Les entraves au développement de la pensée

Les entraves au développement de la pensée

Par Rose-Anne Ducarme

Texte présenté à la Journée d’Étude du GERCPEA à Luxembourg le 17 mars 1995.


Introduction

Lors de notre dernière rencontre, Nicole Minazio nous a fait partager son plaisir de penser. Moi, je vais vous entraîner dans des zones d’ombres et d’angoisses et tenter de repérer avec vous ce qui entrave le développement de notre appareil psychique, notre appareil à penser les pensées.

Pour la clarté de l’exposé, j’ai choisi de suivre le fil chronologique. En fait, entreprendre le voyage qui va de la dépendance primaire totale à l’autonomie vraie si difficile à atteindre et jamais définitivement acquise.

Je vous rappelle et j’y insiste d’entrée de jeu, ce serait fastidieux de vous le redire tout au long de cet exposé, nous gardons en nous à tout âge, selon les moments et les évènements, la possibilité d’être en contact plus ou moins consciemment avec toutes les phases de notre développement et tous les types de pensée.

Je crois que les plus névrosés d’entre nous ne sont pas à l’abri de défenses autistiques ou psychotiques et que nous ne sommes pas toujours si clairement séparés de l’autre. Nous ne pouvons plus voir le développement comme une succession d’étapes qui, une fois franchies, seraient définitivement dépassées.

Je me propose donc de vous parler de ce que nous pouvons imaginer de la vie intra-utérine, puis du choc de la naissance et de la première rencontre avec l’autre : l’objet maternel et son environnement, et à partir de là, des entraves successives au développement de la pensée liées aux défaillances de cette rencontre. C’est faire une sorte de revue de la littérature, qui doit beaucoup à l’ouvrage remarquable d’Albert CICCONE et Marc LHOPITAL :  » Naissance à la vie Psychique  » sur les théories actuelles du développement de la pensée qui me paraissent éclairantes pour la clinique et dont je reprendrai de larges extraits.

1 – Vie intra-utérine

Nous allons vraiment commencer par le tout début, vous savez qu’on découvre de plus en plus de choses passionnantes sur la vie intra-utérine grâce à l’observation échographique qui nous révèle déjà des tendances de notre personnalité.

Dans son livre  » Rencontre avec Méduse  »  » Elisabeth ABOUT, psychanalyste ayant travaillé dans une unité d’accueil pour mères en difficultés psychiques graves et leurs bébés, donc, observatrice des tous premiers échanges, nous parle sur base des thèses de BION et de MELTZER, de deux éléments de base de la vie fœtale. Le mouvement et le placenta.

Elle nous dit « … dès les premiers moments de la vie humaine, précisément dès la conception, le mouvement est le principal organisateur, mouvement du spermatozoïde, déplacement de l’ovule fécondé jusqu’au lieu de sa nidification, mouvement des cellules qui se divisent, se multiplient, mouvement intérieur de l’embryon, mouvement extérieur dans un rythme régulier de flux et reflux entre fœtus et placenta par le cordon ombilical, mouvement du corps de la mère et plus loin encore du monde extérieur… .

Elle pense que… le mouvement dans la vie fœtale détermine le rythme personnel et la forme que prend ce rythme face à l’angoisse. L’émotion est un mouvement, elle nous remue, nous bouleverse, elle appelle une émotion vive, ce mouvement vivant de l’être dans sa totalité qui s’est instauré dans la vie intra-utérine. Elle pense que le goût de certains pour le mouvement et l’activité physique résulte de leur besoin de laisser se manifester l’émotion vive dans la globalité qui était la leur pendant la vie intra-utérine. Pour certains, c’est une façon d’exprimer leur personnalité, pour d’autres, ce besoin vient contrecarrer le développement de la pensée.

Le mouvement commandé par l’émotion permet de lutter contre un danger pour la vie psychique, comme un  » changement catastrophique « , dirait BION, lorsque la pensée reste inopérante. L’émotion peut devenir un mode habituel de remplacement de cette pensée. Au lieu de permettre le développement psychique, elle maintient l’expression de la personnalité à son niveau sensoriel et perceptif. Je pense là, aux patients décrits par Joyce MAC DOUGAL, à toute la clinique des passages à l’acte, des somatisations, des agressions agies sur son corps ou sur celui de l’autre quand l’appareil à penser est débordé. Je revois une patiente qui, dans des moments de débordement émotionnel après être passée à l’acte de différentes façons, se levait pour venir vers moi puis passait d’un pied sur l’autre se balançant, me donnant l’impression que le mouvement lui-même, lui procurait une sorte d’apaisement préalable, indispensable à sa possibilité d’entendre mes mots et mes pensées. Elisabeth ABOUT dit encore que pour acquérir ces qualités d’expérience émotionnelle et enrichir la personnalité, une émotion intense doit être accompagnée d’une pensée.

Se basant sur les conceptions de MELTZER, Elisabeth ABOUT nous propose dans son livre une fiction qui m’a intéressée et je vous dirai pourquoi plus tard. Une fiction sur ce que le fœtus pourrait vivre. Alors, avant que nous ne sombrions dans les angoisses et la destructivité, vous avez droit à une jolie histoire, celle de Fanny.

Le fœtus Fanny flotte dans un liquide salé qui peut se parfumer de senteurs poivrées, fruitées ou âcres ; près d’elle, une paroi lisse et rose et contre la paroi de ce monde simple et organisé se manifestant par un battement régulier qui gonfle son épaisseur, son compagnon placenta. Par le mouvement ondulant de son enveloppe fluide amniotique, il lui traduit les éléments de son atmosphère. Quand le battement se ralentit ou s’accélère, Fanny en reçoit des échos et à son tour s’apaise ou se laisse emporter. A tout moment, Fanny peut prendre conseil auprès de ce compagnon, il la rassure toujours.

Un grondement devient tonnerre, placenta ?  » -No problem, tempête intestinale normale, tout est prévu, organisé, ondulations douces qui s’accélèrent, placenta ? -T’inquiète pas elle accélère pour attraper son bus, le monde tremble, placenta que se passe t-il ? -Normal, elle travaille dans une imprimerie, c’est prévu pendant 8 heures, dors en attendant, c’est ce que tu as de mieux à faire « .

