Epistémologie sociale

Épistémologie sociale, approche philosophique

Par Pierre Willaime, Université de Lorraine

Pour citer cet article :

Willaime, P. (2018), « Épistémologie sociale », version Grand Public, dans M. Kristanek (dir.), l’Encyclopédie philosophique, URL : http://encyclo-philo.fr/epistemologie-sociale-gp/

Résumé

L’épistémologie sociale est un projet de recherche récent en philosophie de la connaissance. Il s’intéresse à l’influence des groupes, des relations inter-individuelles et des institutions sur la connaissance. La philosophie s’est concentrée principalement sur l’individu dans son histoire récente. L’épistémologie sociale veut, à l’inverse, mettre en avant l’importance du contexte et de l’intégration de l’individu dans des relations et des groupes pour la connaissance. Son but est de définir la connaissance et de pouvoir distinguer la distinguer de l’ignorance.

L’épistémologie sociale est proche de la sociologie. Néanmoins, elle s’en distingue en essayant de saisir conceptuellement ce qu’est la connaissance. Elle ne se contente pas des représentations pour établir ce qu’est une connaissance. Son but est moins de décrire que de prescrire. L’épistémologie sociale, comme le reste de la philosophie, est normative. Elle pratique l’étude de cas, comme la sociologie, mais toujours dans l’objectif de fournir un guide à l’action. À ce titre, elle se veut utile pour la société civile. L’épistémologie sociale peut, par exemple, conseiller au citoyen des attitudes plus susceptibles de conduire à la connaissance que d’autres.

Comment se comporter face à la pléthore d’informations que contient le Web ? Comment prendre une décision alors que les experts ne sont pas d’accord ? Comment organiser un groupe pour maximiser ses chances d’atteindre des connaissances ? L’épistémologie sociale tente d’apporter des réponses à ces questions.

  1. 1. Qu’est-ce que l’épistémologie sociale ?

L’épistémologie sociale, comme son nom l’indique, fait partie de la philosophie de la connaissance. Rappelons brièvement que ce domaine cherche à saisir ce qu’est la connaissance et que, souvent, cette activité prend la forme d’une tentative de définition. Par exemple, la philosophie de la connaissance peut se demander comment nous savons qui est le président de la République Française.

Philosophie de la connaissance ou “épistémologie”, il s’agit d’une seule et même discipline. L’épistémologie peut aussi désigner plus spécifiquement la philosophie des sciences (qui se demande par exemple, ce qui est “scientifique” et ce qui ne l’est pas) mais ce sens restreint n’est utilisé qu’en France. Notons que le terme épistémè vient du grec et signifie connaissance ou science. L’adjectif “épistémique” que nous utilisons dans cet article veut simplement dire “relatif à la connaissance”.

Pour l’épistémologie (ou la philosophie de la connaissance) traditionnelle, c’est-à-dire non sociale, nous connaissons soit directement par nos sens, soit en faisant des inférences (lorsqu’on pense qu’il pleut parce que notre ami a ouvert un parapluie, nous faisons une inférence). Les données des sens et des inférences sont deux sources similaires d’information. Que je sente les gouttes sur mon front ou que je vois mon ami ouvrir son parapluie, j’ai dans les deux cas des raisons de croire qu’il pleut. Celles-ci peuvent devenir connaissances sous certaines réserves (on ne me jette pas de l’eau par une fenêtre, mon ami n’ouvre pas son parapluie pour une autre raison, …). Pour l’épistémologie traditionnelle, le sujet doit donc faire le tri dans un ensemble d’éléments à sa disposition et qu’il peut utiliser pour justifier sa croyance.

L’épistémologie sociale, quant à elle, cherche à prendre en compte des aspects “sociaux” de la connaissance qui sont laissés de côté par la philosophie de la connaissance traditionnelle. Le terme “social” est flou et il n’est pas aisé de le définir dans ce contexte. Mais il est habituellement admis qu’il renvoie au fait que la connaissance ou l’ignorance d’une personne dépend d’autre chose que des données des sens et inférences de cette personne. En effet, pour l’épistémologie sociale, les autres individus ne sont pas une source d’information similaire à une donnée des sens. Ils influencent mes croyances et je dépends d’eux pour en avoir. Le rôle des individus est donc bien plus large que celui de pourvoyeurs d’informations. De plus, chaque individu est imbriqué dans un réseau de relations sociales qui joue sur ses croyances et connaissances. Nous ne pouvons pas juger une croyance d’un individu sans évaluer la manière dont elle est apparue et donc tenter de détricoter ce réseau de relations entre individus. Pour Sanford Golberg, l’épistémologie sociale est “l’exploration systématique de l’importance des autres esprits humains pour connaître” (2017, 3). L’épistémologie sociale peut également être rattachée à la philosophie pratique car elle souhaite être un guide d’action en recommandant des pratiques épistémiques.

