Destin de la psychanalyse à l’université

Destins de la psychanalyse à l’université

Ludovic GADEAU -Université Grenoble Alpes – France

Pour citer cet article :

Gadeau, L. (2004). Destins de la psychanalyse à l’Université. In P.A. Raoult Eds., La psychologie clinique et la profession de psychologue. Paris : L’Harmattan, 129-134.

L’évolution scientifique des connaissances, des méthodes, des objets d’investigation et les changements de paradigme qui peuvent en être la traduction, pose aujourd’hui en psychologie des problèmes cruciaux, particulièrement dans le champ de la formation des cliniciens et de la place que la psychanalyse peut ou non tenir.

Durant une trentaine d’années, la psychanalyse a tenu une place totalement hégémonique, au point d’apparaître comme un système d’interprétation universel, hors cadre, omnipotent. A la fin des années 80, on a vu croître des réactions vives, en médecine par exemple, ce qui s’est traduit par le déclin de l’enseignement de la psychanalyse dans la formation des psychiatres. Dans le champ de la psychologie, on assiste depuis dix ans à une véritable paupérisation de la clinique psychanalytique dans la formation et la recherche universitaire. A quoi pouvons-nous attribuer un tel mouvement, aussi brutal et radical ? Les facteurs en jeu sont probablement multiples et mon propos n’a pas ici la prétention d’en explorer toute la complexité. Je m’arrêterai à quelques propositions :

  • D’une part, deux mouvements de force me semblent pousser dans la même direction, ou à tout le moins partager aujourd’hui des intérêts communs. Le premier est propre à l’Université elle-même, le second relève de contraintes liées à la gestion et à la politique de rationalisation des coûts..
  • D’autre part, la psychanalyse (par les discours de leurs institutions) semblent se renfermer défensivement sur elle-même, sur ses acquis, ses savoirs, sur ses dispositifs internes de formation et de reconnaissance, échappant pour l’essentiel à l’ouverture aux autres champs disciplinaires et aux liens à faire avec les nouvelles connaissances scientifiques. Il n’est pas insignifiant qu’on ait qualifié certains mouvements d’ouverture de « psychanalyse hors les murs », les murs de quoi ? Cette crise est-elle porteuse d’effets de travail dans la pratique et dans la théorie ? D’autres discours psychanalytiques sont-ils possibles (ou en train de se faire) qui engageraient la psychanalyse d’une manière moins défensive et frileuse dans une confrontation avec d’autres pratiques, avec d’autres approches de la vie psychique ?

Le fonctionnement de l’Université.

L’organisation des lieux de décision, l’évaluation de l’activité des enseignants-chercheurs, les liens entre recherche et formation, etc. voilà autant d’éléments problématiques qui se traduisent dans le champ de la  psychologie à l’université par des paradoxes. Pour ne prendre que quelques exemples, on peut observer :

–  l’écart de traitement (en terme de moyens financiers, de locaux, de capacité d’encadrement des étudiants, etc.) entre la filière « clinique » et la filière « cognitive » : la première draine le plus souvent les trois quart des étudiants avec des moyens d’encadrement notoirement inférieurs à la seconde [1] . Toutes universités confondues, la charge de travail sur le plan pédagogique apparaît le plus souvent sans commune mesure entre cliniciens et cognitivistes.

– Les positions institutionnelles : on observe depuis une dizaine d’années que la composition des commissions de spécialistes est largement déséquilibrée (avec une sur- représentation des cognitivistes au détriment des autres branches de la psychologie), donnant lieu à des pratiques qui imposent dans certaines U.F.R. le recrutement des cliniciens selon un profil comparable à celui des grands organismes de recherche (C.N.R.S., I.N.S.E.R.M.), sans véritable considération pour les connaissances cliniques de terrain et les compétences en matière de formation professionnelle [2] .

– L’évaluation de l’activité des enseignants-chercheurs : il est peu de dire que seuls deux types d’activités sont véritablement prises en compte dans l’évaluation de l’activité des enseignants-chercheurs : la recherche (à travers un certain type de publications et les directions de thèses de doctorat) et les responsabilités administratives à forte valeur ajoutée (direction d’U.F.R., présidence de commission de spécialiste, membre du Conseil d’Administration ou du Conseil Scientifique, etc.).