Ainsi, Elisabeth ABOUT, nous fait  » sentir  » les interventions du grand frère qui bouscule, de Mozart qui intéresse, des relations sexuelles des parents qui envahissent, des caresses, puis des sensations d’espace devenant de plus en plus restreint, le mur des contractions, un passage et puis… tout autre chose. Fanny ne reconnaît plus rien, se sent lourde, va-t-elle tomber ? Solitude, plus de message connu, plus de réponses aux questions.

Dans la vie fœtale, la situation émotionnelle s’appuie sur le mouvement qui préside aux échanges entre le fœtus et son environnement. Vers le placenta sont projetés les éléments fœtaux qui ne peuvent être retenus, éléments constitués par les particules du sang qui nécessite d’être régénéré.

Elisabeth ABOUT, reprenant les thèses de Bion et de Meltzer, se demande s’il serait trop audacieux de penser que ces éléments comprennent aussi des fragments difficilement mesurables d’angoisse, de frayeur ou d’interrogation, toutes ces particules qui sont incompréhensibles pour le fœtus. Les membranes qui l’entourent constituent le contenant qui rend toujours possible la projection du fœtus vers le placenta et inversement, cette communication représenterait le prototype de l’identification projective. La recherche ultérieure d’un contenant pour y projeter les parties de sa personnalité, celles qui doivent être préservées comme celles qui doivent être éliminées, se nourrira de l’espoir de retrouver des limites aussi confortables que celle de cet habitacle idéal où rien ne pouvait se perdre.

Vous comprendrez donc ce qui m’a séduit dans l’histoire du fœtus, c’est qu’elle met en scène deux entités, le fœtus et le placenta en lien, avec entre eux des échanges rythmés et l’idée d’un rôle de réassurance permanent du placenta vis-à-vis du fœtus.

Le désir le plus fondamental de l’être humain que nous sommes ne serait-il pas d’être en lien permanent avec un  » organe  » d’abord externe, puis interne, capable de nous rassurer à tout moment face à l’inconnu, aux changements, tout ce qui nous déborde, nous bouleverse, un organe capable de donner sens à nos éprouvés ? 
N’est-ce pas le but de l’analyse surtout avec nos patients les plus fragiles, être au début du travail avec eux cet organe externe qui met des mots et du sens dans le chaos interne, réparant l’échec des premières rencontres fondatrices puis permettre au patient de prendre en lui cette fonction et de nous quitter ensuite, possédant en lui cet objet le plus précieux, celui qui permet de continuer à se développer et à grandir ?

Jean BEGOIN nous dit bien que la douleur psychique la plus destructrice est celle de n’avoir pas trouvé de parents pour nous permettre de nous développer.

2 – La naissance

Voici donc notre nouveau né face à la perte de ses repères, le mouvement et le placenta. Heureusement, il ne s’agit peut-être que d’un sale moment à passer et MELTZER, poète, nous parle de la rencontre première du bébé et de sa mère, du bébé ébloui par la beauté de la mère et du monde et de la mère éblouie elle-même par la beauté de son bébé, choc esthétique soutendant alors le conflits esthétique que MELTZER exprime ainsi :  » l’intérieur de l’objet est-il aussi beau que l’extérieur ? « . Voilà les fondements mis en place de la pulsion épistémophilique, de la curiosité, de l’envie de savoir, de partir à la découverte de l’autre et de son monde interne.

Nicole Minazio, dans son éditorial des cahiers de psychologie clinique sur le lien, nous dit  » la confiance dans la vie et le sentiment de continuité d’être reposent sur la beauté et la réciprocité d’une rencontre entre l’enfant et son environnement premier. Il pourra alors entreprendre ce périlleux voyage que celui qui mène l’être humain à reconnaître que jamais il ne possèdera l’objet mais que tout au long de la vie, il cherchera à le connaître, le comprendre, à l’investir et à l’aimer « .

Mais toutes les rencontres ne sont pas idylliques, loin de là. Déjà des éléments, tant du côté de la mère et de son environnement que du bébé, peuvent mettre en péril le premier accrochage et accordage avec comme conséquence des entraves au développement de l’appareil physique, appareil à penser les pensées.

Elisabeth ABOUT reprend le mythe de Méduse qui pétrifie celui qui croise son regard. Vous vous souvenez peut être que Méduse, une des trois gorgones, fille des divinités de la mer, très belle jeune fille, s’unit à Poséidon dans un temple d’Athéna. Athéna les surprend et de rage punit Méduse en lui retirant sa beauté et sa douceur. Elle la transforme en un monstre à tête de femme dont les cheveux sont des serpents, des dents énormes saillent de sa bouche béante et des yeux exorbités lancent des regards terribles et pétrifiants. Athéna procurera à Persée un bouclier, poli comme un miroir, lui permettant de ne pas regarder Méduse en face et de la décapiter. L’effigie de Méduse sera placée par exemple sur les boucliers pour faire reculer les plus courageux.

Mais comment comprendre la fureur d’Athéna ? Il faut savoir qu’elle était sortie toute armée de la tête de Zeus, était belle, généreuse, juste et…vierge et elle le resta malgré de très nombreux soupirants. Méduse va commettre deux crimes face à elle : d’abord elle rivalise de beauté et ensuite et surtout elle ne reste pas vierge, c’est-à-dire qu’elle se laisse aller à sa curiosité sur la différences des sexes.

C’est cette envie de savoir, de découvrir qui est sanctionnée. Punie pour avoir manifesté publiquement son désir de connaissance, Méduse devient celle qui, à son tour, l’interdit par le regard.

