Plainte somatique et intervention psychothérapique

La plainte somatique et l’intervention psychothérapique

Par Manuel Rubio

Pour citer cet article :

Rubio M. (2013), « La plainte comme convocation de l’acte thérapeutique. », Enfances & Psy , 61, 4, 99-108.

L’acte médical est ici interrogé dans son rapport particulier avec la plainte somatique en milieu pédopsychiatrique. Il procède, dans l’idéal, de l’articulation de deux spécialités cliniques : la pédiatrie pour l’approche médicale et la psychiatrie pour l’approche psychologique. La coordination de ces deux cultures professionnelles distinctes est censée produire un éclairage complémentaire. Mais comment apporter une réponse thérapeutique consensuelle à partir de référentiels théoriques différents ? Et sommes-nous sûrs de ne pas répondre avant d’avoir saisi la ou les questions ?

Sous deux aspects, la plainte somatique se présente comme en excès. D’une part, au niveau institutionnel, elle divise les équipes soignantes, sur le plan théorique aussi bien que thérapeutique. D’autre part, elle est surdéterminée à l’adolescence où le corps, dans sa nouvelle dimension sexuée, rejoint la question de l’en-trop. Cette clinique particulière, aride mais néanmoins actuelle, offre une occasion de révéler l’insuffisance de notre savoir médical, et de le mettre au travail grâce aux questions que formule le réel de la plainte. Ces quelques lignes ont pour ambition non pas de résumer l’immense corpus de psychosomatique, mais de rejoindre une de ses préoccupations dans le repérage de ce qui peut constituer un acte thérapeutique.

L’accueil de la plainte somatique

Il y a deux positions caricaturales dans l’accueil de la plainte somatique en milieu médical : la psychogenèse, qui attribue à tout symptôme une origine psychique, éventuellement curable par psychothérapie ; et l’organogenèse qui, dans la recherche de l’organe impliqué, peut conduire à des investigations diagnostiques supplémentaires. Il incombe au médecin d’éviter ces écueils pour ne pas méconnaître un diagnostic potentiellement curable, et éviter une surenchère dangereuse. La délibération diagnostique est associée au repérage du moment juste où stopper les recherches paracliniques pour les réorienter vers une approche psychologique. Cette délibération s’effectue en équipe lors des staffs, mais l’organisation d’un service de médecine peut également être pensée autour de cet impératif.

La notion de crise à l’adolescence a pour principale difficulté d’être transnosographique, voire prénosographique, par sa dimension de potentialité diagnostique et sa référence à une norme sociale. Cet état de souffrance psychique donne une tonalité particulière aux symptômes somatiques et peut en perturber le décryptage sémiologique. Nous verrons, à travers un exemple clinique, comment peut être reçue une plainte somatique dans un service de pédiatrie, en l’occurrence celui de l’hôpital de Neuilly-Puteaux-Courbevoie qui intègre, depuis 2004, une équipe de pédopsychiatrie. Ce service a été initialement créé pour prendre en charge les tentatives de suicide à l’adolescence, qui nécessitent au minimum une hospitalisation de vingt-quatre heures et un avis psychiatrique [1] . Les plaintes somatiques se retrouvent chez 30 % des jeunes suicidants hospitalisés, avec une nette prédominance féminine (Choquet, 2003), ce qui situe ce lieu d’observation aux premières loges de ce qui est à la fois un risque relatif et une comorbidité des conduites suicidaires. Le syndrome dépressif et le syndrome anxieux sont des diagnostics fréquents dans cette unité d’hospitalisation. La mise en lumière de la dynamique institutionnelle fait valoir la dimension psychique des phénomènes cliniques.

Mathieu, 13 ans, est hospitalisé pour des attaques de panique à répétition et des peurs phobiques. Il est en garde alternée depuis le divorce de ses parents, il y a un an. Ces symptômes le handicapent beaucoup ; il redouble sa classe de 5e ; il a peur de se promener seul, d’être battu par certains camarades de son collège, d’être kidnappé quand il marche dans la rue. Il est adressé par son psychiatre libéral, régulièrement sollicité par la mère, 54 ans, directrice de communication en recherche d’emploi, très angoissée, qui souhaite obtenir la garde exclusive de son enfant unique. Madame est suivie en psychothérapie par une psychologue en ville et est reçue en consultation de pédopsychiatrie avec son fils. Le père, 65 ans, rentier, souhaite que la décision de garde alternée soit respectée. Mathieu ne souhaite plus retourner chez son père, installé depuis le divorce dans sa résidence secondaire en Normandie.

