Regards multiples sur les phobies
Regards multiples sur les phobies
Extraits d’un article de Ana Moscoso
Pour retrouver cet article ou le citer :
Moscoso Ana, « Actualités et réflexions sur les phobies. », Enfances & Psy 1/2015 (N° 65) , p. 12-24
S’il fallait conter l’histoire des phobies, elle commencerait par son étymologie, du grec φο βο, « peur », puis nous emmènerait à son utilisation dans la littérature médicale et psychiatrique, il y a déjà plusieurs siècles. Dès 1798, Benjamin Rush définit la phobie comme « la peur d’un mal imaginaire ou la peur excessive du réel » et présente un inventaire des différentes phobies répertoriées, de la peur des chats, des insectes, des rats, des médecins, du sang ou de l’eau à la peur de la solitude, du conflit, des fantasmes ou de la mort… En 1871, Carl Westphal conceptualise l’agoraphobie à partir de la description de la peur de la place du marché chez ses patients ; il insiste par ailleurs sur la pluralité des situations phobogènes qui ne se réduisent pas aux places et aux rues mais s’étendent à tous les espaces. Aujourd’hui, l’agoraphobie reste d’actualité. Au début du xxe siècle, Pitres et Régis proposent une classification toujours citée en référence, distinguant les phobies d’objets dangereux, les phobies de lieux, les phobies des phénomènes de la nature, les phobies de situations, les phobies de tels ou tels aspects du corps malade, et, bien sûr, les phobies d’animaux. Marks, en 1969, sépare les phobies selon la nature du stimulus, internes (phobies des maladies, phobies obsessionnelles) ou externes (agoraphobie, phobies sociales, phobies des animaux, phobie scolaire). Mais, souvent, ces classifications s’apparentent à un inventaire à la Prévert, de peu d’intérêt en clinique. (…)
Le modèle psychanalytique, sur lequel nous reviendrons, et qui tendait à faire de la phobie un symptôme névrotique, s’impose pendant une grande partie du xxe siècle mais sera vivement critiqué et remis en question dans les années 1970, notamment à la suite des travaux de Klein (1964) et des comportementalistes. Publié en 1980, le DSM3 consacre la rupture entre nosographie psychiatrique et psychanalyse et démantèle les tableaux de névroses pour proposer une nouvelle classification, à l’origine de la nosographie moderne.
C’est aussi avec le DSM 3 qu’apparaît le trouble « Anxiété de séparation » comme trouble spécifique de l’enfance et adolescence (309.21). Ce trouble s’est popularisé au point de prendre une dimension étiopathogénique dans la genèse de certaines phobies, la phobie scolaire par exemple.
Définition actuelle en psychiatrie
La description clinique d’un trouble phobique et son diagnostic reposent, comme l’écrivent Lépine et Chignon (2011), sur quatre éléments :
- l’objet ou la situation phobogène ;
- les manifestations anxieuses systématiques lors de l’exposition ;
- l’existence d’objet ou de conduites contraphobiques d’évitement et de réassurance ;
- la gêne au fonctionnement social du patient.
On retrouve ces critères diagnostiques dans la cinquième et dernière version du DSM. Les phobies y sont toujours – classées avec les troubles anxieux et l’on y distingue trois types de phobies :
- la phobie spécifique : peur marquée, irrationnelle, ou anxiété au sujet d’un objet ou d’une situation spécifique. Les études épidémiologiques retrouvent un taux de prévalence sur une année de 7 à 9 % aux États-Unis et en Europe, et un taux moindre dans les autres continents (2 à 4 %). Chez les enfants, la prévalence est de 5 % ; elle s’approche de 16 % chez les 13-17 ans ;
- l’agoraphobie : peur des espaces publics (transports publics, espaces ouverts, espaces fermés, peur de la foule ou d’être seul en dehors de chez soi). L’agoraphobie est diagnostiquée indépendamment du trouble panique auquel elle est souvent associée. Si l’agoraphobie peut survenir durant l’enfance, les études épidémiologiques retrouvent un pic d’incidence à la fin de l’adolescence et au début de l’âge adulte. Le diagnostic sur un an concerne 1,7 % d’adolescents et d’adultes. Ce trouble toucherait deux fois plus les femmes que les hommes ;
- la phobie sociale, aussi appelée « anxiété sociale », se définit par la peur marquée dans une ou plusieurs situations sociales dans laquelle l’individu est exposé au regard attentif de l’autre. Sa prévalence en Europe est estimée à 2,3 %.
