Rumination mentale

La rumination mentale, symptôme sociétal

 

Ludovic GADEAU, Enseignant-Chercheur UGA, psychologue clinicien, psychothérapeute-psychanalyste.

 

Pour citer cet article :

Gadeau L. (2020). La rumination mentale, symptôme sociétal. Santé mentale, 252, 32-38.

Résumé :

Dans une perspective psychanalytique, la rumination mentale comme symptôme pathologique est au cœur des problématiques obsessionnelles et dépressives et s’entend comme résultante du défaut de traitement psychique de la haine objectale et comme processus de substitution à l’agir. Mais la rumination mentale semble aujourd’hui s’immiscer aussi dans les fonctionnements psychologiques les plus ordinaires. On en proposera une analyse à partir des travaux sur les mutations anthropologiques actuelles. S’y révèle à l’échelle individuelle le remplacement de la culpabilité comme affect structurant par la honte comme affect déstructurant et nouveau terreau propice au déploiement de la rumination mentale.

Mots-clés :

rumination mentale, obsession, dépression mélancolique, dépression essentielle, culpabilité, honte, autonomie.

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Réquisits

La rumination mentale fait partie de ces objets qui ne manquent pas de nous mettre d’emblée dans un certain embarras et à plusieurs titres :

  1. a) Outre l’image immédiatement convoquée par les mots eux-mêmes qui en langue française [1] relient la panse au penser, le ventre à la tête, on est en droit de se demander si on a affaire à un processus pathologique, ou bien s’il s’agit d’une manifestation inhérente à tout processus de pensée, au fond une composante de ce que W. Bion appelait l’appareil à penser les pensées (Bion, 1961) ? Passe-t-on insensiblement d’une pensée qui ne trouve guère les voies d’un développement créatif et tourne quelques instants en boucle sur elle-même, au ressassement induit plus ou moins fortuitement par quelque évènement et qui enferme un temps durant le sujet [2] dans la répétition du même, et du ressassement à la rumination mentale, présente chroniquement et soumettant tout contenu de pensée aux contraintes absurdes d’un même processus ? Autrement dit, entre une pensée qui doute d’elle-même et la rumination mentale, a-t-on affaire à une différence d’intensité, de degrés, ou bien s’agit-il d’une différence de nature ? Mais ce « ou » exclusif est en lui-même problématique puisqu’il semble exclure qu’à une même forme clinique puisse correspondre des déterminations plurielles, certaines d’ordre quantitatives (différence de degrés), et d’autres qualitatives (différence de nature). Il s’agit là d’une question taxonomique complexe qui déborde très largement les limites de cet article.
  2. b) Autre embarras : L’intérêt pour la rumination mentale comme symptôme nouveau vient-il d’un appareil conceptuel rénové qui fait apparaitre et donner sens à ce qui n’était guère visible ou compréhensible cliniquement auparavant bien qu’existant ou alors son émergence formelle est-elle un produit de la société contemporaine. L’histoire de la psychiatrie et l’anthropologie nous montrent que chaque société sécrète en partie des formes symptomatiques qui évoluent au rythme de l’évolution des sociétés. Les objets que l’on identifie en psychiatrie (qu’on les nomme troubles, symptômes, maladies), constituent-ils des entités naturelles, indépendantes des conditions sociales ou culturelles dans lesquelles ils se révèlent, indépendantes aussi des théories qui cherchent à en comprendre les ressorts ? Non. Ces objets sont des constructions, des entités composites, dont l’émergence est le produit complexe du biologique, du psychologique et du socioculturel dans lequel l’observateur (praticien et/ou chercheur) est lui-même, sans toujours en prendre la pleine mesure, partie prenante. Les entités psychiatriques évoluent avec le temps, prennent des habits neufs en fonction des paradigmes qui émergent puis s’institutionnalisent, en fonction aussi des expectatives des observateurs (qui sont aussi quelquefois des acteurs de ce qu’ils croient seulement observer). Qu’on pense à la diversité des formes par lesquelles l’hystérie s’est donnée à voir au fil du temps pour s’en convaincre [3] . C’est aussi vrai des symptômes comme le doute et la paralysie de l’action, les idées fixes ou les pensées obsessives qui sont le produit de contraintes civilisationnelles propres à l’époque moderne comme le montre si bien les travaux de P.-H. Castel (Castel, 2011). En outre, nous savons tous par expérience que les conditions de milieu affectent de façon quelquefois considérable notre équilibre et nos ressources psychiques.
  3. c) Enfin, à donner considération au principe wittgensteinien selon lequel la signification d’un concept c’est bien son usage au sein d’une certaine forme de vie, il nous faut considérer la rumination mentale non seulement comme symptôme, mais aussi comme forme répondant « adéquatement » à un « besoin » socio-écologique bien actuel. Se pose alors la question de l’adéquation entre ce que recouvre l’idée contemporaine de rumination mentale et la théorie psychanalytique dont les bases ont plus de 120 ans.

