Déni et négation de grossesse

Dénis et négations de grossesse

Extraits d’une étude de Sarah Seguin, Bernard Golse et Gisèle Apter

Pour citer cet écrit :

Seguin, S., Golse, B. & Apter, G. (2013). Dénis et négations de grossesse : une revue de la littérature. La psychiatrie de l’enfant, vol. 56(1), 267-292.

Que savons-nous sur le déni de grossesse à l’heure actuelle ? L’objectif de ce travail est de présenter un état des lieux des recherches, réflexions et avancées autour de cette entité. La diversité des théories et des observations montre des situations qui semblent très diverses, allant du traumatisme sévère jusqu’à la « banalité désarmante », illustrant la pluralité des tableaux liée à cette entité clinique. Aussi plusieurs axes de recherche semblent à approfondir, notamment celui de l’exploration du fonctionnement psychique des femmes ayant dénié leur grossesse.

Les cas cliniques de déni de grossesse sont observés et connus depuis longtemps, bien que n’étant pas nommés ainsi. Dans la littérature française, Naima Grangaud (2002) a réalisé un historique concernant l’apparition de cette entité, complété ensuite par Laurence Carlier (2009)4. Dès 1681, le Dr. François Mauriceau (gynécologue) postule que la « méconnaissance » d’une grossesse peut exister et être induite par des saignements menstruels persistant au cours de celle-ci. Les toutes premières descriptions de grossesses non reconnues comme telles sont rapportées par Estienne Esquirol en 1838, chez des patientes présentant des troubles psychiques. Cet auteur expose le cas d’une jeune femme ayant accouché dans les latrines et tué son enfant de plusieurs coups de ciseaux. L’absence de réaction de regret et le refus de s’alimenter de la jeune femme questionnent particulièrement cet auteur qui parlera d’un accès de délire au décours de l’accouchement. Son élève Louis-Victor Marcé mentionne, vingt ans plus tard, dans son Traité de la folie des femmes enceintes, des nouvelles accouchées et des nourrices, les grossesses « ignorées », en les distinguant des grossesses dissimulées. Cependant, ces cas cliniques sont à l’époque associés à une pathologie mentale (en particulier dans le cas des psychoses à caractère hallucinatoire) et ne sont pas davantage étudiés. Marcé distingue néanmoins les grossesses dissimulées, car socialement réprouvées, des grossesses ignorées associées à la pathologie. Le Dechambre (dictionnaire encyclopédique des sciences médicales), en 1865, consacre plusieurs chapitres à la question des « grossesses méconnues ». Il admet que des grossesses puissent être ignorées des médecins mais non des femmes elles-mêmes. Il s’agit pour lui plutôt d’une dissimulation de grossesse. En arrière plan, on note la question de la responsabilité des femmes infanticides, qui à cette époque risquent la peine capitale. Auguste-Ambroise Tardieu (médecin légiste criminologue), en 1874, rapporte lui aussi des situations similaires de grossesses méconnues, avec le même point de vue, c’est-à-dire une remise en cause du discours de ces femmes. La même année, une étude de cas est pourtant publiée par Isham. Il propose l’hypothèse suivante : « Il n’est peut-être pas rare qu’une grossesse se développe jusqu’à l’accouchement chez un sujet qui n’en a pas conscience. » Il est donc le premier à postuler la possible non-conscience de la femme au sujet de sa propre grossesse. Proposée par Gould en 1898, arrive dans la littérature l’appellation de « grossesses inconscientes », dans une tentative de dégager une entité clinique spécifique. Il se réfère à une étude portant sur 12 cas et conclut en termes épidémiologiques qu’il s’agit de « femmes primipares ou multipares, jeunes ou d’âge mûr, la plupart mariées et exemptes de pathologie mentale identifiée, qui n’ont pas conscience de leur grossesse et prennent leur accouchement pour des crises de coliques ». En 1900, Paul Brouardel (médecin légiste) développe dans l’un de ses livres un chapitre qui s’intitule : « Une femme peut-elle être enceinte à son insu ? » Il reconnaîtra que l’ignorance d’une grossesse est envisageable dans « certaines conditions » mais ne développera pas davantage la question. Enfin, Hélène Deutsch, dans son ouvrage sur la psychologie des femmes (1949), cite des cas de femmes qui « nient leur grossesse en toute bonne foi » et chez lesquelles « la maternité biologique ne mène pas à l’esprit maternel ». Toutefois, elle non plus n’approfondira pas ses observations. L’entité clinique du déni de grossesse voit le jour dans la littérature psychiatrique tardivement, dans les années 1970 (Bécache, 1976). En suivant l’évolution chronologique des réflexions autour de cette entité clinique, le premier article paraissant sous cette dénomination rapporte l’étude de cas d’une femme souffrant de schizophrénie. C’est dans la littérature française, dans un premier temps (Bécache, 1976), que déni de grossesse et psychose apparaissent liés, ainsi que le suggèrent les publications anglo-saxonnes de la même époque (Slayton, 1981). En opposition à cette hypothèse, dans les années 80, certains auteurs (Berns, 1982 ; Finnegan, 1982 ; Milstein, 1983) rapportent des études de cas où le déni de grossesse semble être un événement isolé de tout autre antécédent psychiatrique ou psychopathologique, ce qui conduit certains à parler de trouble de l’adaptation (Brezinka, 1994 ; Spielvogel, 1995). Un parallèle est proposé entre cette forme de déni et celle qui est observée chez certains sujets, sans antécédent psychiatrique, lorsqu’apparaît le déni d’une maladie somatique grave (Strauss, 1990). En 1991, Laura J. Miller et coll. insistent particulièrement sur la distinction entre déni de grossesse psychotique et non psychotique et proposent de faire figurer « le déni de grossesse » en tant que tel dans le DSM-4. Ceci n’aboutira pas. Klaus Beier et coll en 2006 tentent également d’inclure ce tableau clinique au sein des classifications internationales. Comme le montre donc un certain nombre d’auteurs (Berns, 1982 ; Finnegan, 1982 ; Milstein, 1983 ; Brezinka, 1994 ; Wessel, 2002), le déni de grossesse pourrait se révéler lié à des troubles moins pathologiques qu’initialement énoncés. À cet effet, s’est créée l’AFRDG (association française pour la reconnaissance du déni de grossesse) fondée en 2007. Colloques et journées scientifiques s’organisent alors spécifiquement sur ce thème du déni de grossesse (Bayle, 2009 ; Seguin et coll, 2009). Actuellement, le déni de grossesse désigne « par convention la non-reconnaissance d’une grossesse au-delà du premier trimestre de grossesse et peut se prolonger jusqu’à l’accouchement et recouvrir ce dernier » (Grangaud, 2001). Considéré par grand nombre des auteurs (notamment Dayan, Bonnet, Bayle, Marinopoulos) comme un symptôme, Dayan (1999) le définit comme « recouvrant un ensemble de configurations psychiques ayant en commun l’ambivalence du désir d’enfant ». Notons que cet auteur différencie le déni de grossesse de la dénégation où les femmes ont plus ou moins conscience de leur état gravide mais ne l’acceptent pas. Sophie Marinopoulos (1997) distingue le déni partiel et le déni total de grossesse (où c’est l’accouchement qui permet la levée du déni). Selon elle, c’est le déni total qui peut inquiéter la vie de l’enfant, tandis que le déni partiel est plus mobilisé pour le protéger. Les mouvements foetaux, même s’ils sont ressentis tardivement par la mère, participent à la dissolution du déni vers le 4-5e mois de grossesse, parfois au-delà. Une grande culpabilité apparaît alors à la levée du déni. La mère pense avoir mis la vie du foetus en danger. L’étude de Christoph Brezinka (1994) illustre ce fait : sur 27 dénis de grossesse, 7 femmes ont pris conscience de leur grossesse à l’occasion d’une complication obstétricale (mort in utero par exemple) entre 21 et 26 semaines d’aménorrhée. L’auteur se demande si ces femmes se savaient enceintes tout en ne voulant pas l’admettre, tant que la grossesse se déroulait bien. La tendance actuelle est d’attribuer aux grossesses non reconnues comme telles le terme de « négation de grossesse » dans le cadre d’un fonctionnement psychique non psychotique, et celui de « déni de grossesse » pour parler de celles ayant une pathologie psychotique avérée ou découverte à cette occasion (Bayle, Dayan). Pour tenter de trouver une dénomination en adéquation avec les conséquences du tableau clinique, Jean-Marie Delassus (2009) parle de syndrome de l’enfant invisible, où la femme, plutôt que de dénier sa grossesse, « subit un aveuglement qui s’impose à elle ». Il semble que cette proposition suggère un rôle de l’enfant (invisibilité) dont on ne comprend pas très bien comment il pourrait y contribuer. Pour la majorité des auteurs, il s’agirait plutôt des conséquences de la position maternelle. L’hypothèse de Delassus aurait comme avantage de soulager le sentiment parfois très fort de culpabilité des mères ayant vécu cette expérience troublante (« C’est l’enfant qui était invisible, voila pourquoi je ne l’ai pas vu »). Elle aurait une valeur pour faciliter l’abord thérapeutique mais aucune pertinence heuristique. Christoph Brezinka (2009) évoque l’idée d’un « middle knowledge » (connaissance intermédiaire) qui serait un état psychologique se situant entre le savoir et le non-savoir.

