Vers une société du narcissisme pervers

Vers une société du narcissisme pervers

 Ludovic GADEAU

Pour citer cet article :

Gadeau L. (2015). Vers une société du narcissisme pervers. Connexions, 2/104, 165-176.

Que notre société soit traversée par des discours qui regrettent le déclin de certaines valeurs (comme l’autorité) ou de certaines qualités (comme le niveau scolaire) ne constitue pas un fait contemporain, attribuable à la modernité, puisque ces plaintes ont existé de tout temps, en tout cas aussi loin que les traces laissées par les sociétés traditionnelles en portent témoignage. Est-ce à dire cependant que la société d’aujourd’hui n’est guère différente fondamentalement des précédentes dans ce qu’elle génère pour les individus élevés en son sein et pour les liens visibles et invisibles qui se tissent entre eux ? On ne saurait contester que la révolution technoscientifique des trente dernières années a produit des transformations considérables dans les modes de vie. La question est bien de savoir si ces transformations modifient des aspects disons simplement formels de/dans la société ou bien si ces transformations conduisent à des changements de fond, à des mutations qui seraient de nature à modifier de façon substantielle la structuration intrapsychique et intersubjective des individus.

De la modernité à la postmodernité, quel changement ? L’accélération de la temporalité

Les sociologues et les philosophes ont été les premiers à s’atteler à cette question et leurs travaux concentrés sur les trente ou quarante dernières années ont permis de dessiner les caractéristiques de passage de la société traditionnelle à la société moderne (produit de la révolution industrielle du xixe siècle), puis de la modernité à la postmodernité (produit de la révolution numérique). Les catégories conceptuelles produites se recoupent autour d’un « diagnostic » assez largement partagé, pendant que l’« étiologie » et surtout le « pronostic » portent la marque de positions plus singulières et divergentes.

Dans la production intellectuelle de langue française, le terme de postmodernité surgit en 1979 sous la plume de Lyotard [1] , sans doute l’un des premiers philosophes à avoir émis l’hypothèse d’un changement fondamental dans la civilisation. Il souligne non seulement le poids et l’impact du positivisme scientifique, des progrès techniques dans l’évolution de l’humanité, et ce qu’il appelle « l’épuisement des grands récits [2]  », mais aussi le cortège de crises que ce changement draine avec lui, au sens où tout progrès s’accompagne d’un coût non seulement psychique, mais aussi environnemental et social, considérable. À sa suite, Lipovetsky (1983), s’il récuse le terme de postmodernité et lui préfère celui d’hypermodernité, analyse ce qu’il nomme « l’ère du vide », c’est-à-dire l’avènement d’une société dont les marqueurs essentiels seraient la dissolution de la mémoire collective, la perte de sens des grandes institutions sociales et politiques, le règne des nouvelles technologies, un narcissisme individuel exacerbé et la perte d’intérêt pour les affaires publiques, l’avènement des « turbo-consommateurs », acheteurs effrénés, guettant la moindre innovation et hypersensibles aux mouvements de mode.

Le concept d’hypermodernité met l’accent sur des aspects engageant l’économie pulsionnelle, en termes de débordement, d’excès, de trop (trop d’informations, trop de stimuli, trop de réalité), dans une temporalité transformée (nous y reviendrons), alors que le concept de postmodernité souligne davantage des effets en creux, ceux de rupture, de désillusion, de perte des repères [3] .

Le changement lié à la condition postmoderne est, de notre point de vue, considérablement renforcé par un phénomène sans doute inédit dans l’histoire de l’humanité, non pas celui du changement qui est la marque même de l’histoire en mouvement, mais celui de l’accélération du changement. C’est cette accélération, et non pas le changement en soi, qui conduit à ce que l’on peut aujourd’hui qualifier de mutation anthropologique (Augé, 2009).