1.1 Une théorie sociale de la connaissance

L’épistémologie sociale a deux objectifs. Le premier est théorique. L’épistémologie sociale est avant tout une approche qui s’est construite en réaction, voire en opposition, à une certaine manière de faire de l’épistémologie. Ce qui pousse Alvin Goldman, souvent considéré comme le père fondateur de l’épistémologie sociale, à proposer ce nouveau programme de recherche, ce sont les écueils qu’il trouve dans l’épistémologie dite “traditionnelle”. Selon lui, celle-ci est trop centrée sur l’individu et ne pense la connaissance qu’à travers lui.

En quoi la philosophie classique est-elle “individualiste” ? Nous pouvons répondre en deux temps. Tout d’abord, l’épistémologie traditionnelle postule souvent que l’individu jouit d’une forme d’indépendance dans sa vie épistémique. Ce sont ses croyances et connaissances dont il est question et il peut sembler logique qu’il en décide. Nos croyances contribuent à nous définir. L’individu est pour beaucoup responsable de ses croyances et peut en changer par l’exercice de sa volonté. Il doit pouvoir les justifier et les rejeter lorsque celles-ci s’avèrent irrationnelles. L’exemple par excellence d’un philosophe défendant l’indépendance du sujet est Descartes. Dans les Méditations métaphysiques, celui-ci propose de vérifier chacune de nos croyances et de ne garder que celles qui résistent au doute. Le présupposé est que l’on peut abandonner facilement nos croyances (si elles ne résistent pas) et donc que nous sommes indépendants des autres et du contexte pour décider ce que l’on croit.

Cette indépendance ne semble pas poser problème au premier abord. Pourtant, il est facile de la remettre en cause. Prenons l’exemple de la croyance “j’habite à New-York”. Même si cette proposition est vraie, il est très difficile de la justifier complètement. Nous pouvons tenter de présenter des raisons de croire (un panneau “New-York”, les gratte-ciels, …) mais il est difficile de mettre de côté le scénario improbable selon lequel nous aurions été transportés dans une ville créée de toutes pièces pour ressembler à New-York. Faut-il en conclure que nous ne pouvons pas véritablement savoir que nous sommes à New-York ? Cela semble pour le moins extrême.

Résumons le problème de l’indépendance. L’épistémologie traditionnelle la présuppose et, en cela, elle est une théorie idéalisée. Elle se place trop souvent dans un cadre parfait où chacun peut démontrer pourquoi il croit ce qu’il croit. Or, il n’est pas si facile d’apporter une preuve indémontrable pour des connaissances de base telles que “j’habite à New-York”. L’épistémologie sociale remet en cause à la fois l’indépendance épistémique de l’individu et l’idéalisation des connaissances. Elle insiste sur la construction des croyances et connaissances comme un processus qui échappe en partie à l’individu. Nos croyances ne dépendent pas entièrement de nous. Elles sont aussi le résultat d’un certain contexte social, de l’appartenance à certains groupes, etc., c’est-à-dire de facteurs que l’on peut qualifier de “sociaux”.

Le premier objectif de l’épistémologie sociale est donc de proposer une théorie de la connaissance alternative, qui prend en compte l’importance des facteurs “sociaux” pour saisir conceptuellement ce qu’est la connaissance. L’ouvrage Knowledge in a Social World (1999) se veut la présentation d’un programme de recherche en ce sens. Il propose de séparer l’épistémologie sociale en trois branches :

    La première branche étudie les interactions épistémiques entre les individus. Il s’agit du pan de la recherche qui est le plus proche de la philosophie de la connaissance classique ou traditionnelle. En effet, la philosophie n’a pas attendu l’épistémologie sociale pour s’intéresser à des problèmes comme celui de la validité épistémique du témoignage. Cette question est très importante pour des philosophes tels que David Hume ou Thomas Reid, pour ne mentionner qu’eux. Cette première branche de l’épistémologie se propose de partir d’une simple constatation : la grande majorité de nos croyances est issues du témoignage direct ou indirect d’autres personnes. La fiabilité de nos connaissances dépend alors de la nature de nos interactions sociales et de notre capacité à croire x ou y avec discernement. L’épistémologie sociale de ce type se demande alors quels types d’interactions favorisent la possession, à terme, de connaissances. De plus, comment expliquer le désaccord entre différents individus présumés rationnels et possédant les mêmes informations ? Ce problème du désaccord entre pairs épistémiques est central dans l’épistémologie sociale inter-individuelle. Le renouveau de l’intérêt pour le témoignage a été en particulier marqué par l’ouvrage de Coady, Testimony (1992).

