Figures de l’affectation du père à l’adolescence

Figures de l’affectation du Père à l’adolescence : bannir, sacrifier, honnir, hériter.

Ludovic GADEAUUniversité Grenoble Alpes – France.

Pour citer cet article :

Gadeau, L.. (2001). Figures de l’affectation du Père à l’adolescence : bannir, sacrifier, honnir, hériter.  Adolescence, 19, 1, 281-293.


Résumé :

L’auteur interroge le processus par lequel la question du père est remaniée au moment de l’adolescence. Ce processus, appelé affection du père, doit être compris comme concernant le père autant que l’adolescent et entendu dans son articulation au complexe d’Oedipe. La question du père dans sa dimension symbolique est soutenue par deux plans complémentaires : le plan institutionnel et le plan subjectif. L’accent est mis ici sur la question de l’appropriation subjective de l’être-père à l’adolescence. Deux figures paradigmatiques – le sacrifice d’Isaac et Noé et ses fils – s’offrent comme formes exemplaires de l’affectation du père et permettent l’étude des composants de base de cette opération d’appropriation subjective de l’être-père.

Mots-clés :

adolescence, père, affectation du père, œdipe, sacrifice d’Isaac, Noé.

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Par les remaniements psychiques qui la constituent, l’adolescence pose de façon sans doute cruciale la question de la référence au Père, et cela pour le père autant que pour l’enfant. Cette question, je propose de l’identifier sous les termes d’affectation du père. Par ceci, on peut entendre à la fois ce qui affecte père et enfant à travers tout ce qui se met en jeu de la question du Père – c’est-à-dire de ce qui peut faire référence pour l’être-père – au cours de la phase adolescente, et les places auxquelles les protagonistes de cette nouvelle scène peuvent être assignés mutuellement. Par ailleurs, la formule laisse entrevoir la difficulté, voire même l’impossibilité de dissocier foncièrement ce qui relève singulièrement de chacun des sujets. L’affectation du père consiste en un travail de déconstruction-reconstruction à deux.

Il est sans doute plus facile de savoir ce qu’est un fils que de savoir ce qu’est un père et si les critères biologiques peuvent établir avec évidence un rapport de type causal entre père et fils, la représentation subjective déjoue assurément cette évidence. La fonction du Père comporte deux dimensions essentielles : sur un plan, le Père est une fonction qui relève de ce que P. Legendre [1] appelle le champ institutionnel, sur l’autre plan c’est une opération subjective d’appropriation. La fonction du Père renvoie à quelque chose qui est là présent, inscrit dans le dispositif social à travers les coutumes, les systèmes juridiques, politiques, l’ordre religieux, etc.,. Mais c’est aussi quelque chose qui n’est pas donnée d’emblée par la seule présence d’un père contingent, quelque chose qui doit se construire subjectivement, faire l’objet d’une sorte d’appropriation intime. L’adolescence doit en être à cet égard considérée comme un moment essentiel, peut-être même comme un moment organisateur où les deux plans de la fonction paternelle, le plan institutionnel et le plan subjectif, ont à se conjoindre.

Le complexe d’Oedipe traduit un sorte de réalité dramatique qui appelle chez l’enfant le repérage de ce qui en la mère porte le regard sur autre chose que l’enfant lui-même. Vers quel autre objet le désir maternel se tourne-t-il [2] ? L’enfant ne le sait pas précisément. Ce repérage n’est possible et clairement fourni que si la fonction paternelle est opérante et consiste bien à exclure que rien ne manquerait à la mère. [3] .

A vouloir proposer une vision réalitaire et familiale du dispositif oedipien, on pourrait qualifier cette autre chose du nom de père.  Ce vers quoi la mère se tourne et qui oriente son désir ce serait le père de l’enfant, le mari ou le compagnon de madame, cet homme de chair et d’os que l’enfant appellera éventuellement papa. Est ressenti comme père par l’enfant, «  l’homme qui rend maman plus heureuse », c’est-à-dire comme le notait si justement F. Dolto celui « qui modifie la présence de la mère par une énergie visiblement ajoutée » [4] . Le moment œdipien consiste en ceci que l’enfant prête au père une potence, un pouvoir, un quelque chose que lui l’enfant aura à récupérer, à revendiquer au moment venu. Ce moment venu, c’est justement l’adolescence qui le marque.

Il y a bien souvent à l’adolescence cette perception d’une rupture dans le continuum de la relation au père, traduction d’un travail de désidéalisation qui met en relief l’étrangeté du père, et même l’image d’un père inquiétant. S’il est perçu comme porteur de faiblesses, trop laxiste ou trop sévère selon les moments, distant, indifférent ou inquisiteur, le père apparaît surtout de plus en plus à distance, étranger même, répondant à une forme qui n’est plus celle avec laquelle le sujet s’était familiarisé. Ces plaintes largement exprimées par les adolescents relatives à l’image du père contingent, image de père manquant, toujours en défaut d’être ou de faire, renvoient à une agitation interne plus fondamentale et qui prend sa source dans ce qui fait rapport aux origines, lien fondamental au Père. Ce qui au fond est à l’œuvre c’est que, le père du scénario œdipien ne s’étant vu prêter l’objet-phallus par l’enfant qu’à la condition que cet objet puisse lui être rendu, cette « promesse de restitution » trouve son actualité au moment de l’adolescence. L’affectation du père apparaît comme une mise en tension où se joue ce qui de la période œdipienne s’est conclu sur une part d’inachèvement, sur un reste irréductible. Pour que la dynamique œdipienne fonctionne, il faut une sorte de duperie consentie, il faut qu’une part de simulacre ou de supercherie accompagne les protagonistes du scénario, notamment autour de ce qui consiste à attribuer au père potent.

