Note clinique sur l’auto et l’hétéro-agressivité à l’adolescence
Note clinique sur l’auto et l’hétéro-agressivité à l’adolescence
Ludovic GADEAU
Pour citer cet écrit :
Gadeau L. (2017). Etre parent aujourd’hui. Comment la psychologie peut vous aider au quotidien. Paris : Editions In Press.
Autoagressivité
L’agressivité, si elle s’exprime souvent en direction de l’extérieur, peut aussi se retourner contre soi, sous forme de blessures auto-infligées ou bien de mise en danger de soi. Les atteintes à l’intégrité corporelle se retrouvent sous de nombreuses formes à travers le monde et les époques, dans les rituels traditionnels et les cérémoniels religieux. Mais ces pratiques ont une valeur et une portée psychologique bien différente de ce que l’on observe dans notre société contemporaine.
En effet, les sociétés traditionnelles donnent un cadre éminemment symbolique aux scarifications et à certaines mutilations ou déformations par contrainte mécanique du corps. Elles font partie d’un ensemble de rites de passage et d’initiation, généralement pour marquer l’accès à un nouveau statut social, du statut d’enfant à celui d’adulte par exemple. Généralement, l’individu ne s’inflige pas les marques corporelles lui-même. Ces dernières s’inscrivent dans une pratique initiée par le groupe social et qui lui donne un sens identitaire social.
Dans notre société contemporaine, si la pratique des piercings ou des tatouages se répand de façon considérable, c’est bien parce que le symbolique ne vient plus soutenir la construction identitaire. Et c’est l’appui sur l’image qui vient pallier la défaillance de l’identité par le socius. Les ressorts psychologiques de ces atteintes corporelles renvoient l’individu à une forme de solitude esthétique. Et on sait l’importance que l’image de soi joue dans bon nombre de problématiques adolescentes.
Plus graves sont les scarifications et blessures volontaires que certaines personnes s’infligent. Les scarifications sont plus le fait de jeunes filles et les blessures volontaires le fait de garçons. Les coupures de la peau au niveau des bras ou des jambes avec un couteau ou un cutter peuvent ou non laisser des traces pérennes, des cicatrices. Lorsqu’on interroge les jeunes filles sur le sens qu’elles donnent à cet acte, elles indiquent souvent qu’il répond à une forme d’angoisse et de tension qu’il vient plus ou moins soulager.
Adeline et la coupure
Une adolescente de 16 ans, Adeline, vient seule à la consultation. J’ai reçu sa mère huit jours auparavant. Cette maman est alarmée par le comportement de sa fille unique qu’elle élève seule. Elle la trouve dépressive et agressive et a découvert récemment qu’elle s’infligeait des coupures sur la face intérieure des cuisses. Elle a insisté pour qu’Adeline vienne avec elle, mais sa fille a refusé. Elle a seulement accepté de venir, seule, à la suite de cette première rencontre et seulement si j’en faisais moi-même la proposition. De l’histoire familiale, j’apprends que le père d’Adeline l’a pratiquement abandonnée. Il ne s’est signalé que deux ou trois fois depuis qu’Adeline est au collège. Il ne téléphone même pas pour les anniversaires de sa fille, tient à souligner Madame. Ce qui met Adeline dans des états épouvantables, entre attente déçue et rage inouïe qui se traduisent souvent par des bris d’objets. Selon Madame, Adeline a des difficultés scolaires importantes liées plus à un désinvestissement qu’à des capacités faibles. Son orientation après le collège est encore incertaine. Ses relations sociales sont émaillées de conflits souvent durs avec ses copines. Cela donne lieu à des éclats de voix et des insultes qui fusent au téléphone le soir venu. Madame dit avoir de plus en plus de mal à communiquer avec sa fille, laquelle l’envoie sur les roses deux fois sur trois.
