Le pubertaire et l’adolescence

Notes sur le pubertaire et l’adolescence

La conceptualisation de P. Guitton sur « le pubertaire » (à partir de 1991) articule puberté et adolescence de manière dialectique. Ainsi la puberté, par le réveil pulsionnel qu’elle produit, renvoie l’adolescent à un risque de retour de ses fantasmes infantiles : « Le pubertaire advenu est à réfléchir par rapport à son ancrage biologique (…) se heurtant à la barrière de l’inceste que l’œdipien infantile légua ». C’est pourquoi le pubertaire est producteur de « scènes » dans les représentations juvéniles : « … la scène pubertaire, animant la psyché adolescente, fait rebondir la scène primitive sans en dévoiler les secrets ». Ainsi la scène primitive dérive-t-elle sur la scène pubertaire, et plus exactement sur les scènes pubertaires dans la mesure où les fantasmes de fusion, de séduction et de castration déploient à partir des évènements de la vie juvénile de multiples agencements. Ces productions anxiogènes tendent à revenir sur l’organisation œdipienne établie, si elle l’a été précédemment : « Tout se passerait comme si les éléments du puzzle qui constituent la scène primitive (ou ses représentations les plus approchées) s’agençaient pour donner une scène pubertaire « presque » conforme. La différence ne résiderait pas en la survenue d’éléments nouveaux mais par leur recomposition ».

Cette dimension dialectique apparaît bien lorsque P. Gutton sépare résolument cette dimension pubertaire et « l’adolescens, travail élaboratif concomitant et retardé (nous n’y voyons pas deux stades), (…) exclusivement réalisable à partir du matériau pubertaire. Il utilise les procédures de l’idéalisation rodées dans l’enfance et en particulier l’Idéal du Moi et l’identification. Son but est une désexualisation des représentations incestueuses menant au choix d’objet potentiellement adéquat ». Et l’ « adolescens », temps d’adaptation de quelques années au réel de la puberté, apparaît comme un travail de désinvestissement de la force pulsionnelle contenue dans le pubertaire, forme d’amortissement de la violence potentielle de ce dernier, elle peut alors être qualifiée de « seconde latence ».

Enfin c’est sur un mode auto-érotique que ce mouvement pubertaire est décrit par P. Gutton. Selon lui, la source pulsionnelle génitale est extériorisée par le moi, « … le corps génital devenant séducteur du corps encore enfant. » Cette dissociation amène l’adolescent à s’interroger sur le statut du corps : « … est-il Moi ou objet extérieur ? La puberté impose-t-elle un ennemi au-dedans ou au-dehors ? » C’est ici la question de la séduction qui est abordée par cet auteur, auto-séduction adolescente, séduction de soi-même à travers l’autre-adolescent ou l’autre-enfant, mouvements dans lesquels la pulsion génitale paraît chercher une origine pour être plus efficacement contenue et avec elle, la maîtrise du développement corporel. C’est ainsi la fonction de l’«adolescens» en tant que devant trouver une issue à cet auto-érotisme qui apparaît autour de cette question de la séduction.

Le travail de l’originaire à l’adolescence

Qu’est-ce qui se remet en chantier dans la psyché adolescente des premières expériences de la vie, comment se réactualisent des traces jusque-là refoulées ou clivées de vécus primitifs ? Cet après–coup ébranle le socle, les fondements de la vie psychique.

Des auteurs ont pensé le rapport à l’archaïque au cours de l’adolescence : P. Gutton et le pubertaire, les travaux sur l’originaire de Bernard Duez, J. Guillaumin et l’attrait du traitement psychotique de la réalité et enfin Philippe Jeammet et la notion d’espace psychique élargi. Ce retour sur l’archaïque et son traitement intrapsychique peuvent s’effectuer au regard d’un fil conducteur, celui de la socialisation de la psyché.

Nous savons depuis les travaux de P. Gutton sur le pubertaire que la puberté impose au sujet un travail psychique. Les changements corporels et physiologiques de la puberté agissent tel un traumatisme narcissique. Pour P. Gutton : « Le surgissement du deuxième temps de la sexualité humaine de l’instinct génital introduisit dans le fonctionnement psychique encore infantile des remaniements … nommés par le substantif  » pubertaire »… le pubertaire est à la psyché ce que la puberté est au corps ». Le pubertaire interroge les parties refoulées de la psyché. Freud l’avait souligné dans L’homme Moïse et la religion monothéïste : « L’oublié n’est pas effacé mais seulement « refoulé » ; ses traces mnésiques existent dans toute leur fraîcheur…Ce refoulé conserve son impulsion, son aspiration à pénétrer dans la conscience. Il atteint son but sous trois conditions : 1. Lorsque la force de contre–investissement est diminuée par des processus pathologiques …2. Lorsque les parties de pulsions fixées au refoulé reçoivent un renforcement particulier, le meilleur exemple de ce cas étant le processus à l’œuvre pendant la puberté. 3. Lorsque dans le vécu récent, à un moment quelconque, surgissent des impressions, des vécus, qui sont si analogues au refoulé qu’ils ont le pouvoir de le réveiller ».

