Les hikikomoris, ces adolescents qui vivent cloitrés chez leurs parents

Les hikikomoris, ces adolescents qui vivent cloitrés chez leurs parents

Par Thierry Vincent

Au Japon ce phénomène de repli social est appelé « Hikikomori »

Le motif de consultation d’un ou des deux parents est récurent et presque banal : leur fils (car il s’agit le plus souvent d’un garçon), en général âgé de 16 à 24 ans, vit cloitré dans sa chambre, n’a plus d’activité sociale, ne communique presque plus avec sa famille, vit la nuit, dort le jour et, malgré promesses, menaces et supplications, ne change pas d’attitude depuis des mois. Les parents inquiets sont venus consulter, ne savent plus quoi faire, leur fils refusant évidemment de voir un médecin et encore plus un « psy ».

Les renseignements fournis par la famille sont également bien classiques : leur fils s’est plus ou moins rapidement déscolarisé ou arrêté ses études, a promis qu’il allait travailler, n’a pas trouvé de travail (« il n’en a pas beaucoup cherché » entend-on souvent) et s’est progressivement isolé, ne sortant que peu de sa chambre ou tardivement la nuit, refusant progressivement de partager les repas familiaux, coupant presque toute communication avec ses parents et ses frères et sœurs, passant sans doute beaucoup de temps sur internet à jouer à des jeux en ligne. Des soupçons de prise quotidienne de toxiques (en particulier de cannabis) sont fréquemment évoqués.

Devant une telle attitude le médecin soupçonne un trouble psychique grave, en particulier une schizophrénie, ce qui n’est pas la règle. Les parents souhaiteraient évidemment que leur fils consulte, mais il  refuse de le faire, ne s’estimant pas malade, conseillant parfois à ses parents de le faire pour eux car « ils en auraient bien besoin » !

Comment comprendre ce qui se passe et comment faire ?

Il y a dans ce trouble, une dimension à la fois psychique et anthropologique. De tous temps et en tous lieux, et en particulier dans les sociétés dites « traditionnelles », il existait des procédures consistant à séparer les enfants (surtout les garçons) de leur mère à partir de la puberté, à les initier aux rites de la cité ou du village, afin de leur permettre ensuite de mener une vie d’adulte à distance du foyer maternel, créant leur propre foyer. Ces procédures sont connues sous le nom de « rites de passage ». De telles procédures institutionnelles n’existent plus dans nos sociétés modernes. Un des derniers rites de passage était sans doute la conscription (le service militaire obligatoire, acquis de la Révolution Française) qui obligeait les garçons de chaque famille à quitter leur campagne, leur quartier, à se trouver mêlés à d’autres jeunes gens de leur âge de toute condition sociale et de toute provenance, créant souvent avec eux des amitiés durables. Avant les années 60, période où la conscription a commencé à s’effacer pour disparaître complètement dans les années 90, « on était un homme quand on avait fait le régiment ». Actuellement, rien n’oblige plus les jeunes français (comme la plupart des jeunes Européens) à quitter leur famille, si ce n’est des choix personnels la plupart du temps commandités par les études (en particulier universitaires) et parfois des choix amoureux (installation avec une amie ou un ami). De plus, certaines difficultés économiques rendent quasi obligée la présence sous le toit parental.

Pourtant, ce dont il s’agit chez ces adolescents ou jeunes adultes enfermés chez leurs parents, c’est la difficulté à devenir un homme, c’est-à-dire à se montrer capable d’un certain nombre d’engagements professionnels, amoureux, etc., les dégageant du « lieu maternel » en l’occurrence leur chambre, où ils se sont mis à vivre plus ou moins à leur insu comme des parasites : profitant du confort familial (vivre et couvert) sans contrepartie aucune, voire en rendant pénible, du fait de leur irascibilité et de leur refus de communiquer, l’atmosphère à la maison. Progressivement, à compter de leur déscolarisation (l’équivalent à leur âge d’une authentique désocialisation) ils se sont mis à régresser pour vivre dans une situation quasi fœtale : leur chambre, dont ils ont bien du mal à sortir, leur servant d’utérus, leur ordinateur, qu’ils ne peuvent débrancher, de cordon ombilical…

En réalité, et dans la grande majorité des cas, l’intéressé est bien conscient de la situation, mais a du mal à se l’avouer et surtout, ne sait pas comment faire pour sortir de ce cercle vicieux : moins il sort de chez lui, plus il est difficile de sortir, moins il en fait et plus il est difficile de faire.

Ce à quoi il ne peut parvenir, c’est à se séparer de son milieu familial, du « lieu » maternel, et ce qu’il craint par-dessus tout, c’est une rupture c’est-à-dire un sentiment d’abandon, alimenté par une incapacité à faire face aux obligations courantes liées à l’adolescence, en particulier l’obligation scolaire.

Que faire face à une telle situation ? : les parents gardent un rôle important.