Jacques Dayan (2009) le rejoint. Il explique qu’à travers des entretiens répétés et prolongés avec une dizaine de femmes après un déni de grossesse total, une conscience partielle de la grossesse semble avoir été préservée sous la forme de rêves, d’émotions, de modifications de leurs habitudes de vie quotidienne (notamment alimentaires, pratiques sportives, consommation d’alcool et de tabac). Il considère alors que la plupart des dénis de grossesse ne serait pas des « dénis » au sens psychanalytique freudien et qu’il serait davantage question de dénégation. Seuls les dénis de cas extrêmes de pathologies schizophréniques seraient à considérer véritablement comme tels. Pour mieux comprendre la différence proposée par les auteurs entre les négations et les dénis de grossesse, il peut être utile de revenir sur les définitions proposées de ces deux mécanismes psychiques.

Définition du déni

Le déni est un phénomène bien connu en psychiatrie, toutefois il est difficile d’en donner une définition psychiatrique tant l’utilisation de ce terme est galvaudée. On retrouve souvent des définitions dans les articles scientifiques, mais elles ne sont pas référencées : « Le déni est un phénomène de refus du patient de prendre en compte une part de la réalité » (Bardou et coll., 2006). Les auteurs utilisent plus souvent des vignettes cliniques pour illustrer le déni. La définition psychanalytique nous semble alors plus riche et plus développée, ce terme étant employé par Sigmund Freud dans un sens spécifique. Il s’agit d’un « mode de défense consistant en un refus par le sujet de reconnaître la réalité d’une perception traumatisante, essentiellement celle de l’absence de pénis chez la femme. Ce mécanisme est particulièrement invoqué par Freud pour rendre compte du fétichisme et des psychoses » (Laplanche et Pontalis, 1967). Freud fonde sa théorie et conceptualise le déni à partir de l’absence de pénis chez la petite fille : « Elle l’a vu, sait qu’elle ne l’a pas et veut l’avoir […] L’espoir de finir par avoir tout de même un jour un pénis et par là de devenir égale à l’homme peut se maintenir jusqu’en des temps invraisemblablement tardifs et devenir le motif d’actions singulières, incompréhensibles autrement » (Freud, 1925). Bernard Penot (1989) précise que pour Freud le déni n’apparaît pas au départ comme quelque chose d’anormal en soi, ni de pathologique dans la première enfance, mais que sa persistance au-delà de la période phallique, et notamment chez l’adulte, ferait courir des risques sérieux à l’économie psychique et constituerait un temps premier de la psychose.