Le pubertaire éveille des scènes pubertaires, incestueuse et parricide. La scène incestueuse, désir de réalisation de l’inceste de la part de l’adolescent et désir du parent enfreint les limites Moi/non-Moi, dedans– dehors. La pression pulsionnelle menace de déborder. La scène pubertaire questionne l’adéquation des objets auxquels elle s’adresse, ici les objets infantiles. C’est par le travail d’adolescens, notion introduite par P. Gutton qui désigne un processus psychique chargé de traiter de la fragilité induite par le pubertaire, fragilité métapsychologique, fragilité des liens aux objets. L’adolescens reconstruit l’organisation des relations d’objets intrapsychiques à travers un report vers de nouveaux objets et tout particulièrement vers un objet amoureux.

Le roman de Wajdi Mouawad, Le visage retrouvé, esquisse l’itinéraire d’un adolescent dont une partie du monde devient subitement étrangère et offre une parabole du pubertaire et de l’adolescens. Le jour de son quatorzième anniversaire, Wahab reçoit, en guise de cadeau, la clef de l’appartement. Alors qu’il use enfin du droit tant attendu d’entrer dans le logement familial de sa propre volonté, il est immobilisé par la vue de deux femmes inconnues. Ces femmes énigmatiques ne ressemblent en rien à sa mère et à sa sœur. Tentant d’échapper à l’étranger dans sa demeure, à l’étrange, il fugue. Des doubles se postent sur son chemin : un garçon disparu, une rencontre amoureuse… Par la violence de la rupture, la fugue, il réaménage les liens entre son monde interne, amputé de ce qu’il a définitivement perdu de l’enfance et son nouvel environnement. « Il se répéta cela tout au long du trajet le ramenant chez lui. Le combat n’est pas terminé. Il débutait. Wahab le savait. Il avait trop marché ces derniers jours pour se laisser prendre par son euphorie. Il avait compris. Tous les chemins le mèneront à la Terre. Or voilà qu’en rentrant chez lui, il quittait la Terre pour sauter dans le gouffre et il avait beau, à cette heure, se creuser les méninges et pousser son effort d’imagination à bout, il n’arrivait pas à savoir à quoi pouvait ressembler ce gouffre où la femme aux membres de bois l’attendait. En sautant, je vais m’aventurer sur son territoire. C’est là la seule voie possible pour atteindre la beauté trouvée dans le visage et la voix et l’amitié de Maya. Cette beauté existe au-delà de tout. Elle donnera un sens à ma vie… » Le héros affronte un sentiment d’étrangeté et cherche à lui donner du sens alors que Lamzi refuse d’en être traversé et transformé.

Ce travail psychique imposé par le pubertaire à l’adolescent passe par différents temps, non linéaires et parfois suspendus, d’exploration, de régression, d’immobilisme, et, in fine, de progression dans la majorité des cas. P-C. Racamier est plus sévère quant au pronostic en postulant que toute conception du monde à l’adolescence signe une ouverture ou une fermeture difficilement réversible. La clôture, dans son irréversibilité, semble toujours difficile à énoncer pour le clinicien.

L’ébranlement psychique et les mouvements régressifs sont toujours plus spectaculaires autour du pubertaire. L’attrait à l’adolescence du traitement psychotique de la réalité dont parle J. Guillaumin propose un remaniement à partir de l’effraction pubertaire : « (…) toute cette vigilance psychotique intolérante, dirigée contre l’intrusion et l’installation fût-ce du moindre moment de viduité ou de vacuité au sein de la position dépressive, a bien probablement pour unique motif de besoin, ressenti comme vital, de résister radicalement, à l’instauration d’une séparation d’avec l’objet ou plutôt… avec autrui : de conjurer l’altérité en tant que reconnaissance consommerait la perte d’une toute– puissance narcissique irrenonçable et son remplacement par une dépendance réclamant l’élaboration d’un appareil psychique dilaté et aménagé, conteneur d’absence et transformateur vivant ».

