Innéité approche philosophique
L’innéité, approche philosophique
Par Valentine Reynaud, Institut de Recherches Philosophiques de Lyon
Pour citer cet article :
Reynaud, V. (2016), « Innéité », version académique, dans M. Kristanek (dir.), l’Encyclopédie philosophique, URL : http://encyclo-philo.fr/inneite-a/
Résumé
Le terme « innéité » et les distinctions « inné-acquis » ou « inné-appris » sont des expressions répandues du langage courant. Lorsqu’on dit d’une personne qu’elle a un sens « inné » ou un don « inné », on sous-entend par là qu’elle n’a eu besoin d’aucun apprentissage, d’aucun effort, ni d’aucune intervention extérieure pour manifester la compétence qui est la sienne. Celle-ci est alors vue comme intrinsèque à sa nature et comme devant s’exprimer nécessairement, à la manière d’un instinct. On considère souvent qu’une compétence « innée » (ou un handicap inné) relève d’un héritage familial. Ou bien, le qualificatif « inné » souligne le caractère mystérieux de l’origine de certaines compétences (ou handicaps).
Le concept d’innéité est aussi présent dans l’histoire de la pensée et des sciences. L’idée que nous n’apprenons pas certaines choses mais que celles-ci appartiennent à notre nature intrinsèque remonte au Ménon de Platon qui présente une conception innéiste de la connaissance, et sera défendue par Descartes et Leibniz à l’âge classique sous la forme d’une théorie des idées innées (ou innéisme). De nombreuses disciplines scientifiques des XVIIIe et XIXe siècles (comme l’embryologie ou l’étude fonctionnelle du cerveau) se sont en outre intéressées de près à la part d’inné des organismes, par opposition à ce qui proviendrait de l’environnement. Au milieu du XXe siècle, cette question se retrouve au cœur de trois sciences naissantes (et qui connaîtront bientôt un essor sans précédent) : l’éthologie, la génétique et la linguistique, ce qui coïncide avec le retour de l’innéisme dans la pensée contemporaine (Forest, 2013).
Les théories innéistes des années 1960 développent des thèses concernant l’ontogenèse et la phylogénèse des individus, ouvrant ainsi un débat qui reste ouvert aujourd’hui. Selon l’éthologue Lorenz, une grande partie nos comportements sont instinctifs, prédéterminés et bénéfiques d’un point de vue évolutif. Selon la biologie moléculaire, l’individu est le résultat d’un programme inscrit dans les gènes et prescrit par l’hérédité (Jacob, 1970). Selon le linguiste Chomsky, il existe une faculté innée dédiée au langage et biologiquement déterminée. Très vite, l’hypothèse innéiste devient le paradigme dominant en philosophie des sciences cognitives. Le philosophe Fodor défend ainsi dès la fin des années 1960 l’innéité de la plupart de nos concepts : les termes théoriques dont nous nous servons pour classer les objets en catégories sont pour la majorité innés (il ne s’agit pas seulement des concepts abstraits comme le concept de vérite, mais également des concepts comme chien ou rouge). D’autres psychologues et philosophes affirment par la suite l’existence de connaissances ou mécanismes innés de base, prenant la forme de théories (dites « naïves ») ou de « modules » portant sur différents domaines cognitifs comme la physique, les mathématiques, la biologie ou encore la psychologie. Selon eux, l’enfant possède des connaissances et mécanismes innés spécialisés très performants qui lui permettent de percevoir et dénombrer les objets du monde physique, d’anticiper leur comportement, de classer les êtres vivants ou d’attribuer des pensées à autrui. Selon ces auteurs, il existe ainsi des universaux linguistiques et culturels qui nous permettent de définir une nature humaine par delà les relativismes.
Malgré son omniprésence, l’innéité est pourtant loin d’être une notion univoque : parce que toutes les compétences apparaissent au cours du développement de l’individu, elles semblent forcément acquises, voire apprises. Quel sens donc donner à l’innéité ? Sans définition claire de ce qu’est l’innéité, les thèses innéistes deviennent l’objet d’interprétations abusives, ainsi qu’elles l’ont été régulièrement au cours de l’histoire des idées : si une grande partie de nos comportements est instinctive, celle-ci est-elle pour autant parfaitement prédéterminée, stéréotypée et soumise à la sélection naturelle ? Si l’individu est génétiquement déterminé à être ce qu’il est, cela signifie-t-il qu’il existe des inégalités naturelles irrémédiables entre les individus ? Penser qu’une grande partie de nos compétences ont une base innée ne revient-il pas à négliger fortement l’importance de l’apprentissage, du contexte social, de l’éducation ? Est-il possible de formuler une définition de la nature humaine sans ouvrir la voie à un eugénisme d’amélioration de l’espèce humaine ? Comment justifier l’universalisme sans tomber dans l’ethnocentrisme ? etc.
L’article commence par souligner les ambiguïtés du concept d’innéité qui ont mené certains chercheurs à prôner la suppression du concept. Puis il présente le caractère dispositionnel de ce concept qui explique les difficultés que sa définition soulève et que la génétique ne parvient pas à résoudre. Il propose enfin un examen critique des différentes conceptions de l’innéité présentes dans la littérature scientifique aujourd’hui.
Un concept dépassé ?
Confusions et usages polémiques
Les distinctions du sens commun (l’inné-l’acquis et l’inné-l’appris) sont fréquemment convoquées pour opposer ce qui relève de la « nature » à ce qui appartient à la « culture ». Dans l’imaginaire collectif, la « nature » est souvent associée à une force contraignante, irrépressible, qui dirige l’apparition des organes et détermine les caractères biologiques. Et la « culture » est perçue comme l’ensemble des capacités librement acquises, apprises et transmises. Cette vision est cependant caricaturale : loin de se réduire à une force contraignante, figée et déterminante, la nature est polymorphe et plastique. Les organismes et les espèces sont des états précaires et labiles de l’évolution. Quant à la culture, elle est elle-même un phénomène naturel et donc le résultat de l’évolution. Ainsi la démarcation entre la nature et la culture n’est-elle pas aussi nette. Et les distinctions inné-acquis et inné-appris ne le sont pas davantage. La plupart des traits phénotypiques apparaissent au cours du développement de l’individu : ne sont-ils pas tous « acquis » ? Inversement, l’acquisition et même l’apprentissage ne nécessitent-ils pas toujours des capacités préexistantes et donc « innées » ? Le phénotype humain s’avère être tout autant le résultat combiné de l’inné et de l’acquis (ou de l’appris) que de la nature et de la culture.
Que ce soit dans le sens commun ou dans l’histoire des sciences, la notion d’innéité véhicule une confusion entre le niveau des différences individuelles et le niveau des propriétés de l’espèce. Cette confusion peut sans doute en partie expliquer les abus et manipulations idéologiques dont le terme a été victime. Souvent assimilée à un ensemble d’idées évoquant le déterminisme, la fixité, l’hérédité, l’innéité a ainsi été le support d’amalgames et de thèses racistes et sexistes. Au XIXe siècle, le débat éthiquement douteux concernant l’hérédité de l’intelligence anime des pseudosciences telles que la craniométrie, la criminologie ou la phrénologie, qui militent toutes en faveur d’une inscription native de certains talents, handicaps ou penchants personnels. Il est alors possible selon ces « sciences » de repérer à la naissance les génies et les criminels. La phrénologie pratiquée par Gall visait à déceler les facultés intellectuelles et les penchants innés des hommes par la palpation des reliefs de leur crâne. De la même manière, les travaux de Galton en statistiques – qui pour la première fois conçoivent l’hérédité et l’acquisition comme deux domaines de causalité indépendants renvoyant à des supports et processus distincts (Lenay, 1994) – visaient à montrer que l’hérédité des aptitudes naturelles humaines est une cause majeure des différences individuelles et raciales et de la supériorité des hommes blancs sur les hommes noirs.
Un certain usage polémique de la notion d’innéité reste en vogue aujourd’hui lorsque par exemple est soulevée la question de l’innéité de l’homosexualité ou de la délinquance. Une partie de la psychologie évolutionniste apparue dans les années 1990 aux Etats-Unis apparaît comme un regain de ces pseudo-sciences révolues (voir par exemple Wright, 1995 ou Buss, 1999). Par exemple, selon Buss, les femmes ont développé dans l’évolution une préférence innée pour les hommes qui détiennent un haut statut social et qui sont ainsi en mesure d’apporter plus de ressources matérielles à leur descendance. Quant aux hommes, ils ont développé une préférence innée pour les femmes nubiles et qui montrent des signes évidents de fertilité comme « les lèvres pleines, la peau claire, les yeux clairs, les cheveux brillants, un bon tonus musculaire, une bonne répartition de la graisse » (Buss, 1999, p.139).
un sens métaphysique et préformationniste
Le terme « inné » a été introduit dans la langue française au XVIIe siècle. Cette introduction est la conséquence paradoxale de la critique virulente qu’en propose Locke (Rodis-Lewis, 1985). Si Platon défend déjà dans le Ménon une conception de la connaissance que l’on peut qualifier d’innéiste, Descartes et Leibniz sont les défenseurs les plus illustres de la théorie des idées innées. A l’âge classique, l’innéisme apparaît comme une thèse étroitement dépendante d’une vision métaphysique du monde. Dans le système cartésien, les idées innées sont implantées dans notre esprit par Dieu (AT VII 105), tel un « trésor préétabli » (AT VII 67). Les vérités et les principes innés permettent aux esprits finis d’accéder à la vérité qu’il leur serait sinon impossible de tirer de l’expérience. La doctrine cartésienne des idées innées et celle de la libre création des vérités éternelles sont ainsi intimement liées. S’il n’y a aucune contrainte sur ce que Dieu peut vouloir être vrai de toute éternité, les idées innées sont analogues aux décrets qu’un Roi graverait dans le cœur de ses sujets (Lettre à Mersenne du 15 avril 1630).
