Évaluation des psychothérapies

Évaluation des psychothérapies. Réflexions épistémologiques

Ludovic Gadeau

Pour citer cet article :

Gadeau, L. (2006). Evaluation des psychothérapies : réflexions épistémologiques, Le Journal des Psychologues, 242, 56-61.


L’évaluation des psychothérapies est en passe de constituer un enjeu primordial pour les acteurs du soin psychique sous la pression des pouvoirs publics. L’auteur soumet deux réquisits : l’un questionnant la méthodologie de l’évaluation des psychothérapies par la technique test-retest et le statut réservé à l’effet placebo dans toute évaluation, l’autre traitant de la définition même de la science dans le champ des sciences humaines.

Si quelque chose peut précisément définir en quoi consiste la pratique analytique, c’est que sa mise en œuvre ne se soutient d’aucun programme préétabli. On pourrait même dire que tout projet, qu’il soit d’ordre thérapeutique ou didactique, fait essentiellement obstacle à la méthode psychanalytique.

Pourtant, lorsqu’un patient vient faire appel à notre aide, il dit une souffrance, parle de difficultés ou de symptômes dont il voudrait se débarrasser, et porte en lui des attentes au regard de l’aide attendue. Il assigne donc, implicitement ou explici­tement, des buts au traitement dans lequel il s’engagera. Cependant, on ne saurait totalement assimiler les attendus qui président à la mise en œuvre du travail analytique avec ce travail lui-même. On pourrait même dire que la part analytique de toute psychothérapie est précisément ce qui se révèle comme effet imprévu dans l’après-coup du traitement.

Il reste que les orientations actuelles en matière de contrôle et de maîtrise des coûts de santé se satisfont très peu de ce type de paradigme. Elles lui préfèrent les logiques de l’avant coup (avant coût), celles qui prévoient, programment, défi­nissent des objectifs, des cibles, des moyens, les valident et évaluent les effets objectivés des actions de soins réalisées sur le modèle des rééducations.

Poser ainsi la problématique de l’évaluation des psychothérapies, c’est évidemment l’inscrire dans une dichoto­mie, voire une opposition qui n’est certai­nement pas sans lien avec ce qui se vit sur le terrain des pratiques et ce que véhicu­lent les discours et les écrits qui en ren­dent actuellement compte. Mais c’est peut-être aussi faire une part belle à la simplification et au manichéisme de part et d’autre. Autrement dit, est-ce que les thérapies rééducatives (thérapies cogni­tivo-comportementales…) qui semblent se prêter le mieux à l’évaluation objecti­vée de leurs effets s’offrent aussi facile­ment que l’on semble le dire à la démar­che de recherche propre aux sciences de la nature, et les thérapies analytiques seraient–elles « par essence » impropres à toute évaluation ?

Statut épistémologique de l’objet de l’évaluation et différences entre rééducation et psychothérapie

L’évaluation de la pratique clinique pose le problème de la preuve, de ce qui est pro­bant pour le clinicien, le patient et les tiers éventuels (familles, institutions, orga­nismes payeurs, etc.). C’est toute la ques­tion du statut épistémologique de l’objet de l’évaluation.

Par exemple, la philosophie portée par l’EBM (Evidence Based Medecine), et reprise en France par la Haute Autorité de santé, est de type « conséquentialiste », c’est-à-dire que la valeur d’une action peut être évaluée par la mesure de ses conséquences. C’est, semble-t-il, aussi la philosophie du rapport INSERM (2004) portant sur l’évaluation des psychothéra­pies [1] . Cette forme d’utilitarisme porte en elle différentes questions : sur quels résultats évalue-t-on les conséquences ? Comment les attentes individuelles, de l’entourage et les facteurs culturels inter­viennent-ils dans ce jugement ? Comment des valeurs mesurées en termes écono­miques peuvent-elles être comparées avec des valeurs qui ne sont pas quanti­fiables ? Quelle importance peut-on don­ner à la question éthique dans un conflit qui peut surgir entre résultats attendus et mise en œuvre d’un traitement ?

C’est aussi cette question de la phi­losophie véhiculée par telle ou telle démarche de soin qui préside à cette dichotomie entre techniques rééducatives et psychothérapies analytiques.