Lors de la première rencontre, certaines mères vont ainsi méduser leur nouveau-né. Elisabeth ABOUT ayant observé des mères en souffrance psychique et leurs nouveaux nés, dit que cela lui a permis de comprendre qu’il pouvait exister, ajouté à la crainte de la rencontre, un réel danger dans le croisement des regards. Lorsque le nouveau-né rencontre les yeux de sa mère, il y découvre deux regards : le regard humain et le regard de sa mère. Il se laisse éblouir par la beauté du regard humain, mais le regard de sa mère montre, ajouté à son propre regard, des regards de tout un monde : regard du père, de la mère de la mère, de la famille, du groupe social ou religieux. 
Le nouveau-né face à ces regards multiplies, peut être effrayé, pétrifié. L’enfant assailli par tous ces éléments a alors la tentation de détourner le regard, ce qui serait confirmer à la mère qu’elle est Méduse, effrayante et fascinante. Je ne vais qu’évoquer quelques difficultés de cette première rencontre.

Pour toute mère regarder son enfant pour la première fois, c’est affirmer son individualité face à sa propre mère interne. C’est aussi montrer à sa mère et aux autres que de fille elle est devenue femme ayant reçu d’un homme la jouissance, la force et la possibilité de faire un enfant. Ceci est loin d’être évident.

Une mère face à un bébé qui, par son regard et sa recherche du sein, indique son intention d’explorer l’intérieur du corps de la mère, peut se défendre, par exemple, de l’avidité qu’elle projette sur lui, craignant sa dévoration. Elle se tiendra alors à distance, refusant le contact, se réfugiant dans une pensée de groupe. Cette mère absente de sa propre pensée ne peut faire transparaître ces aspects de beauté et de bonté dont parle MELTZER qui permettraient à l’enfant de s’engager sur la voie de la découverte du monde et du développement de sa pensée.

Vous connaissez bien ce qui a été dit du décalage entre le bébé fantasmatique et le bébé réel et le travail psychique qui doit être fait par les parents pour réajuster leurs émotions, mais parfois, l’écart peut être traumatique.

Traumatisme physique : je pense à l’effondrement d’un jeune couple que l’on m’avait demandé de voir face à leur bébé présentant un bec de lièvre important, l’image était tout à fait effrayante. Le travail qui peut se faire dans les tout premiers moments de la rencontre est capital dans les aspects de prévention. Après que les parents aient pu m’exprimer toute leur culpabilité, toute la honte, toute la peur des réactions sur le plan familial et social, parler également de leur déception, de leur tristesse, leur agressivité, ils ont pu investir ce bébé différemment et quelques jours plus tard, retrouvant la mère commençant à nourrir son bébé, je l’entendais dire :  » mais tu me souris mon beau bébé « .

Le traumatisme qui peut empêcher la rencontre et donc entraver le développement de la pensée peut aussi être d’origine psychique. On me parlait récemment d’une mère qui avait été littéralement sidérée à la naissance de sa fille par la ressemblance entre celle-ci et une sœur profondément haïe ; la mère n’avait pu dépasser cette aversion et avait confié son bébé à sa propre mère pendant plusieurs années.

Je n’ai parlé pratiquement que de la mère mais vous savez bien sûr le rôle tout à fait important dans le psychisme et dans la réalité du père et de la mère de la mère dans ces premiers moments de rencontre avec le bébé.

Du coté du bébé.
Je ne ferai que citer la nécessité du côté du bébé d’un appareil neurophysiologique de base suffisamment bon pour qu’il puisse éprouver, puis intégrer les premières interactions entre lui et son environnement. Il est évident qu’un enfant sourd, aveugle, ayant des problèmes moteurs ou neurologiques se trouvera d’emblée en difficultés plus ou moins graves et plus ou moins irréversibles quant à la possibilité de bénéficier de la rencontre avec son environnement pour constituer son appareil à penser.

3 – Développement de l’appareil psychique

Mélanie KLEIN nous parle dès le début de la vie du clivage et du tri en bon et mauvais sein, bon et mauvais objet. Elle nous parle aussi des phénomènes de projection et d’introjection, véritable respiration psychique, nous dit Florence Guignard. BION, lui, théorise la première communication entre le bébé et sa mère en terme de projection d’éléments bruts, éléments bêta, qui seront détoxiqués de leur excès d’angoisse par le psychisme de la mère, sa fonction alpha, et renvoyés au bébé.

Tout cela suppose deux psychismes et une rencontre, cela veut dire deux espaces psychiques. Ceci n’est pas si donné d’avance, ni si permanent. Voyons ensemble comment nos pouvons nous représenter l’évolution de cet appareil à penser les pensées maintenant que notre bébé est né. Ceci ne sera bien sûr qu’un mythe, une tentative de nous représenter une évolution allant du plus simple au plus complexe, mais je le rappelle encore une fois, nous savons bien que d’emblée la rencontre est présente, même si elle ne l’est au départ que par instants seulement et puis progressivement pour une durée de plus en plus importante.

Je voudrais reprendre le schéma proposé par Cléopâtre ATHANASSIOU et complété par CICCONE et LHOPITAL dans leur ouvrage  » Naissance à la vie psychique  » pour que nous tentions de nous représenter comment l’espace psychique peut naître. Je reprends donc ces auteurs.

1ière phase : celle de l’unidimensionnalité.

Elle se caractérise par le fait que la qualité des objets est d’être attirants ou repoussants. Il s’agit d’un monde constitué d’une série d’événements survenus par hasard, événements non disponibles pour la mémoire et la pensée, il s’agit d’une suite d’intégrations et de désintégrations. Le bébé s’accroche à des stimuli sensoriels successifs, d’où l’importance d’un bon équipement de base, stimuli successifs qui constituent des points d’agrippement qui rassemblent sa vie mentale. Entre ces points il n’y a qu’un état de vide sans vécu d’identité, il n’y a pas de différence entre l’espace et le temps.

2ième phase : 

Le passage à un vécu bidimensionnel, donc la mise en place d’une identité de surface, elle se constitue progressivement par la répétition de ces  » centrations punctiques « , de telle sorte que l’effet de la première centration sur un stimulus persiste jusqu’à ce qu’une seconde se produise. Cet effet de centration continue donne la sensation de surface à laquelle peut adhérer la psyché. Les objets y sont perçus en fonction des qualités sensuelles de leur surface ; la relation est une relation de collage ; le temps y est essentiellement circulaire sans possibilité d’envisager de changements durables, ni d’évolution, ni d’arrêt. Toute menace contre cette immuabilité est vécue comme un effondrement des surfaces accompagné d’angoisses primitives catastrophiques comme la liquéfaction, la chute sans fin, l’explosion, … les émotions évacuées par l’adhésivité et l’aplatissement bidimensionnel restent non transformées, non pensables comme des  » terreurs sans nom « . On parle d’identification adhésive, d’arrachement, nous sommes dans le registre autistique de l’auto-sensualité.

