Le fraternel en thérapie familiale
L’espace fraternel dans la thérapie familiale
Écrit par Patrick Chaltiel et Elida Romano
Pour citer cet article :
Chaltiel, P. & Romano, E. (2004). L ‘espace fraternel dans la thérapie familiale (II). Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux, no 32(1), 49-65.
Introduction
Cet article s’inscrit dans une continuité de travail et de réflexion sur la fratrie que nous menons depuis quelques années. Il constitue donc une suite au précédent article publié dans le numéro 25 de cette revue sur le thème « Génogramme et Thérapie Familiale » (Chaltiel & Romano, 2000).
Nous avons souligné, dans ce précédent travail, les motivations qui nous avaient conduits à nous intéresser spécifiquement au sous-système familial que constitue la fratrie et nous avions commencé à définir les caractéristiques générales de cet espace relationnel, en tentant de modéliser la relation fraternelle, malgré son extrême diversité.
La comparaison avec les théories de la triade père-mère-enfant, qu’elles soient psychanalytiques (théorie œdipienne), étho-anthropologiques (théorie de l’attachement), ou systémiques (théorie de l’imbroglio), met en évidence la faiblesse des théories du fraternel. Nous proposerons donc ici quelques hypothèses ouvrant une voie de recherche sur ce chaînon manquant de la psychopathologie.
Le paradigme fraternel
Au-delà du « complexe de l’intrusion », proposé par Lacan dans ses écrits précoces (Les complexes familiaux, 1938) comme une forme préliminaire au complexe d’Œdipe, peu de théoriciens de la psychanalyse se sont penchés sur le complexe fraternel en tant que structure universelle organisatrice de la psyché.
Une différence fondamentale avec le complexe d’Œdipe en est peut- être la cause. En effet, nous sommes tous, en tant qu’êtres sexués, issus d’un spermatozoïde et d’un ovule, c’est-à-dire biologiquement, d’un père et d’une mère dont nous héritons de 50 % des patrimoines génétiques respectifs. Par contre, il existe des enfants uniques qui se développent en l’absence de liens fraternels et qui n’en sont pas, pour autant, étrangers au genre humain ni statistiquement plus souffrants ou plus désadaptés que les autres.
Le complexe fraternel ne constitue donc pas une structure universelle indispensable à la construction psychique. Nous prétendons néanmoins qu’elle en constitue une composante essentielle. Un enfant unique qui n’aurait pu trouver dans son environnement au moins un frère ou une sœur d’élection a, selon nous, des risques de souffrir de carences et de difficultés psychiques de même degré que celles d’un enfant « strictement monoparental » (c’est-à-dire pour lequel la notion même de père est absente).
Nous allons tenter de montrer ce en quoi le complexe fraternel représente une forme essentielle à l’organisation psychique au sein du monde humain.
Le paradigme fraternel est constitué par la tension dynamique entre deux tendances opposées des êtres vivants d’une même espèce : la ressemblance et la différence.
Si nous défendons l’idée que c’est dans la relation fraternelle que s’origine l’apprentissage de cette tension et des mécanismes psychiques et relationnels qui s’ensuivent, c’est que cette problématique a un fondement biologique, caractéristique du lien fraternel : en effet, si nous savons avec certitude que nous partageons avec chacun de nos géniteurs exactement 50 % de patrimoine génétique (soit 50 % de ressemblance), par contre, nous ne pouvons savoir ce que nous partageons avec notre frère ou notre sœur. Théoriquement tout est possible entre 0 et 100%.
Autrement dit, entre frères et sœurs, nous pouvons être complètement identiques (c’est le cas des jumeaux homozygotes) ou au contraire complètement différents génétiquement (si nous héritons exactement des 50 % du génome de chacun de nos géniteurs que l’autre n’a pas eus… ce qui n’arrive jamais absolument, mais peut se produire dans des proportions non négligeables de dissemblance.
Dès lors, sans verser dans la sociobiologie, nous pouvons concevoir que cette dispersion sur l’échelle similitude-différence produise un certain nombre de conséquences dans le domaine de la relation de rivalité ou de solidarité au sein d’une fratrie.