La différence entre l’approche psychothé­rapique et l’approche rééducative tient pour l’essentiel au fait que les psychothé­rapies ne peuvent faire l’objet d’une for­malisation, alors que le principe même des rééducations s’appuie sur un forma­lisme (qui s’actualise dans un manuel), une temporalité linéaire qui ordonne et organise une progression à partir d’objets circonscrits en amont (exemple : symp­tômes à supprimer, compétences ou stra­tégies de compensation ou encore outils d’adaptation à acquérir ou à développer, etc.), et des objectifs à travers des cibles sur lesquels le rééducateur et le patient s’entendent (exemple : symptômes dont le sujet voudrait se débarrasser).

Les rééducations proposent donc des méthodes formalisables, assez facilement transmissibles et contrôlables, permettant par des techniques de type test-retest d’évaluer un changement, une correction, une progression. Dans leur philosophie, les rééducations supposent une représen­tation essentiellement normée du sujet et une représentation catégorielle du fonc­tionnement psychologique (que cela soit pensé en termes de compétences, de symptômes, etc.). Cette approche à visée soignante ne porte que sur la rééducation réflexologique de conduites symptoma­tiques, soigneusement enclose dans la définition qu’elle s’en est donnée.

Les psychothérapies analytiques, quant à elles, supposent une autre représentation du sujet. Par opposition à une représenta­tion catégorielle, on aurait affaire là à une vision plus dimensionnelle du sujet, chaque dimension étant en interaction complexe avec les autres et ne pouvant être prise isolément. En outre, les diffé­rentes dimensions répondent à des lois de fonctionnement hétérogènes les unes aux autres, de sorte que le statut de tout contenu psychique garde une part irré­ductible d’indétermination et avec laquelle il faut pouvoir composer. Il en découle une appréhension nécessairement globale du sujet, prenant en compte à la fois les registres intrapsychiques et intersubjec­tifs. Cette prise en compte de la com­plexité s’accompagne dans la démarche psychothérapique de conséquences dont l’une est l’impossibilité d’établir une pro­grammation qui ordonnerait la progres­sion de la dynamique psychothérapique et plus encore son sens.

C’est pourquoi il existe un écart entre l’op­tique du soin et le désir du sujet. Cet écart est à faire valoir puisqu’il dessine la diffé­rence entre les attendus portés par les tiers (équipes soignantes, familles, école, lieux d’exercice professionnel, etc.) et ce que le désir (inconscient) du sujet met à l’œuvre.

À considérer l’évaluation comme portant sur un objet mesurable, on sera toujours confronté dans l’évaluation de l’acte ana­lytique à quelque chose qui précisément n’est pas maniable, qui ne s’appréhende pas avec un appareil de mesure : le pul­sionnel, le désirer, la jouissance. Tout ce qui pourra former l’objet d’une mesure observable des effets de l’acte analytique ne constituera qu’une conséquence indi­recte d’une transformation interne qui, elle, ne pourra être véritablement jaugée.

Autrement dit, les observables qui pour­raient constituer des preuves des transfor­mations de la dynamique interne, par l’ef­fet de la psychothérapie, ne sont que des formes, des habillages, qu’on ne saurait relier directement au processus de trans­formation qui les a vus naître. Par exemple, un enfant qui, avant sa thérapie, présentait une grave inhibition névrotique, augmente maintenant ses interactions sociales, répond avec un délai de latence moindre aux questions qui lui sont posées, défend avec plus de vigueur ses positions auprès des autres, présente des mouvements d’hétéro-agressivité, de mécontentements clairement affichés, témoigne, par ces changements visibles, d’une transforma­tion. Ces modifications, dont certaines pourraient ne pas véritablement satisfaire l’entourage, ne disent cependant rien du processus qui les a engendrées. Pour le thérapeute qui a conduit le soin, rien de ce qu’il est advenu sous cette forme singu­lière-là n’était véritablement prévisible (sinon à gros traits), pas plus que le temps nécessaire pour que cette transformation s’opère et se stabilise peu ou prou dans cette nouvelle forme.