Freud (1927) relie ensuite cette notion à celle du « clivage du moi ». Ce dernier permet de maintenir deux positions contradictoires, comme reconnaître une situation tout en la niant. Freud pose le « clivage du moi » comme donnée essentielle à la problématique du déni, c’est-à-dire la coexistence possible dans le psychisme d’au moins deux dispositions mentales incompatibles et non articulées l’une avec l’autre quant à leur signification : « L’une tient compte de la réalité, l’autre dénie la réalité en cause et met à sa place une production du désir. Ces deux attitudes persistent côte à côte sans s’influencer réciproquement » (Laplanche et Pontalis, 1967).

Freud (1927) désigne alors le déni comme étant le mécanisme en jeu dans le fétichisme. Le pervers dénie la non-possession de pénis de la femme, car si elle est châtrée, c’est sur son pénisà lui que pèse la menace de la castration. Il distingue alors les sorts respectifs faits à la représentation et à l’affect dans la constitution du fétiche chez le pervers. Alors que l’affect est refoulé, « pour le destin de la représentation, il serait juste de dire en allemand Verleugnung (déni) ». Le déni porte donc sur une représentation, dans le cas de la perversion, celle de la castration féminine. Dans ce cas, c’est le terme de désaveu qui est parfois retenu, mais rarement dans la littérature française, contrairement à « disavowal » en anglais. Notons toutefois que Penot (1989) préconise d’utiliser le verbe « désavouer » plutôt que dénier en français, chaque fois qu’il s’agit de désigner la non-prise en compte d’une donnée de réalité et de la signification qu’elle peut comporter. Cet auteur ajoute qu’il ne s’agit pas tant pour Freud « d’envisager le déni comme déni de quelque chose (ce qui ramènerait à une forme de négation), mais bien plutôt comme rapport de rejet entre deux parties clivées du moi, se disqualifiant mutuellement ». Alors que le déni dont parle Freud concerne une réalité externe, Cléopâtre Athanassiou (1986) nous rappelle que Mélanie Klein introduit le déni dans le monde interne : ce qui est clivé, dénié, n’est plus seulement dehors mais dedans. Annie Roux (2004) ajoute que le déni peut aussi être déni de sens, ou d’absence dans certains deuils, ou encore il peut porter sur la différence des générations et même sur l’individuation. Il peut intéresser des qualités de l’objet, affects ou représentations. Il viserait à supprimer l’altérité.

Dénégation

La dénégation est un « procédé par lequel le sujet, tout en formulant un de ses désirs, pensées, sentiments jusqu’ici refoulé, continue à s’en défendre en niant qu’il lui appartienne » (Laplanche et Pontalis, 1967). Le déni est donc à différencier de la dénégation. Les auteurs notent une difficulté à traduire ce terme « Verneinung » en allemand, qui pourrait aussi être défini comme négation. C’est d’ailleurs cette terminaison qui est choisie (par Laplanche) pour le texte de Freud « La (dé)-négation » de 1925. Il s’agit, selon lui, d’ « une manière de prendre connaissance du refoulé, de fait de la suppression du refoulement, mais certes pas une acceptation du refoulé […] c’est seulement l’une des conséquences du processus du refoulement qui est abolie, celle qui consiste en ce que son contenu représentatif ne parvienne pas à la conscience ». Donc, pour résumer plus clairement : « La névrose ne nie pas la réalité, elle veut seulement ne rien savoir d’elle ; la psychose la dénie et cherche à la remplacer » (Freud, 1924).

Mécanismes de défense

Jacques Dayan (1999) fait un inventaire des mécanismes de défense qu’il a repérés chez des femmes après le cinquième mois de grossesse, dans des formes mineures de négation de celle-ci : dénégation, annulation, refoulement, déni, pensée magique, déréalisation névrotique et psychotique. Ces mécanismes psychiques témoigneraient, selon lui, de l’ambivalence

du désir et de l’incapacité de ces femmes à la gérer, accompagnant l’hostilité parfois refoulée à l’égard de l’enfant. À travers le discours de ses patientes, Dayan distingue donc : « – La dénégation dans une formulation telle que : “Je ne suis pas enceinte, je ne me suis pas rendue compte que j’étais enceinte” ; – dénégation ou annulation dans une formulation telle que : “J’ai bien pensé que j’étais enceinte mais je n’y ai pas cru” ; – Le refoulement dans une formulation telle que : “Je savais que j’étais enceinte mais je n’y pensais pas” ; – Le déni dans une formulation telle que : “Je suis enceinte puisque vous me le dites” ; – La pensée magique dans une formulation telle que : “J’étais persuadée que je ne pouvais pas être enceinte, que je ne pouvais avoir un bébé ou qu’il allait mourir, je n’en voulais tellement pas” ; – La déréalisation névrotique ou psychotique dans une formulation telle que : “J’ai eu un bébé mais j’ai pensé que ça n’était pas le mien”. »

Dans la perspective de définir au mieux le déni de grossesse, il nous semble important de réexaminer les amalgames et les confusions retrouvés dans la littérature au sujet des liens et conséquences qui entourent ce tableau clinique et qui rendent encore plus difficile la compréhension des mécanismes sous-jacents.