On doit sans doute à Rosa (2010) d’en avoir le premier décrit les effets. Les innovations techniques ont produit des changements radicaux dans les rythmes de vie (innovations technologiques dans le transport des personnes, puis dans le transport de l’information, par exemple), en augmentant de façon conséquente les temps libres. Mais l’évolution fait apparaître une sorte de paradoxe, en ceci qu’alors même que le temps libre augmente grâce à la productivité et à la technologie, l’individu éprouve dans sa vie quotidienne le sentiment douloureux d’une pénurie de temps. En fait, un renversement majeur a eu lieu qui doit être interrogé, dont le paradoxe lié au « rythme de vie » est l’indice : celui d’une accélération non seulement dans le champ de l’innovation technique, mais aussi dans celui du changement social et psychologique, principalement dans les deux institutions de production et de reproduction que sont le travail et la famille. Et cette accélération semble désormais s’autoalimenter, l’accélération du rythme de vie devenant un des moteurs des innovations techniques.

L’accélération du changement, quelles conséquences ? La désinstitutionalisation

Plus le socius moderne se caractérise par l’inventivité scientifique, l’innovation technologique, la recherche de la performance (quel qu’en soit le domaine), plus il génère corrélativement une « compression spatio-temporelle » (Bauman, 2003), une part augmentée de démesure. Ce que les Grecs appelaient l’hubris trouve sa traduction psychologique dans l’activisme, la vitesse, le multitâche, le positivisme le plus débridé, et son cortège de tensions et de souffrances, allant du stress à l’angoisse, de la culpabilité à la honte, de la fatigue d’être soi (Ehrenberg, 1998) à la dépression majeure, du burn-out au suicide. Mais les conséquences de l’hubris ne peuvent être pleinement mesurées du point de vue psychique si l’on ne prend pas en compte ce sur quoi toute personne doit prendre appui pour supporter sa condition de sujet, et s’assumer comme sujet de ses actes.

Dans les sociétés prémodernes, la tradition et la religion assignaient aux individus leur place dans le monde, prédéfinissaient ce qu’ils étaient et ce qu’ils devaient ou pouvaient faire (Taylor, 1994). Les conditions de leur reconnaissance étaient déjà assurées a priori. Leur identité était comme préformée et encadrée tout au long de leur existence. Dans la compréhension et l’appréhension de soi, les notions d’identité et de reconnaissance n’étaient donc pas du tout centrales. De ce point de vue, la modernité se caractérise, pour les individus, par des alternatives effectives dans les choix de vie qui transfèrent progressivement aux sujets une responsabilité croissante dans l’agencement de leur existence comme dans ce qui la légitime. Dans les sociétés prémodernes toujours, le changement des structures sociales, lorsqu’il opérait, se produisait plus lentement que le remplacement de trois générations pouvant coexister à un même moment donné (Rosa, 2010). C’est pourquoi le « temps social » vécu paraissait stable et les changements peu visibles, sauf ceux produits par les événements critiques impondérables de l’existence. Mais lorsque le rythme du changement social déborde celui du remplacement des générations, conserver une identité personnelle stabilisée par l’institution devient plus difficile. N’est-ce pas, là, un des produits de la postmodernité ?

Si l’on considère qu’une des fonctions des institutions est de fournir pour chacun d’entre nous des briques essentielles de notre construction identitaire et d’assurer une partie importante de notre légitimité à être et à agir, cette évolution temporelle ne peut être sans effet sur les individus. Les institutions nous dispensent, pour le meilleur comme pour le pire, d’avoir à soutenir personnellement une part de ce que nous entreprenons sous leur couvert. Ce faisant, elles tiennent lieu de fonction sémiotique et fabriquent du symbolique, c’est-à-dire quelque chose qui dépasse les gestes individuels et assigne le sujet [4] à une position particulière : celle de représenter (à son insu le plus souvent) un « ensemble » (fait de fragments de fantasmes et de mythes familiaux et groupaux, d’idéaux, de valeurs, etc.) qui déborde sa propre personne.

