Clinique de l’enfant abandonnique
Clinique et prise en charge de l’enfant abandonnique
Par Marlène Mazars
Pour citer cet article :
Mazars M. (2015). « La clinique de l’enfant abandonnique. Accompagnement d’une équipe pluridisciplinaire en maison d’enfants », Perspectives Psy, 54, 2/ 159-166.
Bernard Gibello (1995) évoque une caractéristique, celle de la « pensée décontenancée » des enfants abandonniques. À l’instar de ce travail clinique de contenant de la pensée, Winnicott (1956), a longuement étudié le « holding », son but n’était alors pas simplement de décrire la logique de la constitution du sujet mais plutôt celle de la logique de l’action thérapeutique. Il faut constituer un « holding » dans la situation psychanalytique pour que l’enfant en carence affective et éducative soit à même de s’appuyer sur un support solide afin de pouvoir exprimer ce qui doit l’être et reconstruire ses représentations sur ce nouvel appui.
Le clinicien a une fonction de « holding », suffisamment bon praticien « good enough », donc pourvu de qualités maternelles (Winnicott, 1956). Toute l’institution thérapeutique a une fonction de « holding », sans cette fonction, les personnes accueillies dans les maisons d’enfants, hôpitaux et structures médico-sociales n’auraient rien sur quoi s’appuyer et seraient confrontées à la terreur de tomber indéfiniment. Le travail thérapeutique au sein d’une équipe pluridisciplinaire rend indispensable une présence suffisamment contenante (Haag, 1989), l’objectif est le portage de la pensée, dans le soutenir et le contenir, l’accompagnement du regard et de la parole, parallèlement à un holding par la pensée : « La préoccupation thérapeutique primaire ».
Soigner, c’est avant toutes chose mettre en marche un fonctionnement contenant sur les actions de chacun en maison d’enfants. Ces actions reliées entre elles par une volonté organisatrice constituent un véritable espace psychique. Ces jeunes enfants et adolescents carencés se laissent mettre en travail par les mouvements même de cet espace psychique. Le clinicien s’efforce de porter de contenir et s’éprouve au contact de l’enfant abandonnique dans une projection avec des éléments plus ou moins désirables. Le « holding » amène le thérapeute sur un autre travail clinique, celui de l’équipe pluridisciplinaire. Il analyse autant qu’il peut la situation et est amené à soutenir l’équipe, autour du recueil d’éléments clinique, mais également dans l’accompagnement de leur parole et de leur pensée.
Fonction-enveloppe psychique, chez l’abandonnique, fonction-enveloppe maternante, fonction-enveloppe thérapeutique et éducative
La conception de la « fonction-enveloppe » nous intéresse ici directement, en ce sens qu’elle explique chez la personne de l’abandonnique la carence extrême qui est la sienne. La carence de l’environnement dans son manque d’adaptation rend difficile l’élaboration et l’établissement des phénomènes transitionnels fondamentaux pour l’édification de la personnalité. Cette fonction-enveloppe est une fonction de contenance, qui consiste à contenir et à transformer. Kaës (1976-1994) préfère distinguer la fonction contenante (fonction de réceptacle et de maintien de ce qui est déposé) et la fonction conteneur (fonction de transformation).
Les notions d’enveloppe et de fonction contenante s’appliquent au modèle même de la psychanalyse, elles impliquent un travail avec l’abandonnique en relation à la théorie de sa pratique. On peut, en effet, comme le fait Houzel (1994), dégager trois modèles du soin psychanalytique :
- Le premier modèle est celui de la décharge. Ce qui soigne, c’est de décharger par la parole. La représentation par l’acte de parole a une valeur cathartique, c’est effectivement ce que les jeunes abandonniques ne manquent pas d’explorer, lorsque nous leur laissons l’espace psychique nécessaire.
- Le deuxième modèle est celui du dévoilement. Le clinicien est l’expert qui va dévoiler le fantasme, le conflit inconscient, ce qui se joue et anime le sujet à son insu. C’est un modèle toujours actuel. Nombre de cures, notamment en CMPP, sont menées par le clinicien qui traque le fantasme inconscient pour le dévoiler.