Dans un tel contexte, les universitaires cliniciens apparaissent peu en mesure de faire valoir leur travail :

  • puisqu’ils consacrent une partie importante de leur temps aux activités de nature pédagogique (cours, encadrement de mémoires, suivis de stage, entretien des réseaux, etc.),
  • puisqu’ils doivent avoir une pratique clinique de terrain effective (travail dans un service hospitalier, de cure ambulatoire, dans le champ de l’éducation spéciale, dans celui de la justice, etc. ) pour permettre l’articulation dialectique entre les connaissances théoriques et réalité du terrain, pour mettre en travail continu les registres du savoir, du savoir-faire et du savoir-être. Il s’agit bien de transmettre ou faire partager aux futurs professionnels que sont les étudiants de master 1 et 2 ce qu’est la réalité du terrain professionnel et sa complexité, etc..
  • puisque la nature des recherches qu’ils conduisent est souvent de type praxéologique et fortement contextualisée, moins propre aujourd’hui à l’accès à la publication dans des revues internationales fortement cotées.

Les contraintes de gestion et la rationalisation des coûts 

La politique de rationalisation des coûts en matière de soins amène à développer des outils de gestion qui s’assimilent aux normes de qualité développées dans le secteur industriel et les services.

Aussi et de plus en plus, les structures sanitaires et médico-sociales doivent-elles répondre à des exigences de résultat appréhendées selon des normes d’évaluation codifiées, comme la démarche qualité, ou les recommandations relatives aux bonnes pratiques professionnelles, ou les protocoles de contrôle des établissements sanitaires développés par l’Agence Nationale d’Accréditation et d’Evaluation en Santé (A.N.A.E.S. [3] ) qui posent des problèmes techniques et éthiques essentiels en matière de prise en charge psychologique et plus particulièrement les psychothérapies.

A quoi a-t-on affaire ? A des textes réglementaires (loi du 2 janvier 2002 rénovant l’action sociale et médico-sociale [4] ,  loi du 4 mars 2002) qui répondent à des exigences de modernité mais qui vont conduire dans les faits à soumettre le contrôle de l’activité des établissements médico-sociaux et sanitaires à une logique certes adaptée aux systèmes de production industrielle et aux services, mais plus difficilement applicables dans le champ de la psychiatrie, de l’aide ou du soin psychologique, sauf à ne retenir que les pratiques qui s’accommodent d’un formalisme simple.

En matière de psychothérapie, l’effort d’évaluation porte pour le moment sur la codification des procédures, mais il finira par porter un jour sur les effets mesurables objectivement du choix thérapeutique. Il y a probablement quelque chose d’anti-clinique dans l’idée d’une programmation à mettre en œuvre sous forme de procédures formalisées validés. La relation de soin (ou d’aide) est en premier lieu une rencontre avec un Autre dont le caractère éminemment singulier exige une ouverture vers l’inconnu, appelle de l’inventivité, de la créativité, le tout étayé sur une expérience théorico-clinique préalable. Mais cette exigence risque de ne pas peser bien lourd face aux moyens mis en œuvre en matière de rationalisation (et de comparaison) des coûts et aux organismes payeurs.

Paupérisation de la psychanalyse à l’université :

Dans un tel contexte, il est bien évident, même si c’est difficile à reconnaître, que la psychanalyse est destinée à disparaître purement et simplement et à très court terme de l’université [5] . On peut même dire que le processus de paupérisation est déjà largement avancé dans un certain nombre d’universités.

Quel remède possible ? Il n’est pas excessif d’affirmer qu’aujourd’hui,  pour beaucoup, la psychanalyse devrait bien se contenter d’une place de faire valoir à l’université – où elle tiendrait lieu de discours savant et élégant (que n’importe quel bon lecteur de Freud ou de Lacan pourrait tenir), discours attracteur à même de retenir des étudiants rebutés ou déçus par l’aridité de l’approche statistique ou des méthodologies de laboratoire – qu’elle peut aussi servir de garantie à une vision qu’on dira humaniste de la souffrance, quand justement on atomise le sujet par réduction du symptôme à un processus quasi-mécanique.