    La seconde branche de l’épistémologie sociale s’intéresse aux groupes. Devons-nous les considérer comme de simples agrégats d’individus ou comme des entités propres ? Un groupe peut-il penser, avoir une opinion ou, plus encore, une connaissance ? Ce débat d’ontologie sociale n’est pas seulement une discussion théorique de philosophes car il va guider la manière dont nous organisons les groupes sociaux. Prenons l’exemple d’un groupe de chercheurs ; est-il préférable de les répartir de manière égale entre les différentes voies prometteuses de leur spécialité et perdre du temps dans le traitement d’hypothèses peu probables ou miser sur une ou deux possibilités en prenant le risque de revenir à zéro en cas d’invalidation de celles-ci ? Cette deuxième branche de l’épistémologie sociale se demande quelles sont les meilleures pratiques épistémiques selon le type de groupe et son objectif épistémique. Sur cette question de la nature sociale des groupes, nous pouvons recommander l’ouvrage précurseur de Margaret Gilbert, On Social Facts , ainsi que le livre de Philip Pettit et Christian List Group Agency: The Possibility, Design, and Status of Corporate Agents.

    Enfin, la troisième branche de l’épistémologie sociale porte sur les processus épistémiques propres aux institutions telles que l’École ou l’Université. Au-delà des interactions individuelles et des processus de groupe, le fonctionnement d’un système, compris ici comme une certaine organisation du travail, influence le succès ou l’échec épistémique. Cette dernière branche, systémique, peut ainsi étudier les mérites respectifs de différents régimes politiques ou systèmes de votes ; elle étudie des communautés épistémiques telles que, par exemple, Wikipédia. L’idée fondatrice derrière cette encyclopédie libre est celle de la sagesse des foules (Surowiecki 2004), selon laquelle un grand nombre d’amateurs, partageant des “morceaux” d’informations peuvent fournir une connaissance plus crédible et complète qu’un expert, savant mais faillible. Est-ce vraiment le cas ?

1.2 Un champ de recherche utile socialement

Le second objectif de l’épistémologie sociale est un objectif pratique. Après celui théorique, qui cherche à saisir conceptuellement ce qu’est la connaissance, l’épistémologie sociale souhaite également avoir une fonction d’évaluation et de prescription. Pour bien comprendre cet autre aspect de l’épistémologie sociale, il nous faut entrer dans le détail de la conception de la connaissance défendue par Goldman : le fiabilisme.

Selon la position fiabiliste, une connaissance est une croyance qui a été générée par un processus fiable. Il n’est donc plus question, ici, de chercher à lister les critères de justification d’une connaissance x ou y (ce qui est une position très populaire dans l’épistémologie contemporaine). Goldman s’intéresse au processus qui est à l’origine de la croyance, pas à la croyance en elle-même. Si ce processus débouche plutôt sur des croyances qui s’avèrent vraies, alors il est fiable.

Prenons un exemple : je suis dans une ville étrangère et je demande mon chemin à des passants. Cette action va être à l’origine de ma croyance “mon hôtel se situe dans telle ou telle direction”. Sur dix passants, trois m’indiquent une direction qui s’avère ne pas être la bonne et les sept autres me renseignent correctement. Le processus de génération de la croyance “demander mon chemin dans la rue dans la ville z” est donc fiable à 70%. Bien sûr, ce pourcentage peut changer selon la ville, le quartier, …Dans certains pays, il est plus poli d’indiquer une direction quelconque que de ne pas renseigner la personne. Il faudrait répéter l’opération un très grand nombre de fois dans des conditions différentes pour obtenir un chiffre susceptible d’être pertinent. Même avec ces limites, cet exemple donne une bonne appréciation de ce que veut faire le fiabilisme : identifier des processus à l’origine de croyances et les évaluer par rapport à leur capacité à atteindre la vérité.

Une croyance générée par un processus déterminé peut donc se révéler correcte (vraie) ou non. Si les croyances issues de ce processus se révèlent majoritairement correctes, alors nous pouvons le considérer comme fiable. Les croyances issues de ce processus sont alors, jusqu’à preuve du contraire, à considérer comme des connaissances. Si l’un de vos amis vous donne régulièrement des informations qui s’avèrent a posteriori fausses, vous allez, au bout d’un moment, ne plus faire confiance à cet ami sur le thème en question. Ce processus de formation de croyances n’est pas fiable. Pour s’assurer de la qualité épistémique de nos croyances, il faut identifier les processus fiables et les privilégier dans notre vie de tous les jours.

Nous pouvons remarquer ici que le fiabilisme admet des degrés dans la confiance que l’on donne à un processus. Il ne s’agit pas de degrés de croyance, ce qui serait problématique (pour beaucoup de philosophes, soit l’on sait quelque chose, soit on ne le sait pas mais il n’y a pas d’entre-deux et si une de nos connaissances s’avère fausse, c’est que ce n’en était pas une au départ).