- Le troisième modèle est celui de la contenance. Ce qui soigne, c’est l’expérience selon laquelle la vie émotionnelle troublée, perturbée, douloureuse, trouve un espace dans lequel elle puisse être reçue et contenue. Ce qui dans l’analyse et chez le thérapeute soigne le patient, c’est la capacité de contenir les émotions, les pensées que le moi trop fragile du patient ne peut penser.
Le clinicien héberge et pense les expériences et les pensées que le patient ne peut contenir seul. L’espace du soin thérapeutique est un espace qui contient et qui transforme les émotions, les conflits. Contenir l’expérience du sujet abandonnique c’est la comprendre. Si la psychanalyse s’est d’abord beaucoup intéressée aux contenus – les fantasmes, les conflits, les objets internes -, elle a été contrainte de s’intéresser aux contenants lorsqu’elle s’est tournée vers les enfants, les états-limites, les familles, car, dans ces contextes, les structures contenantes ou les fonctions contenantes peuvent être particulièrement défaillantes.
Les éléments cliniques recueillis en maison d’enfants nous en donnent l’éclairage, notamment lorsque les jeunes enfants, adolescents abandonniques, livrent les blessures de leurs vies. Ces éléments psychiques sont transgénérationnels et nous notons très souvent dans quelle répétition ils se trouvent asservis. Houzel (1994, 2000), décrit également l’enveloppe familiale, sa fonction d’organisateur des rapports interindividuels et intergénérationnels, sa fonction contenante liée à l’intégration de la bisexualité psychique pour chacun des objets parentaux (les qualités « maternelles » correspondant à l’intimité, la disponibilité, le pouvoir d’apaisement, et les qualités « paternelles » à la force, la consistance, l’orientabilité).
Si une théorisation de l’enveloppe psychique dans l’« appareil psychique groupal », selon les termes de René Kaës (1994) et dans l’« appareil psychique familial » comme le dénomme André Ruffiot (1981), est en travail, l’application de la notion d’enveloppe psychique ou de moi peau à l’institution est intéressante. Houzel (1994) applique à l’institution des considérations sur l’enveloppe psychique, il la conceptualise en tant que notion d’« enveloppe institutionnelle ». Cet intérêt nous renvoie à l’élaboration de cette « enveloppe institutionnelle » en maison d’enfants à caractère social.
On voit donc comment la fonction contenante est une fonction « symbolisante » (E. Bick, 1986). Ce qui contient, ce qui détoxique l’expérience : c’est le processus de symbolisation. Ce processus s’explique par le fait même que si le jeune abandonnique ne rencontre pas un objet capable de réaliser ce travail, il réintrojecte l’expérience d’un objet qui refuse les identifications projectives, autrement dit il réintrojecte sa détresse augmentée des failles de l’objet. Ce processus, Bion (1962) le nomme une « terreur sans nom ». Une réflexion sur l’abandonnisme impose de réfléchir sur les mécanismes de défense. Même si ces derniers sont présents chez n’importe quel enfant en proie au stress ou à la nouveauté, ils prennent un sens particulier chez l’enfant carencé. Les mécanismes de défense les plus fréquents sont l’introjection, la projection et la somatisation (maux de tête, vomissement, déjection d’urine). C’est un masochisme primaire qui tend à alimenter le sentiment de non valorisation et la rancune de ne pas être aimé. De cette non valorisation émergent des comparaisons négatives incessantes à autrui. L’abandonnique craint, à juste titre, de rendre difficile sa relation à l’autre en raison de son angoisse et de son agressivité. Il ne peut alors prendre la responsabilité d’un investissement affectif qu’il rejette sur l’autre.
Les liens entre le vécu abandonnique et la psychosomatique sont importants. Ces jeunes souffrent, dans certains cas, de troubles congénitaux, dont les parents ne sont pas prêts à assumer les difficultés. La blessure narcissique étant trop profonde, le milieu familial choisit d’abandonner l’enfant. D’autres situations d’abandon sont causes de troubles somatiques. Ces troubles dépendent d’une part du vécu existentiel du sujet, mais aussi, d’autre part, de l’âge où le traumatisme est survenu, de sa durée, de sa nature et de l’enfant lui-même. La mentalisation doit permettre alors à l’appareil psychique de réguler les énergies libidinales, agressives ou pulsionnelles. À l’inverse, tout blocage de la mentalisation est générateur de troubles somatiques. La pathologie psychosomatique désigne alors « les désordres organiques lésionnels ou fonctionnels dont la genèse et l’évolution trahissent une participation psychologique prévalente » (Kreisler, 1996). Pour Ajuriaguerra (1967), la psychosomatique est « caractérisée par une désorganisation passagère ou permanente dont la genèse ou le développement comporte un déterminisme d’ordre psychologique, soit actuel, soit d’ordre régressif, qui met en évidence des organisations précoces ».
