Questions relatives à la coparentalité
Interview réalisée le 23/12/2017 par Brigitte Valotto pour un article sur la coparentalité paru dans le magazine Version Femina (21 juin 2018)
Brigitte Valotto : Votre livre s’intitule « Être parent aujourd’hui »… que pensez-vous de ces parents « de demain » que sont peut-être les ‘coparents » ? Pour le fondateur du site coparents, c’est une tendance qui va s’amplifier car elle répond à des phénomènes de société actuels (18 millions de célibataires, notamment bc de femmes, désir de maternité fort, enfant considéré comme un « droit », etc.).
Ludovic Gadeau : À caractériser les traits essentiels de la postmodernité du point de vue de la filiation, on pourrait résumer les choses ainsi :
- la famille ne coïncide plus nécessairement avec le couple.
- la dissociation entre sexualité et procréation est une donnée inédite : l’engendrement peut se faire par don de gamètes (sperme, d’ovocyte), par don d’embryon, et même par don de gestation.
- La dissociation entre affiliation sociale et affiliation psychique est consommée avec la montée des séparations conjugales et des « nouvelles » parentalités.
- Enfin, et c’est, me semble-t-il, l’élément qui au plan clinique est le plus complexe à cerner, à savoir la disparition de l’évidence d’être parent (voir l’introduction de mon livre « être parent aujourd’hui »).
Les transformations actuelles de la famille nous rapprochent d’une certaine façon de modèles forts anciens de la parenté, où le couple n’était pas forcément le tout de la famille, où l’on pouvait avoir plusieurs pères et mères. Les parents ne sont plus forcément ceux qui font les enfants, mais les adultes qui les protègent, les aiment, les nourrissent, les aident à grandir et à dessiner leur avenir.
La coparentalité est un phénomène incontestablement nouveau au plan sociologique et qui va sans doute prendre une certaine ampleur avec le temps. Mais elle est en fait le fruit d’une gestation assez ancienne dans notre société occidentale, dont le droit civil constitue est un des marqueurs essentiels. Ainsi en France, la loi du 3 janvier 1972 abolissant les règles discriminatoires entre enfants légitimes, naturels et adultérins, a institué en droit la famille naturelle. Cette loi dit en substance que le mariage n’est plus le cadre obligé de la construction d’une famille. On peut dire que la coparentalité est une déclinaison nouvelle de la famille préparée par une loi qui a en fait plus de 50 ans.
Brigitte Valotto : Être parents ensemble sans se connaître ni s’aimer, cela aurait encore semblé impossible il y a qq temps… mais cela pourrait-il être la clé d’une éducation dépassionnée ?
Ludovic Gadeau : D’abord, le modèle parental où l’on se choisit par amour est celui du vingtième siècle. Par le passé, les règles qui régissaient les unions relevaient largement de la nécessité ou de stratégies d’alliances, bien plus que de choix librement consentis. De ce point de vue, la coparentalité procède davantage de ces modèles anciens que de quelque chose d’inédit. Ensuite, l’amour entre parents n’exclut nullement pas plus qu’elle n’induit les désaccords en matière éducative. D’ailleurs les couples se révèlent à eux-mêmes en partie lorsqu’ils deviennent parents. Les déterminants et ressorts psychologiques à l’œuvre entre les parents ne sont pas les mêmes que ceux qui relient ces mêmes parents comme amants. À l’inverse, le caractère contractuel de la coparentalité n’immunise nullement contre les désaccords éducatifs. Penser les choses sur le papier et les vivre au quotidien sont deux choses bien différentes.
Brigitte Valotto : D’après votre expérience clinique, le fait d’avoir été conçu sans amour, d’être le fruit d’un choix raisonné entre deux inconnus… cela peut-il être source de mal-être, de souffrance, chez l’enfant ?