Se trouve là posé tout le problème de la causalité psychique (Green, 1995). À la causalité linéaire qui est la marque même du monde physique (newtonien) dans lequel nous vivons, qui est ce sur quoi éga­lement il est misé dans les expériences de laboratoire, il faudra substituer, dès lors qu’on entre dans l’univers de la réalité psy­chique, une forme de causalité nouvelle, qui, à l’instar de la physique quantique, heurte la pensée et notre bon sens : tem­poralité non linéaire, absence du principe de non-contradiction, déplacement et condensation des représentations, logique des affects et logique des représentations gouvernées par des mécanismes de défense inconscients, hétérogénéité du système psychique (conflictualité topique), jeu erratique des forces pulsionnelles, etc.

Statut épistémologique de l’évaluation, effet placebo et limites de l’évaluation

Évaluer une prise en charge psycholo­gique, c’est chercher des indices perti­nents qui prouvent que les effets éven­tuels repérés au terme d’un traitement sont bien le produit du traitement. Il nous faut tout d’abord interroger ce pouvoir si puissant de la preuve pour mieux comprendre les ressorts et les limites de l’évaluation.

Le principe de la méthodologie de type ­test-retest utilisé fréquemment dans l’évaluation des thérapies cognitivo­-comportementales a-t-il une véritable validité scientifique [2] ? En quoi la mesure (quantitative ou qualitative) d’un écart entre l’avant et l’après d’une thérapie, éta­blie à partir de « cibles », a-t-elle valeur de preuve de l’efficacité de cette thérapie, c’est bien la question. Et c’est ce à quoi toute démarche ayant des prétentions de scientificité doit pouvoir répondre.

Selon la Haute Autorité de santé, nous disposons d’un modèle méthodologique dans le champ thérapeutique, c’est celui qui est utilisé pour évaluer les effets thé­rapeutiques des médicaments. Il est considéré par l’EBM comme offrant le meilleur niveau de preuve [3] .

Le modèle utilisé est celui du double aveugle (études contrôlées randomisées): on compare deux groupes, l’un à qui l’on administre la molécule que l’on évalue, l’autre à qui l’on donne un traitement neutre d’effets. Personne ne sait à qui la molécule supposée active est donnée, pas plus les patients que les soignants. Il s’agit d’évaluer si l’effet de la molécule est supérieur à l’effet que l’on nomme placebo.

Qu’est-ce donc qu’un placebo ?

Selon la définition de P. Pichot (1961), « l’effet placebo est, lors de l’administra­tion d’une drogue active, la différence entre la modification constatée et celle imputable à l’action pharmacologique de la drogue ». Un placebo est donc une mesure thérapeutique d’efficacité intrin­sèque nulle ou faible, sans rapport logique avec la maladie, mais agissant, si le sujet pense recevoir un traitement actif, par un mécanisme psychologique ou psycho­physiologique (Kissel P., Barrucand D., 1964). Ce phénomène a été mis en lumière notamment par E. Bernheim (1886, 1910) au cours de ses recherches sur la suggestion, dont le placebo consti­tue, avec l’hypnose, une des figures majeures. Le placebo ne s’est vu pris en compte par la littérature scientifique que depuis les années 1940 (Pepper, 1945). Le concept de placebo n’est donc pas très ancien [4] et a été proposé par des cher­cheurs américains au début des premières études cliniques contrôlées visant à vali­der des produits actifs dans les essais thé­rapeutiques. Par ce terme, ces chercheurs essayaient de montrer que, malgré l’entre­prise de contrôle des variables, quelque chose échappait à la mesure et donc à la prédiction.

Martens (1984) a tenté une théorisation psychanalytique de l’effet placebo. Il a suggéré, à la lumière de constatations ethnographiques et cliniques conver­gentes, un élargissement de la définition de Kissel. Cette extension porte sur cer­tains sujets prenant un placebo en toute connaissance de cause, et ce, avec des résultats. Ces personnes appartiennent à un milieu (par exemple médical) où son efficacité est ordinairement constatée.