Parce qu’elles sont soumises aux forces d’accélération, les institutions sont vouées à se transformer à leur tour à un rythme qui doit suivre le mouvement, et lorsque la vitesse de changement dépasse un certain seuil, nous faisons l’hypothèse qu’elles tendent à se désinstitutionaliser [5] , c’est-à-dire à perdre leur pouvoir de prégnance sémiotique pour le sujet. Par prégnance sémiotique nous entendons ici ce qui, de la tradition, des institutions ou du fonctionnement social, est transmis, à la façon d’une texture déterminée de sens, et qui rattache dans des entrelacs complexes les contenus psychiques individuels (et les situations factuelles) référés au lien social (comme le rapport à la loi, à l’autorité, au bien commun, aux savoirs, à la transmission, à l’éducation, etc.), à une potentialité de sens assurant la continuité de la culture d’appartenance du sujet et son renouvellement, son évolution.

Détemporalisation du temps et déresponsabilité du sujet

On peut se demander ce qui échoit au sujet quand cette contenance qu’est l’institution (tout encombrante qu’elle puisse être ou apparaître par ailleurs) s’efface, se dissout. Ce qui lui échoit, c’est de devoir soutenir dans une certaine solitude les conditions de son identité, c’est aussi de devoir assumer en responsabilité ses actes, allégé des contraintes que les institutions peuvent faire peser, mais aussi dépourvu des sauvegardes que ces mêmes institutions produisent. On pourrait voir là un progrès, une émancipation qui élèvent un peu plus encore la condition humaine en l’affranchissant d’une part de déterminisme (familial, social, culturel, etc.). Mais à y regarder de près est-ce aussi vrai que cela ?

Considérons une différence essentielle entre deux positions du sujet responsable : celle où il s’agit de « répondre de… » et celle où il importe « d’être responsable de… » Dans le premier cas, le sujet est, dans ses actes, engagé par quelque chose dont il ne cerne sans doute pas tous les tenants et aboutissants. Mais cette part éventuelle de méconnaissance ne le soustrait pas à la responsabilité dans laquelle il s’engage malgré tout (je réponds de…, c’est-à-dire je suis foncièrement engagé par ma parole, par mon acte…), et l’engagement peut s’étendre à un autre que soi (c’est-à-dire je réponds de untel). Dans le second cas, la responsabilité est celle d’un sujet « cognitif », elle est circonscrite, objectivable, comme c’est le cas dans les formes que peut prendre un contrat. La responsabilité est dès lors réifiée, définie et délimitée en somme par les termes du contrat. On peut voir, par exemple dans les pratiques psychothérapiques actuelles, s’opérer un glissement qui modifie de façon substantielle la relation thérapeutique entre le patient et le soignant, l’idée de contrat se substituant progressivement à celle de pacte thérapeutique, transformant de façon notoire les conditions et les formes de l’alliance thérapeutique comme celles du transfert (Gadeau, 2014 b). Le patient devient client, et la psychothérapie un produit de consommation comme un autre. De façon plus large, la protocolisation des soins, à travers des procédures codifiées, des recommandations dites de « bonnes pratiques professionnelles », conduit à une standardisation des pratiques, qui, derrière la louable intention des autorités publiques d’offrir le meilleur service ou la meilleure protection aux usagers, conduit à une déresponsabilité du sujet au profit d’une responsabilité de l’individu.

Qu’est-ce que cela signifie ? D’abord qu’il faut appliquer strictement les recommandations, les protocoles prévus pour pouvoir être dégagés de toute responsabilité dans les actes professionnels de soin. Cette logique conduit à des écarts de plus en plus importants entre le travail réel et le travail prescrit (Dejours, 2003) et donc à une souffrance au travail augmentée. Cela signifie ensuite qu’avec la dissolution du rapport institutionnel disparaît l’engagement du sujet dans ses actes, à quoi répond du même coup une augmentation des opérations de contrôle, tous azimuts, pourrait-on dire. C’est le contrôle des personnels à travers la quantification de leurs actions que les feuilles de calcul excellent à montrer, mais aussi le contrôle des établissements et services avec la mise en œuvre par exemple de l’évaluation externe périodique des établissements sociaux et médico-sociaux [6] . Enfin, cela signifie que la déresponsabilité du sujet au profit d’une responsabilité de l’individu risque de conduire à une judiciarisation extrême des rapports sociaux, un appel permanent à des tiers-juges.