C’est en attrapant la chose sous ces deux derniers bouts que je me propose d’avancer quelques propositions relatives à la compréhension du phénomène de rumination mentale, dans le champ de la psychopathologie d’abord, comme forme symptomatique de la société contemporaine ensuite.

Psychopathologie psychanalytique des ruminations mentales

Pour S. Freud (Freud, 1911), le développement de la capacité de penser permet de combler le vide de la frustration entre le moment où un désir se fait sentir et le moment où l’action propre à satisfaire ce désir aboutit à la satisfaction. La capacité de tolérer la frustration est ainsi indexée sur la pensée en tant que moyen de rendre plus tolérable la frustration. Elle permet une continuité de fonctionnement dans les moments où le système psychique est en tension. Mais alors pourquoi le système s’emballe-t-il par moments jusqu’à la production de ressassements, de pensées ruminatives ?

Depuis ses débuts, la théorie psychanalytique a considéré que les phénomènes pathologiques que sa théorie éclairait permettaient aussi de mieux comprendre les fonctionnements ordinaires. Les processus pathologiques offrent une sorte de focale grossissante sur les processus ordinaires. Les symptômes ne sont que des indices plus ou moins discrets de processus pathologiques sous-jacents et ne peuvent être appréhendés que dans le « milieu psychique » dans lequel ils éclosent. Aussi, la rumination mentale pas moins que n’importe quel autre symptôme n’existe en soi, elle est à comprendre comme liée à un ensemble de processus visant à maintenir ou restaurer un certain « équilibre dynamique » dans le système psychique, quitte à ce que la « solution » dégagée apparaisse du dehors comme aberrante et couteuse pour le sujet. Comme symptôme, elle a d’abord été identifiée et décrite dans deux modes de fonctionnement tout à fait spécifiques, celui de la névrose de contrainte et dans une mesure moindre celui de la dépression (notamment de la mélancolie). Aujourd’hui, on en perçoit l’extension dans d’autres formes de dépression, la dépression essentielle, mais aussi plus largement dans les fonctionnements psychiques ordinaires, mais pour lesquels la dimension narcissique est mise à l’épreuve, on y reviendra.

Rumination et stase sadique-anale

Les briques du développement psychoaffectif se formant par étayage sur les fonctions biologiques, la névrose de contrainte (ou névrose obsessionnelle) a été identifiée comme un mode d’organisation psychique cristallisé par une régression à la pulsionnalité anale en raison d’un conflit intrapsychique majeur résultant d’une jouissance coupable. Pour S. Freud (Freud, 1913) le développement du Moi devance dans le temps celui de la libido et contraint à un choix d’objet avant que la fonction sexuelle n’ait atteint sa configuration définitive. Dans la relation objectale, les motions haineuses devancent les motions d’amour, ce qui conduit l’obsessionnel à devoir en contrôler les irruptions par le mécanisme d’isolation et un détournement de la pensée, l’intellectualisation, comme sexualisation anale de la pensée. Elle se décline par renversement dans le contraire en hypermoralité, scrupules, compulsions en tous genres, et par annulation rétroactive en doutes permanents, en ratiocinations.

