Oralité adolescente et protection de l’enfance
L’oralité adolescente et la protection de l’enfance.
Pour citer cet article :
Feldman, M. & Mansouri, M. (2015). L’oralité adolescente et la protection de l’enfance. Dialogue, 209,(3), 81-94.
Résumé :
La question posée dans cet article concerne les conduites de l’agir de certaines adolescentes dans le champ de la protection de l’enfance. Ces adolescentes sont accueillies dans des microstructures, unités de vie à effectif réduit, après un long parcours discontinu et jalonné d’accueils en foyers et/ou en familles d’accueil. Elles se sont construites sur la base de graves défaillances de la relation aux objets primaires et des effets dévastateurs de la multiplicité des lieux de placement. Les auteurs, psychologues cliniciennes impliquées dans le secteur de l’enfance, observent leurs passages à l’acte en lien avec la dimension fondatrice et tragique de l’oralité dans sa contradiction amour/haine, afin de penser la clinique du sujet et de proposer des soins articulant soin individuel et accompagnement à la réaffiliation familiale et culturelle.
Si pour la plupart le temps pubertaire de la traversée adolescente se réalise sans encombre, pour d’autres, en revanche, celle-ci peut être bien plus difficile, voire inquiétante, comme c’est le cas pour Fanta et Rose dont nous parlerons plus loin. D’un point de vue dynamique, la puberté se caractérise par une explosion libidinale, alors que d’un point de vue économique cette brusque apparition d’énergie va pousser l’adolescent à tenter de décharger la tension pulsionnelle non élaborée. Au conflit œdipien réactivé s’associent dans la construction de l’identité personnelle et sexuée du sujet des conflits psychiques plus archaïques (oral, anal) venant fragiliser le Moi dans son rôle de pare-excitation. Tous ces processus psychiques qui accompagnent les transformations corporelles peuvent confronter le sujet adolescent à un tel inconnu qu’il peut advenir étranger à lui-même (Gutton, 1991). Et son devenir adulte peut être entravé si la question du soin tout spécifique dont il a besoin n’est pas régulièrement posée.
Certains de ces adolescents, « inquiétants » pour les adultes, manifestent des troubles graves du comportement et sont alors, parfois, confiés à l’Aide sociale à l’enfance. Ce sont ces adolescents, qui ont la particularité d’avoir connu un parcours chaotique et discontinu, jalonné d’accueils en foyers et/ou en familles d’accueil, qui amènent à requestionner nos pratiques. Ne sachant plus quelle solution apporter à ceux-là mêmes qui ne peuvent tenir dans des structures insuffisamment solides pour contenir les débordements trop explosifs de leurs problématiques, l’ase les « place » alors dans des hôtels où ils vivent isolés, avec pour seul étayage des éducateurs qui se relaient quotidiennement auprès d’eux.
En quête d’une meilleure solution, l’ase a récemment lancé un appel à projets afin de trouver une alternative plus constructive au placement des adolescents dans ces hôtels. Des projets de création de micro-structures ont été soumis par des associations, ce qui a abouti à l’ouverture d’un certain nombre de ces structures en 2010. Il s’agit d’unités de vie à effectif réduit, accueillant entre cinq et dix adolescents ayant en commun d’avoir subi des traumas cumulatifs. Aux effets dévastateurs d’une toxicité familiale se sont ajoutés ceux relatifs à la multiplicité des lieux de placement. Ils présentent une grande souffrance psychique se manifestant de façon exponentielle par des processus intrapsychiques se réactivant à cette période de la vie. Parmi ces processus, nous retrouvons les problématiques de l’analité à travers le besoin de maîtrise, de contrôle et de malpropreté, notamment du corps. Mais c’est la question de l’oralité qui se rejoue, ici, de façon spectaculaire. L’oralité est la première forme de sexualité prégénitale inconsciente. Dès les débuts de la vie du petit être, l’oralité associe le corps, le comportement, le manque, le plaisir et la mère. Ainsi, en plus de ce qui a trait à la bouche et à ses fonctions, à travers des troubles alimentaires, la prise de toxiques et des formes singulières, violentes, de communication affective, nous retrouvons également un rapport singulier au corps propre et au corps de l’autre, au sensoriel et à l’affectif. Nous proposons de présenter cette dynamique si particulière et de questionner cette clinique toute spécifique, considérant la dimension individuelle mais aussi familiale et culturelle.