Cette « déresponsabilisation » est le produit symptomatique d’un désengagement foncier de l’individu comme sujet au sens où ses déterminations ne sont plus reliées à une transcendance institutionnelle, à un contenant référant qui lui assure une certaine légitimité (par filiation, affiliation, etc.), mais aussi des limites (tout n’est pas possible pas plus que tout n’est permis). C’est ce qu’on observe dans les dynamiques psychiques individuelles lorsqu’elles s’organisent sur le versant de la jouissance au détriment de la logique du désir. La dynamique du désir suppose une temporalité tempérée, transitionnelle (Gadeau, 2014 a), une attente et un horizon de possibles, mais aussi quelque chose qui limite ou empêche, qui interdit ou s’oppose irréductiblement au comblement du manque. L’accomplissement du désir ne saurait être que partiel, et cet inachèvement participe à garantir au désir son insistance et son renouvellement. La jouissance, elle, exige une réalisation sans délai, sans limites temporelles ou économiques (au sens de l’économie pulsionnelle). La temporalité psychique semble s’y déployer de façon erratique, et dominent comme forme de relations objectales l’urgence (dans la consommation, dans les objectifs à atteindre, etc.), le zapping, le multitâche, toutes formes de précipités temporels qui affectent la qualité du lien à l’objet, lequel paraît se dégrader dans l’instant même où il est investi. Ce qui anime le désir comporte une part d’insu chez le sujet, une part de contradiction, quelquefois de paradoxe, et confronte en tension des éléments hétérogènes de la psyché (processus primaires/processus secondaires, réalité interne/réalité externe, réalité/réel, etc.), ouvrant à l’imprévu, à l’inédit, au travail créateur, ce que Winnicott nommait l’espace potentiel. Du côté de la jouissance, rien qui ne doive faire obstacle à la réalisation des vœux, aucune contradiction, pas d’interdit avec quoi composer, pas de limite non plus. Le chemin qui conduit de la tension (besoin) à son soulagement doit prendre la voie la plus directe. Mais la rencontre avec l’objet alimente un puits sans fond, par défaut de contenance, qui se creuse un peu plus à chaque traversée de l’objet, créant un nouveau besoin, et le néo-besoin appelant un nouvel objet pour le combler.

Ce rapport à l’objet sur le versant de la jouissance est à mettre en regard d’une évolution très sensible dans le rapport individuel lié à la postmodernité. Ce à quoi nous avons affaire aujourd’hui peut être compris comme une détemporalisation du temps, c’est-à-dire une annulation rétroactive des contraintes temporelles, voire un déni de tout impératif temporel prédéfini. Considérons le déroulement séquentiel et programmatique d’une journée [7] et imaginons ceci : « lever à 6h30 ; travail de 8h à 12h ; pause déjeuner ; reprise de l’activité-travail 13h-30 à 17h30 ; à 18h, cours de yoga ; vers 20h, dîner chez X, etc. ». Cette vision « programmatique » du temps tend à s’effacer aujourd’hui dans la jeune génération au profit d’une gestion situationnelle du temps, c’est-à-dire d’une gestion du temps en temps réel qui rompt assez largement avec toute idée de prévision, d’engagement, d’horizon temporel. L’occurrence d’une activité se détermine au voisinage du terme de l’activité précédente, se réalise ou s’annule, se substitue à une autre, dans une temporalité de l’instant, gouvernée en grande partie par des événements contingents (par exemple : déjeuner si j’ai terminé mon travail [et type de déjeuner selon le temps disponible] ; yoga si je me sens bien (ou mal) ; X m’appelle, on décide de se retrouver pour dîner ; proposition d’Y, j’annule le dîner avec X, etc.). On entrevoit combien l’engagement du sujet peut être susceptible de disparaître derrière les contingences, l’impératif ou les opportunités de l’instant. C’est dès lors le poids de l’actuel au détriment du présent, d’une actualité sans présence, c’est-à-dire sans que le sujet ait à répondre de ce qui le détermine ou l’anime. Dans une gestion situationnelle du temps, les contingences, les hasards, les opportunités saisies dans l’instant le font pour lui. L’acte (qui représente le sujet) disparaît derrière l’agir ou la réaction (conséquence de la contingence). En cela, on peut considérer que la détemporalisation du temps est consubstantielle d’une déresponsabilité subjectale et participe de l’économie de la perversion ordinaire (Lebrun, 2007).