Les composantes psychologiques de l’analité s’organisent autour de séries sémantiques spécifiques (rétention/vs/oblation, contrôle/vs/débordement, passivité sur le versant de l’érotisme anal/vs/activité sur le versant du sadisme, honte/vs/culpabilité, etc.) et des traits caractériels ou symptomatiques afférents (avarice /vs/prodigalité, doutes moraux et scrupules/vs/sadisme moral, intellectualisation [4] , procrastination, angoisse face à la nouveauté, tabou du toucher, etc.). Dans les cas graves, la régression anale peut aller jusqu’à la déstructuration de la pensée (Gadeau, 1998). Plus globalement, c’est autour de l’inhibition que se forment les traits majeurs de la régression anale. Elle est une restriction de l’activité du Moi, un empêchement à la prise de risque et à la révélation de soi que tout désir engendre (Gadeau, 2001). Elle a pour effet de renforcer le doute et l’indécision au sens où l’inaction, la passivité, le retrait en soi éloignent des effets assertifs de l’action. Les contrepoints de l’empêchement à agir, ce sont les ruminations mentales, les pensées en chapelet, bouclées sur elles-mêmes, sans acte conclusif, actes qui pourraient en ponctuer le sens et en interrompre la circularité. Il est difficile de faire une liste exhaustive des thèmes sur lesquels les pensées obsédantes se portent : religion, morale, métaphysique, mais aussi pureté du corps, protection de soi et des proches, besoin d’ordre, de symétrie, de contrôle du temps, pensées relatives à la mort, pensées relatives à la manière dont le sujet se veut être perçu par autrui et la peur concomitante d’être dévoilé, etc.

Rumination et dépressions

La dépression mélancolique partage une composante essentielle avec la névrose de contrainte, c’est le sadisme et l’intensité de l’hostilité à l’égard du monde extérieur. Les projections haineuses de la libido (Abraham, 1912) attaquent l’objet partiel éprouvé comme abandonnant. Elles affectent négativement le lien d’amour. L’objet partiel ainsi « détruit » est réincorporé dans le Moi, lui-même identifié à cet objet par le Surmoi qui, sadiquement, alimente l’autoaccusation. Le conflit Moi/Surmoi se traduit par une angoisse dépressive et une culpabilité massive, mais surtout une honte d’exister, le désir de s’expulser d’un monde souillé par sa présence et des ruminations mentales machant la honte et l’indignité jusqu’à l’ulcère, et bien sûr des pensées mortifères, accompagnées d’un fort risque suicidaire.

Les observations psychanalytiques contemporaines auprès de patients atteints d’affections somatiques graves ont permis de décrire une nouvelle forme de dépression. Les travaux de l’école psychosomatique de Paris (Marty P., de M’Uzan M., David C., 1963) lui ont donné le nom de dépression sans objet, renommée ensuite dépression essentielle par P. Marty (1968). Cette forme dépressive, différente des états dépressifs névrotiques ou psychotiques, est caractérisée essentiellement par de l’asthénie, un sentiment pur de dépression, parfois de l’angoisse et des crises émotives qui en jalonnent l’évolution, mais sans auto-accusation ni culpabilité consciente. Au centre de cette structure est identifiée une atteinte du narcissisme, une blessure narcissique fragilisant l’assise identitaire. Autour de l’opérateur que représente l’atteinte du narcissisme sont enchaînés deux processus inversés [5]  ; l’un, celui d’une négativité psychique ; et l’autre, celui d’une positivité somatique. La négativité psychique et l’atteinte corporelle, le silence des affects, le surinvestissement sensori-perceptif, le retrait de la pensée imaginaire et réflexive sur le Soi au profit d’une pensée opérative dirigée sur un extérieur concret, semblent soustraire le sujet au phénomène ruminatoire, voire l’en prémunir. Tout se passe comme si le patient oscillait entre « folie identitaire » et « folie organique » (Smadja, 2004). La solution somatique au prix de souffrances représentables constituerait alors économiquement une solution plus tolérable pour le sujet face au risque d’un effondrement identitaire.

Aujourd’hui, le fonctionnement opératoire est moins considéré comme une structure que comme une modalité défensive du Moi adaptée à certaines situations traumatiques et toujours en relation avec une atteinte narcissique (Dejours, 1989).

  1. Smadja (2004, 2008) a proposé d’appeler clinique du silence un ensemble de phénomènes qui structurent le discours de patients au fonctionnement opératoire. Ces phénomènes en creux, caractérisés par le manque à se figurer psychiquement, se situent dans l’ordre de l’affect, de la pensée et des perceptions corporelles. L’auto-amputation du Moi privé de ses affects et de ses perceptions corporelles a pour effet d’induire une transformation qualitative radicale de son mode de pensée. Au cours du travail analytique, ces patients suscitent chez l’analyste une activité de représentations et de pensées inhabituelle comme s’il était contraint à ce travail à la place de son patient. Lorsque ces patients peuvent en parler, ils décrivent alors une compulsion à penser contraignante et épuisante qui traite indéfiniment sur le mode opératoire ce qui est à faire, ce qui doit être fait, ce qui n’a pas été fait. Ces ruminations mentales saturent tout l’espace préconscient et conscient du patient.