Nous voyons bien ici comme une position théorique (le fiabilisme) peut déboucher sur une activité de prescription épistémique utile pour le citoyen soucieux de la qualité de ses croyances. Avec ce nouvel objectif, l’épistémologie sociale s’écarte du champ traditionnel de la philosophie de la connaissance. L’analyse conceptuelle n’est plus l’unique méthode. Goldman, en dressant le programme de recherche qu’est l’épistémologie sociale, ouvre la voie à l’usage d’outils statistiques, de simulations et de modélisations pour étudier les comportements épistémiques en philosophie. La modélisation, par exemple, est censée simplifier la réalité de manière à la rendre plus facile à appréhender. Ainsi, au lieu d’étudier de véritables interactions ou de réfléchir à des définitions conceptuelles, l’épistémologue adoptant cette méthode va créer des entités numériques correspondant à des agents, leur affecter un certain nombre de “croyances” et les faire interagir numériquement. L’ordinateur permet ce qui est impossible d’appréhender dans la réalité, à savoir un nombre très important d’interactions libérées du bruit que peuvent représenter des états mentaux concurrents (d’autres croyances, par exemple). Nous pouvons ainsi étudier différents cas de figure en lançant la simulation plusieurs fois. Nous pouvons faire interagir ou non nos agents virtuels, les organiser selon tel ou tel système d’organisation de groupe. Le problème est bien entendu que les résultats sont à relativiser. Ils proviennent d’une création virtuelle et non d’une étude de cas. Il manque certaines caractéristiques aux croyances insérées dans nos agents virtuels, ne serait-ce que le fait de faire partie d’un ensemble de croyances qui définit la personne.

  1. Exemples d’applications de l’épistémologie sociale

Nous avons vu que l’épistémologie sociale ne se veut pas que théorique. Elle entend avoir une forme d’utilité pratique. En ce sens, elle est ce qu’on peut appeler une épistémologie appliquée. Voici deux exemples de l’utilité de l’épistémologie sociale.

2.1 Le problème du novice et des experts

Le premier exemple porte sur la prise de décision par un novice confronté à des experts en désaccord. Il a été théorisé par un article de Goldman intitulé Experts: which ones should you trust? (2001). La situation décrite est très courante : prenons un responsable politique qui doit rendre un avis ; comment, alors qu’il est novice sur le sujet, peut-il prendre une décision rationnelle alors que les experts qui le conseillent sont en désaccord ? Pour tenter de répondre à cette question, l’épistémologie sociale va essayer d’évaluer les différentes solutions possibles.

Une première solution est de convoquer les experts en désaccord et de leur demander d’expliquer leurs arguments. Le novice pourrait assister à ce débat et juger de la prestation de chacun. Le problème est que le novice risque de ne rien comprendre au débat technique. De plus, le charisme ou la pédagogie d’un des experts pourrait persuader le novice alors que les arguments présentés ne sont pas pour autant convaincants. Cette solution n’est donc pas satisfaisante. Le novice ne peut pas rendre un avis scientifique ou spécialisé car il est précisément novice.

Une deuxième solution qui tient compte de cette limitation est de se concentrer sur les experts en désaccord. Qui sont-ils ? Sont-il reconnus par la communauté ? Sont-ils d’ailleurs véritablement des experts ? Le novice peut convoquer des méta-experts pour évaluer les premiers experts. Cette solution lui permet de ne pas rentrer dans l’évaluation épistémique du désaccord mais de discréditer éventuellement un expert. Dans le même ordre d’idées, une troisième solution serait de demander l’avis de toute la communauté scientifique sur la question. On évite alors qu’un avis minoritaire ne soit surreprésenté. Ces deux nouvelles solutions peuvent être toutes les deux problématiques. Les méta-experts peuvent en effet être toujours en désaccord, et ne considérer que l’avis de la communauté peut favoriser une forme de conservatisme scientifique qui empêcherait les nouvelles théories d’émerger.

Goldman propose une quatrième solution originale, qui consiste à analyser les prises de décisions antérieures des experts en désaccord. L’idée est que, s’il est difficile de savoir s’ils ont raison ou tort aujourd’hui, il est beaucoup plus simple de savoir s’ils ont eu raison ou tort dans le passé. Le recul et le cours des événements permettent en effet souvent de valider ou non des prises de positions publiques. L’expert en économie qui n’a pas prévu la crise de 2008 est moins crédible aujourd’hui. C’est à ce moment que Goldman utilise le fiabilisme pour aider le novice à prendre une décision. Croire tel ou tel expert, c’est le considérer comme fiable ; et il devient fiable si, dans le passé, il a plus souvent eu raison que tort. Goldman suggère donc de faire un bilan a posteriori de son activité et de proportionner sa croyance à ce bilan. Nous voyons bien ici comment la position théorique du fiabilisme est liée à l’application de la proposition pratique de Goldman.