Le déni de grossesse est à dissocier des grossesses cachées, du néonaticide et de l’accouchement sous X.

Déni de grossesse et grossesses cachées

Laurence Roubaud et coll. (2001) font un parallèle entre le déni de grossesse et les grossesses cachées, en soulignant leurs ressemblances et leurs différences. Ils rapportent la non-perception par l’entourage dans un cas comme dans l’autre. La grossesse ne serait pas perçue par les proches. Ces auteurs remarquent une forte absence de référence au conjoint dans le discours de la femme sujette au déni, en opposition avec celles ayant caché leur grossesse, où le partenaire est omniprésent. Le conjoint serait vécu comme un persécuteur, les mères étant persuadées qu’il réclamerait un avortement. Chez celles-ci, l’enfant est fortement investi, « dans un climat de toute-puissance narcissique des mères ». Toujours selon Roubaud, ce sont les conséquences de cette grossesse, c’est-à-dire la venue de l’enfant (et non la grossesse elle-même), qui sont déniées car impensables dans les grossesses dissimulées. Les femmes ayant caché leur grossesse semblent avoir des profils plus pathologiques que celles qui l’ont déniée, avec des antécédents psychiatriques. Dans leur article, Roubaud et coll. (2001) parlent de 10 patientes dont 7 psychotiques (dont 6 schizophrènes), et 3 souffrant de syndromes dépressifs antérieurs à la grossesse.

Néonaticides et infanticides

La définition du néonaticide est précise : il s’agit du meurtre, par sa mère ou son père, d’un enfant né depuis moins de 24 heures. Ce terme a été employé pour la première fois par Phillip Resnick, en 1970. Sur une étude portant sur 168 cas d’infanticides, il dégage un profil de femmes néonaticides. Elles seraient majoritairement jeunes, non mariées, non psychotiques, ne présentant pas de pathologie psychiatrique diagnostiquée antérieurement ou au moment des faits. Resnick établit ainsi un lien entre néonaticide et déni de grossesse.

Ce meurtre ne serait pas prémédité, il constituerait la seule manière, trouvée sur le moment, pour faire taire cette « réalité hurlante et sidérante » que représentent les cris du bébé.

Le déni de grossesse a souvent été associé à l’infanticide dans la littérature (Resnik, 1970 ; Brozovsky, 1971 ; Finnegan, 1982 ; Green et Manohar, 1990). Selon certains auteurs, l’immaturité psychique des femmes néonaticides, surtout parmi les adolescentes, mobilise avec la grossesse des conflits et des angoisses qui peuvent conduire au passage à l’acte (Dubé, 2003). Toutefois, il est important de noter que l’infanticide est l’issue la plus dramatique relevée dans les cas de déni de grossesse, mais qu’elle demeure relativement rare (Dayan, 1999). En effet, si l’on retrouve un certain nombre de cas d’infanticide lié à un déni de grossesse, le déni de grossesse, lui, n’aboutit que dans des situations extrêmes à un infanticide.

L’accouchement sous X

Catherine Bonnet (1996) retrouve chez la grande majorité des femmes accouchant sous X un déni en début de grossesse. Selon elle, il semblerait y avoir une continuité entre celles qui accouchent sous X et celles qui tuent leur enfant nouveau-né : « Plus le déni de la relation sexuelle a été massif, plus il recouvre durant la grossesse cet enfant preuve d’une relation sexuelle ; et plus grand est le risque infanticide à l’accouchement. » Elle nous livre alors une analyse de ce qu’elle perçoit de leur fonctionnement psychique : « Le fœtus a été investi comme la preuve d’une relation sexuelle qui doit être niée car le dévoilement du plaisir ressenti a fait ressurgir une expérience traumatique de leur enfance liée à la sexualité. Ce vécu du passé a fait effraction dans leur pensée lorsqu’elles se trouvaient confrontés à leur fœtus et a bloqué l’investissement du futur enfant réel. Aussi peut-on appeler ce dernier l’enfant impensable. » L’accouchement sous X et l’adoption à la naissance constituent un cadre de prévention contre l’infanticide et l’abandon sauvage. De plus, elle considère la décision de ces femmes comme « un geste d’amour » : « La capacité de renoncer à une filiation porteuse de maltraitance, pour protéger la vie et l’avenir d’un enfant, est un acte maternel. » Bonnet voit une continuité entre les dénis de grossesse, l’accouchement sous X et l’infanticide, où la différence serait marquée par l’intensité du déni. Son travail a le mérite d’amener des pistes de réflexion autour des étiologies du déni de grossesse en lien avec la sexualité, mais souligne en revanche une psychogénèse unique, alors que les autres études mettent en lumière une pluralité des situations et des structures de personnalité. Tout comme Bonnet, Jacqueline Berns (1982) présente ses études de cas de déni de grossesse à travers des situations d’accouchement sous X. Elle propose un sens au déni : il aurait permis à ces femmes un détachement émotionnel (à moins que l’on puisse parler d’un non-attachement) à l’enfant ensuite donné à l’adoption. Ces hypothèses continuent d’alimenter aujourd’hui le débat législatif de l’accouchement sous X. Sa justification serait d’éviter les néonaticides et les infanticides grâce à cette possibilité pour les femmes. Les dénis de grossesse ne sont a priori pas liés à des maltraitances avérées ultérieures (Bayle, 2005). Le traumatisme possible que représente la levée du déni serait susceptible d’inciter de manière défensive à une demande d’accouchement sous X (Minjollet, 2010). Le déni de grossesse est donc une manifestation clinique polymorphe dans son expression. Les données épidémiologiques tentent de montrer qu’il existe de grandes variations au sein de cette population.