3ième phase :

Cette troisième phase est caractérisée par un décollage progressif. Peu à peu les deux feuillets psychiques qui se décollent délimiteront chacun un espace défini contenu dans un contenant ; il y a donc espace interne du self et de l’objet, chacun d’eux pouvant contenir l’autre. Les processus de projection et d’introjection peuvent alors avoir lieu les mondes externe et interne apparaissent avec la naissance de la pensée. L’état tridimensionnel permet cette naissance car l’objet suffisamment séparé peut-être désiré et pris dans le self plutôt que de lui être accolé. Le self pourra contenir l’objet, donc se construire son noyau d’identité. L’espace tridimensionnel voit se mettre en place des orifices naturels, ce ne sont plus des déchirures comme dans la bidimensionnalité, une fonction sphincter s’installe. Le temps est vécu comme un mouvement d’un intérieur vers l’extérieur, il prend donc une direction propre. L’identification projective est présente avec d’abord confusion des espaces, puis deux espaces distincts reliés par une peau commune. Nous sommes dans le registre du symbiotique, du psychotique.

4ième phase : 

Dans la quadridimensionnalité, il y a un nouveau mode d’identification, c’est-à-dire l’identification introjective ; l’introjection de bons parents, la lutte contre le narcissisme et la réduction de l’omnipotence prêtée aux bons objets et aux objets persécuteurs intrusifs qui exigeait un contrôle absolu diminue. L’espace interne du self est séparé de l’espace interne de l’objet. Une partie du self peut être projetée dans l’objet, y séjourner, puis être réintrojectée et fortifier le noyau d’identité. Il a y mise en place d’un mode de relation objectale et non plus exclusivement narcissique.

Mais toute introjectivité contient de la projectivité et la projectivité contient de l’adhésivité, d’ailleurs l’objet est-il vraiment jamais tout à fait séparé ?
Je vous propose de reprendre cette évolution en détail en y repérant les entraves possibles au développement de la pensée.

1 – L’uni et la bidimentionnalité, registre de l’auto sensualité, de l’autisme.

Esther BICK écrit « le besoin d’un objet contenant semblerait, dans l’état non intégré du premier âge, produire une recherche frénétique d’un objet – lumière, voix, odeur, ou un autre objet sensuel – qui puisse retenir l’attention et partant être éprouvé momentanément au moins comme tenant rassemblées les parties de la personnalité. L’objet optimal est le mamelon-dans-la-bouche joint à la façon qu’a la mère de tenir et de parler et à son odeur familière « .

L’objet momentané est un objet sensuel, comme objet contenant il doit laisser la place à l’objet optimal représenté par l’expérience de la tétée dans un contexte sensoriel et émotionnel satisfaisant et sécurisant et qui donne l’impression d’être contenu dans un contenant. Le bébé devra pouvoir intérioriser cet objet optimal pour y faire appel lorsque l’objet réel vient à manquer. Didier HOUZEL qui viendra animer notre prochaine rencontre vous parlera certainement en détail de cet objet contenant attracteur qui donne aux pulsions et aux émotions une forme stable et une signification.

CICCONE et LHOPITAL nous redisent qu’au début la fonction contenante sera introjectée à l’intérieur du fait même qu’elle délimite l’intérieur, formation de la peau psychique, surface délimitant l’intérieur de l’extérieur et tenant ensemble cet intérieur. Le sentiment d’être contenu dans un contenant et l’introjection progressive du contenant constitue le sentiment d’identité et permet l’individualisation et la distinction entre espace interne et externe.

 » Pour assurer sa fonction contenante, l’objet optimal doit posséder quatre qualités indispensables, nous dit MELTZER.

  1. le contenant doit avoir des limites qui peuvent être concrètement représentées. Il doit posséder une attention sélective, c’est-à-dire la capacité psychique d’être présent (ne pas être trop préoccupé, déprimé, endeuillé..)
  2. il doit être un lieu de confort abrité de toute stimulation inappropriée venant de l’intérieur du corps (qualités sensorielles : chaleur, douceur de voix, … ; qualités émotionnelles : quiétude, disponibilité, …)
  3. le contenant doit être caractérisé par l’intimité, définie par MELTZER  » comme quelque chose qui est le produit de l’histoire de la relation entre le contenant et le contenu, quelque chose qui a débuté d’une façon très importante mais qui se développe naturellement à mesure que l’histoire se déroule. « 
  4. enfin, l’exclusivité donnant le sentiment d’être unique

S’ajoute à cela : la ritualisation et la rythmicité des échanges sur laquelle Daniel MARCELLI insiste particulièrement. La capacité d’attention du nourrisson lui permet très précocement d’éprouver la succession entre des vécus de satisfaction et de frustration, ce qui fonde une capacité anticipatrice qui aboutirait à une première pensée sur le temps :  » Après ça, il y aura autre chose « .

L’objet optimal doit aussi coupler harmonieusement les fonctions maternelles et paternelles dans une image de parents combinés bons ; alliage entre la fonction maternelle qui contient l’expérience et la fonction paternelle qui la structure, la coordonne, l’organise. « 

Donald MELTZER utilise le concept de  » vie privée  » pour rendre compte de cette relation entre la mère et l’enfant très retirée du monde et protégée par le père, relation garantissant la création d’un espace dans lequel peut grandir et se développer l’enfant.

Je ne reprendrai pas les notions bien connues de  » mère suffisamment bonne  » décrite par WINNICOTT et dont Nicole nous a parlé la dernière fois. Je rappellerai seulement que les mères non capables de cette préoccupation maternelle primaire interrompent le continuum d’existence ce qui peut engendrer une menace d’annihilation pour le self même de l’enfant qui ne se développe pas laissant la place, par exemple, à un faux self masquant l’authentique. Je vous renvoie aux phénomènes et objets transitionnels et à l’importance pour la mère de désillusionner progressivement l’omnipotence de l’enfant afin de créer un espace d’attente et de symbolisation : prémices de la pensée.