Quant à Leibniz, il a recours à la nature métaphysique et immatérielle de l’âme pour expliquer l’existence des idées innées (Lettre à Jaquelot du 28 avril 1704). Tout est compris dans la monade créée par Dieu : toutes les idées sont dues à la spontanéité de l’âme. En un sens, elles sont donc toutes innées. Autrement dit, l’âme est innée à elle-même. La monade contient en elle, à l’état d’enveloppement, la série infinie des états qu’elle développera. En particulier, notre esprit est préfiguré pour la connaissance de certains principes comme l’est un « bloc de marbre » à recevoir une forme particulière (Nouveaux Essais sur l’entendement humain, 52). Cette métaphore peut être interprétée dans un sens préformationniste : les veines du marbre dessinent déjà la forme que prendra la statue. Selon cette interprétation, le marbre n’est pas susceptible d’être sculpté librement mais il renferme en lui-même l’aspect final de la sculpture (Bennett, 2003). Leibniz fait lui-même référence à la théorie du préformationnisme en vogue dans la biologie du XVIIIe siècle pour illustrer sa théorie de l’expression et des monades : l’embryogénèse s’explique par la présence d’un adulte en miniature dans l’œuf, déjà préformé, prédéterminé et donc entièrement « inné » (Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, I, I, 11).
L’éliminativisme
Dénonçant les confusions et les connotations que le concept d’innéité véhicule, certains chercheurs contemporains proposent de le supprimer du vocabulaire scientifique (Griffiths, 2002 ; Griffiths et al., 2009 ; Mameli & Bateson, 2006 ; Oyama, 2000 ; voir aussi Lehrman, 1953 ; Elman et al, 1996 ; Gottlieb, 2001). Griffiths (2002) affirme ainsi que l’innéité est incapable de s’extraire des fausses idées portées par le sens commun dans lesquelles elle se trouve irrémédiablement enferrée. Certes, cette notion fait partie de la « biologie populaire », cette forme de stratégie typologique développée par l’esprit humain pour appréhender les êtres vivants (Medi & Atran, 1999). Mais elle appartient, selon Griffiths, à la science passée. A l’instar des notions de « nature humaine » et d’« espèce », l’innéité est fixiste et pré-darwinienne, tributaire d’un essentialisme métaphysique incompatible avec le monde vivant décrit par les biologistes contemporains. Cet essentialisme touche aussi bien l’espèce, le développement lui-même que le résultat du développement, ce qui permet aux auteurs utilisant le terme d’innéité de passer trop facilement de l’un à l’autre. Or, l’histoire adaptative d’un trait phénotypique au sein d’une espèce n’a rien à voir avec sa sensibilité à l’environnement. Inversement, la fixité développementale n’est pas une condition de l’explication évolutive. Trop connotée, l’innéité reste donc incapable de s’adapter au contexte théorique contemporain. Il convient de la remplacer par des termes nouveaux, précis et neutres. Par exemple, si un trait est présent chez tous les individus en bonne santé, il suffit de le qualifier de « panculturel ». S’il apparaît tôt dans le développement, il suffit de dire qu’il est « précoce »…etc
L’innéité, un concept dispositionnel
L’innéisme, une théorie dispositionnelle de l’innéité
On trouve, en réalité, chez tous les innéistes (aussi bien modernes que contemporains : Descartes, Leibniz, Chomsky, Fodor) une conception dispositionnelle de l’innéité : l’innéité caractérise une disposition présente dans l’individu depuis le départ, mais qui s’actualise au cours du développement grâce à l’interaction avec l’environnement. Aucun d’eux n’identifie donc purement et simplement l’innéité à la « présence à la naissance ». Cette identification impliquée par les distinctions usuelles (inné-acquis ; inné-appris) revient à considérer innés seuls les rares traits possédés par l’individu dès le début de son existence, tels les gènes nucléaires et les facteurs cytoplasmiques du zygote. Or, selon les partisans de l’innéisme, peuvent être innées certaines capacités apparaissant ultérieurement dans le développement (comme le langage).
Le défenseur d’une théorie des idées innées se trouve dès lors face à un dilemme mis en évidence en premier lieu par Locke : soit les idées innées sont présentes dès la naissance et, de fait, il n’en existe pratiquement pas, soit les idées innées apparaissent au cours du développement de l’individu et alors elles peuvent être considérées comme le résultat de l’acquisition ou de l’apprentissage. Il devient ainsi très difficile de les distinguer des idées non innées.
Or, tous les innéistes condamnent l’interprétation préformationniste de l’innéisme. A plusieurs reprises, Descartes affirme ainsi que les idées innées ne sont pas toujours déjà présentes dans l’esprit dans leur forme complète. Il refuse catégoriquement que les idées innées soient représentées dans l’âme à la manière dont les vers sont contenus dans un livre de Virgile (AT XI 655). Si nous pouvons avoir des idées innées que nous n’avons pas encore remarquées, c’est que l’innéité des idées renvoie seulement au pouvoir que nous avons de les produire. L’innéité cartésienne fait alors référence simplement à la faculté même que nous avons de penser. Cette conception dispositionnelle de l’innéité est exposée de la façon la plus claire et la plus complète dans les Notae in programma quoddam, dans lequel Descartes fait une analogie entre idées innées et maladies héréditaires :
« je les [Les idées] ai appelées innées (illas innatas vocavi) ; mais je l’ai dit au même sens que nous disons que la générosité, par exemple, est innée (innatam) dans certaines familles, ou que certaines maladies, comme la goutte ou la gravelle, sont innées dans d’autres, non pas que les enfants qui prennent naissance dans ces familles soient travaillés de ces maladies au ventre de leurs mères, mais parce qu’ils naissent avec la disposition ou la faculté de les contracter (sed quod nascantur cum quaedam dispositione sive facultate ad illos contrahendos) » (AT VIII 2).
Selon cette conception, l’idée innée n’est pas plus qu’une faculté ou une disposition de penser cette idée.
Il est également possible d’interpréter de cette manière la métaphore leibnizienne du marbre, comme nous invitent à le faire les nombreuses références que fait Leibniz aux « dispositions », « aptitudes », « tendances », « habitudes » innées de l’esprit (Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, I, I, 5; I, I, 11; I, I, 21; I, I, 26). Cette métaphore exprime bien l’idée qu’il existe une propension interne à se déployer d’une certaine manière. Elle tente de figurer des états non conscients, des contenus propositionnels latents, implicites qui ne sont pas les résultats d’une simple capacité à avoir une idée. Mais ce qu’elle exprime aussi, c’est que les idées innées ne sont pas des idées actualisées. L’esprit possède un fond propre composé d’un ensemble de virtualités, conçu comme des états intermédiaires entre la puissance nue de la matière et l’acte pur de Dieu. Ces états intermédiaires relèvent d’une nouvelle modalité que Leibniz appelle le « possible réel », une possibilité tendue vers l’action, une disposition.
Dans la même veine, les innéistes contemporains ne considèrent pas que l’on puisse attribuer un contenu inné avant l’expérience ni indépendamment d’elle. Selon Chomsky (1980), la grammaire universelle innée doit être considérée à la manière d’une « disposition » mentale dont le contenu est activé à l’occasion de stimulations linguistiques appropriées. Fodor (1998) défend lui aussi une interprétation dispositionnelle des concepts innés : leur contenu est actualisé lors de l’expérience. Un concept inné est alors défini en référence à sa disposition à entrer dans une relation spécifique esprit-monde.
La conception dispositionnelle de l’innéité
Le philosophe Stich (1975) propose de définir la notion de disposition en jeu dans l’innéisme contemporain. Il souligne la pertinence de la métaphore cartésienne de la maladie que l’on trouve dans les Notae : l’existence de maladies innées qui passent par une phase asymptomatique (on peut être atteint d’une maladie sans en présenter les symptômes) permet de figurer par analogie les idées innées avant qu’elles soient explicites dans l’esprit. Si la maladie passe par une phase asymptomatique, ses symptômes apparaissent seulement à une étape spécifique au cours de la vie. Nous ne savons pas qu’une personne a cette maladie jusqu’à ce qu’elle en présente les symptômes. Cette personne est pourtant porteuse de cette maladie avant même d’en présenter les symptômes. Il en est de même pour les croyances innées attribuées aux individus avant même qu’ils en viennent à les former. Elles doivent apparaître à un moment spécifique, lorsque les stimulations requises apparaissent dans l’environnement. Stich propose de préciser la proposition cartésienne en montrant comment il convient d’interpréter la métaphore. Voici la formulation de l’innéisme dispositionnel que suggère Stich (qui correspond à l’acception dominante de la notion de disposition dans la littérature sur ce thème, voir Fara, 2006) :
« Une personne possède une maladie innée à l’instant T si et seulement si depuis le début de sa vie, il est vrai que, si elle atteint ou atteignait l’âge approprié alors, selon le cours normal des choses, elle présente les symptômes de la maladie ».