L’examen pédiatrique montre un enfant non pubère, pâle, en légère surcharge pondérale, un abdomen sensible sans localisation douloureuse précise. Ses antécédents médico-chirurgicaux sont sans particularité, hormis une consultation aux urgences pour des algies abdominales diffuses lors de vacances passées chez son père. Le médecin urgentiste diagnostique une constipation et pratique un lavement. Cet épisode est repris lors des entretiens. À l’hôpital, le protocole de soin est accepté sans difficulté à l’admission (visites parentales limitées à trente minutes par jour, pas de portable, ni d’Internet), puis il est transgressé par la mère avec des temps de visite trop longs et trop fréquents.

La journée, Mathieu participe à l’atelier écriture sans enthousiasme, les autres ateliers n’ayant pas lieu en ce mois d’août. L’alimentation est compliquée par une préférence pour les aliments mous au goût neutre ou sucré. Les infirmières de nuit s’inquiètent des déambulations nocturnes de Mathieu et de son contact étrange, oscillant entre dépendance affective et arrogance. Mathieu erre dans les couloirs, se plaint d’une anxiété permanente et de difficultés à s’endormir, de crises d’angoisse qui commencent par des maux de ventre, des tremblements, des céphalées et un sentiment de déréalisation : « Je me sens mal dans cette chambre bizarre. » En entretien, Mathieu examine l’interne d’un regard inquiet et pose des questions sur son grade pour interrompre les silences avec une certaine insolence. Le registre soutenu de ses questions et son aplomb font contraste avec l’environnement infantile qu’il a recréé dans sa chambre d’hôpital.

L’hôpital sera le théâtre de réactions affectives intenses lors des séparations entre la mère et le fils après les visites, et lors de la sortie avec retour chez le père. Lors de la visite de son père, Mathieu manifeste un refus de le voir d’autant plus bruyant qu’il sera entouré de soignants. Il lui reproche de vouloir le forcer à faire des choses qu’il refuse, dit qu’il lui fait peur car il a des réactions imprévisibles, sans lever la portée médicolégale de ce sous-entendu. Les questions précises posées autour d’une éventuelle agression sexuelle seront réfutées par un : « Non, pas ça ! » contrarié. Il décrit des moments où son père souhaite l’endurcir par des jeux brutaux qui l’effraient, épisodes que monsieur décrit comme une technique éducative mise en échec par un refus anxieux. Il souhaite amuser et stimuler son fils dans une quête de nouveaux jeux.

Mathieu souhaite rester tout le temps chez sa mère, seul endroit où il se sent « en sécurité », terme récurrent dans son discours. Face à la question : « Qu’est-ce qu’être en sécurité ? », il s’embarrasse et dit qu’il commence à avoir une crise d’angoisse, décrit des maux de ventre et veut terminer l’entretien pour aller aux toilettes. Durant les entretiens suivants, les toilettes serviront à abréger l’entretien ou à en retarder le début. Ces symptômes triviaux ne produisent aucune honte mais sont exhibés comme le signe de notre incompétence. Les paroxysmes anxieux surviennent selon la séquence suivante : après un moment d’inattention, Mathieu fait reformuler une question, puis fixe son interlocuteur d’un regard inquiet, insiste sur son incompréhension. Ce mouvement aboutit à une fuite dans la plainte à laquelle le médecin est sommé de répondre dans l’heure par un médicament qu’il sait d’avance inefficace. Mathieu insiste sur ses maux de ventre et ses insomnies d’endormissement sans envisager la possibilité d’une amélioration par notre fait. Les entretiens se transforment, dès lors, en des espaces transitionnels où il attend une réponse magique, antalgique, espérant une visite de sa mère, dans une ambiance d’impatience résignée.