On voit ici apparaître cette intégration dynamique des contraires : symétrie/complémentarité, que Grégory Bateson appelait schismogénèse (c’est-à-dire genèse de la différenciation des cultures, des sociétés, des groupes humains et des individus).
Il est étonnant de constater que l’école de Palo Alto ait choisi, pour illustrer la schismogénèse, la problématique conjugale (la pièce d’Albee :Qui a peur de Virginia Wolf) et n’ait jamais évoqué le lien fraternel comme origine de cette tension schismogénétique. Ce fait confirme encore la négligence dont a été victime le lien fraternel tout au long de l’histoire de la psychopathologie, car c’est bien dans la fratrie et non dans le couple que cette tension s’origine et qu’elle s’apprend.
C’est en effet à travers cette tension : similitude-différence que se bâtit une génération d’hommes et de femmes dans le jeu dynamique de l’émulation/ coopération, de la hiérarchisation/compétition, de la spécialisation/ universalité.
Ce dipôle symétrie-complémentarité qui constitue pour nous l’axe de la relation fraternelle va dynamiser le développement autonome d’une génération par rapport aux générations précédentes :
– La rivalité
Elle est source d’une émulation favorisant l’apprentissage, la foi, le courage et la croissance. À l’opposé, elle peut être à l’origine de haine fraternelle, voire de fratricide.
À l’extrême, elle mène à la haine du semblable, à la trahison, à la guerre civile, au suicide narcissique.
– La solidarité
Elle est source de coopération fraternelle, de spécialisation, de hiérarchisation, organisatrice de valeurs éthiques. À l’opposé, elle peut être incestueuse, ou bien prendre la forme d’une oppression et d’une exploitation du plus faible.
À l’extrême, elle débouche sur l’esclavage, puis la peur de la différence de l’autre, et à terme sur la xénophobie, la haine sexiste, raciale ou de classe sociale. Il nous faut donc, entre frères et sœurs, nous méfier des extrêmes (tant du côté de la rivalité que du côté de la complémentarité) et profiter d’une dynamisation mutuelle de ces deux composantes du lien fraternel. C’est donc bien la notion de génération et donc de progrès qui est fille du paradigme fraternel. Si le paradigme paternel, ou s’origine la psychanalyse, est le garant de l’historicisation du sujet humain (l’inconscient freudien se reconnaît comme mémoire subjective et héritage intergénérationel), le paradigme fraternel est, quant à lui, garant de l’avancée humaine sous la forme d’un groupe de pairs dynamisé par la tension entre rivalité et solidarité.
Chaos originel et différenciation dans la fratrie
Nous allons nous intéresser ici aux fratries qui ont vécu des situations traumatiques partagées dans leur enfance.
Dans ces fratries, il nous a paru indispensable d’accepter la demande préliminaire, formulée par elles, d’une thérapie entre frères et sœurs.
En effet, nous avons constaté à de nombreuses reprises que la relation fraternelle faisait souvent l’objet d’une « proscription », comme d’un interdit implicite à dévoiler les aspects intimes de ces relations, allant parfois jusqu’à la négation absolue de toute solidarité, voire de tout lien.
« On peut être fils ou fille, mais pas frère ou sœur ».
Notre préoccupation a donc été, à partir de ces demandes fraternelles, de donner à ce sous-système la possibilité d’exister comme tel, déjouant ainsi cette proscription implicite. Nous avons accepté de jouer dans un premier temps, le rôle d’un couple parental de substitution, autorisant et favorisant l’émergence et la reconstruction de cet espace fraternel.
Nous avons constaté alors la dimension de résonance qui existe entre problématique parentale et scénario fraternel. Nous ferons appel à une situation clinique dans laquelle cette résonance a permis de remanier la totalité d’un roman familial fondé sur le thème de la trahison.
Dans des familles qui ont souffert d’une grande violence, les individus ayant vécu des moments traumatiques très douloureux, oublient, par instinct de survie, beaucoup d’éléments de leur passé, et leur histoire devient alors fragmentaire.