Vers un narcissisme pervers

Contemporaine du travail de Lyotard, la recherche de Lasch (1979) faisant suite aux travaux de Riesman (1950) met en avant un hédonisme de l’instant (se substituant au sens de la satisfaction dans un avenir lointain) comme une des caractéristiques majeures à ses yeux de la société de la fin du vingtième siècle. Selon Lasch, cet hédonisme masque en fait une lutte pour le pouvoir, c’est-à-dire qu’avec le plaisir immédiat, on n’assiste pas à un développement de la sociabilité, du partage ou de la coopération, mais à une plus grande habileté dans l’art d’exploiter les relations interpersonnelles à son avantage. Plus encore, Lasch discerne une sorte de théâtralisation de la vie quotidienne à travers un moi-acteur qui s’examine sans cesse, se jauge, anxieux, à la recherche de signes de « défaillance » physique ou sociale. L’imagerie et la technologie médicale étant là, tout comme les réseaux sociaux, pour confirmer ou infirmer les craintes de l’individu, à la fois acteur et spectateur, vivant entouré de miroirs : « en eux, nous cherchons à nous rassurer sur notre pouvoir de captiver ou d’impressionner les autres, tout en demeurant à l’affût des imperfections qui pourraient nuire à l’apparence que nous voulons donner [8]  ». L’analyse de Lasch s’étend au champ éducatif, et l’amène à envisager une « prolétarisation du métier de parent » qui se produit lorsque les « professionnels du secteur médico-social « s’approprient les techniques de l’éducation de l’enfant dès sa naissance ». Ce transfert des compétences parentales à d’autres agents est assimilé par Lasch à la situation des travailleurs qui, à l’ère industrielle, furent dépossédés de leurs outils et de leur savoir-faire. Aussi, les parents n’ont-ils plus guère à transmettre à leurs enfants que leur amour. Mais, interroge-t-il, un amour sans discipline permet-il d’assurer la continuité entre générations et la transmission d’une culture ? Dans ce contexte de recul de l’autorité parentale, peut-on imaginer chez les enfants comme un déficit d’identification aux parents entravant plus encore la transmission générationnelle ? Pour Lasch, cela ne fait guère de doute, au point même qu’il envisage la construction topique de l’homme de la postmodernité comme faite « d’un surmoi sévère et punitif, fondé en grande partie sur des images archaïques des parents, jointes à des images d’un moi grandiose, […]  un idéal démesuré de la réussite et de la renommée » dont l’extrême férocité, si l’idéal n’est pas atteint, entraînera « de violentes oscillations dans l’estime de soi que l’on trouve si souvent dans le narcissisme pathologique [9]  ». Cette fragilité narcissique est également perceptible dans la recherche du respect, qui est « d’une manière surprenante, devenu l’impératif absolu, la norme d’un monde qui refuse les normes [10]  ».

À l’évolution de la temporalité inter- et intrasubjective comme trait de la postmodernité correspond une évolution corrélative sur laquelle la plupart des auteurs contemporains sur la base de données cliniques psychothérapiques s’accordent aujourd’hui, celle des problématiques narcissiques, en lieu et place de modes d’organisation plus classiquement œdipiens (Lazartigues, 2001 ; Hayez, 2001 ; Mille, Guyomard, Niesen, 2003 ; Gadeau, 2014a [11] ). Dans les problématiques narcissiques, l’angoisse l’emporte sur la culpabilité à laquelle le sujet ne peut cependant échapper. Mais la conflictualité interne relève moins d’une pression surmoïque que des exigences de l’idéal attaché au narcissisme primaire. Émergent ainsi des éprouvés de l’ordre de la honte qui doivent être combattus, évités, niés lorsque manquent les références normalement attachées aux dispositifs institutionnels. C’est aussi l’identité qu’il faut asseoir, mais déliée de toute référence au passé, de toute contenance institutionnelle, elle ne trouve ses étais qu’au dehors de soi, dans les objets et les pratiques sociales à la mode, aussi éphémères qu’inconsistantes [12] .