L’enfant, l’adolescent ou l’adulte vivant l’abandonnisme ne peut établir d’interactions satisfaisantes. Il voit sa capacité d’élaboration psychique se réduire et réagit par des désordres psychosomatiques. Plus l’enfant est jeune et plus cette voie somatique est utilisée. En effet, pour Fain (1996), le registre fantasmatique remplit entre autres le rôle de pare-excitation, rôle dédié à la mère dans l’enfance et qui permet le bon déroulement de la santé mentale. La maladie psychosomatique fait fonction de défense contre la perte de cohérence. La carence de l’environnement dans son manque d’adaptation rend difficile l’élaboration de cet objet transitionnel. Cette relation pathogène à la mère, porteuse d’« identification projective », inscrit la personne abandonnique dans l’incapacité de développer une relation mentale à celle-ci en compensation de son absence, elle empêche par la suite sa capacité de former des fantasmes.
Le problème du clinicien est de savoir quelle est la place du symptôme dans l’économie psychique et quel rôle joue le langage du corps dans la relation de l’enfant avec l’environnement. Le travail d’élaboration clinique autour de la représentation psychique de ces jeunes abandonniques, en maison d’enfants est l’affaire de l’équipe pluridisciplinaire. Le projet de travail clinique de l’institution dans le « porter et contenir » de l’équipe est institué là ou chacun peut donner le sens de la rencontre sur le terrain du quotidien. C’est ce rôle particulier qui est attendus des psychologues et psychiatres dans les équipes et qui permet de prendre une distance statutaire vis-à-vis du quotidien (Wallet, 2004).
Ces personnels ont pour mission de soutenir le holding de l’équipe, ils sont des référents de l’équipe. C’est dans cette régulation et ce soutien qu’ils sont attendus, afin que l’ensemble de l’équipe ne s’effondre pas et affronte la maladie mentale. La réflexion collective menée sert de base constitutive à l’établissement du lien psycho-éducatif. Il est en particulier tenu compte de ce qui émerge des contenus de pensée, ces représentations « image-souvenir » sensoriel des objets « d’amour winnicottien », de leurs caractéristiques et de leurs qualités.
Les représentations sensorielles, motrices, verbales, émotionnelles constituent des contenus de pensée pour l’enfant abandonnique. Les éducateurs doivent les recenser pour la réunion de synthèse les analyser et orienter les actions psycho-éducatives à entreprendre. Les contenants de pensée inconscients ou préconscients, donnent sens aux contenus de pensée, en tant que processus, souvent actuels ou évoqués par la mémoire de l’enfant. L’équipe éducative institutionnelle vise l’homogénéisation et l’équilibration dynamique des contenants et des contenus et réciproquement. La vignette clinique qui suit questionne cette dynamique.
Illustration clinique 1 : l’anamnèse et problématique de la personne de Julio
Jeune adolescent de dix-sept ans arrivé du Brésil à l’âge de quatre ans, Julio établit des liens interindividuels complexes. Ces liens sont directement liés à une histoire difficile s’inscrivant dans une « estime de soi » très singulière et angoissante, le structurant, précisément dans le champ du développement psychique, sur une altération des enveloppes psychiques. Ce garçon entre en maison d’enfants pour un placement direct, voulu dans un premier temps de lui-même et de ses parents adoptifs. En entretien clinique, Julio évoque un récit de vie douloureux. Ce travail de soin s’établit presque sans difficultés, à sa demande dans le « soutenir », « contenir » et l’accompagnement du regard et de la parole, parallèlement à un holding par la pensée. L’espace de la consultation laisse Julio entrer dans le récit à proprement parlé de sa vie. Comme le définit Winnicott (1956), « une aire entre le dehors et le dedans », entre la réalité extérieure ou partagée, celle de la relation à la mère, en tant qu’objet. Son récit est mêlé à la rêverie. Il revoit le visage de sa mère, malade, sur le point de mourir. Les réactions psychosomatiques et les cauchemars succèdent aux entretiens cliniques, Julio deviendra cependant preneur de cette démarche. Son discours retrace les méandres de son histoire. Il fait la description de cette séparation, celle d’avec la mère : il est retiré de chez lui, avec son petit frère et placé à l’orphelinat du Brésil, sans discours de personne concernant la perte de cette mère.