Quelles théories pour la phobie ?
Au-delà des recueils descriptifs, les travaux sur la phobie se sont attachés à comprendre sa psychopathologie.
Théories psychanalytiques : modèle névrotique de la phobie, modèle des angoisses de séparation
C’est dans sa célèbre étude du petit Hans que Freud étudie le mécanisme de la phobie. Il démontre comment l’angoisse se lie à une représentation, puis se déplace d’une représentation conflictuelle à une représentation plus acceptable. Hans est confronté à l’archétype œdipien au sein duquel le désir se confronte à l’interdit. Ce conflit, source d’une angoisse inconfortable, va s’attacher au cheval, représentation déplacée de la figure du père, rétablissant un équilibre satisfaisant pour le sujet. Hans, en ayant désormais peur des attelages de chevaux, protège son père de son hostilité. Pour Freud, le mécanisme de déplacement explique la phobie qui se présente comme un subterfuge de l’inconscient pour résoudre le conflit névrotique. Selon l’expression de Paul-Laurent Assoun (2004), la phobie est alors « une angoisse maquillée en peur ».
Le deuxième modèle psychopathologique s’articule autour du concept d’angoisse de séparation. Freud, en 1926, reconsidère sa théorie dans Inhibition, symptôme et angoisse : « L’angoisse de castration a aussi pour contenu la séparation d’avec un objet hautement estimé ; l’angoisse la plus originelle fit son apparition lors de la séparation d’avec la mère. » Les travaux de nombreux auteurs s’inscriront dans cette perspective. Spitz fera de la peur l’émotion relative au second stade organisateur, la peur de l’étranger, qu’il observera chez le nouveau-né à l’âge de 8 mois. Dans la continuité de Freud, Jean Mallet, dans son rapport sur les phobies en 1955, réinterroge la nature de cette peur : s’agit-il d’une réaction face à un danger réel, externe, représenté par l’étranger qu’aperçoit l’enfant ou bien les pleurs et la peur apparente relèvent-ils d’une réaction de déplaisir face à l’absence de la mère ? Ce décentrage soutiendra l’importance du lien mère-enfant dans la genèse des phobies, mère dont le destin peut être de devenir l’objet contraphobique. La dynamique œdipienne prend là ses lettres de noblesse : la fonction maternelle est questionnée dans sa dimension de surprotection et dans son articulation à la fonction paternelle souvent considérée comme inconsistante dans les cas de phobies. De son côté, l’enfant semble ralenti dans son développement et son autonomisation, sa subjectivation est en panne, conduisant à une défaillance narcissique. Le conflit, dans ce modèle centré sur l’angoisse de séparation, est déplacé vers le niveau de la dynamique narcissico-objectale, caractéristique des fonctionnements des états limites.
Les autres modèles de conceptualisation de la phobie
Le paradigme biologique et cognitiviste de la psychiatrie moderne a donné naissance à d’autres modèles de compréhension des phobies. La plupart nécessitent encore des explorations approfondies.
Tout d’abord, des études épidémiologiques sont venues soutenir l’idée d’un terrain de susceptibilité, du fait d’une co-occurrence familiale de troubles phobiques élevée, entre 60 et 80 % dans certaines séries (Bolton, Eley, 2006).