Le Moi opératoire est structuré autour d’une faille, d’un doute fondamental sur le sentiment d’identité. Ce doute concerne précisément la pensée. Les patients peuvent l’exprimer de la façon suivante : « Ce que je pense est-il réel ou est-ce que je suis fou ? Ce que je ressens, est-ce de Moi ou bien est-ce que ça appartient à ma mère (à mon père, etc.) » Le doute identitaire et le transitivisme produisent ce vacillement vertigineux de la pensée et cet aphanisis du sujet. Nous comprenons alors la dimension de sauvegarde de la pensée opératoire : en s’accrochant régressivement à une pensée impersonnelle, conformiste et perceptive, le patient évite de sombrer dans la folie du penser.

La rumination mentale ordinaire comme symptôme de l’hypermodernité ?

Si l’on veut bien considérer l’intérêt scientifique actuel pour l’objet « rumination mentale » comme n’étant ni le produit du hasard, ni sans valeur signifiante, si l’on veut bien aussi admettre que sa prévalence est un fait de société et non un fait de nature, on ouvre alors un nouvel angle de lecture du phénomène.

Nous nous proposons ici de développer une hypothèse invitant à considérer la rumination mentale ordinaire comme l’expression symptomatique d’une forme de souffrance psychique contemporaine, accompagnant les mutations sociétales actuelles (Lyotard 1979, Lipovetsky1983, Bauman 2003) au même titre que peuvent l’être, dans un autre registre, le « burn out » professionnel ou parental (Gadeau, 2017), le « bore out », ou encore les troubles attentionnels, les troubles oppositionnels.

De l’autonomie comme projet à l’autonomie comme condition normative

On doit à A. Ehrenberg (Ehrenberg, 1998), dans un travail très éclairant sur la dépression, d’avoir montré que l’individualisme contemporain, souvent analysé comme un repli généralisé sur la vie privée, relève bien plutôt de la généralisation d’une norme d’autonomie. Pour lui, cette norme impose un changement considérable des rapports entre sphère privée et domaine public, en ceci que l’autonomie exigée aujourd’hui dans le champ public prend ses appuis dans le domaine privé. Le culte de la performance (Ehrenberg, 1991) somme l’individu de se dépasser « dans une aventure entrepreneuriale », de se mettre à l’épreuve en permanence, d’exhiber narcissiquement ses « petites réussites », mais aussi de gérer honteusement ses revers.  Dans les deux domaines, privé et public, la réussite impose de plus en plus les mêmes outils : savoir communiquer, négocier, se motiver, gérer son temps, être multitâches, se montrer, positiver, etc..

Le jeu social a déplacé et généralisé les formes de construction de Soi d’une contenance par la discipline à une contenance par l’autonomie et les compétences. L’individu est soumis à l’obligation d’être responsable de lui-même. Cette apparente liberté offerte/conquise peut vite devenir un lourd fardeau. En effet, les règles du jeu social ne se situent plus dans les registres de la discipline, de la morale commune, de la transmission générationnelle, de la permanence, de la gestion par le temps long, mais dans ceux de la flexibilité, de l’adaptabilité au changement, du contrôle de soi, de son activisme, de sa réactivité, de la gestion par le temps court, par la culture de soi en termes de compétences, etc. (Marcelli, 2020). Ces aptitudes nouvelles imposées font que chacun doit supporter la charge de s’adapter en permanence à un monde instable, provisoire, où rien n’est acquis durablement, où se poser est vécu comme un signe de faiblesse, un abandon de soi, un Soi qui court le risque de rester sur le quai pendant que les autres continuent d’avancer à pas forcés. Le lit à la fatigue dépressive est fait, qui désormais remplace l’angoisse névrotique.