Mais la détemporalisation du temps a des conséquences majeures dans le rapport à la loi au sens où ont été établies, à la suite de Magoudi (1992), certaines relations entre la temporalité psychique et le registre de la Loi symbolique. La temporalité psychique serait un vecteur essentiel alimentant l’internalisation de la loi symbolique et un des opérateurs de construction de l’Idéal du Moi. Sous le terme d’anomie temporelle (Gadeau, 2010, 2014a) ont été décrites des caractéristiques de fonctionnement de la temporalité psychique des parents, qui, suivant l’évolution sociétale ici dessinée, participent à ce glissement, à certains égards, régressif [13]  : glissement de l’idéal du moi au moi idéal (celui de la toute-puissance narcissique propre aux premiers développements de l’enfant) ; glissement d’un rapport à la loi internalisé à celui d’un rapport externe conduisant à la frénésie, voire à une industrie du contrôle (caméras de surveillance dans les lieux publics et privés, accréditations et évaluations internes et externes des établissements, développement des protocoles en matière de soin, etc.) ; glissement de l’autonomie psychique à l’indépendance psychique et aux dépendances pathologiques (Gadeau 2014b) ; glissement d’une organisation psychique largement régie par la logique du désir et de la parole (la frustration du désir étant un moteur temporel potentialisant des possibles et dessinant des limites, un logos et un ethos en partie communs au même groupe social) à une organisation gouvernée largement par la logique du besoin (la frustration se commuant en privation source d’envie rageuse, de destructivité si l’objet de comblement ne se montre pas immédiatement à disposition) ; glissement donc de la médiation à l’immédiateté, du présent nourrissant un futur possible à une actualité bouclée sur elle-même et revendiquant tous les possibles sans restriction, sans limites. C’est ici que le narcissisme se fait pervers, puisqu’il bouscule tous les dispositifs promulgateurs de loi pour contenir sa part fragile ou blessée.

À quelle forme d’effacement tout changement de limites sociétales conduit-il et à quel renouvellement de limite participe-t-il, s’il conduit à cela ? C’est précisément là qu’on peut évoquer un processus possiblement pervers [14] à l’œuvre, en ceci que la perversion est déplacement, ou plutôt effacement des limites, abolition des frontières qui bordent les états différenciés (comme ouvert/fermé, attirance/répulsion, présent/absent, actif/passif, phallique/castré, masculin/féminin, accusateur/accusé, bourreau/victime, etc.) et déploiement de tous les possibles, de toutes les combinatoires. L’accélération du changement qu’autorise le progrès technoscientifique ouvre-t-elle à des formes de régulations nouvelles s’inventant au fur et à mesure du changement ou bien façonne-t-elle à notre insu les clés de boîtes de Pandore que la société postmoderne ouvrira sans même le savoir ? Qu’en est-il par exemple des alliances entre l’économie libérale et les progrès de la génomique ?

Quelle société saura résister à ce que Testard (1992), il y a plus de vingt ans, a déjà identifié. Il distinguait trois grandes étapes dans l’eugénisme dont les deux dernières sont en lien direct avec l’avancée biotechnologique : l’eugénisme qui trie les individus ; l’eugénisme qui trie les fœtus (avortements résultant de diagnostics par échographie, amniocentèse ou biopsie) ; et l’eugénisme qui trie les œufs. Cette troisième forme d’eugénisme, paradoxalement, ne semble pas soulever les mêmes questionnements ontologiques que les deux autres, particulièrement depuis qu’un comité d’éthique américain a introduit, en 1979, la notion de « pré-embryon » pour désigner l’embryon de moins de quatorze jours. Pour Testard, la dimension dramatique de l’avortement engage la responsabilité et la douleur des individus, tandis que le tri des œufs les annule. Insensiblement, le risque d’une nouvelle sélection se dessine. Si le tri des pré-embryons permet de réduire ou d’éviter le recours pour des raisons thérapeutiques à un avortement toujours traumatique, se profilent aussi sûrement l’actualisation et la réalisation de désirs, désirs de performance, désirs de perfection narcissique par la sélection désormais possible à partir de critères génétiques par lesquels l’enfant à naître, réifié dès sa conception, se verrait non seulement exempt de toute tare identifiable, mais aussi doté de traits délibérément choisis.