Il évoque les quatre murs en béton, la terre battue, de nombreux enfants du même âge enfermés dans cet orphelinat. Julio se souvient de la violence, « il fallait se battre pour être le maître […] le premier qui attrapait le bout de plastique bleu était celui qui était en droit de se servir au moment des repas qui arrivaient sur une table », les enfants se battaient pour se nourrir. Les mécanismes de défense les plus fréquents chez Julio sont alors l’introjection, la projection et la somatisation (maux de tête, vomissement, cauchemars) (Ajuriaguerra, 1967).
C’est ce masochisme primaire qui tend à alimenter le sentiment de non valorisation et la rancune de ne pas être aimé. Nous percevons ici les mécanismes sur lesquels Julio se structure, un espace psychique qui ne lui permet pas de négociation possible entre le dehors et le dedans. Tout au long du processus de la cure thérapeutique de ce jeune garçon, nous observons cette incapacité de contenir les émotions d’un moi trop fragile. Les éléments anamnestiques nous amènent également à comprendre les raisons de l’échec de l’adoption de ce garçon par un couple franco-portugais, qui lui-même devait se garantir de panser leur propre blessure, en adoptant. La mère adoptive n’est pas acceptée de la famille de son mari, du fait de son agénésie. La stérilité les ont amenés à penser l’adoption, pour « panser » cette blessure psychique. Nous notons dans quelle répétition ils se trouvent asservis, la réparation d’une enveloppe familiale. Houzel (2000) décrit l’enveloppe familiale, ses rapports d’inclusion avec les enveloppes psychiques individuelles, sa fonction d’organisateur des rapports interindividuels et intergénérationnels.
Au Brésil, l’orphelinat parle d’enfant difficile qu’il faut dresser. Les deux parents adoptifs établissent leur mode de fonctionnement avec les deux enfants. Dans sa continuité de la problématique, Julio se sent alors étranger à cette famille. La mère adoptive de Julio devient extrêmement violente évoquant la mère génitrice de « femme dépravée ». En maison d’enfants, nous avions le projet de recevoir les parents adoptifs d’une part, et l’adolescent d’autre part. Nous avions le souhait de travailler le lien sans être dans une confrontation effractante pour le jeune. Ceci en lui signifiant qu’une fin de placement ne se décide pas de façon arbitraire. Les parents adoptifs lui laissent d’emblée entendre qu’il s’agit d’un temps de séparation nécessaire pour mieux se retrouver.
Lors du recueil des éléments cliniques, on découvre que la mère, génitrice vivant au Brésil avec ses deux enfants, était au contraire une femme très courageuse, mais souffrante et qui décède. Le contexte de ce placement direct en maison d’enfants dévoile la fragilité psychique des parents adoptifs. Le cheminement qu’ils prennent et leur aspiration à être parents est marqué par un manque d’accompagnement dans leur démarche d’adoption. À l’arrivée au Brésil, l’orphelinat envisage « un mode d’emploi » du parent adoptant. Julio quitte sa culture, son pays, après avoir quitté sa famille. Les futurs parents adoptifs apprennent la nécessité d’établir « un châtiment » pour ses enfants « sauvages », qui n’ont pour ainsi dire aucune règle de vie.