Stich ajoute deux clauses à la proposition cartésienne. D’une part, il ajoute « depuis le début de sa vie il est vrai que si elle atteint ou atteignait l’âge approprié… ». Cette précision permet d’éviter le cas d’une infection bactériologique précoce : une personne pourrait contracter une maladie à une certaine étape de sa vie sans pour autant la posséder de manière innée. D’autre part, il ajoute « selon le cours normal des choses ». Cet ajout permet de contrer l’objection du remède ou de l’antidote : une personne pourrait ne jamais contracter les symptômes de la maladie dont elle est pourtant porteuse depuis toujours, grâce à l’action d’un remède qu’elle aurait ingéré. (Il s’agit d’une objection bien connue à la conception dominante de la disposition, à laquelle on répond en invoquant le cours normal des chose ou la clause ceteris paribus). En transposant cette formulation au problème des croyances, Stich parvient à la formulation suivante :
« Une personne possède une croyance innée à l’instant T si et seulement si depuis le début de sa vie, il est vrai que, si elle atteint ou atteignait l’âge approprié alors, selon le cours normal des choses, elle aurait la croyance en question soit de manière occurrente, soit de manière dispositionnelle (Stich, 1975, p.8) ».
On remarque que toute croyance dispositionnelle n’est pas innée pour Stich. Une croyance dispositionnelle non innée, par opposition à une croyance occurrente, est une croyance que l’on possède sans l’avoir jamais formulée explicitement, comme la croyance selon laquelle mon petit doigt est plus petit que la Tour Eiffel. Cette croyance se caractérise par le fait que l’on assentirait instantanément à la formulation de sa proposition correspondante. Une croyance dispositionnelle est innée dans le cas où quand l’expérience me donne le concept je forme de moi-même une croyance le concernant. Autrement dit, lorsque je suis en possession du concept, je suis capable par moi-même de construire la croyance correspondante. La proposition de Stich peut servir à faire une interprétation séduisante de l’hypothèse de Chomsky concernant l’innéité de la syntaxe. Un enfant qui apprend une langue a seulement besoin d’acquérir les items lexicaux nécessaires (mots, morphèmes grammaticaux et les tournures idiomatiques) et fixer les valeurs appropriées des paramètres pour être capable de maîtriser le langage. Il peut exister alors une grammaire universelle innée quand bien même certains hommes n’apprennent jamais à parler. Premièrement, un environnement linguistique est nécessaire pour que l’on acquière des concepts linguistiques : par exemple, on entend des phrases passives et des phrases actives. Deuxièmement, à partir de ces concepts linguistiques, on forme des propositions à leur sujet qui ne sont pas dictées par l’expérience : à partir des phrases passives et actives que l’on entend, on comprend ce qu’est une structure grammaticale profonde (Chomsky, 1980). Selon cette conception, tout ce que l’esprit forme de lui-même, à partir des concepts qu’il a l’occasion d’acquérir, est inné.
Les limites de cette conception
Cette reformulation soulève néanmoins un problème que Stich pointe lui-même du doigt. Peut-on en effet trouver un exemple de croyances innées ? Un exemple philosophiquement célèbre, le jugement synthétique a priori kantien, semble satisfaire le concept de croyance dispositionnelle innée mais il est controversé. Selon Kant, la somme 12 n’est pas contenue de façon analytique dans les concepts numériques 5 et 7 mais elle est construite de façon synthétique dans l’intuition. Mais comment faire la différence entre une croyance construite à partir de concepts et celle contenue analytiquement dans ces mêmes concepts, celle que l’on obtient du seul fait qu’on maîtrise ces concepts ? Dans ce dernier cas, le fait d’arriver à la croyance en question ne prouvera pas que la croyance est innée, mais simplement qu’on a compris le concept.
La formulation de Stich comporte donc un risque majeur que Stich lui-même a signalé : celui de mener à l’affirmation vide selon laquelle toutes les croyances sont innées. Pour exemple, la bactérie clostrium difficile présente dans les intestins et acquise en ingérant de la nourriture et de l’eau est intuitivement non innée. Pourtant nous possédons indéniablement une disposition à souffrir de ces symptômes dans les intestins. Selon la conception cartésienne de Stich, clostrium difficile est une maladie innée des intestins. Autre exemple : la croyance selon laquelle l’eau mouille n’est pas innée et pourtant elle est une croyance dispositionnelle au sens de Stich.
La distinction entre croyances innées et croyances non innées repose sur le fait que l’expérience contient l’information nécessaire à leur formulation (dans le cas des croyances non innées) ou non (dans le cas des croyances innées). Mais la question reste de savoir ce qui manque dans un cas et pas dans l’autre. Quelle est la nature de la relation d’inclusion du prédicat dans le sujet ? Comment savoir que les croyances contenues sont dans les concepts et non dans l’expérience, et donc résultent de la combinaison seule des concepts sans dépendre de l’état du monde ? A l’inverse, comment savoir que les croyances ne sont pas contenues dans ces concepts mais construites à partir d’eux ? La reformulation de Stich échoue à prendre en compte la dépendance causale du développement vis-à-vis des conditions environnementales qui constituent le cours normal des événements (Ariew, 1999).
Spécifier les conditions, comme Stich le fait pour échapper en particulier à l’objection du remède ne permet pas d’échapper à l’objection de la trivialité. L’ajout de la clause de normalité (ou de la clause ceteris paribus) soulève le problème du caractère tautologique de toute formulation d’une conception dispositionnelle : dire que le verre se casserait ceteris paribus s’il était jeté revient à dire que, si le verre était jeté, à moins qu’il ne se casse pas, il se casserait (Fara, 2006). De la même manière, la proposition de Stich revient à dire que, si les conditions sont ou étaient obtenues (par exemple si la personne en vient à avoir l’âge approprié ou bien si la personne accède à la réflexion), alors la personne parviendrait à une certaine connaissance. Dire que l’on est disposé à la connaissance reviendrait à dire que nous acquérons la connaissance au cours du développement : c’est un truisme. On en revient au problème impliqué par l’innéisme que Locke formule sous la forme d’un dilemme : soit les croyances innées sont présentes à la naissance et il n’y a que très peu ; soit les croyances innées sont dispositionnelles et il devient très difficile de les distinguer des croyances non innées (EEH, I, II, 6).
Ceci montre bien les difficultés que nous avons à distinguer entre une disposition et une simple capacité. Pour reprendre la métaphore de la maladie, on distingue généralement entre la maladie native et la susceptibilité naturelle. Lorsque l’on souffre d’une maladie innée, on est disposé à acquérir ses symptômes à un temps caractéristique au cours du développement. Lorsque l’on est simplement susceptible de développer une maladie (non innée), on possède une capacité à acquérir ses symptômes dans certaines circonstances spéciales. En un mot, la maladie native se développera toujours, quoi qu’il arrive : les conditions requises pour cela appartiennent au « cours normal des choses ». La susceptibilité naturelle, en revanche, provoquera la contraction de la maladie seulement si l’environnement est défavorable : des circonstances spécifiques sont requises, qui n’appartiennent pas au « cours normal des choses ». En d’autres termes, dans un cas, la manifestation de la maladie relève de la disposition, qui s’actualisera dans le « cours normal des choses », de l’autre, elle découle des circonstances. Or, la frontière entre les deux reste difficile à tracer : si l’on tombe malade après avoir ingéré une substance chimique, mais que cette substance a émergé naturellement dans l’eau, a-t-on affaire à un cas de maladie causée par la substance ou bien à une maladie innée ? Cette question se formule de cette manière dans le domaine du langage : sommes-nous nés pour parler ou seulement susceptibles de développer le langage si les circonstances s’y prêtent ? En d’autres termes, sommes-nous spécifiquement disposés au langage ou bien possédons-nous seulement une capacité naturelle à l’acquérir, la spécialisation de l’activité langagière provenant de la rencontre avec un environnement spécifique ?
Le reproche de trivialité émis en premier par Locke rejoint la critique contemporaine du terme de disposition qui en dévoile l’absence de rôle causal ou explicatif. Dans une pièce célèbre de Molière, à la question de la cause qui fait que l’opium fait dormir, l’apprenti docteur répond : l’opium fait dormir, parce qu’il y a en lui une vertu dormitive dont la nature est d’assoupir les sens. Cette réplique, en faisant appel à la propriété dispositionnelle de « dormitivité » dénonce l’illusoire prétention à l’explication causale, c’est-à-dire l’ignorance des vraies causes des événements. En effet, la « vertu dormitive de l’opium » n’explique en rien pourquoi l’opium fait dormir. Trivialement vraie, l’attribution de dispositions ne nous informe de rien (Michon, 2002). La disposition ne peut pas causer sa manifestation parce qu’elle est logiquement reliée à elle. L’explication est donc circulaire. La possession d’une disposition innée ne jouerait donc aucun rôle causal ou explicatif dans l’occurrence de sa manifestation.