Accueil en microstructure et tableau clinique des adolescentes
Chez les adolescents accueillis dans ces microstructures, nous observons une « errance institutionnelle », des troubles graves de l’attachement, des échecs scolaires, des conduites à risque et potentiellement délinquantes, qui témoignent d’autant de facteurs étiologiques conduisant à un désinvestissement relationnel, voire à un isolement social. Afin de répondre à la mission confiée par l’Aide sociale à l’enfance, ces microstructures constituées d’équipes pluridisciplinaires (éducateurs, psychologues et psychiatres) mettent fortement l’accent sur des actions psycho-socioéducatives.
Au cœur des manifestations de la souffrance des adolescentes, auxquelles nous avons été plus particulièrement confrontées, le passage à l’acte vient signer la déliaison entre pulsions agressives et pulsions de vie. Cette conduite de l’agir évacue les angoisses massives et les pensées douloureuses, mais l’effet ne s’inscrit pas dans la durée. Les situations de maltraitance ou de violence sexuelle que ces adolescentes ont parfois connues dans leur contexte familial ont tendance à se répéter en dehors du cadre familial, alors même qu’elles sont prises en charge par des structures de protection de l’enfance. Ces adolescentes ressentent la peur de cette répétition, ce qui se traduit par un besoin de maîtrise qui paradoxalement les amène à la provoquer elles-mêmes, inconsciemment.
Souvent considérées et traitées très négativement dans l’enfance, ces adolescentes semblent traversées par des failles narcissiques très profondes. Leur anamnèse met en évidence qu’elles se sont souvent construites auprès de mères profondément déprimées et, si les pères étaient présents, ils l’étaient « trop », souvent à travers des violences transgressives, de façon pervertie. Le déficit de structuration de la personnalité, avec défaut de fantasmatisation et absence d’intériorisation des conflits, signe pour elles une carence du narcissisme primaire fondée sur une distorsion des relations parents/enfant et la somme incalculable des violences et/ou négligences. Pour elles, toute confiance en l’adulte est inenvisageable. L’accès au symbolique semble impossible. Les mécanismes de défense qu’il est possible d’identifier sont de type « clivage, déni, identification projective et forclusion » (Corcos et Lamas, 2012, p. 94).
Dans l’incapacité de respecter les règles et la loi, ces adolescentes se piègent dans des passages à l’acte parfois violents et dans une dépendance à des substances illicites, ce qui les amène à être constamment renvoyées par les institutions. D’une part, la relation duelle constituant un enfermement dangereux, l’accompagnement thérapeutique ne peut que rarement se mettre en place. D’autre part, quand cet accompagnement semble possible, la culpabilité inconsciente rend tout soin extrêmement complexe du fait de représentations trop condensées et d’un imaginaire trop peu organisé (Kammerer, 2000). Bien souvent, ces adolescentes ont rencontré la psychiatrie lors de brefs séjours à l’hôpital, suite à des crises clastiques.
La question de l’oralité et ses effets
En permanente recherche de sécurité affective, les adolescentes font souvent le choix d’un « néo-objet » (Kammerer, ibid., p. 92), externe et interne, sur lequel elles projettent tous leurs fantasmes. Cela peut être la prise d’alcool ou de drogue, ou encore d’un « aliment avalé compulsivement ». Ces objets permettent d’apaiser l’anxiété et protègent de pensées trop douloureuses.