L’espace de la consultation laisse Julio entrer dans le récit de sa vie, cette « aire entre le dehors et le dedans ». L’établissement du lien relationnel évoqué par Julio décrit la précipitation des moments de réprimandes. Cet épisode de la vie de Julio est récurrent dans le récit qu’il en fait : « je ne savais pas pourquoi j’allais être battu à coups de bâton tous les soirs, mais je savais qu’à mon retour de l’école, le bâton m’attendait tous les soirs ». L’équipe, dans le quotidien, le thérapeute lors des entretiens ont cette fonction de détoxiquer l’expérience dans la mise au travail du processus de symbolisation (Bion, 1962). La séparation, dans un premier temps, s’est instaurée en tant que moyen thérapeutique. Parents adoptifs et enfant adopté se rencontrent dans la médiation, un contexte aménagé mais également un moyen de soin préventif.
« Je suis sans valeur » dira-t-il. En utilisant des processus de distorsion de la réalité, Julio fait une mauvaise interprétation de la « réalité », intérieure et extérieure. Les jugements polaires, souvent excessifs, qu’il attribue à son égard semblent venir d’une contamination de ses processus internes le mettant dans l’instabilité émotionnelle. Sa référence externe, « le père adoptif », trop forte, l’amène sans nuances sur le terrain des opinions de celui-ci. Ces jugements excessifs exprimés par Julio sont corrélatifs à ce qu’exprime Alexandre Dumas lorsqu’il dit « une personne qui doute d’elle-même est comme un homme qui voudrait s’engager dans les rangs de ses ennemis pour porter les armes contre lui-même ».
Ce jeune orphelin de mère, vivant à la genèse de sa vie au Brésil, signale toute sa détresse en agissant en dehors des limites établies par l’institution. Nous avons cherché à comprendre quel était le lien familial et le lien collectif, l’objectif était de soutenir les moments significatifs favorables et prévenir au mieux l’impact traumatique, lors de la rencontre. La dysparentalité et l’état psychique des parents adoptifs imposaient à l’adolescent diverses ambiances relationnelles « nocives ». Le lien était souvent persécutif ou totalement détaché. Tantôt il défend ses parents adoptifs, évoquant la dépression de sa mère adoptive, tantôt il se jette sur le téléphone et leur adresse un discours violent.
Cette ambivalence nous renvoie à l’identification précoce de ce garçon, structuré sur un mode de rejet de son environnement, de son image et de sa culture maternelle d’origine. Les liens que Julio tente d’établir avec l’équipe laissent une place à cet espace psychique qui contient et qui transforme les émotions, les angoisses, les conflits. Dans ce travail à fonction contenante, nous prenons en considération la part émergente ou préservée de la parentalité « symbolique » chez ce jeune garçon (Gibello, 1987). Cette indication est une part du travail clinique qui tient et qui donne sens au lien très fragile que Julio peut alors établir. Dans cet espace psychique, nous préservons le discours du jeune sur la mémoire familiale, non transmise ou terriblement défectueuse chez les parents adoptifs.
Nous sommes confrontés également à la représentation de la collectivité pour cet adolescent. L’équipe pluridisciplinaire travaille sur cet aspect, notant l’importance de la genèse des relations collectives. La lecture que nous en faisons, nous permet d’avancer sur le travail d’une fonction « symbolisante » (E. Bick, 1986). Ce qui contient, ce qui détoxique l’expérience : c’est le processus de symbolisation. Julio évoque le sentiment d’abandon, de perte de repères face à l’absence de la mère et à toute l’incompréhension de cette perte de l’objet d’amour winnicottien. Au cours du travail de la cure, Julio se réapproprie l’image maternelle, il dévoile un lien, celui d’une grande tendresse. La maman était une femme malade, Julio avait quatre ans au moment du décès. L’importance de la sécurité qui existait à cette époque, pour lui, enfant, est évidente. Une « terreur sans nom » fait suite, l’absence maternelle non verbalisée. L’incompréhension de l’enfermement dans lequel il se trouve le déstabilise. L’intérêt de la vie se résume, pour ces enfants, à se battre pour un morceau de plastique bleu. Julio exprime l’espace psychique de son enfance, le regard vague et la voix presque éteinte. Ses propos énoncent le sens du lien qui se construit et structure sa pensée : « les enfants lancent un morceau de plastique bleu, l’enfant qui a l’objet décide de la vie du groupe, il devient le maître du groupe d’enfants », ceci dans un contexte vital.