Un entretien sera le théâtre d’une longue plainte clamée à l’unisson, d’un tragique larmoyant. Madame y décrit des moments de violence imprévisible chez son ex-mari sans plus d’éléments de gravité que le récit de Mathieu, tout cela enveloppé d’un étrange mystère autour d’une figure paternelle inquiétante, inhumaine, profondément étrangère au langage mère-fils. « Son père le terrifie. » L’équipe redoute alors que le discours maternel ne soit étayé, par Mathieu, par des accusations d’actes incestueux infondées, seul moyen d’obtenir ce qu’il veut.

Des algies abdominales étaient apparues il y a quelques mois, alors que Mathieu passait des vacances chez son père. Les douleurs étaient tellement vives qu’il l’emmena consulter aux urgences de l’hôpital le plus proche. Le médecin avait retenu, après examens, l’hypothèse d’une constipation et avait pratiqué un lavement que Mathieu décrira comme un événement traumatique et révoltant. Madame accuse le père d’avoir soutenu la prescription médicale qu’elle juge erronée, et Mathieu, de concert, y voit là le signe de l’incompétence médicale : « Ils m’ont fait un lavement alors que je n’étais pas constipé. » La figure du mauvais médecin de l’hôpital de province, écho de celle du mauvais père, entourera chacune de nos décisions concernant ses symptômes. En effet, Mathieu entretient avec les soignants un rapport clivé entre les gentils et les méchants. Ses plaintes sont préférentiellement adressées à certaines infirmières et puéricultrices qui semblent avoir avec lui une plus grande compassion.

Le symptôme somatique reste mobilisable à tout moment pour initier le contact soignant, mais il surgira également, intempestif, pour délégitimer l’hôpital, dans un irréductible ancrage au réel. La réunion clinique hebdomadaire entre équipe pédiatrique et pédopsychiatrique permet de synthétiser les informations pertinentes sur le patient, d’exposer les difficultés propres à chaque soignant pour les resituer dans la problématique actuelle du patient, et en conclure une prise en charge thérapeutique conjointe. Le dispositif hospitalier permet ici de séparer Mathieu et sa mère. La restriction des temps de visite, très difficile à faire respecter, est cruciale dans cette situation.

L’hospitalisation permet également une surveillance rapprochée des complications toujours possibles lorsque l’on suspecte une cause organique à une douleur abdominale aiguë. Les temps d’accueil, d’examens cliniques et de sortie mettent en perspective et redéploient une situation enchevêtrée qu’un simple lavement n’a visiblement pas réussi à débloquer. L’expertise pédiatrique permet à l’équipe de pédopsychiatrie un travail plus efficace sur les interactions familiales, le phénomène anxieux et l’accompagnement psychothérapeutique en ambulatoire à l’issu de l’hospitalisation.

La plainte comme rupture

Il y a, dans les caractéristiques d’une plainte somatique, un rapport singulier à la rupture. Nous risquons là cette analogie entre plainte somatique et rupture pour souligner l’heuristique d’une modalité de découpe du corps qui se définit par ses traits de fracture. La plainte peut être interprétée par le malade ou le soignant comme quelque chose de rompu à l’intérieur du corps ou le prodrome de cette rupture imminente, mais aussi comme une rupture de la plainte, une rupture de la rupture, quand elle se modifie ou s’interrompt brusquement. Son anamnèse révèle une rupture avec l’état antérieur, et cette modalité chronologique définit son caractère aigu ou chronique. Nous pouvons dire de ce type de plainte qu’elle est aiguë malgré sa chronicité, son immuable répétition ; il est surprenant qu’elle soit toujours là, même si elle change. Son irruption, bruyante, perturbe l’entretien, moteur infatigable, produisant les mêmes demandes à des adresses successives. Elle induit des réponses différentes créant une discontinuité dans les soins, voire le risque que les équipes désinvestissent les patients secondairement au diagnostic, comme cela peut être le cas lorsqu’un diagnostic d’hystérie a été posé pour un patient d’un service de neurologie, par exemple.

Il existe une inadéquation formelle entre la temporalité de la plainte et celle de l’hôpital, à plus forte raison dans une unité de crise, qui ne peut admettre un déroulé des motifs de rupture. La recherche des causes nécessite un travail d’analyse au long cours. L’unité de crise est, pour beaucoup d’adolescents, un premier contact avec la psychiatrie, limité à quelques jours d’hospitalisation. La qualité de cette brève rencontre permettra la mise en place d’un suivi ambulatoire apte à préciser certains éléments anamnestiques déterminants et une réélaboration après coup du symptôme aigu.