Les changements qui accompagnent toute évolution sociétale ne sont pas en soi une difficulté. C’est l’accélération exponentielle de ces changements (Rosa 2010, Augé 2009, Gauchet 2002, Gadeau 2015) rompant certains équilibres fondamentaux qui doit être prise en considération (Gadeau, 2020). Ces changements dans le changement produisent des effets en termes de structuration psychique et de repérage psychopathologique d’une ampleur sans doute inédite [6] . Nous sommes ainsi conduits à envisager qu’une des problématiques contemporaines majeures est celle de la transformation de l’autonomie individuelle comme aspiration ou projet en autonomie comme prérequis ou comme condition (Castel, 2012). Si l’on définit l’autonomie comme la capacité à se déterminer soi-même, cette capacité était par le passé un idéal à atteindre, un horizon vers lequel le développement psychoaffectif devait tendre au terme d’un processus lent et semé des difficultés faisant passer progressivement du Moi-idéal à l’Idéal-du-Moi [7] . Elle serait aujourd’hui devenue une sorte d’état basal et inconditionnel de l’individu contemporain.

La théorie psychanalytique s’est depuis ses débuts penchée sur la construction du sujet social et a proposé une compréhension subtile du processus d’autonomisation, de cet accès asymptotique vers l’autonomie-projet (Idéal-du-Moi). Il s’agit d’une autonomie acquise progressivement par l’intériorisation de normes et d’idéaux qui sont, au début du développement, extérieurs à l’individu, portés par le corps social. La contrainte, d’abord extérieure, se fond progressivement en autocontrainte, elle s’internalise dans la formation du Surmoi. Elle donne à l’individu une contenance permettant de travailler son identité, de rêver son destin, toujours au risque d’une pression surmoïque excessive. La construction identitaire est rythmée par les mouvements d’identification et d’émancipation envers des idéaux parentaux ou sociétaux par le jeu de l’interfantasmatisation familiale. Elle fait jouer à la culpabilité, aux conflits entre Moi et Surmoi, un rôle majeur dans la genèse de l’autonomie. Elle est aussi nourrie par les dispositifs institutionnels, sorte de matière noire dans laquelle nous baignons sans le savoir.

Or, l’hypermodernité s’accompagne d’un mouvement de fond qui fragmente cette matière.

Fragmentation institutionnelle

Mais tout d’abord, qu’est-ce qu’une institution du point de vue psychologique ? C’est un dispositif social et symbolique, inscrit dans la durée, qui fonde la légitimité de pratiques (sociales, juridiques, politiques, coutumières, rituelles, économiques, religieuses, etc.), qui alimente la construction identitaire individuelle et groupale, qui instaure un ordre, des règles, des limites, des interdits, des manières de penser, auxquels chacun se réfère sans en avoir nécessairement conscience et qui autoproduit les régulations nécessaires à son progrès (sa propre évolution). Les traditions, les religions et les croyances partagées, les valeurs communes, le système juridique et le système éducatif sont des institutions. Le langage en ce qu’il véhicule des significations sociales, mais également les théories en qu’elles imposent des formes paradigmatiques qui aimantent les recherches, sont aussi des institutions.

Une des fonctions des institutions est de fournir pour chacun d’entre nous des briques essentielles à notre construction identitaire et d’assurer une partie importante de notre légitimité à être et à agir. Ainsi les institutions nous dispensent-elles d’avoir à soutenir personnellement une part de ce que nous entreprenons sous leur couvert [8] . Ce faisant, elles tiennent lieu de fonction sémiotique et fabriquent du symbolique, c’est-à-dire quelque chose qui dépasse les gestes individuels (les interventions éducatives par exemple) et assigne le sujet à une position particulière : celle de représenter (à son insu le plus souvent) un « ensemble » (fait de fragments de fantasmes et de mythes familiaux et groupaux, d’idéaux, de valeurs, de composants de l’identité sexuée, etc.) qui dépasse sa propre personne.