2.2 L’organisation des communautés épistémiques sur le Web

Le premier exemple d’application de l’épistémologie sociale concernait plutôt la première branche, inter-individuelle, de l’épistémologie sociale car nous nous placions du point de vue d’une personne, le novice. Voici un second exemple qui rentre plutôt dans la troisième branche qui, rappelons-le, s’intéresse aux systèmes organisationnels. Bien entendu, il est difficile de séparer dans une étude de cas les différents aspects de l’épistémologie sociale et notre exemple touche aussi beaucoup à la deuxième branche qui étudie les groupes sociaux et leur organisation. Nous allons parler des modes d’organisation d’un projet et des groupes épistémiques qui le composent. Ce que nous appelons “groupe épistémique” ici fait référence tout simplement à un groupe dont le but est la génération de connaissances. Le Web abrite un certain nombre de ces communautés et permet d’avoir accès à leur mode de fonctionnement qui est, de fait, rendu public. Nous prenons ici l’exemple bien connu de l’encyclopédie libre Wikipédia que nous avons déjà brièvement mentionnée. Cette encyclopédie adopte un mode de fonctionnement ouvert qui consiste à permettre à chacun de contribuer et de corriger les articles. Ce mode de fonctionnement a pu être critiqué dans le passé car n’étant pas très fiable. En effet, des erreurs peuvent survenir car ce ne sont pas forcément des experts qui vont contribuer. D’autres encyclopédies choisissent de fonctionner de manière plus classique, en commanditant des articles à un expert reconnu qui décide de la teneur de l’article en accord avec les éditeurs de l’encyclopédie.

La question qui intéresse ici notre approche philosophique est la suivante : est-ce que le système organisationnel de Wikipédia a de bonnes conséquences épistémiques ? Pour reprendre le cadre du fiabilisme, qui souhaite évaluer nos pratiques épistémiques à l’aune de leurs conséquences, est-ce que le mode d’écriture des articles s’avère fiable au vu des résultats obtenus ? Il ne s’agit pas ici de reprendre le débat quelque peu éculé portant sur la crédibilité de Wikipédia mais de se demander quelle est la meilleure organisation possible pour une encyclopédie en ligne. Don Fallis introduit le terme Wikipistémologie(Fallis 2008) pour désigner cette activité d’analyse des processus au cœur de Wikipédia. Elle consiste principalement à comparer les avantages et inconvénients de différents systèmes en concurrence. Par exemple, si Wikipédia est fragile face aux modifications qui peuvent être erronées, elle dispose aussi de qualités. Fallis les appelle improprement des “vertus” et mentionne la “puissance” générée par le nombre de contributeurs, la “vitesse” de modification et de correction des articles et la “fécondité” de sa mise à disposition gratuite et ouverte. Un modèle d’encyclopédie fermée est plus rigide et dispose d’une autre répartition de qualités et défauts. Par exemple, la possibilité de contribuer pour chacun, peu importe ses compétences, dans Wikipédia peut être critiquée. Des tentatives d’encyclopédies comme Citizendium ont pour projet de proposer une encyclopédie en ligne où les articles seraient vérifiés par des experts. Mais ce changement s’accompagne, entre autres problèmes, d’une perte de la rapidité de modification. Le projet encyclopédique échoue alors à couvrir certains domaines et à se mettre à jour. En définitive, ces projets n’ont pas réussi à susciter une participation importante.

Une fois la caractérisation en termes d’avantages et inconvénients faite, l’épistémologie sociale peut faire des recommandations visant à maximiser les qualités d’un modèle et à en minimiser les défauts.

2.3 Les attentats du 11 septembre 2001 et l’organisation des groupes hiérarchiques

Un troisième exemple qui soulève la question de l’application ou non de la connaissance à un groupe porte sur les attentats du 11 septembre 2001. Lors de son audience devant la commission 9/11, Sandy Berger, conseiller à la sécurité du président Clinton, a déclaré dans une formule sibylline que le FBI ne savait pas ce qu’il ne savait pas mais qu’il ne savait pas non plus ce qu’il savait1. Par cette formule, il faut comprendre que le FBI connaissait, selon une conception de la connaissance distributive, certaines informations relatives aux attentats du 11 septembre 2001. Des agents de certains bureaux savaient que tel terroriste présumé avait pris des cours de pilotage, que tel autre avait franchi telle frontière. Ces agents, s’ils s’étaient concertés et avaient mis en commun leurs informations parcellaires, auraient pu avoir une idée du projet d’attentat. Lorsque Berger dit que le FBI ne savait pas ce qu’il savait, il veut sans doute dire que le FBI en tant qu’entité théorique recoupant les informations de ses bureaux et agents avait connaissance du projet terroriste mais que le FBI en tant qu’entité hiérarchique ne le savait pas.