Innéité et génétique : le problème fondamental
L’innéisme contemporain naît au moment même où la biologie moléculaire, centrée sur le gène, formule la métaphore du programme génétique dirigeant strictement, par ses instructions, le développement biologique. L’innéité renvoie depuis, et ce de façon explicite, à la « détermination » ou « spécification génétique ». C’est bien en ce sens que la plupart des innéistes contemporains l’entendent (Pinker, 1994 ; Chomsky, 2006 ; Fodor, 2001). Cependant la « détermination » ou « spécification génétique » d’un trait sont des termes problématiques (tout comme le sont les notions voisines de « causalité génétique », ou d’« encodage génétique ». Voir Samuels, 2002 et Reynaud, 2013).
Le « consensus interactionniste »
Le « consensus interactionniste » (Gray, 1992) en biologie moléculaire souligne la nécessaire interaction entre les gènes et l’environnement pour le développement des traits phénotypiques. D’une part, tous les aspects du développement (apprentissage inclus) ne sont qu’une expression régulée du génome. D’autre part, toutes les étapes du développement requièrent l’intervention de l’environnement. En d’autres termes, la plupart des traits phénotypiques sont « déterminés » ou « spécifiés » dans les gènes tout autant qu’ils sont dépendants de l’environnement.
Le développement ontogénétique résulte d’une combinaison complexe de causes génotypiques et environnementales interagissant de manière à produire les traits phénotypiques de l’organisme. Mais la frontière entre causalité génotypique et causalité environnementale est loin d’être facile à tracer. Les biologistes ont ainsi mis en évidence le caractère « épigénétique » du développement (Morange, 2005 ; Meunier & Reynaud, à paraître). Au sens large, ce terme désigne les interactions causales complexes entre les gènes, l’organisme et l’environnement requises pour la production d’un phénotype (Waddington, 1957 ; Jablonka & Lamb 2002). Au sens plus étroit (Morange, 2005), ce terme désigne le contrôle de l’activité des gènes par des mécanismes moléculaires. Les environnements interne et externe des cellules interviennent au niveau moléculaire pour réguler l’expression des gènes. Par exemple, la méthylation de l’ADN agit sur la transcription de l’ADN en molécules d’ARN et conditionne ainsi l’expression des gènes dans chaque cellule. Ainsi, toute expression génomique, parce qu’elle est dépendante de facteurs épigénétiques, est contextuelle. Dans les deux cas, l’épigénétique met en évidence l’insuffisance de la génétique pour expliquer le développement dans la mesure où il souligne soit l’incapacité générale d’expliquer la genèse d’un phénotype à partir du génotype soit l’incapacité spécifique de concevoir des mécanismes plausibles du contrôle de l’activité des gènes (Morange, 2005). La frontière des gènes se trouve dès lors déplacée : le gène devient l’ensemble formé par les séquences codantes et les signaux de régulation (Morange, 1998). Or, les séquences régulatrices sont complexes et peuvent se trouver à grande distance du gène dont elles régulent l’expression. En outre, elles sont elles-mêmes influencées par l’environnement externe (l’environnement nutritionnel, toxicologique mais aussi social). Des contraintes environnementales fortes dans la petite enfance sont ainsi susceptibles d’altérer les processus de méthylation et de provoquer des changements dans la chimie de l’ADN individuel.
En somme, la relation développementale entre génotype et phénotype n’est ni univoque ni directe. C’est pourquoi, un même gène ou un ensemble de gènes peut coder pour différents phénotypes en fonction de l’environnement dans lequel il s’exprime. Inversement, des gènes différents peuvent produire le même phénotype. A strictement parler donc, « tout ce que les gènes peuvent coder – si tant est qu’ils codent quelque chose – est la structure primaire (la séquence d’acides animés) d’une protéine » (Godfrey-smith, 1999). Les gènes contiennent une information indispensable à la fabrication des protéines mais ces dernières ne remplissent leur fonction qu’en s’intégrant à la structure hiérarchisée du vivant (constituée de plusieurs niveaux : moléculaire, cellulaire, organique, organismique) (Morange 1998). En conséquence, à proprement parler, il est faux et schématique de dire que les gènes « codent », « déterminent » ou « spécifient » les comportements, les fonctions cognitives, ou même directement les aires cérébrales.
La spécification génétique
Définir un trait « inné » comme un trait « spécifié génétiquement » nécessite de détenir une notion claire de « spécification génétique ». Or, attribuer un sens précis à celle-ci exigerait d’être capable pour un trait phénotypique T donné d’accomplir deux tâches : a) il faudrait pouvoir délimiter la séquence génomique (à la fois codante et régulatrice) correspondant à T en dressant un partage entre un environnement interne et un environnement externe ; b) il faudrait pouvoir quantifier l’influence distinctive de cette séquence en la comparant à celle de l’environnement externe et montrer qu’elle est plus importante. Or ces deux tâches ne semblent pouvoir être réalisées de manière satisfaisante que dans certains cas rares, comme les maladies monogéniques où la maladie est due à la mutation particulière d’un gène unique, par exemple dans le cas de l’anémie falciforme. Pour les maladies de ce type, il est en effet possible de localiser la mutation responsable de la déficience (dans le cas de l’anémie falciforme, il s’agit d’un allèle normal du gène situé sur le chromosome 11 codant la structure de la chaîne Bêta de l’hémoglobine) et d’établir un rapport systématique et univoque entre la présence de cette mutation et le développement de la maladie. En revanche, l’expression de la plupart des autres traits phénotypiques nécessite des séquences génomiques bien plus complexes, dont l’identification et la détermination du rôle dans le développement apparaissent d’autant plus conjecturales. Par exemple, il y a quelques années, on a découvert une famille anglaise dont plusieurs membres présentaient un trouble du langage, décrit comme n’affectant que les fonctions grammaticales (Marcus & Fisher, 2003). Les chercheurs ont alors identifié la copie mutée d’un gène situé sur le chromosome 7 (le gène FOXP2) dont la transmission héréditaire paraissait nécessaire et suffisante pour produire le déficit. Comme la transmission du déficit semblait monogénique et autosomique dominante, la psychologue Gopnik (1990) en conclut à l’existence d’un « gène de la grammaire », support d’une grammaire universelle innée. Néanmoins, cette conclusion s’est révélée peu convaincante : elle revient à postuler une relation univoque et directe entre le gène manquant et le phénotype, dont on peut fortement douter de la réalité. Certes, l’expression du gène FOXP2 semble impliquée dans la régulation d’autres gènes, qui eux-mêmes déterminent la formation et le fonctionnement d’aires cérébrales dont l’intégrité est requise pour la maîtrise du langage. Mais cette implication ne signifie en aucun cas que FOXP2 soit exclusivement dédié à l’encodage de la grammaire. En effet, le trouble du langage dû au gène FOXP2 ne pourrait être qu’un aspect d’une déficience plus générale de l’apprentissage. La plausibilité de cette hypothèse est corroborée par le fait que les désordres génétiques du langage sont très souvent accompagnés de problèmes non linguistiques tels que des déficits dans le traitement auditif ou le contrôle orofacial (Karmiloff-Smith, 1998). Inversement, FOXP2 paraît être normal dans d’autres formes fréquentes de troubles développementaux du langage. En outre, les études sur les oiseaux révélant l’implication de ce gène dans l’apprentissage du chant montrent que ce gène intervient dans des processus plus génériques dont le langage humain n’est probablement qu’un type parmi d’autres. Il semble également que ce gène possède d’autres fonctions régulatrices ailleurs dans le cerveau et le reste du corps (Ramus, 2006). Ainsi, si l’on peut établir avec certitude la participation de ce gène au développement du langage, il n’y a aucun sens à dire que ce gène a une primauté explicative (ou un rôle causal dominant) vis-à-vis du langage.
La théorie de l’innéité comme canalisation
La conception d’Ariew
Dans ce contexte, la proposition du philosophe de la biologie Ariew (1996 ; 1999 ; 2006 ; voir Reynaud, 2013 ; à paraître) apparaît particulièrement intéressante. Ariew redéfinit l’innéité comme la canalisation du développement biologique, c’est-à-dire comme la robustesse du développement d’un trait phénotypique qui se fait en dépit des fluctuations de l’environnement. S’inspirant de la théorie de l’embryologue et biologiste Waddington (1957), Ariew (1999) assimile l’innéité à l’insensibilité du développement à la variation de l’environnement. Autrement dit, l’innéité désigne le degré auquel le processus développemental est lié à la production d’un état final particulier, en dépit des fluctuations environnementales de la situation initiale comme des conditions rencontrées au cours du développement. La canalisation est alors toujours relative à un ensemble d’environnements. Plus un trait est inné, plus il est insensible à la variation des paramètres environnementaux.
Il faut néanmoins souligner que la canalisation ne se réduit pas à la robustesse de l’état final. La thèse d’Ariew n’est pas simplement une affirmation d’invariance développementale telle qu’elle est défendue par Sober (1999). Selon Sober (1999), un trait inné est simplement un trait robuste qui se développe dans un grand nombre d’environnements. Mais pour Ariew (2006) il y a une deuxième façon de caractériser le degré auquel un trait est canalisé ou robuste, à savoir lorsque les fluctuations de l’environnement « inscrivent » son développement dans un canal dans lequel il restera en dépit des variations environnementales ultérieures. Ariew établit donc une distinction entre la canalisation de l’état final – l’innéité spécifie alors la forme du résultat – et l’activation d’un chemin développemental canalisé – ce qui est inné est simplement un ensemble de procédures s’appliquant aux stimulations externes sans indication supplémentaire sur le résultat. Par exemple, on ne peut pas dire que le développement du phénotype de la reine des abeilles est canalisé vis-à-vis de la variation de nourriture puisqu’une larve devient une reine ou une ouvrière en fonction de la nourriture qu’elle ingère. Mais une fois la nourriture ingérée, le développement de l’un ou l’autre des phénotypes suit un chemin canalisé. Dans ce cas-là, la différence phénotypique n’est pas totalement innée puisque l’environnement (la nourriture) y joue un rôle crucial. Mais une fois que le développement a pris l’un des deux chemins menant à l’un des deux phénotypes, il est canalisé : il produit une reine ou une ouvrière. Aussi le phénotype n’est-il pas entièrement acquis non plus, il est « activé ». Ariew propose alors de remplacer la dichotomie inné-acquis par une trichotomie inné /activé / acquis. Il existe donc différents profils de développement (developmental patterns) : la canalisation de l’état final (l’innéité), la canalisation du chemin développemental (l’activation) et l’acquisition.