L’accélération du changement pousse les institutions à se transformer elles aussi à un rythme accéléré, et lorsque la vitesse de changement dépasse un certain seuil, nous faisons l’hypothèse qu’elles tendent à se désinstitutionnaliser [9] , ou plus exactement à se fragmenter en sous-ensembles erratiques. Ces sous-ensembles institutionnels entrent en incohérence les uns par rapport aux autres et affectent ainsi gravement leur pouvoir de prégnance sémiotique pour le sujet. Par prégnance sémiotique nous entendons ici ce qui, des institutions, est transmis en contenant une potentialité de sens dont le sujet peut se saisir pour soutenir sa pensée, gouverner ses actes, et même avancer intuitivement, construire des projets avec un certain sentiment de légitimité, etc.. Cette potentialité de sens assure la cohérence et la continuité de la culture d’appartenance du sujet. Elle participe à soutenir la mise en acte des pensées. Son affaiblissement ouvre un espace à l’incertitude, au doute, à l’interrogation de soi sur soi, à un vide où le sens des pensées n’est tenu par aucun maillage, aucune contenance, donc à un emballement possible dans la rumination mentale. Il y a moins de cinquante ans, un adulte ne se serait probablement pas posé la question de savoir s’il était autorisé à intervenir dans la rue face à des jeunes en train de faire une bêtise, il l’aurait sans doute fait. Et les gamins n’auraient guère trouvé incongrue cette intervention. Aujourd’hui, c’est bien l’inverse qui se passe. L’adulte y réfléchit à deux fois avant de se lancer, et le plus souvent, il ne se lance pas… Et s’il le faisait, ce serait à ses risques et périls. Le premier adulte n’est pas plus courageux que le second. Il a seulement derrière lui la masse invisible de tous les adultes. Tout seul qu’il soit, il porte en lui un collectif. Et tout comme lui, les gamins le « savent » sans le savoir. C’est cette contenance institutionnelle que l’hypermodernité fragmente.

Le doute qui hante l’obsessionnel au point de le paralyser pourrait n’être au fond qu’une forme exagérée de ce que rencontre aujourd’hui tout sujet contemporain cherchant à agir par soi-même. La fragmentation institutionnelle accroit chez le sujet moderne un doute sur la légitimité à soutenir un acte par lui-même. Aux représentations de l’illégitimité correspond l’affect de honte.

Pour conclure : le glissement de la culpabilité vers la honte

L’autonomie de l’ère moderne, l’autonomie en tant qu’elle devient la condition première et immédiate de l’individu, court-circuite tout le travail d’appropriation subjective qui, sinueux, progressif, incertain quelquefois, déplace lentement le lest du Moi-Idéal vers l’Idéal-du-Moi. L’autonomie-condition conduit à un changement majeur de paradigme. La culpabilité surmoïque et l’angoisse œdipienne ne sont plus les ingrédients affectifs obligés de la fabrique identitaire. Chacun est par définition et d’emblée autonome et doit intégrer l’autocontrainte de façon précocissime. Chacun devient donc agent de ses actions et est reconnu essentiellement en cela. L’angoisse et la culpabilité ne peuvent donc plus être tenues pour des signes de balbutiement de l’autonomie en devenir. Ces affects deviennent désormais des variables dont il faut réguler l’intensité, et non plus saisir le sens. Plus encore, l’affect central qui organise le rapport à soi et à l’autre n’est plus la culpabilité, produit des tensions conflictuelles Moi-Surmoi, mais la honte, produit des tensions entre le Moi et les instances idéales. La culpabilité, toute douloureuse qu’elle puisse être, entretient le lien social et même le nourrit. Elle n’isole pas le sujet qui en est affecté, elle l’arrime au contraire à la loi commune. La culpabilité non pathologique est une composante nécessaire du processus d’appropriation subjective qui nous fait être un parmi les autres [10] .

D’une tout autre nature est la honte. La honte éprouvée coupe le sujet de tout lien, elle l’isole silencieusement. Poussée à son point d’incandescence, elle peut confiner au sentiment d’indignité et faire perdre les éprouvés d’appartenance à l’humanité (comme dans le syndrome de Cotard [11] ). Elle est dans tous les cas une humiliation à soi-même infligée, c’est-à-dire une attaque contre le Moi par un Moi-idéal empruntant au Surmoi son mode prescriptif/proscriptif). La honte est le solde négatif résultant de la confrontation interne et éruptive entre l’image de soi actualisée et concrétisée par le Moi (pensant et agissant ses pensées), et son étalon dans le Moi-Idéal.

La lutte contre les éprouvés honteux dont on mesure combien ils mettent en risque psychique le sujet, passe bien souvent par des précautions infinies prises pour donner de soi à soi-même et à autrui une image narcissiquement supportable. Les précautions prises à s’afficher, à dire ses désirs, à agir, les regrets éprouvés à ne pas avoir dit, à s’être montré falot, lâche, inconsistant sur le théâtre de la vie quotidienne, etc., sont autant d’étaies, nécessaires autant que dérisoires, compensant la fragilité de la construction identitaire. Toute aspiration revendicative auprès des autres est vécue comme frappée d’illégitimité et donc interdite ou chargée de honte si elle transparait. Pourtant cette aspiration est requise par la société d’aujourd’hui qui exige l’affirmation de soi, la représentation de soi par des compétences, la réalisation de soi par l’action, la production, l’audace, etc.