Mais on peut aussi considérer que la psychanalyse doive tenir à l’université une place à part entière, pas simplement comme discours mais aussi comme praxis. La formation des psychologues doit prendre en compte la complexité de son objet. Cette complexité reconnue suppose qu’on admette qu’aucun modèle théorique ne saurait à lui-seul en saisir la construction ou en épuiser le sens, qu’il faut bien plutôt développer les méthodes et les cadres conceptuels, enrichir les théories des apports de autres sciences, rechercher les complémentarités, travailler à ce qui fait frontière entre les champs.

Par l’enseignement de la psychanalyse, ce que nous enseignons, pour reprendre un argument développé par R. Kaës et une formule de S. Leclaire, c’est un savoir sur l’Inconscient (par différence avec le savoir de l’Inconscient), et nous avons à rendre compte avant tout des conditions dans lesquelles ce savoir se constitue et peut être transmis, au moins autant que des contenus de ce savoir.

Pourtant, doit-on aujourd’hui encore considérer que ce qui tient à l’accès au savoir de l’Inconscient ne relève que de l’expérience de la cure analytique et que la formation à l’université ne touche qu’aux savoirs académiques ? Penser ainsi, c’est définitivement condamner la formation universitaire des psychologues cliniciens à se nourrir aux sources des techniques opératoires, c’est du coup condamner la psychanalyse à l’université à n’être qu’un corpus théorique parmi d’autres, dépouillé de toute assise vivante et praxéologique pour penser l’expérience de la rencontre avec l’Autre.

  1. Anzieu et R. Kaës ont inventé et développé, en dehors des institutions psychanalytiques, dans le lieu même de l’université, à Nanterre puis à Lyon, des dispositifs de formation qui visaient à mettre en expérience l’accès au savoir de l’Inconscient (dynamique de groupes, psychodrame analytique, supervision de stage). Ces dispositifs de formation, de nature essentiellement groupale, se situaient bien à mi-chemin entre transmission de savoirs académiques et savoir de l’inconscient.

Pour conclure

Si elle veut survivre à ce qui se profile, la psychanalyse comme théorie doit s’ouvrir à davantage de créativité et à l’enrichissement de son corpus. Comme praxis, elle doit s’adapter plus qu’elle ne le fait aux problématiques de notre temps (précarité socio-économique, violences, désarroi psychique des adolescents, dépendances et addictions, fragilité des liens familiaux et sociaux, parentalité, etc.). Comme moyen de formation clinique à l’université, elle doit réinterroger sa place-même : ce qu’elle peut mettre à disposition des étudiants ne doit plus relever seulement d’un savoir sur l’Inconscient, mais ouvrir sur des dispositifs innovants qui autorisent un véritable « affleurement de l’Inconscient » [6] .

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1↑– Cela peut aller dans certaines universités à des différentiels de l’ordre de : 30 étudiants dans un TD de clinique d’un côté et 2 étudiants dans un TD de la filière cognitive de l’autre ; ou encore tel universitaire encadre 25 Travaux d’Etude et de Recherche, pendant que tel autre 3.

2↑– Cela peut aller jusqu’à la mise en place de stratégies à long terme visant à éradiquer toute présence de la clinique psychanalytique à l’université.

3↑– L’A.N.A.E.S. organise et/ou labellise des « Recommandations pour la Pratique Clinique » et des « Conférences de Consensus » sur des grands thèmes cliniques, diagnostiques et thérapeutiques. Elle mène, dans les établissements de santé et dans le milieu de la médecine libérale, des actions d’évaluation des pratiques professionnelles, de formation à l’audit clinique, des programmes d’amélioration de la qualité. Elle contribue aussi à évaluer les actions et les programmes de santé publique

4↑– Exemple : article L. 312-8. – « Les établissements et services mentionnés à l’article L. 312-1 procèdent à l’évaluation de leurs activités et de la qualité des prestations qu’ils délivrent, au regard notamment de procédures, de références et de recommandations de bonnes pratiques professionnelles validées (…) ».

5↑– et plus tard des lieux de soins publics.

6↑Cf. ce que nous avons essayé de décrire dans la dynamique d’une formation par la clinique comme « affleurement de l’inconscient » dans Baïetto, Barthélémy, Gadeau, op. cit. Chapitre 8.