Selon Ariew, il est possible d’identifier les différents profils développementaux empiriquement et directement grâce aux expériences d’isolement menées en biologie du développement, et ce, sans recourir à une analyse détaillée des processus causaux sous-jacents. Si celle-ci s’avère évidemment incontournable pour une explication complète et approfondie du développement, elle n’est pas requise pour fournir une distinction sommaire mais utile entre les différents types de développement. Les expériences d’isolement consistent à manipuler l’environnement dans lequel on élève des individus en les isolant de leurs congénères et de leur milieu naturel. On fait alors varier les paramètres environnementaux pour observer l’évolution du développement des traits phénotypiques et tenter d’établir ainsi la robustesse ou la canalisation développementale caractéristique des traits innés. L’éthologue Lorenz utilisait de telles expériences pour établir l’existence d’instincts innés.
Sober (1999) et Ariew (2006) rapportent alors les résultats d’expériences d’isolement conduites sur plusieurs espèces d’oiseaux (tirés des travaux de Gould & Marler, 1991) : les oiseaux des espèces de type A sont capables de développer le chant spécifique de leur espèce lorsqu’ils sont élevés dans un environnement silencieux. C’est le cas par exemple des colombes (Lade & Thorpe, 1964). Les oiseaux des espèces de type B, comme les bruants à couronne blanche, sont capables, au terme d’un processus de cristallisation, de développer le chant spécifique de leur espèce lorsqu’ils sont élevés dans un environnement dans lequel ils entendent un chant d’oiseau quelconque, y compris un chant d’une autre espèce ou produit par un ordinateur. Les oiseaux des espèces de type C ne sont capables de chanter comme leurs congénères qu’à la suite d’une période d’interaction vocale avec un oiseau tuteur. C’est le cas de la plupart des espèces dotées d’un chant plus complexe (Baptista & Petrinovich, 1986). La trichotomie d’Ariew permet alors de qualifier ces trois cas différents : le chant est inné dans l’espèce A, activé dans l’espèce B et acquis dans l’espèce C.
Les limites de cette conception
Si attractive soit-elle, la conception d’Ariew a suscité un certain nombre de critiques. Parce que la notion de canalisation est relative à un ensemble d’environnements, la question du choix pertinent de ces environnements se pose de façon cruciale pour les identifier. Opposant illustre à la théorie de Lorenz, l’éthologue et psychologue Lehrman (1953) dénonce ainsi l’illégitimité des conclusions tirées à partir des expériences d’isolement : la segmentation de l’environnement en différents paramètres environnementaux indépendants les uns des autres, et partant l’isolement d’un paramètre environnemental spécifique, sont illusoires. L’interdépendance des paramètres environnementaux rend l’environnement difficilement contrôlable. Autrement dit, l’environnement dans lequel les oisillons sont élevés, même quand il est silencieux, exerce toujours toutes sortes d’influences environnementales. Il est alors très difficile d’isoler un paramètre environnemental spécifique. En conséquence, la seule conclusion que l’on peut tirer de ces expériences n’est pas, par exemple, qu’un trait est inné absolument, mais que les facteurs contrôlés par l’expérience ne sont pas requis pour le développement de ce trait. Le type d’expérience mené par Lorenz présuppose arbitrairement qu’un trait biologique est le produit instantané des gènes seuls ou de l’environnement seul.
Cette critique est reprise par les défenseurs de la théorie des systèmes développementaux (Griffiths, 2002 ; Oyama, 2000) : le « consensus interactionniste » dominant en biologie moléculaire prétend dépasser la dichotomie entre les gènes et l’environnement qu’il ne fait pourtant qu’entériner. Pour Griffiths (2002), si, d’un point de vue méthodologique, il est impossible au sein de l’interaction de dissocier et de quantifier l’influence des causes génotypique et environnementale, la tentative de discrimination entre les traits innés et les traits non innés est vaine. Le caractère épigénétique (au sens large) du développement oblige à reconnaître la dépendance de l’ontogénie individuelle vis-à-vis d’une multitude de variables qu’Oyama (2000) nomme des « ressources développementales ». Ces ressources rassemblent des éléments génétiques, épigénétiques (au sens restreint) et environnementaux aussi variés que le cytoplasme du zygote ou l’environnement social. Oyama (1993) s’inspire de l’approche interactionniste du psychologue Piaget (1975) qui dénonce les dichotomies traditionnelles (gène/environnement ; inné/acquis…) pour penser l’émergence de structures de complexité croissante à partir de l’interaction dynamique entre l’organisme en développement et l’environnement. L’organisme lui-même devient ainsi une ressource développementale : le processus ontogénétique est cumulatif en ce que l’occurrence de chaque étape est dépendante de celle de l’étape précédente. En conséquence, la notion d’innéité, même lorsqu’elle est redéfinie comme canalisation, implique toujours la prédominance d’un facteur causal, celle du facteur génétique sur les autres facteurs causaux – prédominance qui soit n’existe pas soit est impossible à montrer. Au mieux elle est inutile, au pire elle est fausse. Oyama (2000) énonce alors la « thèse de la parité » posant l’équivalence de toutes les ressources développementales dont aucune ne peut être considérée comme prédominante. Si aucun élément ne contrôle le développement ou ne préfigure ses résultats, l’innéité est une notion inadéquate.
Une autre critique consiste à montrer que la théorie d’Ariew n’est opératoire que pour certains traits phénotypiques, ceux pour lesquels la canalisation est empiriquement univoque (Reynaud, à paraître). Elle reste néanmoins incapable de statuer sur l’innéité des autres traits pour lesquels une analyse plus poussée des processus causaux sous-jacents reste indispensable. Si la canalisation peut être une propriété empirique révélatrice de l’innéité (ou une « i-propriété » selon les termes de Mameli & Bateson, 2006, voir ci-dessous), ramener l’innéité à la canalisation suppose résolus des débats empiriques qui sont loin de l’être. Ariew prétend pouvoir se passer d’une analyse causale pour déterminer les différents profils développementaux mais cela semble difficile. La canalisation lorsqu’elle est attestée empiriquement est indéniablement une manifestation de l’innéité. Mais pour de nombreux traits, elle reste difficile à distinguer de la robustesse de l’acquisition.
Autrement dit, un seul profil de développement semble directement identifiable à partir des expériences d’isolement, celui qui produit le trait dans des conditions dépourvues d’information relative à ce trait, comme pour le développement du chant des oiseaux appartenant aux espèces de type A : le chant développé en silence apparaît comme une manifestation empirique univoque de la canalisation et partant de l’innéité. Mais pour les autres cas, comment savoir si le chemin développemental est canalisé ou bien s’il est acquis, c’est-à-dire si l’invariance de l’apparition du trait ne résulte pas simplement de l’influence récurrente de l’environnement ? De nombreux traits phénotypiques semblent covarier étroitement avec certains paramètres environnementaux et donc requérir des conditions spécifiques pour se manifester. C’est le cas du chant chez les espèces de types B et C. Aucune conclusion définitive concernant l’innéité ne peut donc être tirée à partir des expériences d’isolement et sans analyse causale plus poussée pour ces cas-là.
Pour un grand nombre de traits, une analyse comparative du contenu informationnel des expériences et de l’état final se révèle donc nécessaire pour être capable de statuer sur leur innéité. Il faudrait pourvoir montrer que l’environnement, bien que nécessaire à l’apparition du trait, est incapable de contribuer à son acquisition. Or, cette analyse ne semble pas possible sans dévoiler la trajectoire développementale du trait en question (et donc sans en identifier les processus causaux) (Reynaud, 2013 ; à paraître). Parce que de nombreux traits sont à la fois canalisés et hautement sensibles à l’environnement, les jugements en matière d’innéité ne semblent pas indissociables d’une histoire causale approfondie retraçant la trajectoire développementale d’un trait. L’innéité n’est donc pas toujours identifiable empiriquement et directement (pour d’autres critiques, voir Cowie, 1999).
L’innéité et les sciences cognitives : la théorie de l’innéité comme primitivité psychologique
Les premiers travaux du linguiste et philosophe Noam Chomsky dans les années 1950 remettent l’innéisme sur le devant de la scène en postulant l’existence d’une faculté innée de langage. Très vite, l’hypothèse innéiste gagne les autres domaines cognitifs, devenant ainsi le paradigme dominant en philosophie des sciences cognitives. Jerry Fodor défend ainsi dès la fin des années 1960 l’innéité de la plupart de nos concepts. D’autres psychologues et philosophes poseront par la suite l’existence de connaissances ou mécanismes innés de base, prenant la forme de théories (dites « naïves ») ou de « modules » portant sur différents domaines comme la physique, les mathématiques, la biologie ou encore la psychologie. Selon cette approche, l’esprit humain est équipé d’une importante structure innée, qui lui assure une compétence naturelle et spécialisée dans la plupart des domaines cognitifs fondamentaux.