Les modes de réponse à cette rupture, volontairement ou non, et quelles qu’en soient les modalités, peuvent être : le silence, le consensus ou l’acte thérapeutique. La résolution de cette rupture peut s’apparenter à un rétablissement de continuité par une uniformisation des réponses apportées à la plainte par les différents intervenants, la réponse la plus uniforme étant la non-réponse. Le silence est cependant difficile à instituer à dose quotidienne et son efficacité sédative reste à démontrer. La dramatisation de l’incertitude pronostique pourrait être une invitation à la mobilisation des ressources du sujet, mais le pouvoir de suggestion est inéquitablement partagé au sein des équipes, et le réflexe de réassurance est difficile à contrarier.

Les tentatives d’établissement d’un consensus – position qui revient à admettre comme également vraies deux explications contradictoires – opèrent une sorte de rétablissement de continuité par pontage entre psychique et somatique, difficile à maintenir autrement que par habileté rhétorique. Il est également peu probable que le consensus entraîne un effet sédatif sur le symptôme supérieur à la non-réponse. La délibération collective sur le traitement de ce mal a pour but d’adopter une des hypothèses explicatives. Ce choix a pour conséquence d’annuler l’effet de rupture en créant une nouvelle continuité, plus robuste, par annulation d’une des deux parties disjointes. La délibération collective est le fruit d’une investigation conjointe des champs psychologique et somatique après avoir formulé des hypothèses afin d’éliminer les moins probables et de les subordonner les unes aux autres. La délibération collective engage l’équipe dans un acte, le plus souvent acte de parole, susceptible de répondre à la fois au sujet et à sa plainte.

Qui est le sujet de la plainte ?

« J’ai mal au ventre » pose la question de la nature de ce mal. La tendance médicale considère qu’il est l’expression d’une intériorité au dysfonctionnement menaçant pour le fonctionnement physiologique de l’être vivant. Ce raisonnement relève d’un monisme [2] associé à un principe vital présupposé, que Henri Ey nomme téléonomie, entendue comme indistinction ontologique entre corps et esprit. Dans une approche psychanalytique, le travail d’unification en cours chez l’adolescent est considéré comme une tentative de réunir sensualité (sensation du corps) et tendresse (vertu de l’esprit) dans l’optique d’un comportement amoureux (adulte) pleinement normal. Il n’y a pas de causalité linéaire entre le mal comme processus morbide et son expression, la plainte. Dire que cette plainte est causée insiste sur l’anticipation d’une étiologie, et produit un clivage entre la cause et l’effet.

Pour illustrer cette hypothèse, envisageons deux possibilités.

– Disons que la plainte est causée par l’objet Escherichia coli (E. coli). Le pédiatre peut traiter la cause par un antibiotique dont le spectre, jamais suffisamment étroit, risque de perturber l’écologie bactérienne intestinale, donc d’entretenir le symptôme, mais sera supérieur à un traitement symptomatique qui ne suspend le mal que temporairement. Le traitement étiologique est, à la lettre, un traitement d’avenir.

– Disons que la plainte est causée par le sujet : nous sommes beaucoup moins avancés car la thérapeutique qui relève de la même logique de suppression du mal serait la suppression du sujet. Cette logique est convoquée par l’adolescent lui-même qui attend qu’on le fasse taire par tous les moyens. « Faites que je n’en dise plus rien. » Ce n’est pas le symptôme qui menace le sujet mais le sujet qui menace le symptôme. Le « colis » est envoyé sans réponse possible. La prise en charge conjointe pédiatrique/ pédopsychiatrique revient à envisager la double acception du verbe causer. La recherche étiologique, propre à la médecine moderne, peut être complétée par l’étude des relations qu’entretient la cause, en tant qu’élément de langage, avec la personne du médecin. L’investigation psychiatrique se trouve facilitée lorsqu’elle est débarrassée de la recherche causale pour permettre le déploiement des associations et l’agencement d’une plainte dans l’environnement de soin.