Le choix du terme, placebo, ce « je plai­rai » n’est évidemment pas anodin puis­que l’ingrédient qui échappe à la mesure se dérobe à ce présent que l’on cherche à contrôler, et désigne tout à la fois une sorte d’intention émergente et une adresse : à qui ou à quoi s’agirait-il de plaire [5] ?

Aujourd’hui, la validité d’un médicament consiste en une mise en compétition de la molécule avec l’effet placebo, lequel doit être compris comme un agencement com­plexe d’éléments appartenant à plusieurs niveaux d’organisation, notamment : le contexte dans lequel le traitement s’ins­crit, le contact avec le thérapeute [6] (Wolf, 1956), les effets et rétroactions liées à l’amélioration, la subjectivité engagée dans l’évaluation, etc., (Pignarre, 2001). Ainsi les chercheurs savent-ils que l’effet placebo diminue sensiblement lorsque l’on quitte le contexte des protocoles expérimentaux et, qu’à l’inverse, il est plus important dans les montages dits « de laboratoire ». Autrement dit, l’effet pla­cebo répond à un système de contraintes sociales et de contraintes psychologiques, notamment l’asymétrie qui qualifie la rela­tion entre le patient et le thérapeute. C’est bien dire que les expériences de labora­toire sont des dispositifs complexes qui intègrent aussi une composante sociale et psychologique externe au protocole de recherche.

Pourtant, dès qu’il est nommé, l’effet placebo devient comme tel inanaly­sable. D’ailleurs, les évaluateurs ne cher­chent pas à savoir ce qu’est cet effet non spécifique et se contentent de le consi­dérer comme une sorte de point zéro, à partir de quoi l’on jugera un candidat médicament (Golomb, 1995).

Les recherches portant sur les caractéris­tiques psychologiques des patients répondant le plus à l’effet placebo n’ont jamais permis de définir un profil de « placebo-répondeurs » de même que l’on n’a pas mis en évidence un profil de « thérapeute-inducteur».

L’effet placebo, c’est aussi l’effet d’un dis­cours, discours qui porte une demande, discours qui dit la souffrance ou la mala­die, qui dit si la rencontre est possible et à quelles conditions (protocole institution­nel, commissions, dossiers, contraintes matérielles, etc.), qui fait la rencontre entre le patient et son thérapeute (et qui s’institue le plus souvent bien avant la ren­contre effective), discours qui fonde la relation, qui définit des règles d’échange, qui met en alliance, etc. On a par exemple montré que l’effet d’une substance bron­cho-dilatatrice pouvait être inversé selon le message verbal adressé au patient, ou encore qu’un broncho-constricteur pré­senté comme un puissant broncho-dilata­teur pouvait soulager certains patients asthmatiques (Fisher et Grenberg, 1997).

Dans les recherches cliniques de labora­toire en double aveugle, l’effet placebo est aussi l’effet d’une parole qui se formule en termes de recrutement des candidats à l’évaluation, d’énoncés de protocole de recherche, de réquisition du consente­ment éclairé des candidats, de prescrip­tion de médicaments rendus anonymes avec la part d’étrangeté et de magie qui peut s’y associer, de protocoles de prise du traitement, de suivi et d’évaluation intermédiaire, etc.

Autrement dit, le sujet de l’observation s’inscrit dans un système de contraintes, porteur potentiel de modifications et qui contient les ingrédients de base de l’effet placebo. C’est dire aussi que tous les dispositifs ne sont pas porteurs des mêmes potentialités, et donc que l’effet placebo n’a en rien valeur de constante, contrairement à ce que la pharmacologie considère [7] .

On voit dès lors que l’administration de la preuve en matière de psychothérapie bute sur la place à donner à l’objet pla­cebo. Ou alors, comme dans les recher­ches pharmacologiques, on essaie de jau­ger l’effet de la technique thérapeutique au regard de l’effet placebo en cherchant à les comparer, ou bien alors on considère cet effet comme inhérent au dispositif thérapeutique lui-même.