Ils se souviennent par bribes, sans lien aucun dans la narration, sans pouvoir non plus préciser ces moments dans le temps : cela s’est passé avant ou après ? Papa et maman étaient ensemble ou séparés ? C’était dans la maison à la campagne ou dans l’appartement à Paris ?
Reconstruire une histoire commune est nécessaire pour se sentir affilié et ensuite pour se différencier, pour se libérer de ce sort commun. C’est après avoir trouvé sa place à l’intérieur de la famille, qu’il est possible de la trouver à l’extérieur. Car une histoire incomplète rend difficile l’affranchissement de cette histoire. L’espace aveugle, entre un événement et un autre, place l’individu dans une sensation permanente d’insécurité : tout est vrai et faux en même temps.
La réunion de la fratrie va permettre de construire une narration, un roman familial suffisamment continu et cohérent. Chacun, seul, doute et a peur de ses souvenirs, chacun pense qu’il a vécu des choses uniques, isolées, incomprises ou inconnues des autres.
La reconstruction à plusieurs de cette histoire, identique et différente à la fois, rassure en même temps qu’elle permet de valider sa propre existence dans le monde.
Dans les familles s’accommodant plus volontiers d’une histoire commune, ce sont les différences qui permettent l’autonomie et l’affirmation de soi.
Dans les familles dysfonctionnelles, il faut commencer par construire, accepter et partager une histoire commune avant de pouvoir se différencier. Le chemin vers l’autonomie n’est possible qu’une fois que l’on a construit une continuité historique.
Le « blanc » crée une dépendance aveugle, une sensation d’égarement dans sa propre histoire, un emprisonnement dans ces pièces manquantes et l’impossibilité d’aller de l’avant.
Tobie Nathan (1998) affirme que « le lien entre frère et sœur est le chaos originel d’où naît le souhait de se différencier ». Mais lorsque ce lien fraternel ne va pas de soi, lorsqu’il s’est perdu en cours de route, il s’agit alors de reconstruire un chaos originel, pour pouvoir ensuite le déconstruire et renaître dans la différence.
Boris Cyrulnik, (2001, pp.171) écrit dans son livreLes vilains petits canards: « L’Historisation sauve l’enfant de l’impensable puisque ça lui donne un passé pensé. Mais c’est aussi la conviction qu’il est responsable de ce qui lui est arrivé, qui permet à tout être humain de devenir sujet de son destin, auteur de ses actes et non pas objet ballotté, cogné par les circonstances, soumis à tous les aléas de l’existence ».
En citant Michèle Bertrand, il ajoute : « La mise en récit permet de réintroduire de la temporalité dans la représentation, et par là de transformer la trace en pensée, la scène en scénario, la reviviscence en remémoration ».
Histoire d’une fratrie
Un homme nous téléphone pour nous demander une thérapie entre frères et sœurs. Ils sont quatre. Ils ont entre trente-neuf et quarante-huit ans. Ils sont nés en France, de père réfugié politique, actuellement décédé, et de mère française. On travaille alors pendant un an et demi avec cette fratrie, et c’est à partir d’une suggestion de notre part que les frères et sœurs font venir leur mère. Elle participera à cinq séances. Après la cinquième séance, elle affirme avoir dit tout ce qu’elle avait à dire. Les quatre frères et sœurs ne contestent pas cette position et la thérapie reprend sans elle.
Ces quatre frères et sœurs veulent se retrouver et travailler sur leur histoire, mais en excluant un membre de la fratrie, Marie, la sœur aînée, définie par tous comme la « traîtresse ». Elle n’est jamais venue aux séances. Elle est désignée comme « une voleuse, une manipulatrice, qui a profité de tout, et qui a voulu garder son père pour elle, même après sa mort ». L’évocation du décès du père constitue un tournant dans l’histoire de cette famille et va, pour les quatre frères et sœurs, rendre possible leur rencontre et, par conséquent, la reconstruction de leur histoire commune et individuelle. La mort du père a permis la renaissance de la fratrie.