Comme l’explique Georgieff (2007), « certains [concepts psychanalytiques] pourraient être bientôt redécouverts naïvement par les modernes sciences de la « cognition sociale » qui explorent le champ (pour elles neuf) des interactions psychiques. » Avec la découverte des neurones miroirs, nous assistons à une reconquête du social par la prévalence de l’imitation dans la construction des représentations de soi, appropriées secondairement dans un acte autoréflexif agissant dans l’après-coup (Saladini et Luauté, 2008). Le subjectum est avant tout un être agissant que l’on ne peut distinguer de ses modalités d’apparition (Georgieff, 2011). Cette position phénoménologique permet d’ouvrir la voie vers une réflexion pluridisciplinaire entre les différentes sciences de l’esprit. L’existence en acte procède à un remaniement neuronal adaptatif ou à une fixation de schèmes comportementaux, nouvelle ontologie de l’être en devenir. C’est l’acte qui fait l’être, et la plainte devient performative. Surgit alors l’idée d’une possible fixation (neuronale) du symptôme qui impose une réponse thérapeutique rapide pour l’éviter.

Cependant, dans la situation particulière de l’entretien clinique, nous constatons que ce qui émerge comme plainte, reflet d’un mal intérieur, est d’autant plus terrible qu’il survient dans une situation de soin où soignant et soigné sont tendus vers l’objectif commun de guérison institué par l’ensemble du dispositif hospitalier qui les dépasse et les réunit. Il revient au médecin d’envisager la douleur dans sa dimension nociceptive (physiologique), mais également dans sa dimension éthique de souffrance, effet d’un mal aux coordonnées complexes. Une de ses trajectoires peut être décrite par ce fait clinique particulier : les doléances de patients traités chez lesquels survient un effet indésirable (pouvant être induit par un placebo) renvoient à un mal plus terrible que le mal princeps. L’épisode du lavement, si invasif pour Mathieu, est d’autant plus terrible qu’il est issu d’une volonté de bien faire.

Le monisme de l’institution et le dualisme de la rencontre : quel espace ?

La psychanalyse appliquée à l’étude des groupes avait déjà cerné en acte la spatialité du psychisme qui crée, par la somme des psychés agissantes, des phénomènes groupaux analogues aux pensées observables à l’échelle individuelle (Coblence, 2010). La prise en charge collective de ce type de plainte mérite d’interroger une certaine unité de l’institution soignante avec un morcellement de l’espace psychique groupal, par le déni et la projection de pensées communes spatialisées.

Établissement provient du latin stabilire, de stabilis, stable. L’établi, premier outil de l’artisan, lui fournit le support stable nécessaire à la bonne tenue de son objet. Institution provient du verbe instituer, du latin instituere signifiant à la fois établir et instruire, celui-ci découlant de statuere : établir, décider. L’institutum renvoie à ce qui est établi, l’institutor à celui qui enseigne et crée. À l’idée immobile de l’établissement comme élément stable, s’ajoute la mobilité du groupe sous la gouverne d’une loi de l’échange, qui permet la création. Ces deux aspects de fixité et de création, loin de s’opposer, agissent en synergie. L’établissement offre une contenance au savoir médical interpellé par la plainte. L’insatisfaction que ce savoir produit face à une demande de sédation immédiate procure au sujet l’expérience de l’insuffisance de l’autre supposé tout-puissant et du caractère erroné de la destination explicite ; ce n’était donc pas ça qui était demandé. Le monolithe des lieux propose un support de réflexion à une plainte « mal » adressée, qui revient au sujet dans sa dimension d’incomplétude. Les murs créent du manque, comme l’ennui du désir. Ils forment l’entrepôt des conflits en voie d’intériorisation.

