parmi ces facteurs spécifiques, nous envisagerons seulement ici le cadre, l’analyse du transfert et du contre-transfert, la fonction de transformation et l’interprétation, qui tous peuvent se voir être l’objet d’une dérive affadissante.

La question du cadre

  1. a) La qualité de l’intégration de la bisexualité psychique du cadre est essentielle, avec la nécessité d’un équilibre suffisamment bon entre une fonction contenante (qui renvoie aux registres du féminin et du maternel) et une fonction limitante (qui renvoie aux registres du masculin et du paternel). La qualité de l’intégration de la bisexualité psychique du thérapeute est également très importante (lequel fait d’ailleurs partie intégrante du cadre, tout en en étant le garant).

C’est Didier Houzel qui, lors d’un congrès national de notre groupe WAIMH-Francophone, en 1995, avait utilement insisté sur le fait que le fonctionnement des enfants se trouvait très fortement influencé par la qualité de l’intégration de la bisexualité psychique des adultes qui prennent soin de lui. Selon lui, si cette bisexualité psychique n’est pas suffisamment bien intégrée au niveau de chaque adulte – et au niveau des liens entre les adultes (couple des parents ou équipe) – alors l’enfant va jouer sur eux des effets d’attaque et de déliaison. À l’inverse, si cette bisexualité psychique est correctement intégrée, alors l’enfant va pouvoir se différencier et se construire psychiquement de manière harmonieuse et résiliente, au sein d’une dynamique allant dans le sens des pulsions de vie et des forces de liaison.

Notons au passage que la bisexualité psychique dont il s’agit ici est tout autant celle des adultes pris individuellement que celle du groupe des adultes, ce qui relativise beaucoup la question de la composition des équipes qui travaillent avec les bébés et les enfants, équipes dont on sait qu’elles sont le plus souvent à forte prédominance féminine. En effet, même quand une équipe n’est constituée que de femmes, chacune d’entre elles est toujours porteuse d’une certaine bisexualité psychique, de même que le cadre offert aux enfants et de même, finalement, que tout dispositif éducatif, pédagogique ou thérapeutique. De ce fait, c’est plus l’intégration de ces deux registres qui est essentielle au sein de chaque adulte, et au sein du cadre, que le nombre respectif d’hommes ou de femmes intervenant, dans la réalité, auprès des patients, et c’est la qualité de cette intégration qui rendra l’enfant plus ou moins vulnérable ou plus ou moins résilient. Il importe donc de « soigner » la bisexualité du cadre et cela demande une formation extrêmement spécifique.

  1. b) En outre, les thérapies ou les analyses d’enfants imposent – comme dans le cas de certaines techniques de type psychodramatique – ce que J.-M. Dupeu [7] appelle une « triple décondensation du cadre ». Par ces termes, il souhaite souligner le fait que, à la différence de ce qui se passe dans la cure type, le traitement psychanalytique avec des enfants (qu’il soit médiatisé par le jeu, par le dessin ou par les jeux de rôles) se déploie, en réalité, de trois manières concomitantes : le traitement ne passe pas que par la parole, le transfert ne se focalise pas toujours sur un seul thérapeute (concept de cothérapeutes) et, enfin, le traitement diffracte le jeu des identifications possibles en ne s’adressant pas à des structures exclusivement névrotiques, mais le plus souvent à des structures encore en cours de structuration, oserait-on dire.

Mais décondensation ne signifie pas dénaturation, et il nous semble qu’il y a là matière à penser le maintien possible de la nature psychanalytique du processus thérapeutique, même si l’on accepte l’idée que cela peut faire débat.

  1. c) Il y aurait encore bien d’autres remarques à faire quant à l’impact du cadre sur la qualité du processus thérapeutique, mais celles-ci suffisent déjà, nous semble-t-il, à faire sentir que le maintien du cadre est un élément central du maintien de la dimension thérapeutique, et qu’il ne va pas de soi dans la prise en charge de certains enfants handicapés.

L’analyse des résistances, du transfert et du contre-transfert

L’analyse des résistances, qui est classique chez l’adulte [21] , pose des problèmes difficiles chez l’enfant car elle ne peut être menée en tant que telle indépendamment de l’analyse des contenus : l’analyse du transfert se doit d’élaborer l’éventuel fantasme de superparent réparateur que l’enfant peut projeter sur le thérapeute, et qu’il est si facile, en cas de handicap, d’endosser sans s’en rendre explicitement compte ; l’analyse du contre-transfert enfin risque toujours de s’en tenir à la partie consciente du contre-transfert tant les motions ambivalentes proprement inconscientes réveillées chez l’adulte par les souffrances, physiques ou psychiques, d’un enfant handicapé ou gravement perturbé sont intenses, et fonctionnent souvent comme un objet d’évitement.