Au cours de la thérapie, il est dit : « Depuis la séparation de nos parents, on ne s’est jamais reparlés, ni rencontrés. Il n’y a pas eu de fête. Aucun des frères et sœurs ne s’est marié et il n’y a pas eu de rencontre familiale. »
Les contacts durant la maladie et l’enterrement du père ont été l’occasion de renouer les liens. La fratrie s’est enfin revue après de nombreuses années. Dora, Annie, Antoine et Pierre ont souhaité alors se mettre en mouvement pour récupérer leur passé, pour reconstruire une histoire familiale qu’ils ne connaissent que de façon parcellaire : « On s’est rendu compte à la mort du père, que nous avions vécu la même solitude et le sentiment de ne pas appartenir à la même famille. Nous étions seuls dans un groupe hostile ».
Au tout début de la thérapie, chacun des membres de la fratrie se décrit comme « orphelin et déraciné », malgré le fait qu’ils aient fondé leurs propres familles. Et très vite, les frères et sœurs mettent en évidence leurs difficultés respectives dans leur propre vie familiale : Annie, divorcée et mère de trois garçons, est atteinte d’un cancer du sein métastasé ; Dora, divorcée, a eu deux enfants dont la plus jeune est morte d’une overdose il y a deux ans ; Antoine est divorcé et père de deux enfants ; Pierre est le seul à vivre en couple avec ses deux enfants, il a fait trois tentatives de suicide entre dix-huit et vingt-cinq ans.
Tous ressentent par ailleurs le même doute et la même souffrance. Ils disent ne rien ressentir envers leurs enfants. Ils essaient, chacun à leur façon, d’être de « bons parents », mais sur un mode mécanique, sans pouvoir s’appuyer sur un vécu d’amour, ou même d’affection parentale.
Ils partagent l’inquiétude de transmettre à leurs enfants ce même destin, ce modèle parental qu’ils ont vécu comme « monstrueux ». Chacun des frères et sœurs se sent encore sous l’emprise des fonctions que lui donnaient leurs parents pendant leur enfance : Dora est « l’agressive et la psychopathe », Annie « la conne », Antoine, atteint depuis plusieurs années d’une sclérose en plaques, « l’héritier de la maladie du père », et Pierre « le bébé qui ne comprend rien ». Les deux sœurs qualifient leur mère de « larve » et leur père de « sauvage ». Les quatre définissent les fonctions parentales avec beaucoup de rigidité, sans nuances possibles. Tout a été négatif. Le père était quelqu’un d’autoritaire, méchant, violent, avec un caractère impossible, faisant régner la terreur à la maison. La mère, une victime, déprimée, passait ses journées sur une chaise, à côté du radiateur, à regarder vers l’extérieur, attendant que la vie passe.
Quand ils parlent, c’est comme s’ils ne pouvaient rien retenir, il n’y a pas de mémoire, rien ne peut être stocké. Dora dit : « Moi, j’oublie tout ce qui se passe en séance. C’est comme si, à chaque fois, on recommençait tout de nouveau, on repartait à zéro ».
Si, au départ, nous percevions une masse indifférenciée avec des propos stéréotypés sur leurs parents et Marie, au fur et à mesure des séances, les discours et les sentiments se précisent et se distinguent. Ils commencent à admettre l’idée d’une différenciation, et se regardent – sans se sentir pour autant exposés – autrement que dans leurs fonctions préétablies.
La différenciation ne met plus alors le lien fraternel en danger, seul ancrage possible pour eux.
Dora dit alors : « Maintenant, on accepte que l’autre soit soi-même. Maintenant, on a un prénom. On n’est plus un troupeau de chiens dressés, comme avant. Chacun a son identité. Chacun dit des choses différentes et ça aide les autres ».
La thérapie permet alors de reconstruire ensemble le roman familial, situation qui n’aurait, sans doute, pas été possible en présence des parents. C’est un travail horizontal entre pairs.
