L’objet de la psychiatrie

Réflexions sur l’objet de la psychiatrie

Par Éric Bogaert

Pour citer cet article :

Bogaert E, (2019). Quel est l’objet de la psychiatrie ? Pratiques, 84, 12-14.

Où va la psychiatrie ? Soit. Mais d’abord, c’est quoi, la psychiatrie ? Il faut bien commencer par s’entendre sur ce dont on parle. Ou, dit autrement dit… quel est l’objet de la psychiatrie ?

Quand j’ai commencé à travailler en psychiatrie, le 1er avril 1975, successivement dans trois secteurs de psychiatrie générale gérés par un hôpital général, les deux premiers de grande banlieue parisienne, le troisième de moyenne banlieue parisienne, les patients étaient plus souvent adressés qu’ils ne s’adressaient, et présentaient, dans un ordre quantitativement décroissant, pathologies psychotiques, névrotiques dans un contexte social défavorisé, troubles de la personnalité sévères, troubles du comportement liés à l’usage de substances toxiques (addictions) et/ou bousculant l’ordre social (psychopathies ; au passage, on n’entend plus guère parler de ce diagnostic, ce serait intéressant de revenir là-dessus). Il y avait moins de psychiatres dans les hôpitaux et en libéral – d’autant moins à mesure que l’on s’éloignait des villes universitaires, ça, ça n’a pas beaucoup changé –, et moins de cliniques privées, qu’aujourd’hui. Devenu praticien hospitalier, j’ai émigré dans le territoire le moins peuplé de France – où ont vécu la Bête, dans le Nord, et les camisards, dans le Sud –, avec deux brèves oscillations dans un département pyrénéen et « oriental », pour finir dans le Quercy. Mais malgré l’éloignement de la ville, et après tout peut-être du fait de celui-ci peu propice à l’augmentation du nombre des praticiens hospitaliers, des libéraux et des cliniques (exception faite pour ces deux dernières catégories du département méditerranéen, dont l’héliotropisme ne parvenait toutefois pas à compenser le faible niveau de revenus de la population), la file active (le nombre de patients suivis) augmentait continûment, et la palette des pathologies s’élargissait des états dépressifs névrotiques, et surtout des « souffrances psychosociales », voire des affaires se résumant à une plainte atypique ou à l’impossibilité pour les médecins somaticiens de la penser.

Même si mon orientation, enfin celle qu’on m’avait apprise, était de considérer que le travail du psychiatre est de proposer des soins aux fous, et, psychiatre public, aux plus damnés d’entre eux – par la misère, le sort, la malédiction, les sorts –, c’est-à-dire les malades mentaux, force m’a été faite ensuite de considérer d’autres souffrances, plus raisonnables qu’insensées, voire plus sociales que mentales, chez ces personnes qui prenaient rendez-vous au centre médico-psychologique ou m’étaient présentées aux urgences. Alors, comme le secteur psychiatrique se rapprochait de la population, la « santé mentale » s’imposait, la nosographie psychiatrique se modifiait, les troubles ont pris le dessus sur les maladies. Maladie et/ou trouble, mental ? Qu’on pourrait aussi formuler : maladie mentale et/ou trouble psychique ?

Mais c’est quoi, ces maladies mentales ? Quel organe en est atteint ? Le cerveau ? Ou l’intestin ?

Mais c’est quoi, ces maladies mentales ? Quel organe en est atteint ? Le cerveau ? Ou l’intestin ? Voire maintenant les chromosomes ? À moins qu’il ne s’agisse d’une intoxication au chlore (ou à n’importe quel autre produit, il n’en manque pas) ? Bon, celui qui voit des entités le menacer, ou qui entend des voix malfaisantes, c’est peut-être le cerveau – celui-ci est bien sûr impliqué dans la perception –, mais n’est-il pas un peu court de limiter la production d’une interprétation, c’est-à-dire une pensée du monde, de ce qui survient, et par exemple d’une perception, à des réactions chimiques ? Et celui qui pense qu’on veut sa peau, ou celui qui est triste et veut mourir ? Les idées, les sentiments, c’est génétique ? Bien entendu, puisque c’est un être qui les produit, et un être, c’est construit à partir des chromosomes. Mais ce que produit un homme n’est pas déterminé par ses gènes. Ou très partiellement, car y contribuent aussi l’éducation de ses parents, et la nationale, les expériences qu’il a vécues, les livres qu’il a lus, les amours qu’il a connus ou qui se sont dérobés, les emplois qu’il a occupés, les luttes syndicales qu’il a menées, les idées politiques pour lesquelles il s’est engagé, les pays qu’il a visités… Tout ça, c’est pas dans le cerveau, ni dans les chromosomes, encore moins dans les intestins. Et c’est pourtant de tout ça dont parlent au psychiatre les personnes qui se plaignent à lui. Un malade mental, c’est une personne qui a un corps biologique, et des chromosomes, bien sûr, mais pas seulement.