Ensuite, la perspective cognitivo-comportementale a décrit un comportement évitant de base parmi les enfants qui deviendraient phobiques et, s’appuyant sur des théories cognitives, certains auteurs ont avancé l’idée d’un facteur déclenchant ou précipitant à l’origine d’une phobie constituée. Des études rétrospectives récentes ont dégagé l’idée que la peur d’un enfant s’inscrirait en continuité directe avec la manière selon laquelle sa mère exprime devant lui ses propres peurs (Fond, Franc, 2013).
Enfin, les hypothèses neurobiologiques s’appuient sur des études de neuro-imagerie et présentent la phobie comme un défaut du processus émotionnel de peur, défaut se traduisant par une hyperactivation chronique de l’amygdale droite à l’origine du processus automatique de réponse au stimulus (Fond, Franc, 2013).
Les différentes approches, psychanalytiques, d’un côté, et cognitives et neurobiologiques, de l’autre, différent par la description des mécanismes impliqués mais s’accordent sur l’aspect « intérieur », intrapsychique ou cognitif de la phobie. Les symptômes anxieux prennent leur source non dans la réalité externe de la situation phobogène mais dans la représentation que l’on s’en fait, et dans l’impression ou l’émotion qu’elle éveille en nous.
Phobie de l’enfant : de la peur du noir aux troubles phobiques
Les phobies infantiles sont considérées comme banales à condition d’être passagères et peu extensives. On considère normal que l’enfant ait peur du noir et qu’il se rassure avec son doudou pour s’endormir, ou qu’il ait peur des petits ou des gros animaux. Avant de se coucher, les enfants réclament des histoires, dont le contenu parfois effrayant leur permet de symboliser leurs peurs et de s’en distancier par projection. Les adultes, de leur côté, aiment raconter ces histoires, convaincus d’effectuer par là une sorte de prophylaxie de la peur. Ces lectures précédent l’endormissement, comme s’il fallait armer l’enfant qui va plonger dans le rêve et se confronter au théâtre de son inconscient, aux cauchemars et aux terreurs nocturnes. En lisant ces histoires, que fait-on sinon forcer la symbolisation du réel effrayant par des métaphores ? Freud (1905) rapporte qu’un enfant de 3 ans effrayé par l’obscurité avait énoncé : « Du moment que quelqu’un parle, il fait clair ».
Les travaux psychanalytiques ont montré que ces phobies permettent à l’enfant de gérer son complexe d’Œdipe, en déplaçant l’imaginaire surmoïque de la fonction paternelle sur un substitut externe culturellement tolérable. Ce que résume Annie Birraux (2007) lorsqu’elle écrit : « Ces phobies signent la névrose infantile, et coïncident avec la mise en place par l’enfant d’un système de valeurs de limites et d’interdits qui traduisent la conscience qu’il acquiert de la différence des sexes et des générations. »
Chez l’enfant, une lecture développementale est donc nécessaire pour évaluer ses peurs et ses angoisses. Le tableau 2 propose un résumé schématique des peurs physiologiques de l’enfant en fonction de l’âge et du corollaire pathologique si ces peurs se maintiennent à un âge plus tardif. (…)
Si, au cours du développement, les sources de peurs sont constantes, ce sont les conséquences de la phobie dans la vie réelle et dans la vie psychique, ou son apparition et son maintien à un âge avancé qui feront la gravité du symptôme et s’autonomiseront sous la forme de troubles anxieux de l’enfant.
Ainsi, l’anxiété de séparation banale de l’enfant de 2 à 4 ans sera considérée comme un trouble anxieux si elle persiste autour de 10-11 ans.
Plusieurs facteurs sont associés à la survenue d’une phobie chez l’enfant : l’apprentissage, la dynamique familiale (antécédents fréquents de troubles phobiques chez l’un des parents), le développement psycho-affectif de l’enfant au travers de l’émergence du sentiment d’individualité et de sa capacité à être seul. « L’angoisse surgit quand l’équipement maturatif de l’enfant ne peut répondre de manière adéquate à une tension vécue comme menaçante » (Marcelli, Cohen, 2012).