Ce groupe partage un vécu commun d’incapacité à transmettre ce qu’ils pensent n’avoir pas eu. Et c’est peut être dans cet espace horizontal qu’ils vont compenser le manque de relation verticale. Stephen Bank et Michaël Kahn (1982) écrivent : « une profonde loyauté fraternelle suppose une base de fragilité parentale, telle qu’une absence ou un échec des parents. Plus les parents sont accessibles émotionnellement et physiquement, moins le lien fraternel sera intense. Dans le cas des parents absents, la fratrie sera obligée de s’appuyer sur elle-même. Un engagement parental excessif peut diminuer la loyauté fraternelle alors qu’un compromis minime peut la renforcer ».
Parallèlement à l’instauration de la différenciation entre eux, Antoine déclare être d’accord d’inviter Marie à une séance, mais les trois autres lui montrent à quel point c’est dangereux pour leur cohésion retrouvée. Antoine explique alors que cette démarche, il ne voulait pas la faire pour lui, mais pour sa mère avant qu’elle ne meure.
Peut-être le refus catégorique et indiscutable de parler à Marie constitue-t-il la seule manière de rester ensemble dans le pacte, et si l’un d’entre eux initie un mouvement vers le « traître », c’est tout le groupe qui se sent en danger. Pour l’instant, le traître est nécessaire au système familial nouvellement défini.
Marie vit éloignée du reste de la famille. Cela fait dix-sept ans qu’elle ne parle pas à sa mère. Elle est considérée par tous comme la « traîtresse » et remplit donc la fonction du « traître désigné » au sein de la fratrie.
Dans les fratries avec lesquelles nous avons partagé l’expérience de la thérapie, nous avons constaté un certain nombre de traits communs aux « traîtres désignés ».
Tout d’abord, le traître est reconnu comme tel à l’intérieur de la fratrie. Mais pour tout autre, à l’extérieur, il est plutôt considéré comme une victime expiatoire, voire comme un héros (comme le montre l’exemple de Marie, loyale et dévouée au père).
Il apparaît donc à la fratrie comme celui qui a choisi de s’allier à l’image sociale, à l’éthique de l’extérieur plutôt qu’aux représentations du bien et du mal propres au groupe fraternel, représentations qui définissent son idiosyncrasie et son étrangeté au monde.
Un autre trait constant du traître est qu’il a bénéficié d’une alliance privilégiée, d’une complicité au sein du couple parental, alliance transgressive qui le met dans une place particulière, intermédiaire entre les deux générations. Cette position d’interface, qui stigmatise sa déloyauté au groupe fraternel, définit et renforce la frontière séparatrice entre les générations. L’exclusion du traître renforce donc à la fois la cohésion et la définition générationnelle du groupe fraternel.
Paradoxalement, le traître provoque par sa déloyauté, une loyauté addictive, qui unit les autres contre lui et les rend indissociables, indifférenciés. Il est un contenant du lien fusionnel, et empêche l’éclatement, la dispersion de la fratrie.
Marie a largement pris en charge l’enterrement de son père. C’est elle qui décida du lieu, de l’organisation de la cérémonie et des invitations. Elle fut aussi la seule à connaître et à gérer les comptes financiers de son père, dont elle s’occupait. Les autres frères et sœurs furent exclus de tout processus de décision et n’ont fait que participer à la cérémonie, comme de simples invités.
Mais si Marie a pris cette place pendant l’enterrement, les contours de ce coup de force sont déjà discernables dans l’histoire familiale.
Dora déclare durant la thérapie : « Marie avait une place différente, elle était la préférée, elle passait avant tout, même avant ma mère, parce qu’elle était la première. Elle était la fierté de papa, elle était une bonne élève ». Ou encore : « Marie savait tout, on lui racontait tout. Quand les parents ont divorcé, ils ont parlé avec Marie, elle avait un statut privilégié dans la famille ».
Dans la famille L., Marie se trouve à la frontière entre le système parental et le système fraternel.
En effet, elle appartient au système fraternel dans son rôle de sœur aînée, mais, ayant investi la place du partenaire absent – c’est-à-dire celle de la mère, après son départ – elle est aussi incluse dans le système conjugo-parental.