Après plusieurs mois de pratique dans une microstructure accueillant des filles âgées entre 12 et 18 ans, nous observons la plupart de leurs passages à l’acte comme s’organisant autour de l’oralité, à un stade de régression archaïque et comportant trois niveaux spécifiques. Tout d’abord, la prise de substances telles que le cannabis ou l’alcool, dont la consommation est très importante, notamment en fin de journée – moment propice, semble-t-il, à la montée de l’angoisse. Ensuite, l’engloutissement de la nourriture parfois suivi de crises de vomissement dans la cuisine, une sorte de mise en scène somato-psychisée dans un espace collectif apparemment privilégié de remise en je(u) – Si la réactivation de ces mécanismes d’incorporation, d’avidité et d’insatiabilité est de l’ordre de l’oralité, le vomissement condense des aspects liés tout à la fois à l’oralité et à l’analité. Le troisième niveau de conduite régressive se manifeste sur le plan de la violence physique, notamment avec les portes et principalement celle de la cuisine qui est régulièrement « fracassée ». Transgressant les interdits, les adolescentes forcent la porte de cette cuisine fermée où elles pénètrent, envers et contre tout et tous, de façon pulsionnelle et en dehors des heures de repas. Il arrive aussi qu’après avoir ouvert la porte de cette façon violente elles vident le contenu du réfrigérateur. Les éducateurs assistent alors à une mise à sac des aliments, jetés à même le sol. Très souvent, la porte d’entrée de la microstructure est également « fracassée », car les adolescentes, intolérantes à la frustration, n’ont pas la patience d’attendre qu’un éducateur vienne leur ouvrir, s’inscrivant ainsi dans l’immédiateté.
Cette externalisation des conflits déstabilise fortement l’équipe éducative. Elle renvoie en effet à un archaïsme particulièrement sévère. La « violence de la rage » (Mellier, 2013) est parfois difficilement supportable pour les professionnels. L’archaïque au cœur des éprouvés et les effets d’« accaparement » (Guillier et Derivois, 2011) peuvent susciter des difficultés et une violence supplémentaires. Les professionnels n’échappent pas à la contamination de la souffrance de ces adolescentes (Lamour et Gabel, 2011). Les « situations extrêmes » (Roussillon, 1999) sont telles qu’elles contraignent l’équipe à penser l’impensable. Et penser l’impensable peut conduire à un empêchement de penser. Celui-ci se traduit parfois via la nourriture et les portes cassées qui viennent constituer une thématique en réunion d’équipe. En évitant de questionner le contenu latent de ces effractions manifestes, la recherche de réponse éducative ou de « réaction éducative » (Gadeau, 2010, 2014), qui consiste à réfléchir à des règles de fonctionnement, témoigne d’un évitement à penser les adolescentes dans leurs mécanismes de défense les plus archaïques. Cette réaction éducative s’oppose ainsi à « l’acte éducatif » qui, lui, a un pouvoir structurant, puisque se situant dans un registre symbolique (Gadeau, 2010, p. 689). Alors que la réaction éducative s’inscrit dans une immédiateté et une intention de maîtrise sur l’autre, l’acte éducatif vise à « produire une intervention à valeur de promulgation de la Loi à travers une “mise en scène” adressée singulièrement à l’enfant, l’adolescent ou le groupe » (2010, p. 695-696) ; elle est gouvernée, elle, par un temps « transitionnel »
Fanta : une défiance importante de l’adulte