La question au fond soulevée à travers les problèmes de bioéthique est bien de savoir ce qui peut contenir l’extension des possibles dans la société postmoderne. Derrière les arguments légitimes que chacun peut développer pour assouvir ses souhaits, derrière la rhétorique qui peut emporter l’assentiment d’un groupe, reste la question du franchissement de frontières que l’accélération du progrès des technosciences repousse constamment, donc de ce qui se pose comme limite et donne son sens à la Loi.

Pour conclure

On ne saurait se faire l’avocat d’une sorte d’antimodernité dont Compagnon (2005) dit ironiquement qu’elle avance en regardant dans le rétroviseur. Cependant, il importe d’ouvrir des angles d’analyse des effets de la postmodernité ou tout simplement de ce que l’accélération du changement social et technologique entraîne à sa suite. Qu’est-ce qu’une pensée traversée par la perversion, qu’est-ce qu’un fonctionnement individuel ou groupal se situant aux abords de la perversion ? C’est une pensée qui finit par se faire ignorante de la temporalité, de la transmission générationnelle, de l’héritage, de l’hétérogène. C’est une pensée qui finit par annuler ou dénier tout ancrage historique [15] , par nourrir et diffuser l’auto-engendrement, l’autocréation. Elle fait vivre dans un présent immédiat, clivé de tout passé, dans la jouissance de l’instant. Son futur est dans le présent. Les limites qui instaurent un ordre entre les choses et les mots par quoi la différenciation (entre les sexes notamment) qui œuvre à la reconnaissance de l’altérité, la pensée « perverse » lentement les dissout. L’enjeu est bien d’éclairer la part de soustraction de l’interdit que toute liberté nouvelle conquise par la postmodernité est susceptible de drainer avec elle et les effets qui s’ensuivent. La déresponsabilité subjectale est sans doute un de ces effets.

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Résumé :

L’accélération des changements propre à la postmodernité s’accompagne-t-elle de remaniements structuraux au niveau du fonctionnement psychologique (intra- et intersubjectif) et social dont on pourrait décrire certains éléments et définir certains liens ? Dans le champ de la psychopathologie et en psychothérapie, on constate depuis une vingtaine d’année une augmentation des problématiques narcissiques par rapport à des modes d’organisation névrotiques, ce qui ne saurait s’expliquer sans prise en compte de facteurs impliquant l’évolution sociétale.  En prenant la temporalité comme angle de lecture, l’auteur soutient l’idée que l’accélération du changement (provoqué notamment par l’évolution technoscientifique), si elle s’accompagne de progrès améliorant potentiellement la condition humaine, produit dans le même temps une fragilisation des assises identitaires et narcissiques de l’homme, induite elle-même par un processus sous-jacent de désinstitutionalisation et de détemporalisation du temps.  Cette déstructuration temporelle ouvre un espace au déploiement de mécanismes et de formes de fonctionnement au voisinage de la perversion, comme la déresponsabilité subjectale. Sont ainsi posées (et subsumées sous le terme de narcissisme pervers), certaines des caractéristiques du nouveau rapport au Temps et à la Loi.

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Mots-clés :

temporalité, responsabilité, institution, postmodernité, changement, narcissisme pervers, Loi.