Dans le registre de l’auto sensualité, une des intégrations les plus anciennes dont la mise en place est nécessaire est celle qui concerne les sensations de dur et de mou. Je vous renvoie là aux thèses de Frances TUSTIN, Geneviève HAAG, Didier HOUZEL.

Quant à la suite de l’expérience de tétée où la mère et l’enfant ont coopéré, le mamelon-langue dur et pénétrant, est expérimentés comme travaillant de concert avec la bouche-sein, mou et réceptif, il y a mariage des éléments masculins et féminins (bisexualités psychique). Une nouvelle façon de fonctionner est née, celle de l’élasticité et de la résistance. Cela veut dire que la réalité peut commencer à être prise en compte. Le monde va commencer à prendre sens. La mollesse et la dureté travaillent ensemble pour produire un état de bien-être et d’unicité avec la mère, bien-être qui suppose que les sensations corporelles aient été transformées en expériences psychiques grâce à l’activité réciproque et rythmique de la mère et du nourrisson. Je vous renvoie à l’accordage affectif de Stern.

Quand la dureté pénètre la mollesse, il se produit une excitation qui peut grandir jusqu’à un état d’extase, état qui peut soit renforcer l’unité que vivent la mère et l’enfant, alors l’accordage naît et l’attachement à la mère s’établit de plus en plus solidement, mais cela suppose la capacité de la mère à faire en elle l’expérience de cet état d’extase et sa capacité à le supporter.

Si la mère n’en est pas capable, et nous verrons plus loin quelles peuvent en être les raisons, l’enfant doit affronter seul ces états qui lui paraissent porteurs de désastre. Le nouveau-né se sent coupé de cette relation d’unicité et a l’impression d’être seul et abandonné en proie à des angoisses cataclysmiques. Face à ce que BION appelle des  » terreurs sans non « , l’enfant peut mettre en place des défenses autistiques allant jusqu’à l’autisme. L’enfant se coupe de la relation à sa mère, se détourne de la rencontre au profit de sensations auto générées.

Pour que l’autisme s’installe, il faut une conjonction d’éléments particuliers, tant du côté de l’enfant que de la mère et de l’entourage.

Du côté de l’enfant, le bébé qui deviendra autiste semble être un enfant hypersensible à la frustration et anormalement porté à des réactions de panique, c’est le choc de la prise de conscience prématurée de la séparation corporelle entre l’enfant et sa mère qui provoquera l’angoisse. L’enfant qui prend conscience que le bout du sein est parti ne ressent pas cette expérience comme la perte de la mère et du sein, mais comme si une partie de son corps lui avait été arrachée laissant un trou noir, nous dit TUSTIN. L’enfant fait cette expérience dans un état d’immaturité de son organisation psychique et ne peut dominer le chagrin, la rage et le deuil. 
Que va faire l’enfant face à cette découverte traumatisante de la séparation corporelle entre lui et sa mère ?

Il va mettre en place des manœuvres autistiques pour nier la perte et la séparation. L’utilisation des objets et formes autistiques entraîne un délire de parfaite satisfaction et d’intégrité. Ce recours tout à fait satisfaisant coupe l’enfant de son objet maternant qui est forcément frustrant puisqu’il n’est pas auto engendré et donc non toujours disponible exactement quand l’enfant le souhaite, là où il le souhaite.

Que sont les objets autistiques ?

Ce sont des objets durs qui provoquent une sensation de dureté sur la surface du corps de l’enfant et lui donnent l’impression d’un morceau de corps en plus qui vient combler le trou provoqué par la perte du mamelon vécue donc comme faisant partie de la bouche. Il s’agit : soit d’objets externes, comme une petite voiture, des clés, qui ne sont pas utilisées pour ce qu’elles représentent mais seulement pour la sensation tactile qu’elles provoquent . Soit des sensations auto générées dures comme le fait de téter sa langue ou de bouger pour sentir par exemple les fèces dans le rectum.

Que sont les formes autistiques ?

Ce sont des sensations que l’enfant fabrique à partir de substances corporelles molles ou de mouvements corporels et qui servent d’espèce de tranquillisant. Les objets confusionnels conduisent à l’illusion d’être enveloppé d’une brume. Cela brouille la conscience de la différence entre le moi et le non-moi. Les manœuvres autistiques se manifestent soit comme recours à des objets ou des formes extérieures, soit comme des agrippements proprioceptifs auto sensuels, par exemple : l’agrippement à l’hypertonicité de la musculature contractée formant comme une carapace musculaire qui donne à l’enfant la sensation d’être unifié . Des agrippements kinesthésiques comme le balancement, des stéréotypies gestuelles. Des agrippements auto destructifs qui sont des activités qui aident à investir la notion de frontière, de limite et sont une tentative pathologique pour se sentir vivant et entier.

Lors d’une précédente rencontre, je vous avais présenté une patiente adulte dont les auto-mutilations avaient ce sens. Ces activités auto destructives peuvent être limite entre l’autisme et la psychose symbiotique lorsqu’il s’agit, par exemple, de  » pénétrer violemment dedans  » comme engouffrer ses doigts profondément dans la bouche, frapper les yeux, … Ces manœuvres marquent l’accès à la représentation d’un intérieur peuplé de catastrophes. « 

Je rappelle que lorsqu’il y a traumatisme précoce, c’est la rigidité des mécanismes de défense plus que l’évènement qui constituera l’entrave au développement. 
Voyons maintenant du côté de la mère et de l’environnement ce qui peut l’empêcher d’être  » suffisamment bonne  » ou d’avoir  » une capacité de rêverie suffisante « .

a- La dépression maternelle.

Donald MELTZER et Frances TUSTIN ont montré à quel point la dépression maternelle sévère compromet la capacité de répondre à son bébé et de s’identifier à ses besoins.

Si la dépression maternelle grave interagit avec l’hypersensibilité de l’enfant, l’autisme risque de s’installer.