Julio s’inscrit, à la genèse de sa vie, dans un principe de règles de vie anarchique, sans contenant psychique, le leader avait le droit de se nourrir, quand les services de l’orphelinat déposaient l’alimentation sur une petite table, les enfants s’adaptaient. Cette incompréhension de Julio, la non intégration des valeurs et des limites tiennent au fait du manque d’intérêt apporté aux représentations symboliques de l’enfant, au manque de soins nourriciers, affectifs et matériels. Ce qui suit alors, en maison d’enfants, s’inscrit dans l’urgence d’une situation de grande violence qui s’installe durant quelques mois dans l’établissement. Une mesure d’urgence est prise. Julio ne parvient plus à tenir ses différents engagements sur les différents lieux de soins qui lui sont proposés comme contenants. Il prend la fuite, établit des liens avec les vendeurs de drogues.
La quête affective et manifeste du besoin de protection jamais assouvie de la part de l’adulte reste en suspens et donne le sens d’une pensée « décontenancée » pour ce jeune garçon. À l’âge de dix-sept ans, Julio décide de rencontrer les services sociaux, venant lui-même à craindre sa propre violence. Il évoque le désir qu’il éprouve de tuer le père adoptif. Quant à sa mère adoptive, il est capable de l’excuser lorsqu’elle se rend à la maison d’enfants en le stigmatisant d’« enfant de prostituée », elle-même en venant aux mains, n’acceptant plus d’être à son contact.
Ce jeune se réfugie dans une conduite addictive du fait de sa grande fragilité narcissique. L’étayage de sa pensée est rendu possible en entretien, dans le lien transférentiel, « je pourrais continuer, si vous êtes toujours là pour moi ». Nous notons la fragilité de ce lien, du fait qu’il renvoie aux imagos parentales défaillants et aux représentations traumatisantes. Le travail du deuil est axé sur des fantasmes d’incorporation dont les manifestations indiquent les lieux et les circonstances de la perte. En parallèle à ce travail clinique en cours, une mesure d’urgence signale la fin du placement. Julio est dans une telle conduite addictive (cannabis) qu’il n’est plus possible d’avancer dans son projet individualisé. Les addictions multiples dans lesquelles il s’inscrit et le mouvement psychique qu’elles induisent le poussent à transgresser la loi, à évoluer dans des projections très singulières et massives, à l’égard de l’équipe éducative.
Julio rejoue sans cesse le schéma groupal et individuel, intégré dans les profondeurs de sa structuration psychique, depuis l’enfance (Guex, 1950). Ce schéma traumatisant et ravivé lors de chaque événement, séparation, violence. Cette conduite addictive signifie l’écueil du lien de filiation, l’incompréhension de l’intercommunication dans le lien social, du fait de la non verbalisation, dès l’enfance, des différents traumatismes. La remise en scène constante des scénarios de l’enfance affecte grandement la structuration psychique de Julio, en ce qu’elle reconduit inévitablement la souffrance sur d’autres terrains de socialisation. Les passages à l’acte violent indiquent l’état de souffrance et l’incompréhension systématique. En entretien, il pourra dire « je ne peux pas m’endormir, si je ne prends pas de cannabis », la démarche même de soin thérapeutique, de remplacement de la drogue par une substance chimique autorisée légalement et médicalisée est mise en échec.
En conclusion. Lien de socialisation et structuration identitaire
Certes, à tout âge, l’enfant « abandonnique » peut se trouver en perte de repères psychiques et structurants. L’objectif de cette démarche clinique est de considérer la fonction de « holding ». Elle s’inscrit également dans le travail de contrôle, travail personnel du clinicien qui se doit d’être neutre et bienveillant et de ne pas interférer, dans sa fonction de contenance, ni avec les éléments transférentiels du jeune adolescent, ni avec les éléments transférentiels de l’ensemble de l’équipe pluridisciplinaire. Au-delà de la fonction du clinicien, toute l’institution a un rôle à tenir dans cette espace clinique du « holding ». Sans cette fonction les personnes accueillies dans les maisons d’enfants, hôpitaux et structures médico-sociales n’auraient rien sur quoi s’appuyer, et seraient confrontées à la terreur de tomber indéfiniment
L’étude des mécanismes psychiques, identificatoires contribuant à la structuration psychique et identitaire de Julio questionne cette fonction de « holding ». Il est nécessaire de comprendre la nature des déchirures narcissiques consécutives aux traumas de l’abandon, chez ce garçon. Nous avons cherché à décrypter les conséquences de ces déchirures sur la nature des relations d’objet, ainsi que sur les fantasmes et les acquisitions symboliques. Les indicateurs de l’élaboration psychique qui touchent à l’identité de l’enfant abandonnique s’inscrivent dans la distorsion de la cohérence, de la cohésion et de la constance intrapsychique de l’enfant abandonnique.