Au régime de l’autonomie-projet correspondait une image de soi construite lentement dans l’intimité et progressivement détachée du narcissisme primaire (Moi-Idéal). La construction identitaire, maintenue et soutenue par des fonctions contenantes et un espace fait à l’intime, cède la place aujourd’hui au régime de l’extimité, soit un dedans de soi construit sur la base d’une surexposition de soi au risque de voir l’identité du sujet se réduire à ce qu’il fait plus qu’à ce qu’il est.

Cette évolution anthropologique, si elle s’avère juste dans ses formulations, ne peut pas ne pas interroger la psychanalyse dans ses fondements théoriques en tant qu’ils sont hérités pour l’essentiel de l’ère pré-numérique, comme dans sa pratique dont il n’est pas inutile de rappeler qu’elle travaille sur un fil de crête où la pensée est toujours en risque de se boucler sur elle-même, en risque donc de glisser vers une forme expérientielle de rumination mentale.

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Références

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  1. [1]↑– Pour rendre compte de la même réalité clinique, les Anglo-saxons utilisent un terme (overthinking) qui évoque le trop-plein, la saturation, l’excès de pensant.
  2. [2]↑– Nous entendons ici par sujet ce qui déborde l’individu. L’individu ne suppose aucune division interne, quand le sujet, lui, est divisé, traversé par l’insu de soi et travaillé par le rapport à l’Autre, par une fonction instituante et symboligène (voir infra).
  3. [3]↑– On lira aussi avec intérêt de travail de I. Hacking (Hacking, 1995) sur l’émergence contaminante du syndrome de personnalités multiples aux États-Unis il y a seulement 40 ans.
  4. [4]↑– Elle vise à rendre l’obsessionnel maître de représentations obsédantes et le conduit à s’épuiser dans une activité intellectuelle aussi intense que creuse à spéculer comme s’il s’agissait de ses affaires les plus vitales.
  5. [5]↑– C’est si vrai cliniquement qu’on a pu parler de paradoxe psychosomatique : la survenue d’une maladie somatique chez un patient jusqu’alors sain, loin de déclencher une réaction dépressive, provoque au contraire un soulagement de l’angoisse préexistante, voire des signes hypomaniaques. À l’inverse, lorsque le patient après un long traitement s’entend annoncer par ses médecins qu’il est guéri, il arrive qu’il y réponde par des manifestations dépressives (Smadja, 2004).
  6. [6]↑– Ainsi, depuis trente ans, on constate une évolution des tableaux cliniques consultation pédopsychiatrique et psychiatrique : la prévalence des tableaux cliniques psychotiques reste stable, les problématiques névrotiques sont presque en voie de disparition au profit de tableaux psychopathologiques polysymptomatiques aux formes labiles, dont les problématiques, essentiellement préœdipiennes, s’organisent autour des axes dépressifs et narcissiques.
  7. [7]↑– Le Moi-Idéal est ce Moi de la toute petite enfance, forgé sur la base de sentiments de toute-puissance et d’images idéalisées de soi. L’Idéal-du-Moi est le produit de remaniements identitaires et narcissiques dont le maillage est tissé par la filiation, les affiliations, l’interfantasmatisation familiale, et dessinant un horizon, un idéal possible, un vecteur orientant le sujet.
  8. [8]↑– Pour le meilleur souvent (d’où peuvent se nourrir les positions d’autorité) ou pour le pire (dans le cas de l’autoritarisme par exemple)
  9. [9]↑– Voir aussi la notion de « détraditionalisation » comme facteur de perte de sens des savoirs transmis. (Blais, Gauchet, Ottavi 2008).
  10. [10]↑– On peut se demander ce que l’évolution sociétale produit actuellement comme bouleversement concernant l’assise de l’identité sexuée sur les deux versants identifiés par Ricoeur (Ricoeur 1985, 1990), celui de la mêmeté et celui de l’ipséité, et si cette question peut être liée à la prévalence de la rumination mentale ordinaire chez les femmes.
  11. [11]↑– Syndrome mélancolique délirant marqué par une négativité absolue, un sentiment de déréliction radicale, la négation de soi et du monde extérieur.