Fanta est née en France de parents sénégalais. Une mesure judiciaire est exercée dans la famille dès avant sa naissance et elle se poursuit actuellement auprès de sa fratrie dont elle est la troisième de sept enfants. La violence paternelle est au cœur du fonctionnement familial. À l’âge de 9 ans, elle est placée dans un premier foyer. Puis les lieux de placement vont se succéder suite à ses multiples passages à l’acte violents. Fanta s’est en effet montrée menaçante vis-à-vis des éducateurs, cassant du matériel et agressant physiquement des professionnels. Elle a alors été systématiquement renvoyée de chacune des institutions qui l’ont accueillie (foyers et familles d’accueil). Un an plus tard et après dix lieux de placement, Fanta intègre une microstructure. Son parcours « d’errance protégée » se caractérise par une discontinuité « folle » et elle se retrouve finalement à vivre seule dans un hôtel, alors qu’elle n’a que 11 ans. Le décalage est considérable entre son âge et son apparence. Fanta peut déployer une force particulièrement importante pour son âge, force dont elle ne mesure pas toujours les effets. Sa puberté précoce est un événement difficile, voire insupportable à vivre. Dès son arrivée dans la microstructure, elle reste de longues heures enfermée dans sa chambre. Elle est mutique. Elle cache souvent sa tête dans une large écharpe, ne laissant apparaître que ses yeux. Fanta fait partie de ces adolescentes qui « fracassent » la porte d’accès à la cuisine et qui mettent à sac le contenu du réfrigérateur. Lorsqu’elle est dans cet état, elle n’entend rien de l’adulte ; elle semble « métamorphosée ». L’instant d’après ses passages à l’acte se caractérise par un retrait et une inhibition qui rendent Fanta totalement inaccessible, d’autant plus qu’elle est intolérante au face-à-face. Elle accepte parfois d’échanger avec l’adulte mais elle impose qu’il ne la regarde pas – ou bien elle se couvre le visage. Bien souvent, il faut attendre plusieurs jours avant de pouvoir aborder avec elle les événements qu’elle a provoqués. Elle régresse alors, suçant son pouce comme dans une tentative archaïque de régulation des angoisses, d’auto-apaisement et d’auto-sécurisation.
Rose : un profond vécu abandonnique
Rose a 17 ans. Elle est arrivée dans la microstructure à l’âge de 15 ans et demi. Son arrivée fait suite à un séjour d’un an dans un hôtel, précédé par des accueils en foyer, en familles d’accueil et en service de pédopsychiatrie, depuis l’âge de 11 ans. En cinq ans, Rose a connu sept lieux de placement.
Rose est adoptée dans un contexte de conflit conjugal de ses parents adoptifs. Lorsqu’elle a 9 mois, sa mère décide de reprendre son activité professionnelle de nuit. C’est donc son père, souffrant d’angoisses massives et ne sachant pas poser de limites, qui s’occupera d’elle désormais. Rose grandit ainsi dans un environnement non structurant, non sécurisant et au milieu de conflits conjugaux importants. Dès son plus jeune âge, elle commence à manifester des troubles du comportement qui s’accentuent lors de son entrée à l’école élémentaire. Puis elle « décroche ». Les crises familiales sont devenues telles que ses parents demandent, pour elle, un accueil provisoire qui se transformera en placement. Rose est placée en famille d’accueil, puis, mettant en échec le travail de cette famille, en foyer. Ne supportant pas la vie en collectivité et présentant des conduites à risque, elle est alors hospitalisée. Puis, à la suite de violences, elle est finalement exclue du lieu de soins et placée dans un hôtel. Son arrivée dans la microstructure est marquée par de nombreux passages à l’acte violents à l’égard des éducateurs et du cadre. Par ailleurs, elle présente une surcharge pondérale importante.
Au début de son intégration, Rose mange beaucoup et très goulûment. Elle fume beaucoup, en particulier du cannabis. Par ailleurs, elle est incurique, présentant un manque important d’hygiène corporelle et dans son espace intime. Sa chambre est comme une déchetterie : les vêtements sales et propres sont entassés à même le sol au milieu d’autres objets : paquets de cigarettes vides, boîtes de conserve, nourriture… Durant les premiers mois, elle s’habille de la même façon plusieurs jours de suite, ne se changeant pas lorsqu’elle va se coucher – le plus souvent au petit matin. Ses vêtements sont tachés, troués, abîmés. Elle rentre parfois amochée, ayant pris des coups. Ses fugues sont fréquentes.