La fonction de transformation

Les travaux de W.R. Bion ont montré à quel point cette fonction forme véritablement le cœur et le vif du travail thérapeutique. Il n’en demeure pas moins qu’elle ne peut être que le fruit d’une longue formation qui permet au psychisme du thérapeute, au prix d’un réel clivage fonctionnel, d’être en lien à la fois avec ses propres parties infantiles et avec ses parties plus matures, afin de pouvoir percevoir et primariser les processus archaïques de l’enfant et, plus aisément, secondariser ses processus primaires.

En cas de handicap de l’enfant ou de désordre psychopathologique sévère, l’identification régressive du thérapeute à son patient peut se trouver facilement compromise ainsi que, de ce fait, la fonction de transformation, qui est pourtant, par essence, fondamentalement mutative.

Verbalisation ou interprétation ?

Cet axe de réflexion est, sans doute, potentiellement le plus conflictuel.

  1. a) Nous insisterons davantage sur ce point en prenant d’abord l’exemple des cures d’enfants très jeunes ou d’enfants autistes ou psychotiques. En effet, le travail avec des sujets, ou des futurs sujets, se situant bien en deçà de l’organisation névrotique – tels que les bébés ou les enfants présentant des pathologies dites de type archaïque (autismes et psychoses précoces) – revient à travailler avec des patients qui n’ont pas encore instauré leurs enveloppes psychiques de manière suffisamment stable et fiable et qui, de ce fait, n’ont pu encore intérioriser un cadre psychique interne suffisamment solide et différencié. Avec les sujets névrotiques, le cadre de la thérapie offre au contraire, d’une certaine manière, la figuration matérielle de leur cadre interne déjà en place, et permet ainsi une sorte de travail à ciel ouvert sur les liens internes qui existent chez ces patients entre leurs contenants et leurs contenus de pensée, et ce notamment en termes de représentations verbales d’emblée disponibles. Avec les bébés et les patients non névrotiques, le cadre de la thérapie sert donc d’abord de germe extérieur à leur propre cadre encore naissant (in satu nascendo) et c’est, précisément, le travail au sein du cadre thérapeutique qui va permettre peu à peu à ces patients de se forger, et d’intérioriser leur propre cadre interne.

Nombre d’auteurs considèrent ici qu’un travail d’interprétation au sens strict n’est guère possible immédiatement, pas seulement parce qu’il s’agit de patients n’ayant pas encore accès au langage verbal en tant que tel (en effet, certains de ces patients ne parlent pas, mais peuvent pourtant s’avérer fort sensibles au langage de l’autre), mais surtout parce que la nature même de leur psychopathologie réclame un temps premier de verbalisation, par le thérapeute, de leurs contenus de pensée (sensations, perceptions, affects et émotions, protofantasmes et protosymboles) afin de les aider à mener à bien un véritable travail de clarification identificatoire primaire grâce à la « présence bien vivante » du thérapeute [1] . Les auteurs se situant dans la mouvance lacanienne récusent, bien sûr, ces propositions et considèrent que l’interprétation verbale et symbolique (ou mieux, symbolisante) est, en réalité, d’emblée utilisable avec quelque type de patient que ce soit, puisque, selon eux, le langage est perçu par tout sujet, aussi peu différencié soit-il, d’emblée par sa valence symbolique, laquelle vient même le fonder en tant que sujet.

Les travaux sur le premier développement ne vont guère, en fait, dans ce sens et nous montrent plutôt que si les bébés sont, à l’évidence, fort sensibles au langage, c’est sans doute plus à sa partie analogique qu’à sa partie proprement digitale, soit plus à la musique du langage qu’à sa dimension symbolique au sens strict [9] . Quoi qu’il en soit, avec ce type de patients, la technique psychanalytique se trouve, dans tous les cas, profondément interrogée, dans la mesure où ils nous amènent à une praxis assez souvent fort éloignée de celle de la cure type. La verbalisation par le thérapeute des contenus psychiques du patient peut nécessiter beaucoup de temps, et le risque existe, incontestablement, de s’en tenir là, ou d’être retenu là, sans jamais pouvoir aborder la phase où le recours aux interprétations demeure enfin possible, alors même, redisons-le nettement, que l’interprétation devient évidemment l’outil central et privilégié de la psychanalyse (dans sa valence mutative). Les thérapies conjointes parent(s)-bébé cumulent, ici, par exemple, les difficultés puisque les interventions du thérapeute se doivent de toucher simultanément le bébé et ses parents alors même que leur différenciation en tant que sujets individués n’est évidemment pas comparable ni symétrique[12] .