1 – Dans le premier cas, il s’agirait de mettre en place une méthodologie de contrôle qui s’apparente à la technique du double aveugle, mais on se heurte consé­quemment à des problèmes techniques et déontologiques considérables : comment concevoir des groupes véritablement appareillés [8] ou encore un groupe contrôle avec une « pseudo thérapie», etc. Cette idée d’un dispositif thérapeutique sup­posé « neutre » a pourtant été suggérée dans le rapport de l’INSERM relatif à l’éva­luation des psychothérapies (2004), et évoquée à de multiples reprises, sans réflexion consistante sur la question éthique que soulève un tel projet, par J. Cottraux (1996, 2004). En outre, il y aurait à s’interroger sur la valeur de ces montages qui imitent les travaux en phar­macologie, sachant qu’ils ne peuvent effectivement pas jauger l’effet placebo.

La méta-analyse réalisée par Hirobjarts­son et Gotzche (2001) met en évidence que l’effet placebo apparaît bien marqué dans les études mesurant des variables continues, celles justement que l’on éva­lue par des échelles (comme l’anxiété, l’in­somnie, etc.), alors qu’il s’avère faible ou nul dans les travaux utilisant des variables binaires (présence ou absence d’un signe). On peut, dès lors, se demander jusqu’à quel point les évaluations de type test­retest de cibles à partir d’échelles ne mesurent pas ce qu’elles prétendent écarter, à savoir l’effet placebo.

2 – Dans le second cas, il s’agira de consi­dérer l’effet placebo en le mettant en travail dans le cadre de la dynamique thérapeutique. Ce « je plairai », c’est par exemple ce que la psychanalyse inclura dans le concept central d’amour de transfert.

Un des objectifs implicites de l’évaluation des psychothérapies est bien de faire apparaître des facteurs spécifiques du changement, indépendants du théra­peute, et, par là même, de développer et de transmettre des techniques favorisant l’émergence et le contrôle de ces facteurs dans le travail thérapeutique, alimentant dès lors les orientations actuelles en matière de recommandation de bonnes pratiques professionnelles.

Aux limites de l’évaluation

Les pouvoirs publics doivent s’assurer que les moyens mis à disposition des secteurs sanitaires et médico-sociaux sont utilisés à bon escient au bénéfice des usagers. Qu’il y ait donc un contrôle de l’activité des établissements et un regard sur les pra­tiques qui y sont développées, on ne sau­rait s’en offusquer. Mais, interroger les pratiques soignantes et notamment les psychothérapies, ce n’est pas les sou­mettre à une exigence à laquelle elles ne peuvent par nature répondre. C’est pour­tant sur ce terrain que l’on observe une sorte d’offensive venant essentiellement des tenants des thérapies comporte­mentales et cognitives, et légitimées par les associations d’usagers auxquelles on prétend donner la parole.

Quelle serait cette exigence ? Rigoureuse­ment de se conformer au modèle des sciences de la nature. Ce modèle ne veut considérer comme scientifiques que les seules démarches dans lesquelles l’objet de recherche et les procédés de pensée ou les méthodes techniques, auxquelles on recourt pour l’approcher ou le traiter, sont tenues pour exactement définies. Dès lors, la scientificité exige idéalement l’abandon ou le rejet de toutes les incerti­tudes qui obéreraient la rigueur des défi­nitions, ou leur réduction conventionnelle en probabilités stochastiques (Guillaumin, 2003). Ainsi se dessine le projet d’un savoir asymptotiquement complet et parfait, qui ne laisserait rien dans l’ombre et n’aurait finalement aucune marge d’inconnu ou d’indécidable.

Cette matrice disciplinaire (Kuhn, 1970) reprise à son compte par les sciences cognitives confisque la démarche scienti­fique dans cette entreprise réductrice et réificatrice. Mais le savoir, produit de la démarche scientifique, ne saurait être conçu sans la prise en considération du mode même de fonctionnement de l’es­prit humain dans le travail d’appropriation ou de construction de la connaissance. Depuis E. Kant, nous savons que le réel ne nous est donné qu’à travers les schèmes spécifiques de notre appréhension du monde, rendant en cela impossible la ren­contre avec l’objet en soi, lequel ne cesse de nous échapper dans son « ipséité ». Pour J. Guillaumin, la science moderne a été bâtie, paradoxalement, sur la mise en suspens de cette condition essentielle de la connaissance. Son épistémê est struc­turellement réductive et contrainte d’utili­ser des modèles opératoires à caractère strictement hypothético-déductif. Mais tout système de savoir présenté comme cohérent inclut en fait une part d’irration­nel, un extérieur au système, et pourtant nécessaire à son fondement (Gödel, 1931, Smullyan, 2000). En ce sens, note Guillau­min, « la scientificité classique déplace en direction de l’inconnu ou simplement cherche à méconnaître la part d’irrationa­lité sur laquelle s’appuient ses construc­tions rationnelles, rejetée ainsi para­doxalement aux marges du savoir que précisément elle fonde ».