Rose présente des difficultés à avoir une représentation d’elle-même. Elle a du mal à verbaliser, s’exprimant davantage par des passages à l’acte ou par le retrait. Elle présente en effet des conduites d’évitement, d’isolement, notamment dans le sommeil ou en plaçant les écouteurs sur ses oreilles. Sa conduite relationnelle alterne entre des moments d’échanges avec l’adulte et des moments d’absence, voire de vide, durant lesquels la communication est totalement rompue. Par un certain nombre de ses actes, Rose semble montrer à la fois sa souffrance et ses besoins. Elle souffre d’un manque d’estime d’elle-même : l’état de sa chambre et de son hygiène en est une forme d’expression. Ses angoisses, massives, augmentent à mesure que la nuit s’installe. Celles-ci semblent néanmoins diminuer après un an et demi d’accueil, nous observons alors une baisse de ses conduites à risque.
Discussion : une externalisation des traumatismes précoces
Fanta et Rose ont deux histoires très différentes. Cependant il est possible de distinguer des similarités, notamment dans le rapport à soi-même et dans l’intersubjectivité. Leurs conduites régressives révèlent un dysfonctionnement dans les processus de séparation-individuation et d’identification. Ces adolescentes n’ont pas pu ingérer, digérer et assimiler la nourriture des origines, celle de leur histoire familiale. Fanta et Rose ont toutes deux été écartées, l’une placée dès avant sa naissance, l’autre adoptée bébé. Elles ont supporté un défaut d’investissement et ont été parasitées par une problématique parentale, menaçante pour leur autonomie. Elles doivent se confronter à l’absence mystérieuse des liens de l’origine, ce qui vient altérer leur construction et reconstruction du Moi. Dans ces deux cas, une dimension fondamentale de carence apparaît, avec pour conséquence une aliénation à l’objet. Leurs mouvements psychiques sont les effets de loupe des mouvements psychiques communs à toutes les adolescentes. La question de l’oralité dans leurs passages à l’acte s’inscrit dans une externalisation massive de leurs conflits internes et plus précisément de leurs traumatismes précoces.
En tout premier lieu, de façon générale, l’adolescente assiste, impuissante et dans un grand sentiment d’étrangeté, à la transformation radicale de son corps, qui devient le lieu de toutes les ambiguïtés. Le corps est à la fois intime et personnel et extérieur et étranger, il obéit à l’individu et constitue son enveloppe protectrice mais il le limite également dans ses désirs mégalomaniaques. Il trahit la personne en révélant ses affects, son identité, sa filiation. Pour Fanta comme pour Rose, ces éléments d’étrangeté s’accroissent car le Moi s’élabore à partir d’une grave défaillance de la relation à l’objet primaire. Et l’émergence de la sexualité active une recherche de confort et de réassurance vers des buts pulsionnels régressifs. De fait, on assiste à une réactivation exponentielle des problématiques prégénitales et notamment orales avec des mécanismes de défense archaïques. La frontière entre l’interne et l’externe n’étant pas suffisamment construite, Fanta et Rose mettent en acte cette problématique. Ce défaut d’étanchéité entre le dedans et le dehors se traduit surtout, chez Rose, par un défaut de représentation d’elle-même et, chez Fanta, par une recherche à se couper du réel.
Par ailleurs, Fanta et Rose n’ont connu aucun adulte fiable pouvant prendre une place de tiers et avoir une fonction de protection. Cette figure tellement indispensable permettant l’accès à la négociation, donc à l’élaboration, entre l’enfant et l’autre a toujours fait défaut. Pour ces adolescentes qui n’ont jamais été entendues, la parole est « dérisoire » (Kammerer, 2006, p. 137), elle est manquante.
Une recherche de plaisir s’inscrit dans une régression des défenses et se manifeste dans un certain nombre de comportements tels que sucer son pouce pour Fanta ou fumer du cannabis pour Rose. En lien avec cette problématique, la relation à la nourriture est particulièrement forte. Il s’agit d’ingérer, d’incorporer dans une recherche sans fin/sans faim d’apaisement intérieur, dans une pulsion telle que la violence peut être extrême.