L’institution reçoit la plainte non comme parole mal adressée, mais comme une demande, et lui apporte des réponses pour qu’elle ne reste pas lettre morte. Là se trouve la dimension créatrice, dans l’écart volontaire entre la demande et la réponse. Temporiser une attente, réassurer ou réfuter accentuent le clivage de l’intersubjectivité, quand le ressort proprement thérapeutique du transfert est celui d’une réponse « à côté » : « J’entends ta plainte comme parole en souffrance. » Cet écart doit être préservé par l’orientation thérapeutique, comme un lieu psychique dans lequel le soignant référent (du patient et de l’institution) peut assurer l’échange avec l’espace institutionnel psychiatrique. La frustration du patient, confronté au non-savoir médical, lui permet d’entendre les objets mal adressés de sa plainte, et le confronte, pour la première fois, à l’insuffisance du sujet supposé savoir opérant dans le transfert. Une réponse humanisante est déjà incluse dans l’appel à l’autre car elle ne s’adresse qu’à celui supposé savoir le pouvoir d’un mal suffisamment puissant pour totaliser l’individu et le rendre étranger à lui-même. Ainsi, le dualisme de la rencontre n’a pas plus de bien-fondé logique que le monisme de l’institution. Préoccupations fondamentales du travail institutionnel, les temps et les lieux se pensent sous contrainte de mécanismes archaïques de défense d’une économie libidinale [3] . Dans notre exemple clinique, l’aspect de création institutionnelle semble agir par diffraction et réflexion du symptôme. Les différentes réactions des soignants face à la plainte de Mathieu (compassion, réassurance, silence, frustration …) permettent une analyse de la dynamique de son symptôme, dans un certain cadre institué. Le travail de l’équipe soignante, de recueil d’informations, de discussion diagnostique puis de décision thérapeutique, permet de renvoyer de la plainte à un écho modifié. L’écart volontairement produit entre la demande et la réponse dessine un espace d’élaboration psychique où peut opérer l’acte thérapeutique.

Pour conclure

Envisager la plainte somatique comme rupture, permet de dégager plusieurs axes de réflexions :

  • cela conduit à explorer conjointement les aspects somatiques et psychiques d’une plainte adressée à une équipe de pédiatrie ;
  • cela invite à délibérer sur une ligne thérapeutique qui unifie la réponse apportée au malade, à condition que la réponse ne se résolve pas par l’édification d’une cause décrétée collectivement, mais qu’elle permette de dépasser la recherche causale qui ne produit souvent qu’une justification a posteriori de l’acte thérapeutique. En effet, la plainte se spatialise par les adresses successives qu’elle emprunte. L’architecture qu’elle décrit interroge conjointement la subjectivité du sujet l’énonçant et celle qui lui est conférée par l’institution.

En tant que point de subversion et facteur d’articulation, la plainte somatique ne peut pas, tout comme le sujet, être envisagée dans un horizon de totalité ; une nécessaire modestie médicale l’implique, autant qu’un savoir sur ce qui divise ainsi le sujet de la plainte. Concevoir le sujet comme acteur de sa plainte permet de supporter son clivage et favorise un travail d’élaboration. L’acte médical, dans sa pratique singulière, et pour être thérapeutique, doit renoncer à la résolution du tout. La plainte, ce petit bout qui émerge, tel l’iceberg, doit être analysée et réceptionnée pour autre que ce qu’elle est : message, symptôme, passage à l’acte. La construction d’une « totalité », qu’on peut nommer aussi résolution, est l’apanage du patient, à condition qu’il y soit aidé, et que l’autre médical auquel il s’adresse réponde présent.

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Bibliographie

Choquet, M. 2003. « Jeunes suicidants à l’hôpital. Enquête coorganisée et financée par la Fondation de France », Le carnet/psy, n° 85.

Coblence, F. 2010. « La vie d’âme. Psyché est corporelle, n’en sait rien », Revue française de psychanalyse, vol. 74, p. 1285-1356.

Freud, S. 1921-1938. Résultats, idées, problèmes, II, Paris, Puf, 1985, p. 288.

Georgieff, N. 2007. « Psychanalyse et neurosciences du lien : nouvelles conditions pour une rencontre entre psychanalyse et neurosciences », Revue française de psychanalyse, vol. 71, p. 501-516.

Georgieff, N. 2011. « Psychoanalysis and social cognitive neuroscience : a new framework for a dialogue », J. Physiol. Paris, n° 105, p. 207-210.

Saladini, O. ; Luauté, J.-P. 2008. « Phénomènes psychogéniques collectifs : l’hypothèse des neurones miroirs », Annales médico-psychologiques, vol. 166, p. 699-703.

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Notes

  • [1]↑-Recommandations de l’anaes (novembre 1998).
  • [2]↑-Selon Lalande, le monisme se dit de tout système philosophique qui considère l’ensemble des choses comme réductible à l’unité (notamment l’unité d’une substance : l’esprit, la matière).
  • [3]↑-« Il se peut que la spatialité soit la projection de l’extension de l’appareil psychique. Vraisemblablement aucune autre dérivation » (Freud, 1938).