On conçoit que le problème devienne par­ticulièrement aigu quand il s’agit de la connaissance et du traitement de la vie psychique de l’être humain lui-même, sujet autant qu’objet de la recherche. Impossible, alors, de ne pas prendre en compte dans la démarche cognitive elle- même la part d’inconnu et aussi d’incon­naissable que contient nécessairement toute tentative d’appréhension de l’être humain en termes de totalité. On ne sau­rait disqualifier et rejeter hors du champ de la science une démarche adaptée à son objet d’étude, quand elle cherche à main­tenir en tension, mais sans la réduire, cette part d’inconnu et, mieux, lorsqu’elle tente de s’en servir pour le travail même du comprendre [9] .

Considérons un exemple situé hors du champ des psychothérapies pour faire entendre à quelle forme d’erreur on peut être conduit dès lors que l’on soustrait à un objet d’étude l’épaisseur de sa probléma­tique. Dans le champ de l’éducation, les difficultés de gestion des comportements de certains élèves ont donné lieu au déve­loppement de certaines pratiques, que l’on peut rassembler sous le terme de pra­tiques du contrat : dans sa forme la plus simple, le contrat définit un certain nombre de prescriptions et de proscriptions aux­quelles l’enfant ou l’adolescent doivent se conformer, comme des sanctions positives ou négatives qui leur sont associées. Pour évaluer la pertinence de cette pra­tique, on comparera par exemple (pour faire le parallèle avec les méthodologies test-retest d’évaluation des effets des psy­chothéra pies) deux groupes appariés, l’un ayant bénéficié du contrat, l’autre pas, du point de vue des conduites transgressives, ou d’objectifs à atteindre, etc. Or, la notion même de contrat mérite d’être interrogée en soi. Faire appel à un contrat dans le cadre d’une relation éducative, c’est se situer en deçà de la Loi symbolique et de ce que sa représentation par un Père pro­duit comme effets structurants (Gadeau, 2001, 2005a). Par le contrat s’instaure une sorte de relation au semblable, rompant avec l’asymétrie enfant-adulte, et introdui­sant une forme de rationalisation de la relation à laquelle concourt une évaluation permanente du respect ou du non-respect des termes du contrat. La relation de l’en­fant à l’adulte est alors suspendue à une sorte de donnant donnant. On confond pacte (ou alliance) et contrat, comme on confond autonomie et indépendance (Gadeau, 2001, 2005b). On peut considé­rer que la pratique du contrat dans le champ de l’éducation est à la fois l’effet d’une dégradation de la posture du Tiers qui fait Autorité, et une participation à cette dégradation dans l’institution sco­laire. Dès lors, que signifierait une évalua­tion qui montrerait que la pratique du contrat produit des effets jugés positifs par comparaison avec un groupe témoin. Cette valeur relative masquerait alors le fait que le contrat lui-même alimente la dégradation de l’Autorité quand il prétend la restaurer en quelque façon, la mesure favorable par l’évaluation lui en donnant apparemment et faussement argument [10] . Cette erreur commise dans l’interprétation de l’évaluation tient à ce que ces montages méthodologiques se réalisent sans véri­table appareil théorique donnant du sens à l’objet de l’évaluation. Cet objet, ici le contrat, là le symptôme, apparaît comme une sorte d’objet en soi déconnecté de la réalité complexe de laquelle on l’a artifi­ciellement extrait. La quantité différentielle (test-retest) que l’on a fait apparaître est non interprétable et, à proprement parler, insensée. C’est bien le reproche essentiel que Canguilhem adressait sévèrement à la psychologie béhavioriste.