L’effraction des accès interdits, comme celui de la cuisine, semble s’inscrire comme en miroir des effractions qu’elles ont elles-mêmes subies antérieurement. La recherche de retraumatisation paraît être un processus inlassable comme pour se sécuriser à l’intérieur et à l’extérieur. Les attaques du corps se rejouent ainsi au travers des attaques du corps institutionnel. La violence de ces passages à l’acte court-circuite la pensée par un agir qui semble en être ainsi le palliatif (Kammerer, 2006, p. 136). En poussant un peu l’interprétation, nous pourrions dire que la porte d’accès à une pièce ou au réfrigérateur rappelle l’orifice « bouche », lieu de zone érogène premier qui permet au bébé de satisfaire ses besoins primaires tout en prenant un plaisir solitaire et localisé, dans l’instantanéité de la seule part du corps pouvant fonctionner de façon autonome, sans attente d’étayage. Dans ces passages à l’acte, l’adolescente s’en remet à son corps qu’elle surinvestit et qui lui donne l’impression d’être dans la maîtrise de la situation.
Par ailleurs, en lien avec cette régression paradoxalement étayante, on assiste à une communication analogique qui revient au premier plan de la scène par rapport à la communication digitale (Golse, 2012, p. 21). La verbalisation est impossible. Fanta ne supporte pas le face-à-face. Elle se renferme sur elle-même, car l’autre est menaçant. Rose est dans une écoute de l’autre mais n’exprime pas de désirs, ni ne peut mettre de mots sur ses propres ressentis. Le retrait et l’inhibition sont deux façons d’être de Rose et de Fanta. Elles se retirent pour ne pas s’exposer, ou être exposées à leur monde interne profondément douloureux dans une forme anale de lutte pour un contrôle de leur propre corps. Elles mettent ainsi l’autre à distance afin de se démettre d’une régression aliénante. Rose comme Fanta semblent prises au piège d’un besoin conjoint de maîtrise et de régression.
Les soins proposés aux niveaux collectif et individuel : un accompagnement à la réaffiliation familiale et culturelle
Dans le déni de leurs troubles, ces adolescentes acceptent difficilement la prise de médicaments, d’autant qu’elles n’évoluent pas dans une institution psychiatrique. Rose accepte cependant l’injection retard d’un neuroleptique pour régulation d’humeur, une fois par mois, en plus des anxiolytiques et antidépresseurs quotidiens, mais la prise de son traitement est assez irrégulière du fait de la discontinuité de sa présence dans la microstructure, de sa dépendance accrue au cannabis et de son ambivalence par rapport aux médicaments : parfois elle les refuse catégoriquement, parfois elle les accepte, il arrive même qu’elle les demande. Fanta ne prend aucun traitement. À la suite de ses passages à l’acte, un anxiolytique lui a pourtant été prescrit pour une consommation ponctuelle, uniquement dans les cas où elle se verrait débordée par des angoisses envahissantes.
La première intention des microstructures est de redonner confiance en la relation à l’adulte. Rose et Fanta ont connu une multitude de lieux de placement, et donc une pléthore de référents. Aucun lien sécurisant n’a pu se construire. Ni le « sentiment continu d’exister » (Winnicott, 1956), ce « sentiment » fondamental dans la maturation du self du bébé et dans la construction du sujet plus âgé. C’est pourquoi le cadre institutionnel de la microstructure redonne une place centrale à la « préoccupation maternelle primaire » (Winnicott, 1956). L’objectif est de faire émerger une figure maternelle suffisamment bonne par le travail que réalisent les éducateurs référents avec chaque adolescente.