Comment dire quelque chose qui puisse à la fois toucher « analogiquement » le bébé et « digitalement » ses parents, si l’on souhaite s’exprimer ainsi ? Peut-on imaginer des interventions qui auraient simultanément valeur d’interprétation pour les parents, et de verbalisation pour l’enfant ? Comme on le sent, la question est extrêmement délicate et il serait sans doute fallacieux de penser qu’elle puisse être entièrement résolue aujourd’hui. En effet, pour ce faire, il nous faudrait pouvoir disposer d’une théorie complète de l’interprétation verbale de l’analyste, qui tienne compte à la fois de son contenu et de son contenant, c’est-à-dire à la fois du sens symbolique du langage et de sa valeur d’acte (au sens des pragmaticiens), c’est-à-dire finalement de ses deux composantes segmentaire et suprasegmentaire (au sens des linguistes saussuriens). C’est loin d’être le cas à l’heure actuelle, mais il y a fort à parier que ce sont précisément la pratique des analystes avec des bébés et l’étude approfondie des mécanismes en jeu dans le cadre des thérapies conjointes qui pourront nous aider à approfondir notre théorie de l’interprétation, y compris dans le cadre de la cure des adultes, et à comprendre comment ce qu’on dit peut « faire quelque chose » à l’autre, en termes d’acte de langage susceptible d’avoir un effet sur son monde représentationnel interne. S’ouvrirait alors ici, probablement, et ce grâce au bébé, un néo-structuralisme des processus assez distinct du structuralisme des états – on sait le succès épistémologique qui a été le sien en son temps – et ce serait là, à n’en point douter, plutôt une conquête de l’analyse qu’une dérive [8] .

  1. b) Avec les enfants handicapés, et notamment avec ceux qui n’ont pas accès au langage ou qui n’y ont accès qu’imparfaitement, la tentation est naturellement grande de privilégier la verbalisation au détriment de l’interprétation proprement dite. Le roc du lésionnel peut faire trop facilement penser que la verbalisation est un but en soi, et que le travail d’interprétation demeure hors de portée. En réalité, même sans langage, un enfant handicapé ou psychologiquement malade peut être sensible au langage, et si ce n’est à l’énoncé proprement dit, il l’est très souvent à l’énonciation (comme les bébés), ce qui rend possible, en définitive, beaucoup plus qu’on ne le croit, le recours aux interprétations.

La confusion des tâches

Au terme de ces quelques pages, nous espérons avoir fait sentir les différents éléments qui risquent d’amener à une confusion des tâches autour des enfants handicapés ou présentant de graves troubles psychopathologiques. Soit les intervenants non psychothérapeutes parent d’une vertu thérapeutique illusoire la dimension d’accompagnement de leurs interventions respectives (rééducations orthophoniques, rééducations psychomotrices, ergothérapies, interventions éducatives ou pédagogiques spécialisées), soit les thérapeutes s’en tiennent à des aspects non spécifiques de leur approche, ou renoncent à la rigueur des aspects spécifiques de leur technique, sous le prétexte que ces enfants les condamneraient à travailler d’une manière trop éloignée de la cure type. Ces différentes dérives sont extrêmement dommageables, car les enfants ont besoin de repères clairs quant aux fonctions des uns et des autres, afin de pouvoir se construire de manière utile et profitable.

Pour éviter le piège de la confusion des tâches et des actions, plusieurs conditions sont nécessaires :

un fonctionnement pluridisciplinaire harmonieux où une élaboration collective de la place de chacun des professionnels et des liens qui les unissent puisse être correctement menée en équipe ;

une estime et un respect narcissiques mutuels suffisants ensuite, afin d’éviter les conflits de pouvoir ou les positions envieuses (à l’égard notamment de la place du thérapeute) ;

une formation approfondie enfin des différents intervenants, seule capable de donner à chacun le goût et le désir d’assurer pleinement sa fonction avec les limites et les spécificités qui s’y attachent.

Conclusion : accompagner ou soigner ?

Comme on le voit, la question est complexe et lourde d’implications. Outre les problèmes de personnes, elle suppose une réflexion approfondie sur les bases et les fondements théoriques de chaque type d’actions. La formation rigoureuse des divers intervenants est donc essentielle afin d’éviter la confusion des tâches, et ce d’autant plus que, nous l’avons dit, il existe une certaine zone de recouvrement entre les actions des uns et des autres. C’est la qualité de la prise en charge des patients qui représente évidemment l’enjeu essentiel de cette élaboration aujourd’hui plus indispensable que jamais, dans la mesure où le discrédit qui touche les actions psychothérapeutiques dans le grand public se double parfois d’une ambition thérapeutique de la part de nombre d’intervenants non psychothérapeutes qui vient, hélas, renforcer la méfiance des parents et ajouter à la confusion des esprits.

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Bibliographie

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