Ludovic Gadeau : La coparentalité n’exclut pas l’amour, tout au contraire. S’il n’y a pas d’amour entre les géniteurs, il y a un amour ardent pour l’enfant à venir. Et c’est cet amour qui compte pour l’enfant. Lorsqu’un enfant est né sous X, il ne s’interroge pas (ou peu) sur l’amour ou l’absence d’amour entre ces géniteurs (et s’il le fait, c’est par défaut), mais il souffre de ne pas savoir ce qu’il en est de l’amour du parent inconnu à son égard. C’est la même chose pour les enfants nés par don d’ovocyte. J’ai eu à traiter plusieurs cas de cette nature : des parents refusant de dire à l’enfant les conditions de sa naissance (PMA avec don d’ovocyte), craignant précisément qu’il se pense n’être pas né de l’amour. Ils entretenaient une fiction, celle d’une naissance naturelle, évitant en cela (pensaient-ils) d’apparaitre comme des parents carents. En fait, ces parents confondaient l’amour entre homme et femme et l’amour entre parent et enfant. Le désir d’enfant peut ne pas s’adosser sur le désir d’homme pour une femme et/ou d’une femme pour un homme.
Ce dont souffrent les enfants c’est surtout du regard des autres (des pairs) à l’endroit de leur condition familiale. C’était le cas des familles divorcées il y a encore trente ou quarante ans. C’est le cas aujourd’hui des familles homoparentales (et donc de la coparentalité homoparentale). Et cette souffrance se traduit par des éprouvés de honte qui sont extrêmement ravageurs pour le développement et laissent des blessures mal cicatrisées même à l’âge adulte. Cette souffrance n’est pas le fait des parents, mais des représentations sociales standards qui évoluent bien plus lentement que les pratiques sociales.
Brigitte Valotto : Comment lui présenter ce choix, lui parler de sa conception ?
Ludovic Gadeau : On sait depuis longtemps les effets délétères des non-dits et des secrets de famille sur le développement des enfants et sur la dynamique familiale. On a aujourd’hui une expérience clinique conséquente sur les soins psychiques à apporter aux bébés et aux enfants. Lorsqu’un parent consent à parler à son bébé alors que le bébé ne sait pas encore parler, ne sait pas encore comprendre la sémantique des mots qui lui sont adressés, il s’exerce cependant à mettre en phase ses états internes (pensées, émotions, sensations, etc.) avec ce qui le relie à cet instant à son bébé. Il peut lui parler du bain qu’il va prendre, du gros caca qu’il vient de faire dans la couche, mais tout aussi bien des conditions de sa naissance, ou bien de la fête de Noël qui se profile et qui sera la première d’une longue série pour l’infant. Tous ces évènements de langage sont constitutifs du lien qui unit l’enfant à ses parents. Ce sont des bouts de lui, de son histoire, de son présent, de son devenir. Aucun de ces bouts n’est négligeable, mais aucun de ces bouts n’est extra-ordinaire. Ils appartiennent à l’ordre du sujet, ce sont des briques élémentaires qui vont façonner son identité. Lorsque l’enfant sera en âge de parler, puis en âge de poser des questions, et parce que ses origines auront été inscrites dans l’ordre de l’ordinaire, il le fera comme n’importe quel autre enfant, dans le plaisir qu’on lui compte une nième fois sa naissance, le comment il était comme bébé, quel fut son premier mot, comment ses parents se sont rencontrés, qu’est-ce qui les a conduits à se faire confiance, etc. A l’inverse, un parent qui garderait par devers lui quelque chose d’essentiel concernant son enfant, introduirait entre lui et l’enfant une capsule enfermant un secret (dont l’enfant subodorerait probablement le contenant sans être assuré du contenu) dont il est à peu prêt assuré qu’il devra en révéler à un moment ou un autre le contenu, devenu dès lors véritablement extra-ordinaire, c’est-à-dire traumatique pour l’enfant. On reçoit régulièrement des adultes dont l’identité psychique a été diffractée par de tels secrets. Ce qui est problématique ce ne sont pas les conditions singulières de la conception ou de la naissance d’un enfant, c’est de les forclore, de les exclure du lent tissage identitaire que le discours parental participe à construire.
Brigitte Valotto : Comment réussir à se mettre d’accord pour des principes d’éducation ? Pour vous, cela risque-t-il d’être impossible, ou au contraire cela peut-il être plus facile qu’entre parents séparés qui se sont aimés autrefois, et peuvent avoir un passé plus lourd – rancoeurs, jalousies, etc., qui impactent l’attitude envers l’enfant, peuvent faire qu’on se le « dispute », alors qu’il est « partagé » d’emblée chez les coparents, qui se mettent d’accord avant… ?