Cette situation est le produit de difficultés anciennes dont l’isolement d’un des membres est le résultat. Aussi faut-il :

  • Accepter l’idée que spontanément l’enfant isolé n’est pas capable de produire le changement qu’on attend de lui et qu’en conséquence, ce sera la capacité des parents à changer d’attitude qui fera évoluer la situation.
  • Prendre conscience que l’isolement dans sa chambre du fils ou de la fille se double, surtout si il ou elle vit avec un seul des parents, par un isolement en miroir de ce dernier : il s’agit souvent de la mère, qui travaille mais qui a renoncé à toute vie sociale et affective en dehors de son métier, se retrouvant de façon plus ou moins consciente dans la position du parent sacrifié et dont la fonction n’est plus que maternelle.
  • Ne pas méconnaitre aussi une autre position très classique dans laquelle s’est enlisée le couple parental : les parents sont en désaccord de longue date sur la conduite à tenir face à leur enfant et ce que propose l’un est systématiquement contesté par l’autre (souvent le père veut user d’autorité et mettre son fils devant les conséquences de son enfermement et la mère s’y oppose). Dans ce cas, rien ne changera car cette situation, tant qu’elle dure, pérennise l’enfermement.
  • Percevoir que l’autorité parentale est perdue depuis un moment déjà et qu’il est important de se demander comment la reconquérir. Une des raisons pour laquelle l’autorité parentale s’est perdue résulte du fait que les paroles parentales sont restées de simples paroles mais qu’aucun acte conséquent n’en a découlé : on menace, on proteste, mais en pratique on ne fait rien. Pour l’intéressé la parole est donc désincarnée, sans aucun sens et non fiable : il n’y croit plus.
  • Constater que fuir tout conflit sérieux avec son fils ou sa fille conduit à un conflit d’autant plus gros qu’on a auparavant beaucoup cédé.
  • Se résoudre au fait qu’un conflit est donc inévitable.
  • Bien comprendre que cette situation ne perdure que parce que les parents la tolère et la tolère souvent depuis longtemps. Ils ont en réalité baissé les bras, n’ont plus eu le courage de se battre devant l’inertie de leur enfant, ont refusé d’admettre la gravité d’une situation dans laquelle ce dernier est sorti du système scolaire, n’a pas cherché de travail ou a refusé de se soigner et de prendre ses difficultés en considération. Plus ou moins à leur insu, ils facilitent le retrait de leur fils ou de leur fille en n’ayant plus aucune exigence à son égard (de peur des conflits qui en résulteraient) en lui fournissant sans aucune réciprocité : vivre, couvert, logement, accès internet, quand ce n’est pas de l’argent de poche pour qu’il s’achète alcool et cannabis, permettant ainsi la poursuite de sa fuite devant la réalité de sa vie. Ils sont devenus inconsciemment les complices d’une situation qu’ils déplorent par ailleurs.

Pour quelle raison les parents se sont-ils enfermés avec leur enfant dans ce cercle vicieux ?

Nous en avons déjà détaillé les raisons dont l’une est l’isolement plus ou moins camouflé de la famille et l’autre sa tolérance à l’intolérable. Comment comprendre cette dernière ?

Par la peur le plus souvent : celle du suicide ou du risque de marginalisation extrême, le risque d’envoyer son enfant dans la rue.

De tels risques existent, ils sont souvent moindres que l’on ne le croit mais ils existent. De même que malheureusement bien des enfants se marginalisent ou se suicident sans s’être auparavant retrouvés dans la situation que nous décrivons.

Ici, c’est à chacun d’y réfléchir, et de décider. Peut-on cependant élever des enfants sans prendre aucun risque, en les protégeant de tout, en allant jusqu’à n’avoir plus aucune exigence à leur égard, au prétexte que toute exigence les conduirait à se détruire ? Renoncer à toute exigence n’est-ce pas une forme plus ou moins masquée d’abandon ?

Il arrive aussi que certains parents, de manière plus ou moins consciente, redoutent le départ de leur enfant de la maison parce qu’alors, ils se retrouveraient seuls, une éventualité à laquelle ils craignent de ne pouvoir faire face. Sans s’en rendre compte, ils ne permettent pas à leur enfant de trouver le chemin d’une autonomie qui lui est pourtant nécessaire.

Il ne s’agit pas de mettre à la porte son enfant du jour au lendemain et de le lâcher abruptement. Mais de commencer à retisser un lien avec son enfant en exigeant de lui qu’il reprenne sa place dans la famille avant d’en retrouver une dans le monde. En reprenant la main sur l’autorité, en cessant de disqualifier sa propre parole, en se convainquant qu’un adolescent ou un jeune adulte n’a que trois lieux possibles de socialité : l’école ou l’université, le milieu professionnel et, s’il ne peut être dans aucun des lieux précédents, un lieu de soin. Il n’y pas de quatrième possibilité. En acceptant aussi que des conflits vont être inévitables.

Il importe de rétablir une temporalité perdue, de donner des échéances et de s’y tenir et de s’efforcer d’accompagner son enfant dans des démarches qu’il va devoir faire : rendez-vous médicaux, avec les services sociaux, les conseillers d’orientation, etc,…

Tout cela est difficile à réaliser et ne sera possible que si les parents acceptent d’abord de changer leur attitude :

  • Ne pas baisser les bras.
  • Demander conseil, par exemple au médecin généraliste (qui peut sous un prétexte quelconque venir voir l’enfant et débuter une discussion avec lui qui sera plus « facile » qu’avec les parents). Ne pas hésiter à parler de leur situation auprès d’un tiers de confiance…
  • Se faire aider et entreprendre une démarche pour leur propre compte auprès de psychothérapeutes, afin de bien réfléchir à la façon dont ils se sont trouvés piégés dans une telle situation.
  • Se renseigner et trouver du soutien auprès d’associations. Par exemple l’UNAFAM (il en existe une section dans chaque région).
  • Savoir s’il existe dans sa région une équipe mobile psychiatrique (basée en général au centre psychiatrique du département) susceptible de se déplacer et de prendre contact avec la famille et l’intéressé.

Chaque chemin « de sortie » est singulier, encore faut-il se remettre à marcher…