Le plus souvent, ces symptômes anxieux et phobiques vont progressivement disparaître avant 8 ans, mais ils peuvent parfois persister jusqu’à l’adolescence ou conduire à des pathologies psychiatriques plus graves. La réaction des parents conditionne le pronostic, pérennisant les troubles en cas de protection excessive, risquant de les aggraver lors de provocations par des expositions répétées à l’objet phobogène.
Les phobies à l’adolescence
Plus que les phobies d’objet, ce sont les phobies de situation qui vont particulièrement concerner l’adolescent, confronté aux remaniements psychiques nécessités par la puberté. Elles sont fréquentes à cet âge. Alors que son développement lui demande de s’affirmer sur le plan identitaire, de se subjectiver dans la différence des sexes et de s’autonomiser vis-à-vis de la génération qui le précède, la confrontation au monde extérieur et aux pairs devient soudainement effrayante. Les troubles phobiques de l’adolescent ont la particularité d’être plus extensifs, plus fixes et plus résistants que ceux de l’enfant. Ils semblent aujourd’hui en augmentation et étonnent par leur sévérité, conduisant parfois certains adolescents au confinement.
L’agoraphobie est fréquente. Soudainement, l’adolescent ressent une angoisse diffuse, qui devient vite envahissante et polymorphe, et se manifeste parfois sous la forme de véritables attaques de panique. Il devient agoraphobe et ne peut plus sortir de son domicile, prendre les transports en commun, se rendre au collège ou au lycée, et côtoyer ses pairs.
Le corps dans ses mutations n’est pas épargné des projections phobiques. Les dysmorphophobies peuvent être, à cet âge, spectaculaires et criantes. Elles se présentent comme une attaque critique d’une partie du corps, souvent située au niveau du visage. L’adolescent se sent laid, objet de regards toujours interprétés comme mal intentionnés. Elles ont toujours fait craindre une schizophrénie débutante, en particulier lorsqu’elles semblaient atypiques et persistantes, mais il faut pouvoir également les considérer comme relevant des remaniements narcissiques, comme le prouve leur fréquente disparition au fil du temps. Ces troubles conduisent parfois aujourd’hui à des demandes de chirurgie plastique qu’il faut savoir différer pour attendre que la maturité permette de se décentrer des préoccupations narcissiques.
L’acte d’agressivité potentielle est suspendu par l’appareil psychique pour persister ensuite dans des idées récurrentes qualifiées de phobies d’impulsion. Dans ces cas, le terme « phobie » n’est là que pour rappeler la peur qui saisit le sujet lorsque l’idée lui vient à l’esprit. Il s’agit souvent d’idées agressives effrayantes, immédiatement auto-critiquées honteusement : peur de tuer un de ses parents, de commettre un passage à l’acte sexuel sur un de ses proches, etc. Ces phobies d’impulsion n’empruntent rien aux mécanismes phobiques et relèvent de troubles obsessionnels.
Certaines peurs connaissent de nos jours un succès public. C’est le cas de la phobie scolaire, baptisée refus scolaire anxieux par les Anglo-Saxons. Très tôt, les auteurs ont repéré que la scolarisation n’était pas le déplacement d’une figure redoutée, mais bien une situation de séparation imposée, et la phobie scolaire a dès lors été considérée comme un symptôme d’angoisse de séparation partagée tant par la mère que par l’enfant. Estes (1956) soulignait la dynamique fusionnelle mère-enfant en la qualifiant de « névrose mutuelle ». La dénomination de phobie scolaire offre aujourd’hui aux adolescents l’habillage médical qui les dédouane des sentiments de honte et de culpabilité ressentis devant l’impossibilité d’aller en cours comme leurs pairs. Il n’est pas rare de voir un adolescent énoncer ; « J’ai une phobie scolaire », puis nous expliquer son incapacité à prendre les transports en commun, à partir en colonie, à côtoyer ses pairs, montrant ainsi que ses craintes dépassent largement la seule question scolaire. Mais, si l’on peut sans conséquences dommageables éviter de prendre le bus ou partir en colonie, il est beaucoup plus invalidant de ne pas aller à l’école. La psychopathologie qui sous-tend la phobie scolaire a été beaucoup discutée. Elle emprunte à différents types d’organisation, des troubles prénévrotiques aux troubles limites, mais aussi aux organisations psychotiques caractérielles ou psychopathiques pour les formes les plus sévères (Lida-Pulik, 1996 ; Lebovici, Le Nestour, 1977).