Pour conclure

À considérer la démarche scientifique issue des sciences de la nature et les dis­positions méthodologiques qui l’accom­pagnent comme susceptibles de rendre compte de tout, on l’érige en juge absolu de toutes les pratiques thérapeutiques. C’est oublier que les dispositifs thérapeu­tiques comme objets de recherches ne sont pas des objets naturels, et donc qu’ils doivent être appréhendés par des méthodologies spécifiques.

Introduire du tiers dans la relation théra­peutique, c’est probablement réduire la part de suggestion inhérente à la relation thérapeutique. Ce tiers s’incarne dans le travail en équipe, dans les temps de synthèse, dans le travail d’écriture cli­nique, dans la formation continue, dans les supervisions, dans les groupes de réflexion professionnelle (groupe de lec­tures, groupe d’analyses de la pratique, etc.), dans les contrôles de thérapie, dans l’activité de recherche, etc.

Mais, introduire de la tiercéité ne suffit pas pour sortir de l’autoréférenciation. C’est pourtant à cette illusion que les tenants de la science expérimentale s’ac­crochent. La démarche clinique, psychopathologique, psychothérapique, quelle que soit la rigueur que l’on lui applique, ne permet pas de sortir de l’autoréférencia­tion. C’est bien un consensus social dans un contexte historique, donné entre spé­cialistes, qui détermine les règles de trans­formation des patients en « cas ». Même le courant psychiatrique américain l’a d’une certaine façon compris qui, bien qu’ayant abandonné toute dimension her­méneutique, date et donc « historicise » ses différentes versions du DSM.

L’entreprise du rapport INSERM sur l’éva­luation des psychothérapies semble s’ap­puyer sur une forme de pensée dans laquelle le psychisme est considéré comme séparé du monde, ce qui aboutit à un retour à la démarche organo-géné­tique, à l’affirmation d’une causalité dys­fonctionnelle (neuro-bio-logique), à l’idée que les troubles psychiques sont en géné­ral des handicaps d’adaptation, suscep­tibles de rééducation, conformément aux directives de l’OMS. Ce paradigme positi­viste est non seulement en voie de s’im­poser, mais il est pratiquement hérétique, dans le monde anglo-saxon auquel les organismes de recherche et l’université française se sentent inféodés, de vouloir le remettre en question aujourd’hui. En appui sur une démarche qui se donne les apparences de la scientificité, c’est mal­heureusement à une entreprise idéo­logique que l’on a affaire dans la problé­matique complexe de l’évaluation des psychothérapies.

Il conviendrait de développer une position plus médiane, qui ne tourne pas le dos au problème de l’évaluation, quelle que soit sa complexité, et qui se défende de tout excès de réductionnisme [11]  auquel concourent les méthodologies qui veulent exporter les techniques de laboratoire, s’assurant faussement ainsi une garantie de scientificité. Il y a là un enjeu crucial : dans la décennie qui suit, la place et le destin des pratiques thérapeutiques psy­chanalytiques dans les lieux de soins se décideront. L’évaluation des pratiques thérapeutiques peut être utilisée pour le pire (avec des stratégies défensives de reproduction du même ou des stratégies de conquêtes institutionnelles comme on le voit aujourd’hui et comme cela s’est déjà joué à l’université en moins de dix ans), elle peut être aussi l’occasion d’un véritable travail de recherche sur les pra­tiques et le statut épistémologique de l’objet de l’évaluation. Cela suppose, pour chacun, une part de dessaisissement de ses propres certitudes (savoirs, théories) et, modestement, une ouverture véritable vers l’inconnu, point d’appel de toute recherche scientifique.