En échouant à fonctionner d’une manière qui puisse permettre la remontée d’informations et l’anticipation des événements, le FBI a commis une faute. L’épistémologue social peut conseiller certaines pratiques afin d’éviter qu’une situation similaire ne se reproduise. Par exemple, certains analystes n’ont pas fait remonter des informations car celles-ci n’étaient pas, de manière isolée, pertinentes et parce qu’ils craignaient un jugement négatif de leurs supérieurs sur leur travail. D’autres informations sont remontées jusqu’à un certain point mais n’ont jamais été recoupées avec celles d’autres bureaux. Les rivalités historiques de l’agence gouvernementale et l’absence d’une section dédiée à la mise en commun des informations des autres sections a empêché la formation de connaissances primordiales.

Certes, l’épistémologie sociale ne se veut pas une solution miracle pour empêcher les attentats. Mais nous voyons bien avec cet exemple l’importance de l’analyse de la transmission des informations au sein d’un groupe. Une organisation efficace doit non seulement pouvoir permettre à ses membres d’accéder à la connaissance mais également au groupe en lui-même en tant qu’entité collective.

  1. Objections et discussions

Dans cette troisième section, nous présentons quelques objections et discussions actuelles autour de l’épistémologie sociale. Ces discussions portent principalement sur le rapport entre la philosophie de la connaissance traditionnelle et la nouveauté que se veut être l’épistémologie sociale.

3.1 Une épistémologie spécifiquement “sociale” est-elle véritablement nécessaire ?

Une première objection que l’on peut faire à l’épistémologie sociale consiste à soutenir qu’elle n’est pas nécessaire car son objet est déjà traité par l’épistémologie traditionnelle. En effet, on peut se demander pourquoi créer un courant, une nouvelle approche, voire une nouvelle discipline alors que les aspect sociaux dont parle l’épistémologie sociale sont présents dans la philosophie classique depuis l’antiquité ?

Un élément de réponse pourrait être de dresser un portrait très rapide de l’évolution de l’épistémologie ces dernières dizaines d’années. Cette période est marquée par la remise en cause de la définition de la connaissance comme croyance vraie justifiée, remise en cause incarnée par les contre-exemples avancés par Edmund Gettier à cette définition. Rappelons brièvement la faiblesse de la définition classique de la connaissance. Celle-ci est composée de trois éléments : pour connaître, (1) nous devons croire, (2) avoir de bonnes raisons de croire (une justification) et (3) que cette croyance soit vraie. La première condition semble difficilement contestable (comment savoir qu’il fait beau si nous ne le croyons même pas ?). La seconde fait référence à la justification, aux éléments de preuves qui assoient notre croyance. La personne qui croit pour des raisons à l’évidence fausses ne peut pas prétendre connaître. Enfin, la troisième condition fait référence à la vérité de la proposition crue. Il est en effet impossible d’avoir une connaissance fausse car c’est contradictoire. Une erreur heureuse ne forme pas une connaissance.

Ces trois conditions forment la définition classique de la connaissance. Celle-ci n’est pas nouvelle et a déjà été formulée dans le Théétète de Platon [200e-202c] (sans que Platon ne la défende, il la rejette d’ailleurs un peu plus tard dans le Théétète [210b]).

Bien que d’apparence solide, cette définition tripartite est en réalité bien insuffisante. Pour reprendre un exemple précurseur donné par Bertrand Russell (Russell [1948] 2002, 191–92), une horloge cassée indique la bonne heure deux fois par jour. Pour peu que nous la regardions précisément à l’heure sur laquelle elle est bloquée, nous pouvons (1.) avoir une croyance qu’il est l’heure en question, (2.) être justifié à le croire car cette horloge est habituellement une bonne manière de connaître l’heure et (3.) qu’il soit effectivement l’heure donnée par l’horloge arrêtée. Dans ce cas, nous remplissons toutes les conditions de la définition classique de la connaissance mais il semble extrêmement contre-intuitif de penser que nous possédons une connaissance. Dans cet exemple, c’est uniquement par chance que l’horloge indique la bonne heure. L’élève qui réussit son exercice de mathématiques par chance n’en possède pas pour autant la connaissance des notions et méthodes de mathématiques travaillées. Il en est de même pour celui qui “sait” quelle heure il est par chance ; en fait, il ne le sait pas car il n’est pas possible de savoir quelque chose par chance.