Marie a été investie d’une fonction qui provoque chez elle une confusion des frontières, des rôles, le sentiment de ne pas savoir vraiment où se placer dans la famille. Quand Dora parle de la séparation de ses parents, elle dit de Marie : « Elle nous a pris sous son aile. On était livrés à nous- mêmes. Elle allait bien, elle savait toujours ce qu’il fallait faire, alors, comme on ne comprenait pas ce qui s’était passé, on se concentrait sur elle. Elle savait tout ».
Les tensions et la séparation du couple conjugal semblent avoir progressivement conduit Marie à sortir de l’espace fraternel pour entrer plus nettement dans l’espace parental. La séparation des parents a marqué pour elle une première étape dans son éloignement de l’espace fraternel et un premier rapprochement à l’égard du père, rendu possible par l’évincement de la mère, exclue du système familial.
Progressivement, les frères et sœurs ont été envahis par des soupçons de « relation incestueuse » entre Marie et son père.
Après le décès de ce dernier, Marie sera définitivement exclue du système fraternel. Elle sera considérée par les autres frères et sœurs comme la « fille unique ». Elle se liera définitivement au père et passera alors dans le système conjugo-parental. Marie deviendra la « gardienne » de la tombe du père et permettra au reste de la fratrie de se liguer contre un ennemi commun à double visage : le père mort et la fille aînée vivante. La fonction de Marie est donc de permettre aux autres de s’allier contre elle afin de reconstruire leur identité à partir d’un nouvel ancrage fraternel. L’exclusion du traître renforce donc à la fois la cohésion et la définition générationnelle du groupe fraternel.
Mais cette exclusion et cette désignation du traître au sein de la fratrie, constitue de fait un déplacement d’une réalité indicible : celle de la trahison conjugale qui a brisé le lien parental et a produit l’explosion familiale, propulsant Marie en position pseudo-maternelle.
Les quatre frères et sœurs racontent le même roman sur le divorce de leurs parents : Marie avait une relation « obscure » avec le père, une relation « pas normale », et c’est parce qu’elle a usurpé la place de sa mère, que celle- ci a décidé alors de divorcer.
Lors des séances, aucun d’entre eux ne remet en question cette version des faits. Mais quand la mère vient en séance, elle évoque le moment précis où elle a pris la décision de se séparer de son mari. Avant de poursuivre, elle demande à Antoine, le plus âgé de ses deux fils, si elle a le droit de parler. Antoine lui répond : « Tu peux parler, il y a prescription maintenant, il n’y a plus de danger ». La mère commence alors son récit : « Mon mari, qui n’a jamais renoncé à sa passion militante, m’a invitée à faire un voyage dans son pays d’origine au régime dictatorial. J’étais très heureuse. Nous sommes descendus avec Antoine chez son frère. Mon mari avait plein de papiers, et nous sommes partis pour une autre ville. Dans le car, il a sorti les documents, il les a mis dans mon sac, et il a commencé à filer devant. Je ne savais rien. On est entrés chez des gens, il a pris mon sac, il a distribué les papiers, et il est sorti et m’a rendu mon sac vide. Si on avait été pris à ce moment-là, on aurait été fusillés, Antoine, moi et lui.
C’est là que j’ai décidé de me séparer. Tout était fini. Il nous avait trahis et utilisés pour suivre sa seule vraie passion, la politique. Il n’a pensé ni à moi, ni à notre fils. Je ne lui ai jamais pardonné cette trahison. »
Quand nous avons demandé aux enfants présents, lequel d’entre eux connaissait cette histoire, ils la connaissaient tous. La mère l’avait racontée à Dora qui l’avait racontée à Annie, et ainsi de suite. Dans cette famille, il y a donc une histoire officielle – Marie a trahi la mère – et une histoire secrète partagée – le père a trahi la mère – que seule la mère est autorisée à raconter.