Ludovic Gadeau : Les désaccords éducatifs entre parents peuvent être source de conflits, mais tous les conflits interpersonnels ne sont pas négatifs. Certains peuvent au contraire être source d’épanouissement, de progrès psychique. Les conflits négatifs sont ceux qui s’alimentent d’une certaine jouissance (vouloir avoir le dernier mot, dominer l’autre, ou au contraire se victimiser, se mettre en position infantile, etc.).
Il est incontestable que les séparations conflictuelles entre parents pèsent sur la manière dont les enfants vivent la douloureuse séparation familiale. Des principes éducatifs différents peuvent aussi nourrir la conflictualité. Ce qui a probablement les effets les plus délétères, ce sont les choix éducatifs faits par un des parents pour contrarier l’autre. L’éducation (et donc l’enfant) est alors instrumentalisée pour faire réagir à distance l’autre, et témoin du fait que la séparation parentale est inachevée. Elle est physique, mais pas psychique. Dans un tel contexte, l’enfant perd sur les deux tableaux : il perd l’idéal des parents unis, et il vit dans une conflictualité subie au quotidien.
Comme je le disais plus haut, la coparentalité, bien qu’elle ne naisse pas d’un conflit, mais au contraire d’un agrément, ne prémunit cependant nullement contre tout conflit (éducatif ou autre). Les contrats que les partenaires peuvent éventuellement signer, pour sincères qu’ils soient, ne peuvent les engager au-delà du moment où se fait la signature. Il n’y a pas de contraignabilité devant les tribunaux et il est strictement impossible d’anticiper toutes les éventualités possibles (changement d’emploi, de planning, de lieu de vie, évolution de la vie sentimentale, etc.. ). Par ailleurs, penser l’éducation sur le papier (l’intention) et la vivre au quotidien (la pratique), sont deux choses assez différentes. Mais si tout adulte repère plutôt bien les écarts entre ses intentions (plus ou moins idéalisée) et sa pratique éducative effective, il est plus bien plus en difficulté pour repérer l’écart entre ce qu’il pense faire dans la pratique et ce qu’il fait réellement (voir mon dernier ouvrage qui fournit des exemples cliniques de cette nature). Cette difficulté, évidemment, personne ne peut l’anticiper. Et il n’y a de ce point de vue là aucune différence entre la coparentalité et les autres formes de parentalité.
Cependant, le travail de pensée auxquels ces futurs parents s’astreignent a incontestablement un effet intéressant puisqu’il permet le plus souvent, non seulement de mettre à jour et de confronter des représentations différentes de la parentalité, mais aussi de mettre au travail la part idéalisée de la parentalité. En cela ces parents ont-ils probablement un temps d’avance sur les autres.
Si vous me permettez d’ajouter un élément qui n’est pas contenu dans vos questions et qui me semble être un autre point d’interrogation concernant la coparentalité : cela concerne le conjoint du coparent.
- Quel est son statut psychique pour l’enfant ? Est-il équivalent à celui d’un beau père ou d’une belle mère comme dans le cas des familles recomposées ? Sans doute pas puisque le conjoint était présent avant la conception de l’enfant et donc inscrit, qu’il le veuille ou non, dans le scénario de sa conception. C’est toute la question de son désir à l’égard de l’enfant (du point de vue de l’enfant). Pour le moment, nous n’avons pas un recul clinique suffisant pour en cerner les dimensions.
- Qu’est-ce que la présence de l’enfant vient ou peut mettre en question dans le couple ? Dans la coparentalité homoparentale, le lien du parent à l’autre parent (mais aussi la place devenue centrale de l’enfant) peut être vécu par le conjoint douloureusement (sentiment de jalousie, sentiment de passer au second plan, de n’avoir pas de véritable place ou de statut symbolique) dans la configuration familiale et aux yeux des autres. Le fait de se sentir relégué en position seconde (deuxième papa ou deuxième maman) peut constituer un point de conflit souterrain majeur et une souffrance indicible.