(…)

Déni de grossesse et psychopathologie

Les premières publications sous l’appellation « déni de grossesse » nous exposaient des situations de déni psychotique de grossesse. Cette distinction est d’ailleurs encore actuellement très largement soulignée dans la littérature comme une mise en opposition entre déni de grossesse psychotique et non psychotique (Miller, 1990).

En revanche, les liens avec toute autre forme de psychopathologie restent flous et peu abordés. En effet, ces femmes sont très souvent rencontrées dans l’urgence, ce qui rend particulièrement difficile l’établissement d’un diagnostic. De plus, elles se montrent souvent fuyantes devant les propositions de soin.

Des tentatives de rapprochement avec d’autres formes de troubles que la psychose ont été faites, par exemple, la conversion hystérique. Christophe M. Green et Savali Manohar (1990) décrivent une étude de cas pour laquelle ils concluent à une névrose hystérique de conversion (cas de déni de grossesse suivi d’infanticide). Robert Kaplan et Therese Grotowski (1996), quant à eux, pensent que le mécanisme psychologique expliquant le mieux le déni de grossesse serait un trouble de conversion. Ils soulignent cependant le déclin de l’intérêt pour cette notion dans la littérature. Les données épidémiologiques décrivent un polymorphisme apparent concernant le diagnostic psychiatrique. La question du type de fonctionnement psychopathologique reste entière aujourd’hui. En effet, comment est-il possible qu’une femme qui semble « saine d’esprit » puisse avoir besoin de nier et de fermer les yeux devant un événement habituellement aussi visible et spectaculaire qu’une grossesse ? Considéré comme un symptôme pour les uns, ou comme une pathologie pour les autres, cet épisode de déni est-il ponctuel, n’entravant pas le fonctionnement psychique habituel, la relation avec leur enfant, ou au contraire traduit-il un trouble caractérisé ou du moins un fonctionnement psychopathologique spécifique ?

Dans l’ensemble des études rapportées, les troubles psychiatriques rencontrés ne sont pas systématiquement retrouvés. Ainsi la relation entre la présence de troubles et la survenue d’un déni de grossesse ne peut-elle être prouvée (Grangaud, 2001). En définitive, les écrits actuels (notamment Bayle, 2009) tendent à monter que les négations de grossesse résultent de « mécanismes psychiques » divers.

Observations cliniques

Des nombreuses observations cliniques ont été effectuées à but exploratoire. Ces illustrations visent à dresser des pistes de réflexion. Dans un premier temps, des situations combinant l’absence de communication verbale et une éducation particulièrement rigide ou défaillante ont été décrites. Elles sont peu fréquentes certes, mais peuvent conduire à réduire au silence toute évocation de la sexualité, et de ses conséquences. Les premières expériences sexuelles de ces femmes sont alors marquées par une grande méconnaissance de leur anatomie. Le lien entre la possibilité d’une grossesse et la relation sexuelle n’est pas établi (ceci conduit à une situation paradoxale où aucune méthode contraceptive n’est utilisée malgré l’absence d’un projet d’enfant, bien que ce type de comportement ne soit pas spécifique aux dénis de grossesse), mais il s’agit de cas rares parmi les situations de déni (Bayle, 2009). Grossesses hors-mariage, extra-conjugales ou adolescentes sont aussi représentées car elles génèrent, dans certains schémas familiaux, une culpabilité majeure pour la parturiente qui bouscule des normes établies. Toutefois, d’autres profils surprenants par leur contexte « d’une banalité désarmante », décrits par Marinopoulos (2009), viennent aussi compléter les observations cliniques. Elle rencontre dans la clinique des femmes dites « sans histoires », où le statut de normalité qu’elles ou leurs proches décrivent rend la situation de déni de grossesse encore plus surprenante.

Certains auteurs ont tenté de dégager des « portraits » dominants, comme Grangaud (2001) dans un travail de thèse qui propose une classification des différents dénis rencontrés. Dans un cas, c’est la question du désir d’enfant qui est interrogée en lien avec la possibilité de filiation (femmes dites stériles ou ménopausées, femmes adoptées ou ayant déjà abandonné un enfant, femmes ayant un vécu de perte ou de crainte de perte d’un enfant…). Dans d’autres cas, selon Grangaud, ce sont les relations sexuelles révélées par la grossesse qui mènent au déni (éducation très rigide, ou vécu de violence sexuelle).

Tous les auteurs se rejoignent pour dire qu’à l’égard de cette méconnaissance de l’état gravide s’installe ce qui a été nommé une « complicité psychosomatique », où les femmes ne présentent pas les signes habituels de la grossesse, comme si le corps se montrait complice du déni psychique : chez la plupart, l’aménorrhée n’est pas observable de part la présence de métrorragies ; le poids varie peu ; le volume abdominal et celui de la poitrine ne changent pas ; les nausées ne sont pas présentes ; les mouvements fœtaux ne sont pas perçus. Il semble d’ailleurs que la levée du déni, lorsqu’elle a lieu, amène à des réajustements très rapides entrainant notamment l’adaptation du corps et des perceptions à la réalité de l’état de grossesse.