La phobie sociale est également un diagnostic à la mode pour qualifier les difficultés de relation à l’adolescence, quand la complexité du rapport à l’autre prend le devant de la scène. La séduction, l’érotisation et la sexualisation des liens imposent un nouveau mode de relation auxquels certains n’arrivent pas à s’adapter. Les adolescents timides et introvertis ont tendance à rester isolés, et sont parfois victimes de moqueries, destinés à devenirs des boucs émissaires dans des dynamiques de harcèlement. D’autres rougissent trop rapidement et ressentent de l’angoisse quand on les interroge à l’oral. Ces constellations symptomatiques sont facilement rassemblées aujourd’hui sous la bannière de phobie sociale. Le diagnostic différentiel est parfois difficile à établir avec certaines formes de trouble envahissant du développement de type Asperger par exemple.
On rencontre aujourd’hui couramment en clinique d’autres formes phobiques moins connues. La phobie du vomissement ou émétophobie est devenue fréquente chez les adolescents souffrant de troubles anxieux sévères. Ce symptôme, qui a souvent débuté dans l’enfance, peut entraîner une hyporexie et conduire à un retard staturo-pondéral. Lors de poussées aiguës de cette crainte phobique, en particulier en période d’épidémie de gastro-entérite, par crainte d’une contamination microbienne, ces adolescents peuvent rester cloîtrés chez eux et devenir aphagiques. L’émétophobie est un symptôme rebelle qui s’autonomise sous la forme d’une idée obsédante. Des travaux ultérieurs devraient permettre de mieux comprendre si elle relève d’un fonctionnement psychique phobique ou obsessionnel afin de préciser les solutions thérapeutiques à lui apporter. La maigreur de ces adolescents peut faire penser à tort à une anorexie mentale. Le dsm v vient de donner à ces tableaux une dénomination : l’Avoidant Restrictive Food Intake Disorder (arfid), ou Trouble de l’alimentation restrictif évitant. La notion d’évitement rappelle le champ de la phobie.
Ces derniers tableaux symptomatiques nous rappellent l’évolution perpétuelle de la clinique. Les troubles psychiques de l’adolescence sont particulièrement sensibles au contexte culturel, ce qu’évoque Serge Lesourd (2008) : « Chaque culture produit des formes psychopathologiques adolescentes en adéquation avec les interdits de jouissance ». Les changements de la structure familiale, les modifications des rôles et des fonctions parentales participent à cette évolution. On observe aujourd’hui un déplacement de l’angoisse, des phobies simples de l’enfance vers des états anxieux sévères à l’adolescence. Au-delà des seuls symptômes de déscolarisation, il s’agit parfois de désocialisation, voire d’isolement total. Les parents viennent alors seuls en consultation parler de leur adolescent qui ne sort plus de son domicile depuis plusieurs semaines. Le sujet est comme panphobique, si l’on peut dire, tout investissement à l’extérieur du domicile étant l’objet de peurs. Ces situations ne peuvent s’expliquer par le seul mécanisme de déplacement névrotique ; elles répondent bien plus au modèle du déséquilibre narcissico-objectal des fonctionnements limites. La défaillance narcissique fragilise le Moi de l’adolescent, et les objets, par ailleurs très peu différenciés, deviennent source de terreur. Peur de ses pairs, de leur agressivité, des enseignants, crainte d’échouer, honte, peur d’être ridicule, tout devient comme persécutant. « Je me sens épié en permanence, même dans ma chambre », a pu dire un adolescent souffrant de refus scolaire anxieux.