Dans le post-partum, bien sûr, toute mère est plus ou moins déprimée mais le bébé utilisant sa mère la guérit de sa dépression faisant naître en elle un bon sentiment de maternité.

La mère de l’enfant autiste peut avoir investi celui-ci lorsqu’elle le portait comme une garantie contre son propre sentiment caché de perte insupportable, la naissance est alors vécue comme la perte d’une partie rassurante de son corps qui la laisse si déprimée et sans confiance en elle qu’elle se sentira incapable de soutenir son bébé lorsqu’il vivra une expérience de séparation proche de la sienne. La dépression du post-partum sera d’autant plus forte que la mère se sentira abandonnée physiquement ou psychiquement par son entourage, le père d’abord et la mère de la mère qui joue un rôle très important à ce moment. Le vécu dépressif abolit le plaisir et le manque de partage de plaisir aura des conséquences destructrices pour la pensée de l’enfant.

Nous savons aussi que des mères dépressives peuvent investir le corps de l’enfant et les soins sans pouvoir être vraiment préoccupés de son psychisme.

La dépression maternelle ou parentale peut aussi être liée à la rencontre avec l’enfant et je vous renvoie à ce que je disais plus haut, des malformations, du handicap et des projections faites sur l’enfant, entre autres.

Didier HOUZEL reprenant le conflit esthétique pense que l’état dépressif rencontré chez les mères d’enfant autiste fait que le bébé vit cette absence de vie psychique tournée vers lui, non pas comme une perte, mais comme une trop violente attraction. Le choc esthétique normal, la fascination attirante jusqu’au vertige dû à la séduction des qualités esthétiques de surface de l’objet n’est plus freinée et amortie par la capacité de rêverie de la mère par sa fonction alpha. Il y aurait alors précipitation dans le monde tourbillonnaire de l’autisme.

b- Le deuil.

Le deuil est aussi un élément extrêmement perturbant dans la relation précoce. L’enfant peut venir remplacer un enfant mort permettant de dénier la perte, d’éviter le travail de deuil, mais empêchant son réel investissement. Une forme de dépression moins grave au niveau des conséquences sur le développement de l’enfant est ce qu’André GREEN a décrit comme le syndrome de la mère morte. Il s’agit d’une diminution brusque de l’intérêt que la mère porte au bébé. Ce changement brusque est vécu comme une catastrophe parce que l’amour est perdu brusquement et qu’aucune explication ne peut être trouvée par l’enfant. A la perte de l’amour, s’associe la perte de sens, l’objet est effectivement présent mais absorbé par le deuil.

L’enfant peut réagir en désinvestissant l’objet maternel et en s’identifiant inconsciemment à la mère morte. Il peut aussi s’obliger à trouver un responsable de l’effondrement de la mère, le père par exemple. Ce qui l’oblige à une triangulation oedipienne précoce. Il peut également déclencher une haine secondaire pour dominer, souiller, se venger de l’objet. Il peut encore résister à aimer l’objet et se tourner vers une excitation auto-érotique. L’enfant peut développer précocement ses capacités fantasmatiques et intellectuelles pour tenter de deviner et d’anticiper les variations d’humeur de sa mère. Ces défenses s’organisent pour maintenir le moi en vie, ranimer la mère et rivaliser avec l’objet du deuil dans une triangulation précoce. André GREEN parle alors de l’instauration du  » complexe de la mère morte  » se manifestant par une incapacité d’aimer, une profonde solitude, un sentiment de vide. Ceci exprime une dépression avec perte libidinale appartenant à la clinique du vide, du négatif, de la psychose blanche, tout cela résultant du désinvestissement massif qui laisse dans l’inconscient des traces en forme de trou psychique.

Nous avons vu que face à ces échecs plus ou moins graves de la rencontre entre le bébé et son objet maternant primaire, l’enfant peut se protéger en se retirant dans un monde autistique. Il peut aussi investir un corps en état de besoin et de souffrance faute d’avoir pu investir un corps en relation avec le plaisir. Il peut se former une seconde peau psycho-corporelle. Cette seconde peau sensorielle, musculaire, psychique ou intellectuelle remplace la dépendance à l’objet par une pseudo-indépendance grâce à l’utilisation pathologique de l’identification adhésive ou projective, ceci a pour but de maintenir une sensation d’identité.

Cette contention par la seconde peau peut donner des effets d’encapsulation, de détournement de relation d’objet, de repli narcissique dans un monde auto-sensuel par agrippement aux objets ou aux formes autistiques. Mais la constitution d’une seconde peau peut aussi soutenir l’ouverture au monde extérieur, à la communication et donc au développement mental en donnant le sentiment d’une fermeture qui contient et maîtrise les angoisses archaïques, lesquelles peuvent être provoquées justement par certaines expériences de communication.

La mère suffisamment bonne s’adapte aux besoins de l’enfant et permet qu’un sentiment de continuité d’existence favorise le développement du vrai self. Si pour toutes les raisons que nous avons vues elle n’est pas capable d’être suffisamment contenante, elle va empiéter sur le nourrisson ne lui permettant pas l’illusion de son omnipotence mais se substituant par ses gestes et ses désirs à ce bébé. L’enfant se trouve alors dans une situation de soumission à un environnement séducteur et va développer un  » faux self  » pour protéger le vrai d’une menace d’annihilation. Le faux self pourra atteindre la maturité et l’indépendance, il s’adaptera le plus parfaitement possible aux attentes de l’entourage, ceci s’accompagne d’une très grande dépendance à l’objet. Cela peut donner l’illusion de la réussite mais le sujet se sent envahi d’un sentiment de futilité, de désespoir pouvant mener jusqu’au suicide. WINNICOTT dit que le faux self est le résultat d’une identification adhésive de surface en mimétisme, sans relation en interpénétration.

Les angoisses primaires dans cette phase sont celles d’anéantissement de la vie, de morcellement, de changement catastrophique, de chute, de liquéfaction.
Je rappelle toutefois que toute angoisse a aussi un rôle positif dans le développement puisqu’elle pousse le bébé à s’accrocher, à se coller pour se constituer une identité dans son lien à l’objet si primitif soit-il.

