Fabrication du genre. Effacement du sexe
Fabrication du genre, effacement du sexe. Un court abrégé historique
Henry Frignet
Pour citer cet article :
Frignet Henry, « Fabrication du genre, effacement du sexe. Un court abrégé historique », La revue lacanienne, 2007/4 n° 4, p. 21-25.
De la psychiatrie à l’interprétation freudienne
Il y a déjà plus d’un siècle, quand les psychiatres s’intéressaient aux pathologies sexuelles, Freud pressentait, lui, le rôle essentiel du concept dans la structuration de l’être parlant. Il supposait que dans l’espèce humaine, la différence des sexes, loin d’être seulement une particularité anatomique triviale, était intimement liée dans ses conséquences à ce qui fonde l’homme – la parole -, en était indissociable et constituait à ce titre un point nodal des articulations que le sexe entretient chez l’être humain avec la vie, la reproduction et la mort. La psychanalyse de l’hystérie lui avait permis, dès le début de son oeuvre, de préciser le rôle du sexe dans son articulation à la fonction du père, et donc son importance dans les névroses. Mais il avait aussi deviné les conséquences du problème d’identité sexuelle dans les psychoses.
Il fit en 1911 une analyse magistrale du cas Schreber, et montra comment ce délire évoluant vers le sentiment d’une féminisation inéluctable était la réponse délirante au défaut inaugural dans la mise en place de sa filiation symbolique. Devenir femme était pour Schreber à la fois une nécessité au maintien de l’ordre du monde, en même temps qu’une tentative inconsciente de guérison de sa psychose. Mais faute du concept de signifiant Freud avait été limité dans son analyse et formalisation de la psychose ; il avait expliqué le transsexualisme schreberien en référence à une homosexualité latente et refoulée, bien inadéquate pour rendre raison d’un tel délire.
La question du transsexualisme
Dès l’apparition du transsexualisme comme phénomène social et plus seulement comme manifestation d’une psychose, dans la décennie 60, ceux qui s’y intéressaient avaient entrevu dans ce syndrome la manifestation d’une dissociation entre le sexe, et autre chose à définir. Leur refus des découvertes freudiennes, puis lacaniennes imposait d’inventer leur théorie propre à rendre compte d’une réalité clinique observable et indubitable.
En tout premier, l’endocrinologue Harry Benjamin proposa de considérer le sexe comme un assemblage divers de composantes multiples, anatomiques et sociales ; chacun d’eux pouvant être mâle ou femelle. Il s’inspirait plutôt des débats du début du siècle sur la notion de bisexualité, depuis Krafft-Ebing jusqu’aux thèses délirantes de Fliess et de Weininger ; il puisait aussi à sa manière, dans le terme de bissexualité, apparu lorsque Freud écrivait en 1905 ses Trois essais sur la théorie de la sexualité.
Benjamin établissait – comme le proposait Weininger – un continuum entre homme et femme, l’individu se définissant par l’importance quantitative de facteurs masculins ou féminins rencontrés dans l’assortiment des « divers sexes » qui le composent. Cette théorie n’a connu qu’un destin limité : on ne peut oublier que la différence observée dans telle ou telle caractéristique morphologique ou physiologique n’est pas la marque du sexe, mais en est une caractéristique contingente. Il y a là un problème de logique, donc, plus que de physiologie.
L’invention de la notion de genre
C’est alors qu’est apparue la notion de genre. Ignorant la notion lacanienne de Phallus symbolique qui vient pour la femme tout autant que pour l’homme faire valoir son inscription dans l’ordre sexuel, l’anthropologie sociale nord-américaine a voulu dès les années 1980 justifier son refus de la bipartition sexuelle. Ce refus trouvait son origine dans les exigences de reconnaissance identitaire de l’homosexualité et allait rencontrer dans le transsexualisme une illustration clinique plus propre – au nom de la pathologie – à lui servir de justification.
C’est ainsi que sa mouvance la plus active, dirigée par le sociologue américain Gilbert Herdt, propose en 1994 sa propre voie, celle du «troisième sexe/troisième genre» pour résoudre l’aporie clinique présentée par le transsexualisme. Ses tenants constatent, à l’instar de la psychanalyse, la nécessité logique d’un terme tiers pour dépasser l’affrontement imaginaire de la dualité. Mais ignorants du concept de Phallus, ils créent un élément supplémentaire : le «troisième sexe». Si leur construction fait effectivement apparaître ce terme tiers indispensable, il ne peut qu’en appeler un quatrième, puis un cinquième etc. Cet obstacle ne les gêne pas dans la construction de leur théorie.
Ils trouvent un appui dans les positions de Michel Foucault sur la sexualité humaine, et en appellent, eux aussi, à une appréciation très personnelle de la théorie freudienne ; mais ils étayent surtout leur construction par une réinterprétation des observations anthropologiques de Mead, Malinowski dans les années trente, de quelques autres ensuite.