La conception de Samuels
C’est en biologie que l’innéité est spécifiquement opposée à l’acquisition alors qu’elle apparaît comme le contraire de l’apprentissage en psychologie. Il est vrai que ces deux notions ne se recoupent pas totalement : il est évident, par exemple, qu’un coup de soleil peut être dit « acquis » mais en aucun cas « appris ». En outre, la perspective biologique met en lumière des traits innés, tels que les maladies génétiques, qui ne sont ni universels ni immuables tandis que la perspective psychologique voit ces deux propriétés – l’universalité et la fixité – comme des propriétés fondamentales de l’innéité.
Il est alors tentant d’opérer une partition qui place l’innéité du côté de la biologie, par opposition à l’apprentissage qui relève de la psychologie. C’est ce que propose Samuels (2000 ; 2002 ; 2007) en forgeant une notion d’innéité spécifique aux sciences cognitives. Il redéfinit l’innéité comme « primitivité psychologique » : une structure est psychologiquement « primitive » quand elle est posée par une théorie psychologique correcte mais que son acquisition ne trouve aucune explication au sein de cette théorie tandis qu’elle peut recevoir une explication biologique, chimique, physique. En d’autres termes, ce qui est inné est ce qui est inexplicable par des processus cognitifs ou psychologiques. A l’inverse, ce qui est appris est ce qui est explicable par des processus cognitifs ou psychologiques. Ainsi pour le primitivisme, ce qui est inné en psychologie est ce qui ne peut pas être expliqué par la psychologie mais dont l’explication relève de la biologie.
En disant qu’une structure cognitive est innée si et seulement si elle est primitive psychologiquement, Samuels s’inspire de l’innéisme conceptuel de Fodor (1998). Le processus d’acquisition des concepts pour Fodor est un processus arbitraire et automatique, qui ne passe par aucun état psychologique, et qui n’implique aucun traitement cognitif de l’information. L’acquisition de la plupart des concepts (qui sont activés par l’expérience) est semblable à une maturation biologique : c’est un processus purement biologique. La psychologie a donc recours à la biologie (à la neurologie ou à la physiologie) pour expliquer l’acquisition des concepts : ceux-ci sont neurologiquement inscrits dans le cerveau. Un contre-exemple est toutefois possible, envisagé par Fodor (1998) lui-même : le cas d’une pilule dont l’ingestion procurerait à celui qui l’ingère une connaissance immédiate du latin. Afin que ce cas ne soit pas considéré comme un cas de connaissance innée alors même que le mode d’acquisition n’est pas susceptible d’être expliqué par un mécanisme psychologique, Samuels ajoute une contrainte supplémentaire sur les jugements d’innéité : le développement du trait doit être normal. En résumé, selon le primitivisme, un trait est inné si et seulement si (i) aucune théorie psychologique n’est capable d’expliquer son acquisition et (ii) son développement est normal.
Les limites de la théorie de l’innéité comme primitivité
On peut cependant émettre au moins deux objections à la théorie de Samuels. La première concerne la notion de « développement normal », qui pose un problème de surgénéralisation. Certaines formes de dépressions adolescentes, dues à une réduction des neurotransmetteurs dans le cerveau dont l’explication n’est pas psychologique, peuvent pourtant émerger dans des conditions « normales » et ne pas être innées (Khalidi, 2007). Samuels reconnaît lui-même qu’il n’y a aucune explication satisfaisante de ce qu’est un « développement normal ».
La seconde objection est que le primitivisme ne parvient toujours pas à échapper aux fausses dichotomies (Mameli & Bateson, 2007). Il repose sur un ensemble de distinctions et d’identifications extrêmement discutables et réductrices. Samuels réduit tout mécanisme psychologique à l’apprentissage et tout mécanisme biologique à l’innéité. Il oppose systématiquement le psychologique au biologique, l’apprentissage à l’innéité. Mais que vaut une conception de l’innéité valable seulement pour les sciences cognitives ? Ramener l’innéité à ce qui acquis par des processus biologiques dissout totalement la signification de l’innéité biologique. Il est en outre inacceptable de réduire le développement biologique à une maturation biologique. Le phénomène biologique typique qu’est l’innovation morphologique, par exemple, dépend étroitement des dynamiques épigénétiques des chemins développementaux impliqués dans son développement. Aucun processus biologique brut ne se réduit à un déroulement de choses prédéterminées (Buller, 2005). Des traits ou des mécanismes non innés qui n’ont pas d’explication psychologique existe en grand nombre dans la biologie. Par exemple, l’apparition du sexe de la tortue, en étant déterminée par la température extérieure, est un phénomène à la fois biologique et que l’on considère intuitivement comme non inné (Mameli, 2007). Parce que tous les traits biologiques ne sont pas innés, les conséquences de la théorie de Samuels sont problématiques.
Aussi Samuels définit-il les termes « psychologique » et « apprentissage » par leur opposition aux termes « biologique » et « activation » ou « maturation ». Il conçoit les structures psychologiques innées comme déclenchées par des stimulations particulières qui ont pour effet de les activer. L’activation apparaît alors comme le processus psychologiquement primitif paradigmatique, l’explication d’un tel phénomène étant purement biologique et non psychologique. Les produits de ce phénomène seraient dès lors eux-mêmes primitifs psychologiquement. Le cas de l’acquisition des concepts permet toutefois de mettre en évidence le caractère fortement problématique de cette position.
Pour Fodor (1998), l’acquisition des concepts n’est pas conçue comme un processus cognitif. On l’a dit, c’est un processus purement causal et arbitraire qui relève de la neurologie ou de la physiologie. Mais si c’est réellement un concept qui est acquis et activé par une expérience, peut-on vraiment dire que le processus n’est ni cognitif ni psychologique ? Pouvons-nous concevoir qu’il n’y ait aucune relation psychologique entre la stimulation externe et le concept acquis qui permet la détermination du contenu du concept (Cowie, 1999) ? Qu’un concept soit appris ou déclenché par une exposition à des stimulations pertinentes semble en réalité ne pas avoir de conséquences sur le caractère psychologique du mécanisme (Mameli & Bateson 2007 établissent ce point à propos du chant des oiseaux). Si le processus d’activation requiert des facteurs environnementaux pertinents, rien n’empêche que le mécanisme d’acquisition soit un mécanisme psychologique.
En outre, Samuels adopte une définition vague de l’apprentissage, qu’il identifie à tous les processus psychologiques par lesquels les structures peuvent être acquises. L’apprentissage rassemble donc selon lui des processus aussi variés que l’induction, l’abduction, la déduction, l’inférence statistique, le conditionnement et d’autres formes inconnues. Selon cette conception, seuls les processus perceptifs ne relèvent pas de l’apprentissage. En réalité, la seule définition que reçoit réellement l’apprentissage est qu’il est opposé à l’innéité. Aussi, tant que Samuels ne propose pas de caractérisation indépendante des processus psychologiques et de l’apprentissage, sa proposition reste problématique et ne fait que développer l’idée que l’inné est opposé à l’appris. La distinction entre les processus psychologiques et les processus non psychologiques est aussi obscure que ce qu’elle est censée expliquer (Mameli & Bateson, 2007).
Une définition impossible ?
Dès qu’on analyse rigoureusement l’usage qui en est fait dans la littérature scientifique, on s’aperçoit que la notion d’innéité renvoie à des propriétés à la fois logiquement hétérogènes et empiriquement dissociables.
Des propriétés hétérogènes
Mameli & Bateson (2006) relèvent pas moins de vingt-six propriétés qui ont été identifiées à l’innéité dans la littérature scientifique. Les chercheurs ont, en plus des notions de « spécification génétique », de « canalisation » (ou d’« invariance développementale ») et de « primitivité psychologique », cherché à définir l’innéité comme une « adaptation biologique » (Lorenz, 1965) ou une « spécificité de l’espèce » ou encore comme « une propriété requise pour l’occurrence d’autres propriétés dans le développement » (generative entrenchment, Wimsatt, 1985). Mameli et Bateson mènent une analyse systématique des différentes définitions qui montre qu’aucune d’entre elles n’est véritablement satisfaisante. Chaque définition se révèle en effet être soit erronée (« incomplète » ou « contre-intuitive ») soit circulaire (en reposant sur d’autres notions controversées requérant pour leur définition une référence à l’innéité). Parmi les définitions fausses, ils incluent les définitions en termes de « non acquisition », de « présence à la naissance » ou de « détermination non environnementale » qui sont trop restrictives ou, à l’inverse, des définitions en termes de « spécification génétique » qui sont trop vastes. D’autres définitions sont fausses car elles définissent comme innés des traits qui se révèlent intuitivement comme non innés ou vice-versa. Par exemple, il est facile de fournir des contre exemples à certaines définitions qui réduisent l’innéité à l’ « universalité au sein d’une espèce » ou bien à l’ « adaptation biologique » (Lorenz 1965). L’ « universalité au sein d’une espèce » n’est de fait pas suffisante pour l’innéité : certains traits peuvent à la fois être spécifiques à une espèce et non innés, comme certaines capacités cognitives acquises (comme la lecture). Cette propriété n’est pas non plus nécessaire à un trait inné. Certains traits non spécifiques à une espèce sont innés de façon évidente (comme les yeux, par exemple). De façon similaire, être une « adaptation biologique » n’est ni une condition suffisante ni une condition nécessaire pour être un trait inné. La question de savoir s’il peut y avoir des adaptations biologiques qui ne sont pas innées reste ouverte aujourd’hui (ce qui nécessiterait une hérédité épigénétique, voir Jablonka & Lamb, 2002). Tous les traits innés ne peuvent être des « adaptations biologiques » : les maladies génétiques ne sauraient en effet être considérées comme des avantages dans l’évolution.