Corrélé à cette première intention, un environnement étayant est proposé. Si un bébé seul n’existe pas, un adolescent seul n’existe pas non plus (Golse, 2012). Il s’agit pour Rose et Fanta d’être portées comme on porte un bébé. Il s’agit de revisiter nos pratiques en redonnant du sens au « holding » (Winnicott, 1964, p. 62), en leur assurant l’environnement soutenant, bienveillant dont elles ont toujours manqué. Autrement dit, de leur proposer le « portage » psychique suffisamment solide pour que cesse enfin le re-jeu de leur lutte contre l’effondrement. Pour cela, le règlement intérieur de la microstructure est suffisamment souple. Les éducateurs peuvent répondre à des besoins de régression, comme le désir de boire un lait chaud à deux heures du matin ou celui d’une présence au moment de l’endormissement pour s’apaiser. Il est arrivé que Fanta se mette en position fœtale sur son lit, dans sa chambre, tout en écoutant sa musique avec un volume si élevé qu’elle empêche toutes les autres adolescentes de s’endormir. Cette attitude nous est apparue comme un appel à l’aide. Régression du coucher, avec le besoin « hurlant » d’un « bon objet » adulte qui s’installe à ses côtés pour l’accompagner dans un sommeil « sécure », comme en a besoin le tout-petit.
La « contenance », le groupe de professionnels comme « pare-excitation » dans l’institution (Drieu et coll., 2012, p. 274) et l’accueil sont donc au cœur du soin proposé à ces adolescentes. Cela se traduit par l’acceptation de prendre le temps de la rencontre et d’évaluer le mode d’être au monde de chacune d’entre elles. Il s’agit, par exemple, de proposer à Fanta et à Rose des activités qui soient pour elles sources de transformation afin de produire de la pensée et de la reliaison. Fanta est une adolescente d’une grande finesse et très créative. Elle participe chaque semaine à un atelier d’arts plastiques, mis en place dans la microstructure, dans lequel elle s’investit activement. Cet atelier s’inscrit pleinement dans une thérapeutique pour elle. Fanta est sensible à la métaphore, aux histoires, aux chansons. Elle peut se montrer patiente. Après une période d’hésitation, Rose a commencé elle aussi à s’investir dans cet atelier. Elle se montre d’une grande sensibilité et possède un goût prononcé pour l’harmonie des couleurs. Progressivement, un travail de renarcissisation se met en place. Le rôle des adultes est de les accompagner dans ces processus de transformation, en partageant avec elles un plaisir du faire et du faire avec. Le cadre de l’activité oblige à canaliser les pulsions en direction d’un objet licite à atteindre. Ainsi, il s’agit pour ces adolescentes de passer par une médiation ou d’inventer un nouvel « espace transitionnel » (Winnicott, 1951) soutenues par un accompagnement global de soutien au lien et à la continuité.
Le soin proposé en interne s’articule à un soin en externe, avec une préoccupation du respect de l’histoire de chacune, au niveau tant familial que collectif. Fanta bénéficie d’une thérapie avec un ethnopsychologue. Les rendez-vous ont lieu à l’extérieur de la microstructure et se déroulent en présence de sa famille, l’idée étant une possible élaboration du vécu de chacun de ses membres, en lien avec les représentations culturelles du groupe familial. Rose est également suivie à l’extérieur par un psychiatre, en centre médico-psychologique où elle ne se rend en fait que de façon irrégulière. Par ailleurs, en lien avec le référent familial de l’équipe, un travail d’accompagnement des parents se réalise en parallèle de la prise en charge de leur adolescente. Ainsi, les parents n’ont plus à s’inquiéter pour leur enfant et inversement, l’enfant n’a plus à se soucier pour ses parents, comme c’est le cas trop souvent.
La microstructure constitue un espace de vie mettant au travail une réarticulation/reliaison individuelle, familiale et culturelle. Elle propose d’ouvrir aux possibles affiliations multiples afin de permettre à ces adolescentes de construire leur propre individualité en lien avec leurs affiliations familiale et culturelle. En effet, ces adolescentes ont « plein d’histoires » mais n’ont pas accès à leur propre histoire. Les ruptures successives d’institutions et de prises en charge, les changements réguliers de professionnels, les empêchements de transmission au sein des familles n’ont pas permis que s’inscrive, réellement et symboliquement, le récit de vie de ces adolescentes. L’équipe ne connaît que peu de choses de ces adolescentes à leur arrivée. Cela tient à des comptes rendus, dans des dossiers, qui ne relatent bien souvent qu’une succession d’événements survenus depuis que l’enfant est connu des professionnels. Toute son anamnèse, ce qu’ont vécu l’enfant et sa famille avant que quelqu’un écrive sur eux, est à reconstituer afin que l’adolescente retrace son histoire et son inscription dans une famille, une mémoire, des affiliations. Qu’elle puisse enfin construire sa propre narration.