Si c’est le chromosome qui cause la maladie, que penser de ces personnes qui possèdent des chromosomes x et y, génétiquement hommes, et qui se sentent femmes ? Ce sont les chromosomes qui mentent ? Ces personnes souffriraient d’avoir un chromosome y ? Il faudrait alors soigner leurs chromosomes y pour qu’ils deviennent x, ou les remplacer par un second chromosome x ? Dans toutes leurs cellules (c’est probablement une demande que fera un jour une telle personne !) ? Il n’y a donc pas que les chromosomes qui font la personne.

L’utilisation du mot maladie est en tout cas prématurée. S’il y a maladie, alors il y a une explication physiopathologique de son existence, et pour le moment, on n’en a pas pour ce qui concerne les maladies mentales. Elles sont maladies parce que décrites par les médecins, dans une tentative de les reconnaître, de les nommer, pour les appréhender, les traiter, en transmettre un savoir. On sait bien que d’autres savants ont pu en faire autre chose, ainsi des théologiens y ont vu de la sorcellerie. Mais quelle est la nature du phénomène ainsi décrit comme maladie mentale ? Les chercheurs cherchent, mais il n’y en a pas encore de certitude biologique. Donc on ne peut dire si c‘est le corps de la personne qui en est atteint, ou une autre de ses dimensions, dont l’existence est certes consubstantielle au corps, sans pour autant se confondre avec lui.

Faudrait-il que la Sécurité sociale paie un psychiatre pour orienter une personne qui lui fait une demande pour laquelle il ne peut poser un diagnostic de maladie mentale, à l’instar de cette proposition récente d’un député neurologue et isérois pour soulager les services des urgences ? Et surtout vers qui orienter ces personnes ?

La psychanalyse propose une alternative à cette perspective médicale, en situant la personne dans un espace psychique qui dépasse son corps, qui en sort, l’englobe, le prolonge, le complexifie en le peuplant d’autres, contemporains et fantômes, baignant dans une culture, ou plus flou encore dans un langage organisant le réel de l’univers. C’est à partir des déviations de la norme, de ce qui fait souffrir, de ce qui heurte, de ce qui dépasse des têtes bien rangées, de ce qui fait parler donc, qu’est apparue la psychanalyse, qui rend compte du fonctionnement psychique de la personne, tout comme la médecine de celui du corps. S’il est question de psychose, de névrose, c’est parce que les psychanalystes ont conceptualisé en psychanalyse ce qu’ils ont entendu de ces personnes repérées affectées de tels maux par les médecins, que certains de ces psychanalystes étaient. Ainsi la maladie devenait trouble de la personnalité, de complexion névrotique, psychotique, ou perverse. Trouble, à prendre comme manifestation d’un conflit, ou altération de la perception, qui déplace le siège de l’affaire, de la lésion, de la personne seule, de son dedans, à l’espace entre elle et son environnement, où sont ainsi concernés la personne du patient, son environnement, et ce qui (se) passe entre eux. Le trouble met ainsi en jeu le corps et le psychisme du patient, le corps et le psychisme des personnes qui peuplent son environnement, quelque chose comme un « sociotope », et la culture et l’organisation sociale, quelque chose comme un « idéotope », un langage fait d’idéogrammes. La médecine ne s’y retrouve pas, même si elle s’y trouve, sinon via une autre tentative, à l’instar du DSM [1] , dans une perspective scientifique, qui se veut a-théorique (curieux, peut-on associer ces deux mots, scientifique et a-théorique ?), de composer des associations statistiques entre divers comportements ou caractéristiques formelles, laissant tomber toute tentative de penser ce qui pourrait déterminer leur existence et leurs articulations. C’est-à-dire une clinique purement descriptive et statistique, ne s’intéressant qu’à la surface des choses et niant le sujet. Peut-on parler alors encore de science humaine ?

La psychanalyse débattra (je n’ai pas le sentiment que cela en soit encore une disputation vivace) le même genre de dualité – il ne me semble pas qu’il y ait eu ce genre de débat dans la médecine, qui en science pragmatique s’accommode fort bien des approximations – en termes de trouble versus structure. Le trouble serait du côté de l’état d’une personnalité au cours d’une crise, susceptible de changement, tandis que la structure serait de l’ordre d’une organisation fixe, cristal avec sa faille dont il faudrait s’accommoder.