Quand la mère participe à la séance et raconte la raison pour laquelle elle a pris la décision de se séparer, la trahison du père qui était connue et en même temps occultée par tous apparaît. Peut-être était-il plus facile, plus acceptable de mettre en évidence la trahison de Marie qui était moins dangereuse pour l’unité familiale que la trahison du père.
Il y avait dans la fratrie un pacte du silence quant à cette trahison, et la seule qui avait le droit à la révéler était la mère.
Conclusion
Nous nous gardons de généraliser notre expérience du travail avec les fratries, mais nous cherchons, néanmoins, à en tirer quelques enseignements sur la nature profonde et la spécificité de ce lien dans l’espace thérapeutique. (Nous ne tentons pas de construire une « typologie » des liens fraternels, étude qui exigerait une cohorte beaucoup plus importante que celle de notre seule pratique).
Ainsi, nous insistons à nouveau sur deux notions qui nous paraissent fondées par notre expérience de thérapeutes familiaux.
- Il existe souvent, au sein de la thérapie familiale, une proscription de l’espace fraternel et de son exploration :
- Soit que, dans les familles avec patient désigné, le ballet triangulaire infernal des parents avec l’enfant « malade » condamne la fratrie au retrait spontané, à une paralysie psychique où le désir de fuir n’a d’égal que le besoin de rester, le tout noyé dans la culpabilité et l’ennui.
- Soit que la fragilité (réelle ou supposée) du lien conjugo-parental conduise la fratrie à un fonctionnement fusionnel inconscient, masqué par une expression conflictuelle violente et inabordable dans la thérapie, car elle conduit à l’explosion et à l’exclusion. Ainsi, c’est toute la problématique fine de la «construction d’une génération» qui se trouve marginalisée dans la thérapie familiale. C’est pourquoi, nous avons choisi, dans certains cas, de commencer une thérapie familiale avec une fratrie, dans d’autres, de réserver un espace spécifique à des séances fraternelles au sein d’une thérapie familiale. À l’instar du couple, dont l’espace d’intimité conjugal nécessite une prise en compte spécifique et inaccessible à tout autre, la fratrie doit aussi pouvoir profiter, dans sa « construction générationnelle », d’une frontière protectrice vis-à-vis des intrusions parentales.
- Le paradigme fraternel (bien plus présent dans le champ social, comme métaphore des vertus humanistes, que dans la réflexion psychopathologique) structure les relations horizontales d’une génération autour d’un dipôle en tension : désir de ressemblance et désir de différence. La fratrie, par cette tension schismogénétique, est l’un des creusets de l’individuation (c’est-à-dire, ce deutéro-apprentissage permettant d’intégrer appartenance et autonomie comme deux descriptions d’un même objet mental).
Cependant, les logiciens de la communication (malgré leur manque d’intérêt pour l’étude du fraternel) ont bien montré comment la « captation schismogénétique », qu’elle soit symétrique ou complémentaire, conduisait à des ruptures violentes dans l’escalade, ou à des situations mortifères dans l’immobilisme dévitalisant.
Le travail avec la fratrie visera donc, avant tout, à déjouer ces formes rigides extrêmes, souvent associées dans la même fratrie, et à aider à une dynamisation mutuelle de la rivalité mimétique et de la coopération complémentaire, afin de restaurer le jeu des ressemblances et des différences dans sa valeur individuante. L’émulation et la spécialisation prendront alors la place de la rage et de l’indifférence.
Pour en revenir à la vignette clinique présentée ici, quel travail avons-nous pu mener au cours de cette thérapie familiale incomplète, fondée sur la demande de la fratrie L. ?
Tout d’abord, il y a quelques années, nous n’aurions probablement pas accepté de les recevoir sans y mettre un préalable « familial » (avec la mère), ce qui aurait, à notre avis à posteriori, bloqué l’élaboration de ce « roman fraternel », fondateur d’un espace enfin partagé.