L’influence du milieu a pu être responsable d’une forme épidémique de désocialisation apparue au Japon au tournant des années 2000. Il s’agit du syndrome de Hikikomori qui touche des adolescents qui se cloîtrent dans leur chambre pendant des mois, sans aucun contact social. À ce sujet, il est intéressant de souligner que les Japonais ont recommandé de fondre dans ce syndrome les phobies scolaires, tant les liens cliniques de ces tableaux étaient étroits. Cet exemple paradigmatique interroge la place des facteurs culturels et sociologiques en jeu dans les différents tableaux cliniques, comme le fait Alain Ehrenberg (1991) en questionnant le poids du culte de la performance que nos sociétés font peser sur les épaules d’individus trop fragiles.
Les manifestations phobiques de l’adolescence reposent donc finalement sur une grande diversité de structurations psychiques : du simple remaniement développemental aux organisations psychotiques, limites ou obsessionnelles. Le repérage de cet éclatement n’est pas nouveau. Comme le rappelle Bernard Brusset, dès les travaux de Freud, les symptômes phobiques hésitaient entre différentes structures. La nature de l’angoisse devait permettre de les différencier : angoisse de castration, de séparation, de persécution, d’effondrement, de dépersonnalisation-déréalisation ou angoisse d’agonies primitives. Dans les formes les plus graves, la peur prend la dimension d’une persécution, l’angoisse menace l’identité et participe alors d’une organisation psychotique. La phobie se retrouve donc finalement dans une « incertitude nosographique » (Brusset, 1993). Jacques Lacan l’avait considérée comme une « plaque tournante » au carrefour de l’évolution vers d’autres formes structurales.
Si l’évolutivité et la diversité nourrissent les hésitations diagnostiques des cliniciens devant les manifestations phobiques de l’adolescent, elles permettent aussi au public de s’en emparer. Le succès public de certaines dénominations, de la phobie scolaire à la phobie sociale en passant par le syndrome de Hikikomori, relève de ce qu’Anne Lovell a appelé un « idiome de détresse », étiquette médicale permettant aux patients de se reconnaître dans une nomenclature. Les catégorisations modernes ont été dénoncées au titre de disease mongering (Lane, 2009), qui consisterait à promouvoir de nouvelles catégories pour qualifier des comportements ou des conduites sur lesquels un traitement psychotrope aurait un effet. Ce fut le cas par exemple de la phobie sociale et de son traitement par les antidépresseurs sérotoninergiques réputés la soigner. Si cette critique paraît par trop polémique, elle requestionne néanmoins les méthodes de délimitation contemporaine du normal et du pathologique, et la médicalisation des comportements dans le monde d’aujourd’hui.
Nouvelles perspectives thérapeutiques sur les phobies
Les options thérapeutiques profitent aujourd’hui des progrès des sciences cognitives et de la neurobiologie. L’anxiété se conçoit dans un modèle multidimensionnel, tripartite (Lang et coll. 1983) qui consiste en trois classes de symptômes : éveil physiologique, détresse subjective (cognitive) et conduites d’évitement. Selon l’orientation théorique, l’intervention thérapeutique s’adressera plus spécifiquement à une classe. Mais le succès thérapeutique ne pourra survenir qu’en cas de changement dans les trois dimensions.
Au cours des dernières décades, les thérapies cognitivo-comportementales (tcc) se sont imposées comme modalité psychothérapeutique des phobies et sont maintenant, dans la plupart des guidelines internationaux, présentées comme le traitement de 1re intention des troubles anxieux du sujet jeune. Le champ d’action des tcc est large : de la prévention/intervention précoce au traitement des cas les plus difficiles.
Le traitement par tcc de l’anxiété vise différentes dimensions : psychoéducation, gestion du somatique, restructuration cognitive, résolution de problème, exposition, et enfin prévention de la rechute (Velting et coll., 2004).