Dans les cas où les signes de la grossesse sont présents et perceptibles, les femmes interprètent ces manifestations de manière erronée et les rationnalisent (manque d’exercice, repas trop copieux pour la prise de poids, gaz pour les mouvements du fœtus, soucis pour l’arrêt des règles…). Ces femmes présentent alors un corps « enceint » qui se doit donc d’être muet, une grossesse « corporelle » qui se fait seule (ou presque), à l’intérieur du corps, à l’insu d’un psychisme aveugle et sourd qui surtout ne veut rien savoir d’une potentielle grossesse ; un corps et un esprit fonctionnant quasi-indépendamment l’un de l’autre, clivés. Par ailleurs, il semblerait que l’environnement des femmes dont la grossesse est déniée joue aussi un rôle dans l’installation de ce mécanisme. De façon caractéristique, il est fréquent que l’entourage dit n’avoir rien vu, comme si tous étaient frappés de cécité. Même les conjoints (lorsqu’ils sont présents) ne percevraient pas la grossesse. Colette Pierronne et coll (2002) observent que, dans tous les cas qu’ils ont rencontrés, les conjoints n’ont rien perçu et sont sidérés à la découverte de la grossesse. Leur étonnement est d’autant plus grand qu’ils n’étaient généralement pas hostiles à une naissance, voire qu’ils la souhaitaient. Ces auteurs parlent de « contagion du déni ». Il faut cependant souligner que, dans les cas de déni, les conséquences physiques de la grossesse sur le corps sont tellement limitées que des médecins généralistes eux-mêmes peuvent se tromper. Ainsi, plusieurs de ces femmes, alors qu’elles étaient enceintes, ont-elles consulté des médecins généralistes pour des douleurs ou des malaises : « Un tiers d’entre eux ont évoqué des troubles intestinaux ou urinaires. Ils n’ont pas posé l’hypothèse d’une grossesse ou ont envisagé une grossesse débutante alors qu’elle était à son terme » (Pierronne et coll., 2002). C’est à l’appui des observations cliniques que les auteurs ont pu proposer des pistes de réflexions sur les mécanismes en jeu.

Déni et corporalité

Pour certains auteurs, les femmes présentant un déni de grossesse ont un rapport au corps particulier, notamment en lien avec la « mise en mots ». Le corps est peu investi. Monique Bydlowski (citée par Rayr, 2000), évoque « la complicité du corps : ce sont les mots qui ont fait défaut chez les femmes qui dénient. L’hypothèse d’une grossesse n’a pas été soulevée, et les perceptions ne leur sont pas parvenues à la conscience ». Marinopoulos (2007) énonce que « le déni ne se parle pas […] sa manifestation est de ne pas se manifester ». Christoph Brezinka (2009) note la proportion importante de femmes ayant eu « un trouble des conduites alimentaires et un mauvais rapport avec leur propre corps » parmi les cas de déni qu’il a rencontrés. Dayan (2009), quand à lui, précise qu’il s’agit d’un « trouble de l’image du corps et non du schéma corporel ». Il subsiste alors la question de l’existence de seuils perceptifs différents d’une femme à l’autre et la possibilité que certaines soient plus sensibles que d’autres aux manifestations corporelles. L’écoute du corps est indéniablement différente pour chacune. Mais ces femmes seraient-elles de manière générale moins à l’écoute de leur corps, moins sensibles aux manifestations proprioceptives et sensorielles ?

Fonction adaptative et protectrice du déni

Bien que quelques auteurs considèrent que le déni de grossesse correspond davantage à un trouble de l’adaptation (Kaplan et Grotowski, 1996 ; Milstein et Milstein, 1983), d’autres soulignent que « le déni semble avoir une fonction adaptative, économisant à la femme, au couple, à l’environnement médical un questionnement douloureux sur la poursuite de la grossesse » (Pierrone et coll., 2002). Ceci permettrait à ces femmes de maintenir en l’état leur vie sociale et affective. Autrement dit, selon ces auteurs, inconsciemment, certaines de ces femmes souhaiteraient avoir un enfant, mais refuseraient les conséquences sociales ou professionnelles susceptibles d’être générées par leur grossesse. Ainsi, ce conflit intrapsychique serait-il résolu par le déni, c’est-à-dire être enceinte sans vivre les « désagréments » éventuels de la grossesse (nausées, vomissements, asthénie, etc.). Dans le même sens, d’après Annie Gorre Ferragu (2002), « le déni que ces femmes utilisent est un moyen de ne pas se confronter à la réalité et d’éviter toutes les angoisses habituellement suscitées par une grossesse. Ainsi, elles peuvent poursuivre leurs activités professionnelles et personnelles, sans que cette grossesse compromette leurs projets ».

Ambivalence du désir d’enfant

L’ambivalence du désir d’enfant existe dans le vécu normal de la majorité des femmes en début de grossesse (Bydlowski, 1997). Cependant, dans le déni de grossesse, cette ambivalence pourrait « être activée » d’une manière particulière et prendre une part différente. Grangaud, précédemment citée, observe pour le groupe de femmes étudié une capacité de filiation mise en péril. Ces femmes ont été dites stériles ou ménopausées, voire ont connu une rupture brutale de filiation (femmes adoptées ou ayant déjà abandonné un enfant, femmes ayant un vécu de perte ou de crainte de perte d’un enfant…). Le désir de grossesse est alors mêlé d’éléments traumatiques qui pourraient être les « porteurs » du déni.