Les mécanismes de défense de cette période, outre les défenses autistiques que nous avons vues dans leur aspect pathologique empêchant le développement ultérieur sont l’identification adhésive et le démantèlement.

L’identification adhésive est à la fois un mécanisme identificatoire primitif avant toute constitution de l’objet interne et une défense. La défense par l’adhésivité consiste surtout à s’agripper pour éviter l’expérience de la séparation, elle se manifeste par l’imitation de l’apparence du comportement de surface de l’objet. Il faut que l’apparence, la surface des choses soient immuables, le moindre changement provoque des réactions d’extrême panique, de désarroi, d’anéantissement. Il n’y a pas à ce stade de différence bien nette entre l’objet et le moi. L’adhésivité ne traite pas la terreur, elle ne peut que l’anéantir un moment. Dans l’aplatissement défensif à un monde bidimensionnel, il n’y pas de place pour un objet contenant et cela entrave le développement de la pensée.  » Penser à  » signifie être  » hors de « . La pensée naîtra dans un espace tridimensionnel.

Le démantèlement correspond à une suspension de l’attention, chaque sens erre vers l’objet le plus attractif du moment. C’est un mécanisme passif comme si l’appareil mental tombait en morceau, il n’y a ni douleur, ni angoisse ni activité mentale.

Juste un mot du contre-transfert en identification adhésive, nous ressentons à ce moment là le fait d’être robotisé, inanimé, réduit à un objet utilitaire, vécu bien différent de ce que nous allons voir lorsque l’identification projective est en activité.

2 – La tridimensionnalité, registre psychotique, position schizo-paranoïde :

L’introjection d’un objet contenant optimal, l’expérience de la tétée, forme à la fois la limite, la frontière entre un dedans et un dehors, constitue la peau psychique, cela inaugure la tridimensionnalité, c’est-à-dire la création d’un espace interne de l’objet et du self dans lequel quelque chose peut être projeté et réintrojecté. Apparaît l’idée d’orifice dans l’objet et le self et de ce que MELTZER appelle la fonction sphincter.

Nous allons aborder maintenant l’identification projective normale et l’identification projective pathologique.

L’identification projective normale : je vais reprendre très succinctement ce que BION nous dit de cette première communication entre la mère et l’enfant qui marque le début de la structuration du monde interne et la naissance de la pensée. Vous savez donc que le bébé dès les premiers instants projette les éléments bêta qui sont ses cris, ses substances, son mouvement vers le contenant maternel, qui grâce à sa capacité de rêverie, c’est-à-dire à sa fonction alpha, détoxique ces projections de leur angoisse excessive et les restitue au bébé sous forme d’éléments alpha qui progressivement formeront la barrière de contact à partir de laquelle se séparent les éléments conscients et inconscients.

C’est à partir de là que se constituera la fonction alpha du bébé. Si la fonction alpha est perturbée, les impressions des sens et les émotions ne peuvent être transformées et sont ressenties comme des  » choses en soi « , éléments bruts, éléments bêta qui à l’opposé des éléments alpha ne peuvent devenir ni inconscients, ni être refoulés, ni être mémorisés et mis à la disposition de la pensée.

Lorsque la barrière de contact formée par les éléments alpha est endommagée, les éléments alpha peuvent se dépouiller des caractéristiques qui les distinguent des éléments bêta. Il se forme alors l’écran bêta formé  » d’objets bizarres « .

L’écran bêta est produit par la partie envieuse et destructrice de la personnalité, je vous rappelle que nous disons globalement que nos sommes dans la phase schizo-paranoïde où l’envie et l’avidité sévissent. L’écran bêta est produit par la partie psychotique de la personnalité et crée les états dissociatifs, confusionnels ou hallucinatoires qui caractérisent la pensée psychotique.

Pour BION, le fonctionnement psychotique est un processus mental qui coexiste avec d’autres fonctionnements. Il se trouve en puissance même chez des individus les plus évolués et se manifeste entre autres par l’hostilité contre le conscient, la pensée, le psychisme, la réalité interne et externe.

Les traits dominants psychotiques sont l’intolérance à la frustration qui va de paire avec la prédominance des pulsions destructrices qui vont attaquer les parties non psychotiques de la personnalité, les sens, les perceptions. Le psychotique se sent entouré d’objets bizarres et la destruction de la barrière de contact ne permet plus le recours à un appareil d’appréhension de la réalité qui pourrait l’aider à sortir de cet état. Il y a donc retrait de plus en plus grand de la réalité.

L’identification projective pathologique : nous venons de voir l’identification projective dite normale qui est donc au service de la communication et a lieu avec des objets externes.

MELTZER propose de parler non d’identification projective pathologique mais d’identification intrusive et de claustrum qui désignerait l’intérieur de l’objet pénétré par cette identification intrusive. Il s’agit dans ce mécanisme pathologique de pénétrer en fantasme l’objet pour le contrôler ou pour lui emprunter son identité ou pour le dégrader. Il s’agit aussi de se débarrasser d’un contenu mental perturbant en le projetant d’abord dans les objets internes et ensuite dans les objets externes. L’identification projective ou plutôt l’identification intrusive tente de maintenir l’illusion d’une frontière commune entre le sujet et l’objet pouvant à la limite aller jusqu’à la psychose symbiotique.

Mélanie KLEIN a été amenée à conclure que le symbolisme s’origine dans le sadisme animé par l’intérêt porté au corps de la mère et à ses contenus. Le sadisme oral : mordre, déchirer et le sadisme urétral et anal : découper, brûler, noyer transforment les fonctions du corps en actions destructrices et les contenus du corps en armes dangereuses. Le sadisme fait naître l’angoisse parce que le moi se sent lui-même menacé par les armes qu’il a utilisées pour détruire l’objet dont il craint les représailles. C’est donc l’angoisse qui pousse l’enfant à assimiler les organes (pénis, vagin, sein, bouche) à d’autres objets lesquels à leur tour vont devenir sources d’angoisse, ce qui conduira l’enfant à établir sans cesse de nouvelles  » équations « , fondement du symbolisme et de l’intérêt pour les objets nouveaux. L’intolérance excessive à l’angoisse inhibera la tendance épistémophilique, arrêtera donc le développement de la vie fantasmatique.