L’importance de ces observations, leur utilisation inaugurale du terme de genre – repris à sa façon par l’anthropologie sociale contemporaine – justifient un détour. Les chercheurs avaient observé que de nombreuses cultures ont mis en place des organisations sociales telles que certains hommes adoptent des conduites typiques du sexe féminin : les mahous en Polynésie, les faa-fine aux Samoa, des fakaa-fafine aux Iles Tonga et de bien d’autres encore, ailleurs hors la sphère occidentale.
Le repérage de ces conduites particulières était essentiel aux descriptions de l’anthropologie structurale ; les coutumes sur lesquelles elles s’appuyaient – souvent déterminées par des pratiques religieuses – n’entraînent pas une perte réelle de l’identité sexuelle et l’affirmation d’appartenir au sexe opposé : il s’agit plutôt d’une nomination sociale, aux modalités différentes des nôtres, qui définit la place du sujet et règle ses relations aux autres, y compris dans certains aspects de ses comportements sexuels. Elle n’atteint pas les fondements du rapport d’un sujet avec lui-même dans ce qui lui permet de se savoir réellement homme ou femme dans son sexe. Les ressorts de ces particularismes sont certes divers selon les cultures. De tout ce qu’apportaient ces travaux, l’anthropologie sociale nord-américaine allait retenir et s’approprier ce qui convenait à ses fins pour en faire un concept qui gommait la bipartition sexuelle, remplaçant la notion de sexe par celle de genre.
La consécration par Stoller et son extension
Importé par John Money en 1955, l’usage en sera ensuite consacré par Stoller (Sex and Gender, 1968) ; son adoption paraissait proposer une explication élégante au transsexualisme : il y aurait d’un côté le sexe réel, celui de la reproduction sexuée, imposé par la nature, consacré en général par l’apparence et accepté le plus souvent par l’individu, et de l’autre le registre subjectif du genre ; chez la plupart, le genre concorderait avec le sexe, mais le transsexualisme montrerait la possibilité d’une discordance. Ce hiatus serait insupportable au “transsexuel” amené alors à exiger une modification de son sexe pour le mettre en accord avec son genre qui, porté par son “désir”, primerait sur les contraintes strictement réelles du sexe. Mais encore aurait-il fallu, dans cette théorie séduisante, s’assurer qu’il s’agit bien du “désir” plutôt que de la demande d’en être débarrassé…
Le changement de vocabulaire que représente le remplacement du sexe par le genre recouvre un bouleversement conceptuel essentiel dont il faut examiner les conséquences doctrinales, juridiques et sociales. Car c’est à partir de là que s’effectue le passage du transsexualisme, entité pathologique, vers le «phénomène transsexuel» comme manifestation sociale : le «choix du sexe» comme un droit de l’homme.
Le genre, dans lequel on trouve les notions d’origine, de naissance, est une catégorie grammaticale parfaitement arbitraire par sa sexuisemblance (néologisme heureux de Damourette et Pichon) ; son lien avec le sexe est variable suivant les mots et les langues : sein, utérus sont de genre masculin alors que verge, bourses, sont féminins etc. Le genre est aussi un classificateur dans la taxinomie du vivant : le genre humain, le genre des primates etc. Ce n’est que tardivement, avec l’anthropologie, que le genre en vient à désigner un rôle social traditionnellement lié à l’un ou l’autre sexe : genre masculin/mâle, genre féminin/femelle. Mais il ne s’agit pas d’un lien rigide : l’intérêt de cette notion en ethnologie est au contraire de dissocier le comportement d’un individu de son sexe anatomique et de le référer à son habitus culturel qui tient à l’expression d’un vœu, qu’il soit individuellement ou socialement déterminé.
L’apparition de cette notion nouvelle est venue réactiver, dans le sexuel, les controverses entre inné et acquis : le comportement d’un sujet, dans les divers aspects qui différencient un homme d’une femme, est-il génétiquement déterminé ou n’est-il qu’une création de sa culture, de son mode d’élevage ? À l’époque, dans les années 50, les conclusions de ce débat entre nature et culture étaient fondamentales pour appuyer les efforts qui visaient à extraire l’homosexualité du pathologique.
Irruption de l’idéologie féministe
Toute l’œuvre de John Money, partie prenante – et à quel point! – dans ce combat, sera consacrée à défendre et à tenter de démontrer l’indépendance radicale de l’habitus social par rapport au sexe biologique. La thèse de Money réussit, dans la décennie soixante, à convaincre la communauté médicale et psychiatrique nord-américaine : elle affirmait que le comportement masculin ou féminin d’un sujet était gouverné par son éducation en tant qu’homme ou femme, et non pas par son sexe biologique. Le genre se montrait ainsi déterminant par rapport au sexe. John Money, resté foncièrement praticien, ne parvenait pas à pousser son raisonnement jusqu’au terme de ses conséquences logiques comme le feront ensuite certains auteurs phares du féminisme qui, elles, abolissent tout lien entre sexe et genre.
Son refus de la dialectique à l’œuvre dans cette « grammaire comportementale » dont l’observation humaine avait pourtant montré la variété à travers les diverses cultures, imposait de subordonner le sexe au genre. L’aporie clinique du transsexualisme faisait alors merveille pour justifier a posteriori sa position – prééminence du genre lié au “désir”, sur le sexe lié à l’anatomie –, sans en masquer le dogmatisme de départ.