Les nombreuses rencontres avec les familles et les différents intervenants ont pour but de permettre ce travail dont l’ambition est de passer du rapport social lacunaire à la biographie incomplète. Il s’agit, d’une part, de proposer aux parents d’occuper leur place d’une manière tenable pour eux, bénéfique pour leurs enfants, soutenante pour les professionnels et conciliable avec les décisions judiciaires et administratives ; d’autre part, de proposer des lieux de médiation, qui rassemblent parents et enfants, quand cela est possible, en prenant en compte les affiliations de la famille. Peut-être faudrait-il ainsi que Rose et Fanta puissent considérer leurs affiliations multiples et les représentations culturelles qui les caractérisent afin de n’être plus dans un vide d’appartenance ou uniquement affiliées à l’Aide sociale à l’enfance, avec ses seules représentations et ses seuls codes culturels.
Conclusion
Ces quelques propositions constituent une sorte de « passage », un préalable à l’orientation vers un espace d’élaboration psychique individuel et, dans ce cadre, les professionnels pourraient d’ailleurs être qualifiés de « passeurs ». Selon Jean-Luc Graber (1994), trois éléments définissent le « passage » : le lieu (endroit par où l’on passe), le mouvement (passage d’un état à un autre) ; le moment (rituels de passage). La référence au lieu est particulièrement intéressante dans la mesure où elle pose les questions de la frontière (entre l’intérieur et l’extérieur), de l’intersection entre deux ensembles et de l’aménagement d’un sas entre deux espaces (Graber, 1994, p. 246). Ce qui fait défaut chez ces adolescentes est justement cette absence de limite entre le dedans et le dehors, d’où l’externalisation systématique des conflits intérieurs. La question de l’intersection entre deux espaces renvoie également à la notion d’espace transitionnel élaborée par Winnicott (1951) : espace possible entre Moi et l’autre, qui est nécessairement un « espace d’invention » (ibid., p. 247), celui de l’inter-subjectivité. La qualité du relais est importante, les mots justes dits au bon moment faciliteront le passage et permettront dans le même temps d’adoucir les résistances par rapport au soin. Les paroles tenues à cet endroit sont particulièrement actives.
Ces microstructures accueillant une petite collectivité nous semblent plus à même que les structures classiques d’identifier et contenir les tenants et les aboutissants des violences de ces adolescentes, de les décrypter, de les analyser pour mieux les transformer. Cependant, ce travail n’est possible que par la permanente vigilance à la bonne santé du cadre institutionnel, toujours en risque d’être attaqué par la violence des problématiques accueillies. L’équipe pluridisciplinaire est une donnée essentielle à cette réflexion et au soin prodigué auprès de ces adolescentes dans leur devenir adulte. Les temps collectifs d’élaboration sont donc essentiels pour que la créativité de ces unités de vie à effectif réduit continue d’être au cœur des pratiques clinico-éducatives. Il s’agit d’aider ces adolescentes à trouver de nouveaux ancrages de sécurisation, à se démettre de leurs mouvements pulsionnels de régression et de maîtrise. Ces points de fixation peuvent aussi être considérés comme des points de reconstruction à partir desquels un potentiel créatif peut se déployer (Feldman et Graverand, 2015). Cette réflexion sur la dimension fondatrice et tragique de l’oralité, dans sa contradiction amour/haine ainsi pensée, nous contraint à un travail autoréflexif conduisant à une inventivité dans notre pratique clinique.
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Bibliographie
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Notes
Le terme d’« accaparement » désigne un mouvement de « capture » d’enfants vis-à-vis d’autres enfants ou d’adultes référents dans une même institution ou bien de « collage » des uns avec les autres, en réponse à un « trauma précoce d’abandon » et à une absence de frontière entre le dedans et le dehors.