Lorsque je reçois Adeline, je m’attends à recevoir une adolescente un peu rebelle, sur la défensive, peu coopérative. J’ai en face de moi une jeune fille au visage gracieux, ouverte et polie, presque séductrice. Je lui explique ce que je sais factuellement d’elle et lui demande si cela lui paraît juste. Elle acquiesce. Je relaie l’inquiétude de sa mère et lui demande ce qu’elle en pense. Elle minimise les faits : son père, elle n’y pense plus, les scarifications, ça lui est arrivé deux ou trois fois, mais il n’y a pas mort d’homme, etc.. L’entretien semble se déployer en impasse lorsqu’il me revient qu’elle avait insisté auprès de sa mère pour être assurée que j’étais bien le demandeur de cette rencontre. Je lui dis alors que son cas m’intéresse, que je fais une étude sur les adolescentes et que j’aimerais avoir son concours. Elle se montre alors moins défensive et s’implique progressivement dans l’entretien. Lors de la deuxième rencontre, Adeline essaie d’expliquer ce qui se passe en elle en m’assurant que je ne comprendrais sans doute rien à ses explications tant c’est compliqué et contradictoire. Elle a des ami(e)s auxquels elle tient, mais qui l’insupportent et qu’elle insupporte. Sans eux elle se sent vide et avec eux elle s’ennuie, mesure leurs imperfections, leurs limites, et tout cela la met en rage contre eux et contre elle-même. Avec son petit copain, c’est la même chose. Elle est très jalouse, ne voudrait rien partager, ne l’avoir que pour elle, et lorsqu’il est là, présent, elle le trouve limité, sans beaucoup d’intérêt. Adeline explique que le besoin de se scarifier apparaît dans les moments de malaise aigu où apparaissent un mélange de sensations et d’affects : de la détresse, un sentiment de vide intérieur, de solitude absolue, une sorte de ralentissement interne comme si le temps s’arrêtait, et un fond de rage qui perce à peine, mais qu’elle relie à une dépendance affective aux autres pour elle insupportable parce que jamais satisfaite. L’ouverture de la peau lui donne le sentiment à la fois de mourir lentement, dans la solitude du geste qu’elle accomplit, mais aussi de se sentir vivante, de se réanimer en quelque sorte par cet acte mortifère.
En une consultation, tout est dit par cette jeune aux capacités introspectives très fines, de la complexité, de l’intensité et de la paradoxalité de ce que vivent certaines adolescentes. Adeline participa à cinq consultations très investies puis, avec l’accord de sa mère avec qui le dialogue semblait renoué, décida de continuer son chemin sans mon aide, coupant court au travail engagé. Elle venait de tomber amoureuse d’un garçon, plein de promesses. Je n’ai plus entendu parler de cette adolescente. Je me plais à supposer qu’une part de l’agressivité liée à une dépendance objectale trop douloureuse a pu se structurer d’une façon plus satisfaisante, ne nécessitant plus ces retournements violents contre soi.
L’autoagressivité se déploie le plus souvent à l’adolescence dans des contextes psychologiques assez spécifiques qui se caractérisent par :
- Une fragilité des assises identitaires, notamment de ce qu’on appelle dans le jargon psychanalytique les enveloppes psychiques qui assurent un sentiment d’unité et de continuité d’être, mais aussi de différenciation d’avec autrui. Ces enveloppes psychiques constituent aussi un organisateur des liaisons entre corps et esprit.
- Une fragilité des appuis narcissiques qui se traduisent par des oscillations pendulaires entre dévalorisation extrême de soi et sentiment grandiose de soi, alternance d’attaques (souvent réelles) et de défenses (imaginaires, à mécanismes magiques) de l’estime de soi.