Quand elles sont vraies, les autres définitions de l’innéité le sont parce qu’elles reposent ultimement sur des intuitions, ce qui les rend tautologiques, non informatives et circulaires. Elles ont recours à des notions dont la définition requiert elle-même de savoir ce qu’est l’innéité. Par exemple, dire qu’un trait inné est un trait qui est « le fruit d’une maturation biologique » ne nous éclaire en rien. Autre exemple : dire qu’un trait inné est un trait « non appris » n’est pas probant si l’on définit « appris » par « non inné ».
Il est en effet toujours possible d’interpréter des propriétés comme la « maturation biologique », l’« invariance développementale » ou l’ « absence d’apprentissage » comme étant les produits de l’influence récurrente de l’environnement. Il est toujours logiquement possible de penser que des traits prétendument innés selon ces définitions ne le sont pas en réalité et vice versa. Mameli et Bateson concluent leur examen en disant que toute définition de l’innéité invoque des notions elles-mêmes controversées et dont la définition requiert de savoir déjà ce que « inné » signifie. Les outils de l’analyse eux-mêmes nécessitent le recours à l’intuition. La tentative pour attribuer un contenu empirique précis à l’innéité semble vaine.
La théorie des i-propriétés
Soulignant les difficultés de la plupart des définitions de l’innéité, Mameli & Bateson (2006 ; 2007) proposent de renoncer à une définition complète de l’innéité (en termes de propriétés nécessaires et suffisantes) au profit de la mise en évidence de propriétés que les traits innés ont tendance à posséder et qui sont souvent associées à l’innéité par les biologistes et les cognitivistes. Ces « i-propriétés » fournissent des preuves ou des indices – un support empirique – en faveur de l’innéité d’un trait (Samuels, 2007). Elles regroupent notamment des propriétés déjà évoquées comme celle d’être une « adaptation darwinienne », la « non plasticité développementale », l’« absence d’apprentissage », l’« invariance développementale » ou l’« universalité au sein d’une espèce ».
Mameli et Bateson envisagent alors deux scénarios possibles. Le premier scénario prédit que les i-propriétés sont fortement connectées entre elles. Elles constituent un groupe cohérent de propriétés qui co-existent. Dans ce cas, l’innéité garderait un usage scientifique et pourrait jouer un rôle positif dans la théorie du développement et la découverte de généralisations fructueuses. Ceci validerait par exemple la proposition de Wimsatt (1985) qui définit l’innéité comme « une propriété requise pour l’occurrence d’autres propriétés dans le développement » (generative entrenchment), ce qui s’exprime par la convergence de plusieurs i-propriétés : les traits innés sont ceux qui apparaissent de façon précoce dans le développement et dont l’occurrence rend possible le développement d’autres traits. Ces traits ont, en outre, tendance à être conservés par l’évolution.
Le second scénario prévoit que les propriétés ne sont pas fortement connectées. Dans ce cas, le concept d’innéité n’a aucune utilité scientifique et il devient impossible d’identifier des traits innés. Le choix entre le scénario 1 et le scénario 2 nécessite de trancher des questions empiriques délicates et non encore résolues, ce que Mameli et Bateson refusent de faire.
Les limites de la théorie des i-propriétés
Si certaines i-propriétés peuvent être de bons indices de l’innéité, la définition de l’innéité comme la possession de la plupart des i-propriétés est problématique pour au moins trois raisons. Premièrement, pour l’instant – ce que Mameli et Bateson admettent – nous ne possédons pas de données suffisantes pour montrer que ces i-propriétés ont tendance à co-varier systématiquement. Dans de nombreux cas, les i-propriétés ne sont pas données ensemble et nous n’avons aucun moyen de prouver qu’il s’agit de cas isolés. Deuxièmement, il n’est pas sûr qu’un trait qui possède les i-propriétés énumérées soit inné. Il reste logiquement possible qu’il ne le soit pas. L’argument logique de la compatibilité avec la thèse adverse vaut même dans le cas où ces propriétés convergeraient. Certains traits pourraient être désignés comme innés alors qu’ils ne le sont pas. Il faudrait donc en outre systématiquement montrer que chaque i-propriété ne résulte pas de la stabilité des conditions. La présence des i-propriétés est controversée, comme le montre, par exemple, les nombreux débats sur la nature adaptative des facultés mentales. Enfin, quand bien même l’innéité d’un trait qui possède un grand nombre d’i-propriétés serait établie, il n’est pas sûr que ce type de trait épuise toute la classe des traits innés. Les chercheurs aujourd’hui sont loin de s’accorder sur une liste déterminée de traits innés.
Innéité et explication du développement
La théorie de l’innéité comme résidu de l’explication développementale
La théorie de l’innéité comme résidu de l’explication développementale (Reynaud, 2011, 2013, 2014, à paraître ; Meunier & Reynaud, à paraître) prend acte du fait qu’il est impossible de définir l’innéité comme un ensemble fini de propriétés empiriques nécessaires et suffisantes. Elle considère que l’innéité se caractérise par sa fonction explicative, quel que soit le type de traits pour lesquels elle intervient : toute explication satisfaisante du développement d’un trait requiert en effet d’attribuer à l’organisme des capacités innées. Le concept d’innéité participe donc pleinement à l’explication de la trajectoire développementale d’un trait. Autrement dit, les capacités innées s’insèrent dans un scénario développemental précis et apparaissent comme des éléments irréductibles et indécomposables que l’on doit attribuer à l’organisme pour rendre compte du développement d’un trait en question. Les auteurs contemporains qui utilisent abondamment ce concept le font dans un contexte théorique où postulant un schéma développemental pour telle ou telle capacité, ils font intervenir l’idée de capacité comme terminus a quo, en attendant mieux. Un jugement d’innéité est alors rendu sur la base de ce qui résiste à la décomposition de sa trajectoire développementale. Ainsi, le concept d’innéité peut être considéré comme un résidu explicatif au sein de scénarios développementaux explicites et empiriquement robustes.
L’identification des capacités innées se fait donc à l’orée d’une chaîne développementale spécifiée et non in abstracto (Reynaud, 2011 ; 2013). Il suffit de construire des explications satisfaisantes du développement mettant en évidence des chaînes développementales pour détenir un critère opératoire positif d’identification des capacités innées. Les énoncés relatifs à l’innéité ne sont donc jamais indépendants de la vision spécifique du développement au sein de laquelle ils s’inscrivent. Les positions innéiste et anti-innéiste concernant le langage reposent en effet sur des visions différentes du développement linguistique. La thèse chomskyenne de l’innéité de la grammaire universelle s’appuie sur une vision maturationnelle (et idéalisée) du développement cognitif qui interprète la maîtrise d’une construction grammaticale isolée comme le signe de la possession par l’enfant d’une règle correspondante (Chomsky, 1980). Tomasello (2003), pour sa part, s’oppose à l’innéisme chomskyen en pensant le développement linguistique comme opérant par l’assimilation de constructions linguistiques particulières employées dans un contexte spécifique. Ainsi, selon la théorie de l’innéité comme résidu de l’explication développementale, les assertions au sujet de l’innéité les plus convaincantes seront celles qui dépendent des meilleures théories développementales disponibles (à savoir celles qui proposent les scénarios développementaux les plus explicites et robustes empiriquement). Par conséquent, les progrès réalisés dans la compréhension du développement ont une incidence sur ce qu’il faut considérer comme inné. Tout jugement d’innéité est aujourd’hui suspendu à une théorie du développement. Que la conception de l’ontogénie change et l’innéité sera déplacée. Plus on en sait sur le développement, plus l’équipement inné des organismes se laisse préciser et plus les énoncés d’innéité peuvent se justifier.