Nous remarquons qu’en même temps qu’il s’approprie le langage, il se coupe de son vécu, il réintrojecte sa détresse augmentée des failles de l’objet, les croyances de son incapacité induites par les adoptants et le lien impossible à établir. Il s’enferme dans cette langue qui ne pourra jamais que les re-présenter, c’est là un constat de notre conclusion. Les enfants abandonniques, en tant que sujets, établissent des liens dans la distorsion de la cohérence, de la cohésion et de la constance intrapsychique. En maison d’enfants, de nombreux jeunes sont dans une recherche compensatoire d’objets matériels à la place d’objets symboliques.
Nous remarquons des différences inter-individuelles chez les abandonniques : celles-ci sont fonction de la cohérence interne qui implique la reconnaissance de ce « moi » intériorisé. La cohérence externe exigeant un lien équilibré de soi, reconnu dans l’intrapsychique et s’inscrivant dans la relation interpersonnelle. La singularité de l’enfant abandonnique est discursive dans cet intra et inter-psychique, par l’existence de lien ou de déliaison. Elle exprime l’identité de l’enfant asocial ou socialisé sur certains aspects de sa personnalité seulement, d’où l’existence de dysharmonies psychiques. Nos constats croisent ceux décrits par Gibello, en la matière (1984). L’abandonnique élabore des stratégies dans un double registre de défense psycho-affective. La période dite de l’enfance est marquée par la nostalgie « parentale », objet parental avec des éléments de souvenirs physiques, appropriés par les sujets en tant qu’« images choséifiées » représentées par les objets physiques bons ou mauvais ou symboliquement dans la perte ou la non existence de l’objet symbolique, ceci notamment dans l’idéal du vécu de certaines périodes avec les parents. Au cours de la période de l’adolescence, une rancœur agressive se manifeste à l’égard de l’entourage, les caractéristiques psycho-affectives de l’enfant ou adolescent abandonnique déterminent la perte ou le retrait d’amour à combler (Anzieu, 1993).
Pour chaque cas, il existe un aménagement fluctuant de traits de personnalité qui peuvent être retrouvés dans des formes mineures de schizophrénies, sous une pseudo-normalité, avec un ensemble de mécanismes défensifs ancrés dans le caractère mais sans entrer dans une typologie classique de la littérature psychiatrique. Dans le cadre de l’accueil des enfants placés dans les institutions à caractère social, nous évoquons l’intérêt d’un travail thérapeutique en interne et avec le secteur psychiatrique. Le travail thérapeutique au sein d’une équipe pluridisciplinaire rend indispensable une présence suffisamment soutenante et contenante, l’objectif en est le soin et le portage d’une pensée et d’une vie angoissée peu pensable.
Le travail d’élaboration clinique autour de la représentation psychique de ces jeunes abandonniques, en maison d’enfants, est l’affaire de l’équipe pluridisciplinaire. Le projet du clinicien institutionnel dans le « porter et contenir » de l’équipe est institué là où chacun peut donner le sens de la rencontre sur le terrain du quotidien. La mission de soutenir le holding de l’équipe exige un travail de contrôle de la part du thérapeute en tant que référent de l’équipe. C’est dans cette régulation et ce soutien qu’il est attendu, afin que l’ensemble de l’équipe ne s’effondre pas et affronte la maladie mentale. Aubry (1952) témoignait déjà d’un travail thérapeutique en faveur de l’enfance abandonnique, son affirmation a autant de valeur aujourd’hui, même atteint des pires blessures de l’âme et du corps, rien n’est jamais joué d’avance, les remaniements psychiques font l’objet de la poursuite de ce travail clinique.
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