Une contradiction invalide sérieusement sa démonstration : si les thèses féministes, dont Money s’est toujours fait défenseur, visent à abolir la différence dans le traitement social habituellement réservé aux femmes, établissant une égalité stricte avec les hommes quant à leurs prérogatives, la notion de genre telle qu’elle est utilisée par Money perd tout sens. Car dans l’emprunt qui en est fait à l’anthropologie, elle ne tient sa consistance que de la reconnaissance de comportements spécifiquement masculins ou spécifiquement féminins : or c’est précisément cette spécificité qui est récusée dans l’égalité foncière exigée par les féministes. Elles maintiennent qu’il n’y a pas de comportements qui soient spécifiques d’un homme ou d’une femme. L’origine de la contradiction que nous relevons chez Money réside de nouveau dans l’erreur qui fait confondre le phallus/pénis en tant qu’organe avec le Phallus, signifiant nécessaire aussi bien à la femme qu’à l’homme.
Il n’empêche que le concept de genre et la théorie qui en découle vont, à partir des années 1980, faire taire toute controverse au sein du corps médical, y compris psychiatrique. Cette entente sera scellée, par l’adoption du terme de « dysphorie de genre », effaçant le transsexualisme et ouvrant sur un domaine bien plus large. Le “phénomène trans” se fond désormais dans un habitus qui ne reflète plus que le refus culturel de la différence des sexes. Le féminisme tel que le proposent ses auteurs les plus radicaux est construit sur le refus d’accepter une différence quelconque entre homme et femme. Dans un premier temps, cette revendication d’égalité glisse vers une revendication d’identité ; elle en arrive au point qui la mène elle-même à un refus de la différence non seulement des sexes mais des genres.
Le sexe a disparu en tant que tel, réduit à une codification endocrinienne ou génétique. Le nouveau concept qu’est le genre est une notion variable que détermine le “ désir” de chacun ; il est porteur d’une identité – dite de genre – à la fois sexuée et sexuelle laissée à l’appréciation de la personne selon son seul vœu ; quant au reste, ce sera à la médecine et aux tribunaux de lui accorder le sexe qu’elle souhaite, dans son apparence et sa nomination.
L’effacement des référents cliniques
Cette position consacre l’abandon d’une conception de l’identité sexuelle bâtie sur l’articulation réelle et symbolique du sexe. Elle lui substitue un regroupement fondé sur la reconnaissance d’un trait imaginaire que partagent tous ceux des divers groupes ainsi créés : le groupe des transsexuels, comme existait déjà le groupe des homosexuels et comme se manifestent aussi maintenant divers autres inscrits sous la rubrique générale du phénomène trans. Ce mode imaginaire d’identification n’est pas sans conséquences que la psychanalyse a depuis longtemps mises au jour [1] L’acquisition de l’identité sexuelle requiert bien entendu le réel du sexe – ce que déterminent chromosomes et organes génitaux ; elle s’appuie aussi sur ce qui en apparaît, les caractères sexuels primaires et secondaires ; mais ce qui lui est essentiel, c’est sa reconnaissance symbolique, par la parole, celle de l’Autre, représenté le plus souvent par les parents. Ce n’est donc pas par hasard si le transsexualisme s’est inventé en même temps que l’on s’intéressait aux anomalies sexuelles, qui se manifestent, elles, uniquement dans le réel du sexe et/ou dans son apparence.. Il ravale le sexe au rang d’une simple caractéristique, détachée de ce qui fait pourtant depuis l’aube de l’humain son essence : ce fait que la parole est, dès la naissance, et même dès la conception, partie prenante dans la constitution de l’identité sexuelle, et donc en tant que telle conséquence du processus de reproduction sexuée dimorphique.
C’est son articulation dans le sexe qui permet à un couple d’engendrer non pas seulement un corps vivant – ce que nous pouvons appeler, en reprenant l’étymologie latine du mot, une personne – mais un sujet, être doué de parole et créé par la parole.
Un groupement fondé sur le seul imaginaire n’autorise plus dès lors qu’une position revendicatrice portant sur la différence qu’induit le trait que partagent ceux qui s’y retrouvent dont le mot d’ordre est : «Tous pareils!». On sait à quel point les luttes fratricides sont ainsi exacerbées dans les groupements constitués de la sorte. Il ne s’agit là que d’une des potentialités destructrices de l’imaginaire lorsque, livré à lui-même, il autorise le sujet à s’attaquer à l’étranger.
- L’acquisition de l’identité sexuelle requiert bien entendu le réel du sexe – ce que déterminent chromosomes et organes génitaux ; elle s’appuie aussi sur ce qui en apparaît, les caractères sexuels primaires et secondaires ; mais ce qui lui est essentiel, c’est sa reconnaissance symbolique, par la parole, celle de l’Autre, représenté le plus souvent par les parents. Ce n’est donc pas par hasard si le transsexualisme s’est inventé en même temps que l’on s’intéressait aux anomalies sexuelles, qui se manifestent, elles, uniquement dans le réel du sexe et/ou dans son apparence.