Ces remises en cause de la définition classique de la connaissance sont connues grâce au philosophe qui a contribué à les populariser : Edmund Gettier. Ces cas à la Gettier posent la question de la possibilité de justifier nos croyances (en tout cas dans le cadre de la définition de la connaissance comme croyance vraie justifiée). Nous pouvons toujours essayer de renforcer la définition classique de la connaissance en lui ajoutant une condition. Par exemple, il semble que la vérité de la proposition crue doive être en adéquation avec la justification donnée ; ou encore, que la chance ne doive jouer aucun rôle. Les tentatives de renforcement de la définition tripartite sont nombreuses mais aucune ne s’est imposée comme LA solution. Toutes peuvent faire l’objet de contre-exemples de la part du sceptique, qui prend un malin plaisir à remettre en cause la généralisation de notre définition.

Au final, il est très difficile de fournir une définition qui résiste aux cas à la Gettier. Bien sûr, l’enquête peut continuer avec de nouvelles propositions et de nouveaux contre-exemples. Mais il y a un danger dans la superposition des conditions : qu’il soit impossible d’identifier une connaissance. Une définition peut être valide théoriquement, car elle répond aux contre-arguments, mais inutile pratiquement, car elle est trop complexe pour qu’on puisse l’utiliser pour s’assurer d’une croyance. La difficulté de formuler une proposition sans contre-exemple pose un problème plus large : devons-nous vraiment justifier chacune de nos croyances à ce degré de précision pour qu’elle puisse prétendre être une connaissance ? Devons-nous vérifier le bon fonctionnement de chaque horloge avant de croire l’heure indiquée ? Il semble au contraire que nous ayons un grand nombre de connaissances et que ce nombre augmente à chaque instant sans que nous ayons besoin de les justifier.

Le véritable problème se trouve en réalité dans la tentative même de définition de la connaissance. Son point de départ est de lister les prérequis à la connaissance et nous nous apercevons, en chemin, que ce que nous appelons “connaissance” dans la vie courante ne satisfait pas ces conditions. Pire encore, les épistémologues n’arrivent pas à se mettre d’accord sur les caractéristiques indispensables à cette notion. Il est difficile de savoir ce qui doit être intégré à la définition, outre la croyance, la vérité et la justification, pour éviter les cas à la Gettier. Nous nous retrouvons alors avec un champ de recherche en philosophie détaché de l’expérience ordinaire. L’épistémologie se condamne à devoir répondre à des exemples de plus en plus abracadabrants tout en échouant à rendre compte de notre vie quotidienne.

Le problème de la définition classique de la connaissance est le présupposé de l’autonomie du sujet, en tout cas pour la justification de ses croyances. C’est ce point précisément qui rend inopérante la définition classique. Celle-ci demande au sujet de posséder une justification pour que ses croyances soient des connaissances. Elle établit une dépendance entre les raisons de croire et la justification du sujet. Comme les justifications données sont réfutables, nous n’arrivons pas à nous assurer de nos connaissances.

L’épistémologie sociale, à l’inverse, suppose dès le départ qu’une partie de la justification ne dépend pas du sujet ; elle ne pense pas la connaissance comme une croyance à vérifier mais part du principe qu’il y a des connaissances et qu’on peut les expliquer par rapport aux processus qui les ont faites émerger et à leur contexte. L’épistémologie sociale, comme d’autres théories contemporaines, propose donc ce qu’on pourrait appeler un changement de paradigme. Pour ces théories, le problème de Gettier est le symptôme d’un échec de l’enquête épistémique. Il faut inverser le sens de la réflexion et partir du fait que nous ayons des connaissances pour chercher à les définir. Williamson parle par exemple de “Knowledge First” pour insister sur le fait que le concept de connaissance est premier par rapport à celui de justification. Dans cette nouvelle épistémologie c’est alors le contexte qui est important pour définir la connaissance. Un exemple souvent repris en épistémologie sociale pour s’opposer à l’individualisme est celui de la méthode cartésienne du doute méthodique. Cette idée de rentrer en soi-même pour y chercher la certitude et d’inférer ensuite à partir d’un contenu mental (le cogito) un autre, puis un troisième, etc. est totalement étrangère à l’épistémologie sociale. À l’opposé de l’image du penseur isolé à côté de son poêle, l’épistémologie sociale conçoit les états mentaux comme non-isolés du monde social. Pour les comprendre, il faut étudier les processus sociaux qui sont à leur origine.

On peut donc défendre l’utilité de l’épistémologie sociale par les faiblesses de l’épistémologie classique. Si les positions centrales de cette dernière évoluaient, les épistémologies sociale et classique pourraient se rejoindre et ne faire qu’une ; sauf peut-être, si leurs méthodes de travail sont radicalement différentes, ce qui est notre deuxième point de discussion.