Alors, la psychiatrie branche de la médecine, ou la médecine branche de la psychiatrie ?

D’autres approches tentent de faire tenir les différents champs où se joue la maladie ou le trouble psychique, comme la psychothérapie institutionnelle, la phénoménologie, systémique… Peut-on encore parler de médecine là où d’autres « sciences » ou arts – philosophie, sociologie, économie, mathématiques, politique, littérature, poésie… – sont convoqués et même interpellés ? Et pourquoi pas : le psychiatre est médecin. Mais la folie concerne au-delà de cette profession. Alors, la psychiatrie branche de la médecine, ou la médecine branche de la psychiatrie ? Tout plaide pour la seconde hypothèse, qui justifierait et produirait de tels bouleversements qu’on a peu de chance de la voir advenir, tant probablement ils nécessiteraient une révolution politique. Reste l’utopie.

Au fond, l’objet de la psychiatrie n’est pas la maladie, ni les troubles, mais la plainte, ou plutôt la demande. L’objet de la psychiatrie, c’est la demande faite au psychiatre, et à lui faite ou dérivée parce qu’elle échappe à la raison – folie, insensé, aliénation –, commune puis médicale. Voilà, c’est ça, psychiatre, je recevais des demandes, tentais d’y repérer ce qui était en cause, ce qui se fissurait, ou plutôt s’y fabriquait de « schumpeterien » [2] et avec les outils rassemblés dans ma boîte au fil des ans et des expériences, de faire tenir les morceaux et accompagner les divers protagonistes dans une rénovation de l’édifice dans l’espoir que le maître d’ouvrage en (re)devienne le maître d’œuvre.

Simultanément à la publication le 12 septembre 2018 du livre Psychiatrie : l’état d’urgence [3] ], écrit par Marion Leboyer et Pierre-Michel Llorca, psychiatres tous deux, l’institut Montaigne proposait « 25 propositions pour sortir la psychiatrie de l’état d’urgence ». Dans ce livre, ces auteurs reprennent entre autres les doléances des personnels des hôpitaux psychiatriques qui manifestent ces deniers mois – récupération, dans la mesure où c’est dans une perspective néolibérale, à laquelle s’opposent justement ces mouvements –, et envisagent des remèdes dont celui-ci que l’institut Montaigne propose ainsi en « proposition 1 » : « Mettre en place un opérateur pour définir et piloter une vision stratégique de la psychiatrie et de la santé mentale »… qui « inspiré de l’Institut National du cancer sera le guichet unique de la politique nationale de la psychiatrie et le fer de lance de la vision globale de la discipline ». Lors de leur interview à la matinale de France Inter du 7 septembre 2018, ils confirmaient qu’ils verraient bien qu’à l’instar de l’INCa [4] la fondation FondaMental assume ce rôle. Le 18 septembre 2018, le chantier « Ma santé 2022 » pour « une transformation en profondeur de notre système de santé » était ouvert par la ministre de la Santé. La ministre de la Santé – dont la mère est « une analyste de renom, proche de Françoise Dolto » [5] –, n’a pour le moment pas semblé s’orienter dans cette direction.

Mais si l’objet de la psychiatrie déborde ainsi celui de la médecine, pour se trouver à l’intersection de divers champs, l’avenir de la psychiatrie ne passe pas par ce projet de mainmise totalitaire sur un budget et une vision globale. Ce serait passer à côté de l’objet de la psychiatrie, ou plutôt l’amputer de façon à n’en garder que le corpus biologique en faisant ainsi du psychisme un membre fantôme [6] .

____________________

Notes

  • [1]↑– Diagnostic and Statistical Manuel of Mental Disorders (manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux) publié par l’American Psychiatrie Association pour décrire et classifier les troubles mentaux.
  • [2]↑– Économiste autrichien promoteur de l’idée de la « destruction créatrice ».
  • [3]↑– Coédité par la fondation de coopération scientifique (associant fonds publics et privés) FondaMental – dont ils sont respectivement directrice et conseiller au comité de direction – orientée vers la recherche en psychiatrie, et l’institut Montaigne, think tank néolibéral.
  • [4]↑– Institut national du cancer, dont la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, a été présidente de mai 2011 à mai 2016.
  • [5]↑– Éric Favereau, « Malgré les mandarins », Libération, 29 décembre 2011.
  • [6]↑– Perception, souvent douloureuse, de la présence d’un membre bien qu’amputé ; voir aussi « D’où leurre », Éric Bogaert, Pratiques n° 81 Souffrir ?, avril 2018, page 30.