Mais contrairement à ce que pense Ariew, l’identification de capacités innées requiert la constitution d’une véritable théorie du développement recherchant les mécanismes causaux sous-jacents (Reynaud, à paraître). Car tant que l’on n’a pas identifié les causes distinctives du développement, il reste logiquement possible que la régularité observée soit due à la stabilité de l’environnement et non à l’innéité. La théorie du développement qui permet de justifier les jugements en matière d’innéité doit ainsi tenter d’élaborer la trajectoire développementale des traits en montrant comment les différentes ressources développementales interagissent pour les produire. Elle doit prendre en compte ce que nous disent du développement les sciences qui l’étudient (la biologie développementale, la psychologie développementale et l’étude des troubles développementaux, les neurosciences cognitives développementales). En d’autres termes, une bonne théorie du développement doit prendre en compte le fait que le développement se caractérise par une complexification croissante de l’organisation, qui fait émerger des structures et des fonctions nouvelles au cours du temps, et ce à tous les niveaux d’analyse (génétique, neural, cognitif, comportemental) (Gottlieb, 2003). L’élaboration d’un scénario développemental satisfaisant doit mesurer les difficultés de l’identification des différentes ressources développementales et des normes développementales à l’œuvre dans l’ontogénie (Gerrans, 1998). L’étude approfondie du développement des chants des oiseaux révèle par exemple l’intervention de facteurs comme la production vocale précoce des oisillons eux-mêmes, celle des autres oisillons de la même nichée ou la stimulation sociale non vocale des congénères, et ce, avant et après la naissance. En particulier, le contexte social apparaît déterminant dans l’apprentissage du chant. Les bruants à couronne blanche dont le chant semble canalisé sont pourtant capables d’apprendre le chant d’une autre espèce s’il est enseigné par un tuteur vivant. Le diamant mandarin préfère apprendre le chant d’un père adoptif d’une autre espèce qu’un enregistrement du chant de sa propre espèce (Immelmann, 1969). En outre, l’étude du passereau, un parasite de couvée, montre l’effet du contexte à la fois sur l’apprentissage et sur la réalisation du chant : la présence de femelles dans l’environnement d’éducation affecte le contenu du chant même si elles ne chantent pas. En fonction de leur réponse sélective, les femelles aident le mâle à façonner son chant.
Selon la théorie de l’innéité comme résidu de l’explication du développement, à strictement parler, il ne semble possible de parler de trait phénotypique « inné » que dans les rares cas de l’apparition empiriquement robuste de l’état final. En effet, la plupart des traits covarient étroitement avec certains paramètres environnementaux. Ils sont donc tous les résultats d’une interaction complexe entre diverses ressources développementales. La plupart des traits phénotypiques ne peuvent donc pas être qualifiés d’ « innés » ou de « non innés », dans la mesure où leur apparition nécessite toujours l’intervention de multiples facteurs dont certains seulement sont innés. Ces facteurs innés peuvent alors être assimilés aux ressources développementales présentes dans l’organisme qui, par une interaction complexe avec d’autres facteurs, rendent possible la cascade développementale menant à l’apparition du trait.
Comme le développement fait intervenir des éléments très divers (comme les produits des gènes, les hormones, l’activité neurale, les nutriments, les structures anatomiques, les variables physiques (la température, la salinité, le pH et la gravité), l’expérience sensorielle, les interactions sociales et un grand nombre d’autres contributeurs potentiels au développement de l’organisme (Johnston, 1988)), l’explication causale devrait dans l’idéal être capable d’articuler les différents niveaux d’explication. Mais, on l’a vu, les détails de l’implémentation génétique des traits phénotypiques restent souvent hautement conjecturaux sinon inaccessibles. Par exemple, on ne peut montrer que l’intervention du gène FOXP2 dans le développement du langage sans pouvoir évaluer son influence distinctive. Persiste donc un fossé explicatif entre le niveau structurel (qui fait intervenir les gènes ou les aires cérébrales) et le niveau fonctionnel ou cognitif (qui fait intervenir les capacités de l’organisme). Mais ce fossé, loin de justifier le renoncement à la notion d’innéité, semble plutôt en révéler la nécessité si l’on ne veut pas renoncer à l’explication de l’ontogénie des capacités.
L’innéité est ainsi une notion opérant au niveau fonctionnel. L’ignorance des détails de l’implémentation génétique et neurale n’empêche pas la reconstitution d’une histoire causale développementale de l’apparition des traits, réalisée à un niveau fonctionnel. En d’autres termes, les capacités innées sont des « unités fonctionnelles » (Frith & Morton, 2001 ; Reynaud, 2013) attribuées à l’organisme qui peuvent être individuées alors même que l’intervention différentielle des gènes et de l’environnement dans la production totale du trait étudié n’est pas totalement élucidée. Ces unités fonctionnelles sont primitives dans la mesure où c’est l’élaboration d’une trajectoire développementale explicite qui doit mettre au jour leur rôle dans les interactions complexes avec d’autres ressources à l’origine de la production d’un trait. Une des conséquences de cette redéfinition de l’innéité est que cette dernière concerne principalement les capacités (ou dispositions) de l’organisme sauf dans les rare cas où la canalisation de l’état final peut être établie empiriquement (comme le chant des espèces de type A) pour lesquels on peut parler de « traits phénotypiques innés ». Si la théorie de la canalisation ne permet pas de dire que les chants des espèces de types B et C sont innés ou non, ce n’est pas parce qu’elle est intrinsèquement erronée, mais c’est parce qu’elle échoue à admettre qu’il est tout simplement impossible de le faire. En revanche, tout trait de ce type fait intervenir des capacités innées que la reconstitution de la trajectoire développementale permettra de délimiter. Celles-ci correspondent aux capacités primitives qu’une explication développementale satisfaisante proposera d’attribuer à l’organisme afin de rendre possibles les interactions complexes avec les autres ressources qui déclencheront la cascade développementale responsable de l’apparition d’un trait. En somme, poser la question de l’innéité du langage, par exemple, revient à identifier dans une perspective développementale de quoi dépend son émergence dans le processus ontogénétique (Wimsatt, 1985).
Les limites de cette conception
Pour la théorie de l’innéité comme résidu de l’explication développementale, il suffit de construire des explications satisfaisantes du développement mettant en évidence des chaînes développementales pour détenir un critère opératoire positif d’identification des capacités innées. Mais la question reste somme toute de savoir comment véritablement élaborer une théorie du développement qui puisse enquêter sur les processus ontogénétiques. En rejetant l’histoire causale, la position d’Ariew échappait à la critique des théoriciens des systèmes développementaux qui souligne le caractère illusoire et vain d’une partition du développement en deux causes, génétique et environnementale. En réintroduisant la nécessité d’élaborer une histoire causale, ne retombons-nous pas dans les problèmes posés par une telle partition ? Comment identifier les différentes variables en jeu sans opérer une partition entre les causes génétique et environnementale ?
Les traits phénotypiques sont les résultats d’une combinaison complexe de ressources développementales et de processus causaux dont nous ignorons les détails. N’y a-t-il pas dès lors un cercle entre la théorie du développement et les capacités innées dont elle pose l’existence ? Sur quels critères repose une conception objective du développement ? La notion de développement est une notion elle-même problématique (Pradeu et al., 2016) et donc la question de savoir ce qu’est une théorie satisfaisante du développement reste ouverte.
Dans la lignée de Lehrman, Cowie (1999) insiste sur la difficulté de fournir une explication satisfaisante du développement d’un trait, dans la mesure où l’ensemble des environnements considérés comme pertinents pour une telle explication varie en fonction des points de vue, c’est-à-dire de nos intérêts explicatifs. Par exemple, le développement d’un trait caractéristique du fœtus humain comme la position des deux yeux dans la partie supérieure du visage peut être considéré à la fois comme robuste ou canalisé d’un certain point de vue et comme plastique d’un autre point de vue. Ainsi le généticien et l’épidémiologiste adoptent-ils deux perspectives différentes sur ce phénomène. Le premier, en posant la question de la place spécifique des yeux chez les humains par rapport aux autres espèces, considère que l’environnement pertinent est l’environnement qui a façonné notre histoire évolutive. Le second, en s’intéressant à la différence entre un enfant qui a une dysmorphie et celui qui n’en a pas, se focalise sur l’environnement spécifique de la grossesse. Le phénomène de la dysmorphie faciale due au syndrome d’alcoolisation fœtale modifiant la position et la prolongation des yeux chez le nourrisson trouve ainsi deux explications différentes : une explication génétique qui met en évidence une déficience génétique et moléculaire du métabolisme de l’éthanol, et une explication épidémiologique qui en attribue la cause aux taux élevé en concentration d’alcool dans le sang de la mère pendant la grossesse. De façon évidente, ces explications issues de disciplines différentes ne sont pas mutuellement exclusives. Elles sont même toutes les deux vraies et complémentaires. Aucune perspective n’est la bonne pour rendre compte du développement du trait : selon une perspective, le développement facial est robuste ; selon une autre, il est plastique. En d’autres termes, considérer que l’innéité concerne l’explication du développement revient, selon Cowie, à dire qu’innéistes et empiristes, en se situant dans une orientation théorique différente, ont tous les deux raisons : la théorie chomskyenne (Chomsky, 1980) expliquerait parfaitement la maîtrise de règles grammaticales, et la théorie empiriste apporterait un éclairage sur la disposition comportementale correspondante. Ces deux positions défendent pourtant une thèse opposée concernant l’innéité du langage : la théorie chomskyenne défend l’innéité de la faculté de langage (comprise comme grammaire universelle), thèse à laquelle s’oppose vigoureusement la position empiriste (défendue par exemple par Putnam, 1967) arguant que des mécanismes généraux innés d’apprentissage suffisent à expliquer l’acquisition du langage.
Enfin, si les capacités innées sont celles qui résistent à la décomposition opérée par l’élucidation de la trajectoire développementale au niveau fonctionnel, on peut se demander si la détermination de ce niveau fonctionnel n’est pas elle-même problématique. Si nous ignorons la façon dont les variables interagissent et comment les niveaux sont articulés, le problème se pose de savoir à quel niveau les capacités primitives fonctionnelles peuvent être définies et où exactement stopper l’explication développementale.
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