Malgré leur succès, ces thérapies font l’objet de certaines précautions et réserves. L’exposition est une étape cruciale mais complexe. Environ un quart des patients refusent ces thérapies ou les interrompent dès lors que l’étape de l’exposition ou la confrontation à l’objet phobogène se précise (García-Palacios et coll., 2001). L’interruption en pleine exposition, avant la fin du traitement et, par là même, avant qu’une habituation ait pu advenir, reproduit une confrontation à l’objet phobogène potentiellement aggravante. Les phobies spécifiques répondent particulièrement bien à l’exposition in vivo, mais le taux de perdus de vue est important et l’alliance thérapeutique parfois difficile à établir (Pull, 2008). Aussi efficaces soient-elles, les tcc ne semblent pas convenir à tous les patients.
Les traitements médicamenteux cherchent à diminuer l’anxiété, élément toujours présent dans les manifestations phobiques. De nos jours, les ISRS sont retenus pour traiter l’anxiété des enfants et des adolescents. L’option pharmacologique semble néanmoins nettement moins efficace chez l’enfant que chez l’adulte. Aucun traitement médicamenteux, seul ou en association, n’a prouvé son efficacité dans le traitement des phobies spécifiques à ce jour (Pull, 2008). Et, contrairement à l’adage qui consiste à dire que la combinaison psychothérapie et traitement médicamenteux produit les meilleurs résultats, les anxiolytiques n’ont pas montré d’efficacité dans le traitement de la phobie spécifique et ont même parfois été associés à un moins bon pronostic (Fond, Franc, 2013).
Dans la pratique pédopsychiatrique, les thérapies psychodynamiques sont souvent utilisées dans le traitement des troubles phobiques du sujet jeune. La question redondante de l’évaluation de leur efficacité reste sans réponse. Certaines recherches standardisées ont montré de bons résultats pour ce type de thérapies, notamment pour des traitements psychothérapeutiques psychodynamiques de courte durée. Le Child and Adolescent Anxiety Psychodynamic Psychotherapy, ou capp, développé par Milrod, Shapiro et Fonagy, formalise le traitement de l’anxiété en distinguant plusieurs cibles : la sensibilité à la séparation, l’attachement dyadique, le transfert, la reconnaissance des fantasmes inconscients. Le traitement se déroule sur douze semaines à raison de deux séances hebdomadaires. Cette psychothérapie est centrée sur le décodage des signifiés émotionnels du symptôme anxieux et utilise l’interprétation du transfert pour illustrer les conflits de séparation et d’attachement liés à l’anxiété du sujet (Milrod et coll., 2013).
Enfin, les interventions familiales ou sur la dyade parent-enfant sont déterminantes. Elles abordent la question de l’anxiété parentale, de l’attachement insécure et de la parentalité. Elles vont également renforcer les qualités de la famille à communiquer et à résoudre les problèmes tout en insistant sur l’importance de l’autonomie de l’enfant, souvent mise à mal dans ces situations cliniques.
Conclusion : quelle actualité pour la phobie ?
La phobie est à la croisée des structures psychiques. Ses formes d’expression cliniques sont tributaires des effets de culture et de civilisation. Cette diversité clinique offre une multitude de formes symptomatiques, qui, dans la modernité pragmatique d’aujourd’hui, tendent chacune à trouver leur thérapie d’élection.
Sur le plan théorique, les modèles explicatifs issus de la psychanalyse prévalent encore dans la pratique psychiatrique, particulièrement en France. Parallèlement, les stratégies thérapeutiques cognitivo-comportementales sont en plein essor.
Les futures recherches devraient permettre de préciser les indications de chaque méthode. Celles-ci pourraient même se combiner dans des démarches intégratives associant la mise en sens de l’élaboration symbolique au travail de modification des schèmes comportementaux.
Peut-être qu’aujourd’hui, le patient souffrant d’une agoraphobie sévère devrait voir son traitement débuter par une exposition virtuelle, puis in vivo à l’objet phobogène, pour se poursuivre par une thérapie psychodynamique permettant la recherche d’un sens toujours bénéfique pour le progrès de la subjectivité.
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