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Notes

  • [1]↑– Dans le cadre du Plan « Santé mentale » mis en place parle ministère de la Santé en 2001, la Direction générale de la santé (DGS) a sollicité l’INSERM pour réaliser une expertise collective à partir dela littérature internationale sur l’évaluation de différentes psychothérapies appliquées au soin des troubles mentaux. Cette expertise collective est publiée sous le titre: « Psychothérapie, trois approches évaluées», Éditions NSERM, ISBN 2-85598- 831-4, 568 pages, février 2004.
  • [2]↑– Nous ne posons pas ici la question de l’assise épistémologique des instruments de mesure construits sous la forme d’échelles, par exemple. À notre connaissance, aucune des études de validation de tels instruments ne développe une réflexion épistémologique critique relativement aux réquisits implicites contenus dans la notion d’échelle.
  • [3]↑– Les niveaux de preuve retenus par l’Evidence Based Medecine et repris par la Haute Autorité de santé (HAS) en France sont: niveau 1: étude/essais cliniques randomisés contrôlés (ou revues systématiques d’essais cliniques randomisés), le premier groupe recevant le traitement, le second un placebo ; niveau 2: étude contrôlée mais non randomisée ; niveau 3: étude de cohorte prospective ; niveau 4: étude de cohorte rétrospective (historique), études de cas témoins; niveau 5: étude de séries de cas. Ces niveaux de preuve sont corrélés avec des grades correspondant à la force des recommandations que ces niveaux leur confèrent : grade A pour le niveau 1, grade B pour le niveau 2, grade C pour les niveaux 3, 4 et 5.
  • [4]↑– Mais l’usage du terme remonterait selon l’Oxford New English Dictionnary, au Moyen Âge. Placebo vient du latin placere (« plaire»): placebo signifiant «je plairai». On le trouve dans la liturgie de l’Église romaine catholique du XIIIe siècle, aux vêpres des morts: Psaume 1 14, vers 9 « Placebo Domino in regione vivorum… » (Dans le monde des vivants, je plairai au Seigneur…). Cf. Aulas (1993), Lemoine (1996).
  • [5]↑– À l’origine, ce «je plairai», voulait désigner le prescripteur. On en trouve trace dans le New Medical Dictionary de J. Fox en 1803.
  • [6]↑– Steewart Wolf (1956) administre à un de ses patients asthmatiques alternativement un nouveau médicament réputé actif contre les troubles des voies respiratoires et un placebo. Il constate une amélioration de l’état du patient à chaque prise du médicament actif et une rechute à chaque prise du placebo, ce qui constitue la preuve apparente de l’efficacité du traitement actif. En fait, et à l’insu de Wolf, le patient n’avait reçu que du placebo … Voir aussi Harrington A. (2000).
  • [7]↑– Cf. Le débat méthodologique introduit par Béatrice A. Golomb en 1995 dans la revue Nature.
  • [8]↑– Pour cela, il faut transformer les patients en « cas », en sujets comparables, c’est-à­-dire être assuré qu’ils sont porteurs de mêmes traits (notamment ceux que l’on met à l’étude), ce qui n’est pas une opération simple. Il faut ensuite constituer deux ou trois groupes comparables (par exemple, et selon les nécessités du protocole : un groupe de référence, un groupe placebo, le groupe expérimental). Le choix d’inclusion ou d’exclusion d’un sujet comme cas, c’est une opération et une décision « négociées » entre chercheurs. À partir de quels indices, de quel niveau, le décidera-t-on ? On sait que les résultats de ces études dépendront pour beaucoup de ces critères d’inclusion comme de ce que l’on juge utile de mesurer durant l’étude.
  • [9]↑– ce que Guillaumin (2003) a appelé « opérateur négatif » ou « attracteur étrange négatif», mais aussi l’épistémologie de G. Canguilhem et les réflexions de I. Stengers (1989) sur les définitions de la science.
  • [10]↑– N’est-ce pas ce à quoi l’on a affaire quand on observe la multiplication des formes de contrat en milieu scolaire ? Plus le tiers symbolique s’affaiblit, plus on a recours au contrat, lequel participe à la dégradation de l’Autorité dès l’instant que l’on y fait appel.
  • [11]↑– Même si une part de réductionnisme est nécessaire et incontournable dans toute entreprise convoquant la pensée rationnelle et visant à l’intelligibilité des phénomènes.

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Bibliographie

Aulas J.-J., 1993, Les Médecines douces. Des illusions qui guérissent, Paris, Odile Jacob.

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