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Notes

  • [1]↑– Le concept de postmodernité lui-même n’est pas si récent que cela puisqu’il apparait sous la plume de Rudolph Pannwitz qui, en 1917, qualifiait le surhomme nietzschéen de « postmoderne » Cf. le travail de Guth (1973) consacré à Pannwitz. Pour une approche complète de l’histoire de la terminologie du mot « postmoderne » et de ses dérivés, voir Rose (1991), mais aussi l’article de Brodeur (1993).
  • [2]↑– Ces grands récits fonctionnant comme des enveloppes narratives temporelles, dont le partage soudait la communauté à laquelle ses membres étaient identifiés en procurant un horizon d’attente, une espérance, un projet.
  • [3]↑– Je ne reprends pas ici les travaux de Giddens qui réfute les descriptions en termes de rupture entre modernité et postmodernité, et défend l’idée d’un continuum, la postmodernité n’étant qu’un produit de la logique de la modernité poussée à son point extrême, qu’il nomme modernité radicalisée.
  • [4]↑– C’est d’ailleurs une définition du sujet, soit ce qui est au-delà de l’individu. L’individu ne suppose aucune division interne, quand le sujet, lui, est divisé, traversé par l’insu de soi et travaillé par le rapport à l’Autre, fonction instituante et symboligène.
  • [5]↑– Voir notamment les travaux de Blais, Gauchet, Ottavi (2008) et ce qu’ils nomment la « détraditionalisation » comme facteur de perte de sens des savoirs transmis. Ils identifient également des désordres au niveau des articulations entre institutions, comme la famille et l’école par exemple, entrainant un affaiblissement de cette dernière dans sa capacité éducative.
  • [6]↑– Une étude serait à réaliser pour établir le coût financier réel que représentent ces évaluations pour l’assurance maladie.
  • [7]↑– Cet exemple, certes simplificateur, vise simplement à décrire une évolution tendancielle, présente surtout dans les jeunes générations. J’ajoute que ces comportements, s’ils constituent un trait de fonctionnement dominant chez certains, peuvent chez d’autres voisiner/alterner avec un rapport à la parole plus engagé.
  • [8]↑– Ch. Lasch, La culture du narcissisme (1979), Paris, Champs-Flammarion, trad. franç. 2006, p 129.
  • [9]↑Ibid., p. 225.
  • [10]↑– M.-C. Blais, M. Gauchet, D. Ottavi, Conditions de l’éducation, Paris, Stock, 2008, p. 51.
  • [11]↑– Mais aussi, dans une terminologie un peu différente, Melman (2009). Il existe cependant d’autres analyses qui, partant d’un même constat clinique, parviennent à une compréhension du phénomène sensiblement différente, voire en certains points largement opposée à celle que nous proposons. C’est le cas par exemple dans une approche systémique des travaux de Gaillard (2009) qui débouchent sur ce qu’il appelle des paradoxes, mais qu’on pourrait aussi bien considérer comme des apories. C’est parmi d’autres le cas de l’usage fait des notions d’autonomie/hétéronomie/indépendance qui le conduisent à considérer les adolescents « mutants » comme construits sur la base de l’autonomie (quand les névrosés « d’avant » le seraient sur le mode hétéronome) et pourtant pas vraiment autonomes puisqu’ils ont besoin d’étayages, de contrôle externe pour fonctionner…
  • [12]↑– Voir les récréatives autant qu’incisives chroniques de Muray (2010) et les analyses de Baudrillard (1986, 1990).
  • [13]↑– Pas uniquement régressif sans doute, puisque les nouveaux modes de fonctionnement psychique s’allègent d’une part de culpabilité inconsciente et ouvrent l’économie pulsionnelle à des possibles jusqu’alors peu envisageables.
  • [14]↑– Je parle ici d’une logique voisinant avec la perversion, pas de sujets organisés structurellement sur un mode pervers. Ainsi, certains groupes peuvent-ils fonctionner sur un mode de type pervers sans qu’il ait un sujet pervers dans le groupe.
  • [15]↑– Voir l’analyse développée par Blais, Gauchet, Ottavi (2008). Ces auteurs montrent notamment combien l’éducation scolaire d’aujourd’hui nie (sans le savoir) l’appartenance de l’élève à une antériorité, à un savoir qui le précède et participe à son inscription sociale. Cette négation se fait en privilégiant les besoins de l’élève au présent (ce que nous nommons ici l’actuel), « non pour rejoindre un état donné de savoir ou de culture, ou pour acquérir un bagage commun, mais pour répondre à une nécessité personnelle ». Désormais, « la connaissance n’a de sens qu’individuel et actuel », p. 74.