- Une dépendance particulière aux autres, à certains autres, qui apparaissent alors comme impérieusement nécessaires à la vie de sa propre existence, mais aussi menaçant cette même existence par le fait qu’ils se montrent imparfaits (insuffisamment disponibles, incapables d’honorer les besoins du sujet, non fiables, etc.). Cette dépendance s’accompagne d’une lutte contre la dépendance sous la forme le plus souvent d’un déni de dépendance (l’autre ne m’est pas indispensable, je peux m’en séparer) et d’attaque du lien à l’autre, entraînant des ruptures intempestives, auxquelles peuvent succéder des retrouvailles.
Le « passage à l’acte » chez l’adolescent
Si les automutilations sous la forme de scarifications sont plus régulièrement rencontrées chez les jeunes filles, les passages à l’acte sont probablement plus fréquents chez les garçons (mais on ne dispose pas à ma connaissance d’études fiables confirmant ces différences observées en consultations psychologiques ou pédopsychiatriques).
Le passage à l’acte (violence physique sur autrui, destruction d’objets, etc.) apparaît souvent comme réponse à une situation vécue comme intrusive, effractive. Et ce qui fait effraction c’est l’empiétement, l’envahissement même du Moi par ce qui est ressenti comme une excessive et brutale emprise de l’autre. L’acte violent qui résulte de cet empiétement ressenti instaure brutalement une séparation et une différenciation avec l’autre. Il rétablit une sorte de frontière entre soi et autrui. Il rétablit l’identité, un instant menacée, et restaure l’appropriation de soi par un geste qui met l’autre ou la situation menaçante à distance. La violence agie est une réponse à la peur d’une violence subie (réelle ou imaginaire) qui fait vivre au Moi un sentiment de dépossession de lui-même.
La vulnérabilité aux passages à l’acte réside probablement dans l’absence d’un sentiment de sécurité interne suffisant qui permette à ces personnes de faire appel à des ressources psychiques internes pour pouvoir traiter leurs émotions lorsqu’elles sont confrontées à une situation de conflit et de tension [1] – Gadeau L. (2016). « De l’agir à l’Acte : la temporalité dans la compréhension de l’acting out chez l’adolescent ». Cahiers de psychologie clinique, 1/46, 171-189.. Elles sont en fait prisonnières de ces émotions, dépendantes et soumises au contexte qui a généré ces éprouvés et cet envahissement. Pour reprendre une métaphore de Ph. Jeammet, « comme le taureau dans l’arène, captif de sa perception de la cape agitée devant lui, elles n’ont pas d’autre choix que de répondre à une émotion, souvent déclenchée par une perception externe (un mot, un geste, un regard…), par un acte le plus souvent nuisible pour elles et parfois pour les autres aussi, sans pouvoir veiller à leurs intérêts propres » [2] – Jeammet Ph. (2015). Le passage à l’acte. Cliniques, 2, 10, 72-81.. Différer une réponse, savoir attendre suppose une confiance suffisante dans les autres et en soi-même, ce qui constitue quelque chose de difficile pour certains adolescents vulnérables.
Éviter une vulnérabilité de cet ordre suppose de la part de l’entourage, des figures d’attachement, une adaptation suffisamment bonne aux besoins psychiques de l’enfant. Cela signifie que l’enfant, dès son plus jeune âge, puisse se sentir sujet de désirs et de besoins qui lui appartiennent et que l’entourage ajuste ses réponses de sorte que l’enfant ne ressente pas trop massivement son impuissance à agir seul et la dépendance dans laquelle il est nécessairement pris. C’est l’accumulation de ces expériences positives qui favorisera la capacité du Moi à supporter l’attente, les délais, les tensions internes en s’appuyant progressivement sur ses propres ressources internes, nourries elles-mêmes des expériences de satisfaction antérieures.
Mais si les premières années de l’existence ont une importance fondamentale dans la capacité à traiter mentalement les tensions internes et les conflits interrelationnels, l’adolescence elle-même comme mouvement lent et complexe de remaniements des équilibres construits et comme fragilisation de ces équilibres, constitue-t-elle un moment critique, où la vulnérabilité psychique est potentiellement présente.
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