Cette fiction, co-construite par la fratrie, à partir de leur « chaos originel » (leurs bribes de souvenirs morcelés, négativés par leur incohérence) leur a permis de construire ensemble, et avec nous, une confiance en leur lien, comme tuteur de résilience, lien qu’ils ressentaient, jusque-là, inconsistant, voire inexistant (malgré la douloureuse ressemblance de leurs trajectoires de vie). Sur la base de cette confiance, ils ont pu utiliser les images les plus négatives d’eux-mêmes (attribuées aux discours des parents) : « la méchante, la conne, le malade, le bébé », comme amorce de différenciation.
Puis, le temps aidant, nous avons pu les aider à rechercher des alternatives aux descriptions très figées et douloureuses de leur passé reconstruit, à retrouver sans crainte de se trahir mutuellement, les moments de joie, et à dévoiler les uns aux autres, les héritages précieux que chacun gardait secret (l’héroïsme du père, la fierté têtue et le courage de la mère).
Peu à peu, ces parents monstrueux du « roman des origines » ont pu prendre corps dans la thérapie sous forme plus humaine, jusqu’à l’invitation et la visite de la mère. Celle-ci dévoile alors, avec l’accord de ses enfants, la nature de fiction du roman familial reconstruit par la fratrie (déplacement intrafraternel de la trahison conjugale).
Pour autant, et même révélée comme telle, cette fiction continue à être opérante en tant que tuteur de résilience d’une fraternité retrouvée. À notre grande surprise, tous les acteurs familiaux n’ont manifesté aucune difficulté à concilier ces deux récits inconciliables comme « deux histoires vraies » (nous rappelant ainsi à la valeur morphogénétique des paradoxes).
Un regret, bien sûr, un sentiment d’incomplétude profond et douloureux : nous n’avons jamais pu déjouer la désignation de Marie, héritière identifiée à la trahison paternelle et gardienne du tombeau (du corps du père). Nous n’avons pu réintégrer dans ses dettes et ses mérites la grande expiatrice.
Nous n’avons même pas pu la rencontrer…
Nous avons partagé avec la fratrie L. ce regret, en laissant la porte ouverte à une séquence ultérieure d’entretiens familiaux, visant à lever cette désignation et à permettre à Marie de retrouver sa place au sein de sa génération… histoire à suivre !
En dernier lieu, nous voulons dire un mot sur la formation des thérapeutes familiaux et sur l’intérêt des relations fraternelles au sein de ce processus. En effet, nous avons mis en œuvre, depuis une dizaine d’années à l’A.P.R.T.F, un cycle de perfectionnement comprenant une année, en petit groupe (d’un maximum de 10 participants), nommé : « Résonances familiales ».
Au cours de cette année, les thérapeutes en formation travaillent sur leur propre histoire familiale en relation avec leurs difficultés en thérapie (techniques, éthiques, émotionnelles, intellectuelles…).
Dans le cadre de ce travail, nous leur avons proposé de convier, chacun pour une demi-journée, les membres de leurs familles respectives qui leur paraissaient susceptibles d’éclairer différemment et de « revisiter » leur génogramme et leur roman familial. Après 5 années de recul sur cette pratique, nous avons constaté à quel point le lien fraternel s’avère le plus fructueux pour cet exercice : en effet, l’une des caractéristiques de ce lien, que nous n’avons pas encore soulignée ici, se situe dans le champ de la responsabilité/culpabilité/dépendance qui caractérise les relations intergénérationnelles. À l’opposé de celles-ci, le lien fraternel est peu porteur de ces facteurs d’immobilisation en doubles liens que constitue le fait, pour un parent, de se sentir toujours responsable de la destinée de sa progéniture, et pour un enfant, de rejeter sur ses parents la responsabilité de ses souffrances et de ses échecs.
Le frère ou la sœur se situent plutôt dans le registre d’un témoin volontairement impliqué, mais toujours en droit de se désimpliquer pour remettre le « plaignant » face à sa propre responsabilité dans la construction de son existence et face à ses propres choix au sein d’une famille qu’il a activement contribué à construire.
« Comment avez-vous fait pour vous fabriquer une pareille famille ? », disait déjà Françoise Dolto aux adolescents…
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Bibliographie
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