Rappelons le point de vue de Dayan (1999) : « Le déni de grossesse est un symptôme qui ne permet pas de diagnostiquer une pathologie spécifique mais qui recouvre un ensemble de configurations psychiques ayant en commun l’ambivalence du désir d’enfant. » Geneviève Wrobel (Michel, Pérel, Wrobel, 2002) soulève l’hypothèse selon laquelle « le déni de grossesse rendrait caduque l’ambivalence dont l’excès semble à l’œuvre dans les pathologies de la grossesse et de l’accouchement ». Ainsi, les fantasmes d’infanticide à l’égard de l’enfant ne pourraient-ils pas s’exprimer, leur dévoilement étant particulièrement violent pour ces femmes tout comme pour les professionnels. Cette auteure y voit, elle aussi, un mécanisme de protection pour la mère comme pour le fœtus. Sophie Marinopoulos (2007) distingue les termes « souhait » et « désir » d’enfant pour montrer que ces femmes ont bien un désir d’enfant se situant à un niveau plus inconscient que le souhait, qui en serait la traduction consciente : « Le souhait raisonne pendant que le désir est aux prises avec les résonnances de son corps. » Aussi, comme le souligne Benoît Bayle (2009), deux situations doivent être distinguées : celle où l’annonce de la grossesse est vécue dramatiquement et dans le rejet ; celle où une grossesse était souhaitée, mais ne pouvait être envisagée.

Aléas des transmissions transgénérationnelles

Un élément nous parait revenir de manière redondante dans la littérature, il s’agit de la particularité du lien mère/fille, en parallèle à une relation œdipienne insuffisamment élaborée. Colette Pierronne et coll. (2002) soulignent la prépondérance de relations œdipiennes très serrées, où le complexe d’œdipe a été insuffisamment refoulé. Ces auteurs évoquent un fonctionnement familial en vase clos dans une situation sur deux. Ils observent que « l’indisponibilité de la mère de l’accouchée ou de son substitut a rendu difficile l’intériorisation d’un modèle maternel (soit elle est décédée, soit elle est absente et handicapée et c’est sa fille qui la soigne), d’autres fois, c’est une très forte dépendance qui lie l’accouchée à sa mère : une autonomisation ne semble pas possible ». Randy Milden et coll. (1985) notent également des cas de relations symbiotiques, de relations mère/fille très fusionnelles, ambivalentes et régressives chez plusieurs patientes.

Brozovsky en 1971, nous fait part de deux situations ayant abouti à un infanticide. Les deux jeunes filles ont toutes deux vécu des expériences de séparations précoces d’avec leur mère, et rapportent une peur constante et omniprésente d’être abandonnée. Or, ces deux filles s’étaient justement vues menacées par leur mère d’être « mises dehors » si elles venaient à tomber enceinte. La question de la filiation convoque celle du transgénérationnel. En 2007, Elysabeth Darchis nous livre une étude de cas détaillée dont l’intérêt réside dans la mise en place d’un travail thérapeutique avec la patiente. Rares sont les études de cas rapportées avec une synthèse du travail psychique d’élaboration de la patiente, du fait même de la difficulté à engager ces femmes dans un travail de thérapie. Clara et sa sœur jumelle naissent après la mort mystérieuse d’une première sœur prénommée aussi Clara. L’histoire familiale de cette femme est construite autour de non-dits, de honte, de déni. En effet, la mère de la patiente énonce : « Finalement j’ai eu mes deux grossesses et mes deux filles », niant ainsi l’existence de la patiente « Clara 2 » et donc la mort de ce bébé « Clara 1 » disparu. La prénomination qui se répète montre ainsi le rôle prédéterminé d’enfant de remplacement de la patiente. L’auteure parle alors d’« une identification endocryptique5 » qui consiste « à échanger sa propre identité contre une identification à la vie d’outre-tombe de l’objet », en référence aux auteurs Nicolas Abraham et Maria Torok (1978). La patiente, « Clara 2 », découvre sa grossesse à 5 mois. Alors que l’existence du bébé qu’elle attend est impensable et inacceptable en tant que double de l’enfant mort, elle accouche sous X, pour finalement « ré »-adopter son bébé (selon son processus psychique) et le récupérer à 3 mois (délai légal de rétractation au moment des faits), grâce à l’accompagnement thérapeutique. Elysabeth Darchis parle dans ce type de situation « d’extinction des lignées  descendantes lorsque la part des ancêtres comporte des traumatismes insuffisamment élaborés dans les générations ascendantes ». Ainsi, comme dans cette étude de cas, chez un certain nombre de femmes la possibilité de filiation semble-t-elle mise à mal. Selon Grangaud (2001), la filiation est entendue dans un sens large, concernant des profils de femmes variés. Elle fait alors entrer dans cette catégorie des femmes dites stériles ou ménopausées, les femmes adoptées ou ayant déjà abandonné un enfant, les femmes ayant un vécu de perte ou de crainte de perte d’un enfant.

Une sexualité traumatique

Plusieurs indices mettent en avant la sexualité comme élément principal de compréhension des enjeux du déni de grossesse.

Abraham et Torok (1978) énoncent que la crypte a pour but de recouvrir, sur un mode magique et occulte, un objet gardé secret, inavouable et honteux.