La psyché adolescente lutte pour éviter la rencontre avec la différence, l’altérité, source de violence, d’excitation, de haine. Cet évitement passe par l’expulsion, le rejet d’éléments différenciés à l’extérieur de la psyché. Ce refus d’une existence séparée de l’objet mais aussi de la co-existence avec des objets internes différenciés, « état psychotiforme d’inadmission de l’organisation du monde objectal interne dans un appareil psychique différencié » aurait pour Jean Guillaumin différents destins. On sait bien que certains adolescents choisissent la voie régrédiente du statu-quo, du retour à l’omnipotence et de « l’expulsion psychotique totale des vécus endopsychiques dans le monde extérieur ». Pour d’autres, en revanche, il ne s’agit là que d’une étape dans le processus adolescent. La rencontre avec des « auxiliaires externes » de l’appareil psychique, que sont les objets externes animés ou inanimés : pairs, amoureux et aussi idéaux, institutions détient un pouvoir d’auto – guérison, facilite l’élaboration d’une séparation avec des objets internes infantiles. L’adolescent rompt ainsi avec l’attrait qu’exerce sur son appareil psychique « le recours à la voie psychotique ».

L’ambivalence entre rejet vers le monde extérieur ou introjection de nouveaux objets rejoint les représentations autoengendrées de P. Aulagnier. Les deux représentations inaugurales des relations affectives, l’amour et la haine, à la suite des pictogrammes ne présentent pas d’antériorité l’une par rapport à l’autre. L’originaire accompagne tout le temps de la vie dans la reproduction d’un représenté toujours identique à lui–même. « Cette reproduction est responsable de ce que nous avons appelé le « fond représentatif » qui accompagne l’éprouvé et l’expérience du Je ».

L’adolescence est tentative de réactualisation d’un état de spécularisation entre l’espace originaire et l’espace du hors-soi. B. Duez développe l’idée d’un processus adolescent se construisant en utilisant la dimension transformationnelle du transfert. Le transfert se conjugue de deux manières : topique ou chronique. Le transfert topique est une réponse originaire à toute relation à l’autre. C’est celui qui intervient dans toute mutation catastrophique dont le pubertaire. Le transfert topique rend compte de la place de l’autre dans la psyché, l’autre dans sa fonction transformationnelle. « Le transfert topique tente de lier les éléments étranges selon les liens de contiguïté qui prévalent dans l’obscénalité originaire. Ce lien de contiguïté, d’immédiateté psychique est ce qui donne au transfert sa capacité à traiter l’actuel et surtout l’étrange dans l’actuel ».

Le pubertaire, rencontre avec l’étranger en soi et en l’autre, retrouve l’assise offerte par l’originaire, ce fond propre au double. L’autre, quel que soit son statut, prend une part active dans la construction du sujet en tant que sujet sexué, inscrit dans une génération.

Gutton insiste sur la qualité de sujet énonciateur de l’autre, celui qu’il nomme « l’objet parental de transfert ». Pour P. Gutton , « l’objet parental de transfert » soutient la reconstruction du sujet après le pubertaire et s’affirme dans son appartenance à la communauté humaine et dans les valeurs qu’il défend. L’objet parental de transfert énonce à la fois ce qui lui est propre et ce qui le rattache à l’ensemble de l’humanité, aux interdits fondamentaux, « à l’ordre symbolique auquel lui–même s’articule ». En ce sens, P. Jeammet souligne l’importance du rôle de l’environnement qui va être source d’ouverture ou au contraire renforce les répétitions. « L’objet de la réalité externe est le garant de l’objet interne ». La qualité de l’environnement est indéniable quant au devenir de la psyché durant l’adolescence.

Au cours du détachement des imagos familiaux et en raison du danger d’une trop grande proximité parentale, vécue comme intrusive, l’adolescent trouve dans le groupe de pairs un cadre plus rassurant. La figure du même, du double, y est ici à son paroxysme. Pour Lacan  « … l’effet de groupe …rajoute l’obscénité imaginaire à l’effet du discours. Rien donc qui admette la faille, l’écart, la reprise. Rien qui assure une fonction intermédiaire ». Le groupe isomorphique, nouvel espace social prend une place psychique particulière. Les signes d’appartenance (vestimentaires et corporels) renforcent l’identité de chacun dans le groupe et la multiplicité des semblabLaufer questionne la dimension de Moi auxiliaire ou de Surmoi auxiliaire de ces ensembles. P. Jeammet parle d’espace psychique élargi spécifique de l’adolescence. Cet espace psychique englobe les groupes de pairs, les membres de la famille, les éducateurs et tous autres intervenants auprès des adolescents.

En conclusion, le travail de l’originaire, réactualisé par le pubertaire, invoque par la rencontre avec l’autre semblable la possibilité d’un premier dégagement de l’étrange, de l’étrangeté, éloigne toute menace d’intrusion psychique. Au cours de l’adolescens, les premiers amours confrontent à l’autre différent, à l’autre en soi. L’originaire demeure en arrière-fond alors qu’aussi bien dans le monde interne qu’au sein du monde externe les images se différencient, se dialectisent.