3.2 Méthodes et objectifs de l’épistémologie sociale

Une autre remise en cause de l’épistémologie sociale concerne son but et sa méthode de travail. Nous avons vu que cette approche se caractérise par un double objectif : l’épistémologie sociale veut être à la fois utile théoriquement, avec la défense d’une théorie (fiabiliste pour Goldman) de la connaissance, et concrètement, en encourageant certaines pratiques par rapport à leur intérêt pour la connaissance.

Le projet est né dans la philosophie analytique contemporaine mais s’en détache quelque peu. Pour certains chercheurs la question de la définition de la connaissance n’est plus centrale et il faut se concentrer sur le rôle d’évaluation de nos pratiques épistémiques. Le fiabilisme, tel que Goldman le présente, permet d’évaluer ces pratiques sans se poser la question de la nature de la justification (il suffit qu’une croyance “mène” à la vérité pour que celle-ci soit considérée comme une connaissance). De nouveaux outils sont utilisés : les statistiques, la simulation numérique et la modélisation. Si nous reprenons l’exemple du passant qui demande son chemin dans la rue, un usage d’outils statistiques pourrait consister en une enquête sur le terrain. Un individu se rend dans différentes villes, demande un très grand nombre de fois son chemin tout en sachant la réponse et indique le ratio d’indications fausses données.

On peut noter que le choix de tels nouveaux outils n’est pas propre à l’épistémologie sociale mais touche également d’autres parties de l’épistémologie et même de la philosophie analytique en général. La philosophie expérimentale qui souhaite “ancrer” la réflexion sur l’analyse et le recueil des intuitions de chacun est un autre exemple de ce renouveau. Le problème de ces nouvelles recherches basées empiriquement (statistiques, recueil des institutions, …) ou construites numériquement (simulation et modélisation) est qu’elles s’accompagnent souvent d’un abandon des outils conceptuels. Si j’arrive à dire qu’il y a 75% de chances qu’on me renseigne mal sur mon itinéraire à Madrid, je ne sais pas pour autant plus ce qu’est la connaissance. L’épistémologie sociale peut rapidement tendre vers une analyse sociologique des attributions de connaissances, ce qui est très intéressant mais qui ne rentre plus dans le cadre de l’épistémologie philosophique.

Cette nouvelle épistémologie se rapproche alors de la psychologie sociale, des sciences cognitives voire de certaines branches de l’économie, mais s’éloigne des objectifs et méthodes traditionnels de la philosophie. Nous pouvons alors nous demander si l’épistémologie sociale ne souhaite pas s’émanciper, de manière plus ou moins radicale, de la philosophie de la connaissance. Derrière cette interrogation se trouve la question de la naturalisation de l’épistémologie. Par naturalisation, nous faisons référence ici à la position, notamment défendue par Quine, selon laquelle la philosophie devrait utiliser une méthode qualifiée de “scientifique”. Ce que Quine entendait par “méthode scientifique” avait beaucoup à voir avec l’empirisme, que l’on peut ici très brièvement définir notre dépendance de critères issus des sens. Avec des méthodes comme les simulations et la modélisation, c’est une nouvelle forme de naturalisation qui entre en jeu. L’épistémologie sociale doit-elle l’adopter et la revendiquer, quitte à mettre de côté l’analyse conceptuelle qui est à son origine ? La question reste ouverte dans la recherche contemporaine.

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Bibliographie

Pour le lecteur qui veut aller plus loin, nous pouvons recommander la lecture du recueil d’articles (édité par Bouvier et Conein en 2007) qui est l’un des rares ouvrages portant sur l’épistémologie sociale rédigé en français.

Bouvier, Alban, et Bernard Conein, eds. 2007. L’épistémologie sociale : une théorie sociale de la connaissance. Collection Raisons pratiques. Paris: Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales.

Coady, C. A. J. 1992. Testimony: A Philosophical Study. Oxford: Clarendon Press.

Fallis, Don. 2008. “Toward an Epistemology of Wikipedia.” Journal of the American Society for Information Science and Technology 59 (10): 1662–74.

Gilbert , Margaret. 1989, On Social Facts, Routledge.

Goldberg, Sanford C. 2017. “A Proposed Research Program for Social Epistemology.” In Social Epistemology and Epistemic Agency: Decentralizing Epistemic Agency, edited by Patrick J. Reider, 3–20. Collective Studies in Knowledge and Society. Lanham: Rowman & Littlefield International.

Goldman, Alvin I. 1999. Knowledge in a Social World. Oxford; New York: Clarendon Press ; Oxford University Press.

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Russell, Bertrand. (1948) 2002. La connaissance humaine : sa portée et ses limites. Translated by Nadine Lavand. Paris: Librairie philosophique J. Vrin.

Surowiecki, James. 2004. The Wisdom of Crowds: Why the Many Are Smarter Than the Few and How Collective Wisdom Shapes Business, Economies, Societies, and Nations. 1st ed. New York: Doubleday.