Hanna SEGAL appelle ces symboles précoces équations symboliques qui caractérisent la pensée concrète du schizophrène. C’est l’identification projective massive qui maintient la confusion entre l’objet et le sujet et qui fait que le symbole se confond avec la chose symbolisée et se transforme en équation symbolique, vous connaissez bien l’exemple d’Hanna SEGAL qui parlait de son patient qui ne pouvait plus jouer du violon parce que pour lui jouer du violon était se masturber. La formation d’équations symboliques fait partie du développement normal de la pensée lors de la position paranoïde schizoïde, elle est utilisée pour dénier l’absence de l’objet idéal ou pour contrôler l’objet persécuteur.

Les mécanismes de défense de la phase schizo-paranoïde sont le clivage et l’idéalisation.

Les expériences de gratification créent un bon objet séparé d’un mauvais objet émanant des expériences de frustration. Le bon objet introjecté constitue le noyau du moi. L’idéalisation correspond à l’exagération des aspects bons du sein qui renverrait au désir vorace d’une gratification illimitée immédiate et interminable. 
Le clivage du moi et des objets internes aboutit au sentiment que le moi est en morceaux, ceci peut aller jusqu’à la désintégration et à l’appauvrissement du moi incapable de récupérer ses parties clivées projetées. L’utilisation excessive de ces mécanismes peut entraîner des troubles graves.

MELTZER résume les six causes de l’identification projective pathologique : l’intolérance à la frustration, le besoin de contrôle omnipotent, l’envie, la jalousie envers le sein, le manque de confiance, l’angoisse persécutrice excessive.

CICCONE et LHOPITAL ajoutent une septième cause, l’échec de l’objet externe à contenir les projections normales de l’enfant.

Le contre transfert lié à l’identification projective est celui d’être pompé, vidé, envahi.

Venons en à la dernière étape de la constitution de l’appareil psychique.

3 – La quadridimensionnalité : la position dépressive.

La position dépressive est vraiment une position clé, la pathologisation résultera d’une incapacité majeure à tolérer la douleur dépressive. La douleur dépressive est la douleur de séparation et la perte. Vous savez que ce qui crée l’angoisse dans la position dépressive, c’est que l’enfant réalise que la gratification et la frustration proviennent du même objet unique et que sa haine et son agressivité ont pu abîmer ou détruire l’objet bon en même temps que l’objet mauvais. Nous passons à ce stade de la notion d’objets partiels à celle d’objets totaux. Chaque perte de l’objet d’amour réel fait craindre la perte de l’objet intériorisé.

La position dépressive est atteinte lorsque l’expérience de perte et de manque provoque la culpabilité, l’amour ambivalent pour l’objet et crée des désirs de réparation. La réparation, la sollicitude pour l’objet soulage le moi de sa culpabilité et prépare aux relations objectales et au développement normalement névrotique de la personnalité. Mais si le moi est trop en difficulté, il peut avoir recours aux défenses des positions antérieures ou se replier sur ces positions. Il peut aussi s’enfoncer avec des défenses maniaques dans une position maniaque ou comme en fait l’hypothèse Palacio Espasa une position mélancolique.

Reprenons les traits de la réparation maniaque omnipotente. Elle vise à évacuer la culpabilité et le deuil. Dans un état d’omnipotence, l’enfant fait comme si l’objet était redevenu  » comme avant « . Le moi idéalise l’objet bon et triomphe de l’objet persécuteur projeté à l’extérieur. L’identification projective a pour but de contrôler et maîtriser cet objet persécuteur. La position maniaque vise le contrôle de l’objet persécuteur alors que la position paranoïde vise la destruction de l’objet persécuteur. 
Mais face aux angoisses dépressives trop perturbantes, des défenses mélancoliques peuvent s’installer en opposition aux défenses maniaques. Si dans la position maniaque le sujet projette l’objet persécuteur dans le monde extérieur et s’identifie à l’objet idéalisé tout puissant qu’il introjecte, dans la position mélancolique par contre, il projette cet objet idéalisé et introjecte l’objet persécuteur. L’objet idéalisé est donc perdu, ce qui entraîne le désespoir, l’impuissance, la désolation mélancolique.

Au niveau de la pensée, l’abord de la position dépressive est un puissant stimulant à la création de symboles car le moi est de plus en plus préoccupé de protéger l’objet de son agressivité et de sa possessivité. Le symbole n’étant plus identifié à l’objet originel, permet de déplacer l’agressivité et de diminuer ainsi la culpabilité et la crainte de perdre. Le symbole sert aussi la communication non seulement celle avec le monde extérieur mais aussi la communication interne, à savoir la capacité de communiquer avec soi-même, d’être en contact avec ses fantasmes inconscients, avec son monde interne. Cette capacité de symbolisation permet de traiter non seulement les angoisses dépressives, les deuils, mais aussi les conflits précoces non résolus. Hanna SEGAL dit que le processus de la formation de symbole est un processus continu qui consiste à réunir et intégrer l’intérieur avec l’extérieur, le sujet avec l’objet et les anciennes expériences avec les nouvelles.

Dans la quadridimensionnalité, la diminution de l’omnipotence prêtée aux bons comme aux mauvais objets ne convoque plus l’identification projective dans un but de contrôle et de maîtrise. L’identification introjective de bons parents donne le pas aux relations objectales sur les relations narcissiques, le temps est devenu historique.

Pour conclure :

J’espère être arrivée à vous communiquer à quel point notre psychisme est en attente et en besoin dès notre vie intra-utérine de rencontres suffisamment bonnes pour qu’à chaque moment de notre développement l’envie de grandir et de découvrir prenne le pas sur le retrait et l’enfermement. Pour que la pensée émerge du chaos et s’organise, nous sommes en recherche d’un être pensant capable d’être authentiquement en relation avec nos émotions les plus enfouies. Grâce à ces rencontres nous pouvons espérer établir en nous cette fonction alpha qui nous permettra à notre tour d’aider d’autres psychismes à se développer et à devenir autonomes. 
N’est ce pas là ce que nos patients viennent nous demander ?