Benoît Bayle (2005) propose plusieurs hypothèses, dont celle du déni de l’enfant pour ce qu’il représente. Fruit de l’inceste, d’un viol, d’une relation extra conjugale… ce serait, selon lui, l’acte sexuel qui serait la représentation gênante, à dénier, à expulser du psychisme. Il ne s’agit pas de l’enfant en lui-même mais plutôt de ce qu’il incarne. Il parle d’un traumatisme sur l’axe conjugalité-sexualité-procréation. C’est-à-dire que ces femmes ne pourraient faire le lien entre la possibilité d’une grossesse et la relation sexuelle. C’est aussi ce dont il est question dans l’étude de Bonnet (1996) : « Le déni de grossesse a bien souvent pour origine des histoires de maltraitance (sexuelle) récente ou de l’enfance. » Elle suggère que la prise de conscience de la grossesse réactive l’expérience traumatique non traitée. Ainsi, les effets du traumatisme viennent-ils se superposer aux représentations imaginaires du bébé à naître. Pour Bonnet, le déni permet de dégager le foetus des fantasmes d’impulsions violentes, qui autrement auraient pu se manifester pour des passages à l’acte pendant la grossesse. Wrobel (2002) rejoint cette dernière en disant que « le déni de grossesse recouvre le plus souvent un déni de l’acte sexuel à l’origine de la conception, qui à son tour recouvre un événement psychique encrypté ». D’autres encore évoquent un registre incestuel plutôt d’ordre traumatique (Pierrone et coll., Marinopoulos, Bayle). Selon Bydlowski (citée par Rayr, 2000) : « La violence du déni est à la mesure de ce qu’il ne faut pas reconnaitre, c’est-à-dire à la mesure de l’intensité de la représentation incestueuse. L’ambiance d’inceste est ici extrême, et c’est la violence indicible de ses représentations qui crée un mécanisme de défense “en béton”. Ces mêmes représentations incestueuses contre-investies violemment pendant la grossesse vont ensuite être au cœur de la relation mère/bébé, ce qui crée une situation à risque qui justifie un dépistage précoce et une intervention psychologique. » Nathalie Presme (2004) expose l’accompagnement d’une grossesse tardivement reconnue (28 semaines d’aménorrhée) issue d’un viol. Cette étude de cas peut servir d’illustration quand au lien établi entre déni de grossesse et traumatisme, notamment sexuel. Il s’agit d’une jeune réfugiée de Sierra Leone ayant fui d’un camp d’internement après avoir assisté à des scènes d’une extrême violence, et en avoir subies elle-même. Son père a été exécuté devant elle lors d’affrontements, et elle craint que le reste de sa famille ait subi le même sort. Cette jeune femme ne doit pas seulement affronter le traumatisme sexuel dont elle a été victime, le viol, mais aussi tous les autres accumulés en si peu de temps. C’est dans l’idée de « ne pas ajouter un mort de plus à cette histoire » qu’une demande d’IMG (interruption médicale de grossesse) est refusée. Ainsi, l’agression sexuelle se surajoute-t- elle à une série de traumatismes physiques et psychiques. On pourrait imaginer que le déni ne recouvre pas seulement le viol, qui la renvoie sans cesse à l’image de l’agresseur, mais peut-être aussi à l’impossibilité de donner la vie face à toutes ces pertes, tous ces morts. Ainsi, ce déni de grossesse viendrait-il signer le déni du viol et des traumatismes de violence et de pertes brutales vécues (confirmé par la demande d’IMG dans une tentative de répétition de mort). Après la naissance de l’enfant, la femme se montre rassurée d’avoir mis au monde une très jolie petite fille alors qu’elle pensait être enceinte d’un enfant monstrueux, à l’image de son agresseur. Elle confiera son bébé à l’adoption. Comme le montre ce cas exposé par Presme (2004), le traumatisme que représente la grossesse vient donc recouvrir des traumatismes de plusieurs natures, récents et anciens.

Pour conclure

Au vu des hypothèses proposées dans la littérature, des interrogations apparaissent : quels sens donner aux aspects inaudibles, indicibles, invisibles de la grossesse, où celle-ci est non perceptible mais surtout non représentable ? Il est question, semble-t-il, d’un trouble de la représentation, mais il est difficile de saisir de quelle représentation il s’agit exactement. Poser la question : « Quelle représentation est si gênante pour qu’il faille la dénier ? » revient, selon nous,

à celle-ci : « Quel est véritablement l’objet du déni ? » : l’enfant en lui-même, l’accès à la maternité, les capacités de procréation, la féminité, la relation sexuelle ou la sexualité en général, le fait d’être enceinte, le corps ? Les symptômes ayant souvent une valeur polysémique, comment démêler les fils de ces différents éléments ?

Si cette dernière décennie a marqué une avancée considérable dans l’étude et dans la reconnaissance et la compréhension des femmes souffrant d’un déni de grossesse, il reste encore de nombreuses pistes à explorer. En effet, encore trop de professionnels susceptibles de rencontrer ces situations semblent méconnaitre ou peu connaitre cette entité du « déni de grossesse ». La diversité des théories vient elle-même souligner à quel point les recherches restent encore nécessaires.

À cet égard, plusieurs axes de recherche semblent manquer au vu de cette revue de la littérature, notamment la question de la psychopathologie. Comme nous l’avons souligné, dans l’ensemble des études rapportées les troubles psychiatriques rencontrés n’ont pas de spécificité. Ils n’ont pas toujours pu être explorés faute de moyens pour le faire. Dès lors, la relation entre la présence d’un trouble et la survenue d’un déni de grossesse reste de l’ordre de la constatation. Il parait donc difficile d’appréhender le fonctionnement psychique de ces femmes.

Une approche exploratoire et systématisée du fonctionnement intrapsychique grâce aux tests projectifs Rorschach et TAT (Thematic Apperception Test) permet d’ouvrir la voie vers une compréhension plus fine de l’univers relationnel du sujet dans ses mouvements identificatoires ainsi que ses aménagements défensifs. C’est bien dans cette perspective que s’inscrit notre travail de thèse (Seguin, 2011).

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