Notre culture judéo-chrétienne offre des figures du rapport père-fils que je propose de considérer comme paradigmatiques de ce qui oeuvre comme simulacre et qui fera retour à l’adolescence dans le registre de l’affectation du père. J’en retiens deux ici : le sacrifice d’Isaac d’une part, Noé et ses fils d’autre part, exemplaires à mes yeux des formes de la castration à l’oeuvre dans l’affectation du père.

 

Tu es le père ! Tuer le fils ? du bannissement au sacrifice, du sacrifice au reniement.

Le sacrifice d’Isaac Le discours ordinaire ne s’y trompe pas en parlant fort justement du sacrifice d’Abraham, puisque ce dont il est question dans l’affectation du père c’est précisément de ce qui fait part commune ou indifférenciée entre fils et père quant à l’être-père : par le sacrifice du fils, c’est bien le père qui est sacrifié. Abraham a, comme le souligne la loi judaïque, sacrifié le père dans son fils. [5] (Genèse 22, 1-19) s’offre comme une figure paradigmatique de cette image du père inquiétant et meurtrier et de ce qui fait rapport entre le père contingent et le Père. Il n’est évidemment pas indifférent de noter que la scène du sacrifice fait le pendant à une autre scène, un autre sacrifice pour le père, qui est le bannissement d’Ismaèl et de sa mère Hagar (Genèse, 21, 8-21).

Le bannissement d’Ismaèl

Reprenons l’histoire à sa source. Abram [6] et Saraï forment un couple que l’on dirait aujourd’hui stérile. Aussi pour assurer malgré tout à Abram une descendance, Saraï lui propose de connaître sa servante, Hagar, laquelle ne tarde pas à tomber enceinte. La servante manifeste alors de moins en moins d’égard pour sa maîtresse. Rivalité, jalousie, rapport de domination. Hagar, malmenée par Saraï, s’enfuit au désert. L’ange de Dieu a entendu sa détresse et la ramène dans la tribu, où l’on attend la naissance. L’enfant se nommera Ismaèl [7] . Quelques années passent, 13 pour être précis, Dieu se manifeste à nouveau et annonce à Abram qu’il doit changer de nom. Il sera dorénavant Abraham parce qu’il est promis à devenir le père d’une multitude [8] ; Saraï devient Sara. Un changement d’identité, comme s’il s’agissait de former un nouveau couple. La Voix dit à Abraham que de cette nouvelle union naîtra un fils. Mais comment avoir un fils à l’âge de 100 ans d’une femme qui en a 90 ? Qui peut bien croire à une chose aussi impossible, cela prête à rire. A rire, il s’appellera donc Isaac [9] .

A nouveau couple, nouvelle alliance laquelle unit et fait loi pour les hommes de la maison par la marque indélébile de la circoncision. Ismaèl a 13 ans, l’enfant pubère se fait circoncire, le même jour que son père.

Sara, lors du festin marquant le sevrage d’Isaac, voit rire Ismaèl, le fils premier d’Abraham mais dont la légitimité fait question puisqu’il est le produit d’une union non consacrée. Elle exige alors son bannissement. Et Abraham, le père, s’exécute. Pourquoi cela ? Pourquoi Abraham ne peut-il résister à la parole vengeresse de Sara ?

Ismaèl, fils d’Abram. Le père lié par le désir maternel

La loi du père, comme le souligne joliment J. Clerget, est « un nom qui nomme, reconnaît et adopte, avant d’être un non qui interdit » [10] . Le père du nom, c’est ici le Père. Et il n’est pas indifférent d’observer qu’Ismaèl et Isaac ont à la fois quelque chose du même père et quelque chose d’un père différent. Ce qu’ils ont en commun est de l’ordre du père réel, des gènes, mais de différence ils ont qu’ils ne sont pas issus du même rapport au Père. Abram est comme guidé par le désir maternel [11] qu’il entend et auquel il répond : Saraï est animée d’un désir d’enfant qu’elle ne peut réaliser que par procuration, par l’entremise d’Hagar. Ismaèl, c’est la figure de l’enfant (ou la part de l’enfant) porté par la puissance de vie du désir maternel, le père y est en retrait, en recherche. De même le bannissement d’Ismaèl, son « sacrifice » par le père, s’opère-t-il sur l’ordonnance de la Femme. Isaac, c’est l’enfant (la part de l’enfant) pris dans la tourmente du désir de  père (à être Père). Dès lors, c’est maintenant la mère en son désir qui se fait incertaine. Elle s’efface pour disparaître complètement dans la scène de la Aqedah (du sacrifice d’Isaac).

Le même mouvement s’opère dans le changement de nom. D’Abram à Abraham, on mesure un progrès essentiel qui marque le passage d’une identité référée au père (Abram, celui qui est grand quant à son père) à une identification au père (Abraham, père d’une multitude). En contrepoint, le passage de Saraï  (ma princesse) à Sara (princesse [12] ) marque, par l’indice de la levée du possessif, qu’il y a quelque chose à quoi l’homme doit renoncer dans l’opération d’appropriation subjective du père.

Enfin, cette question du renoncement joue aussi pour la mère. Et si Saraï en vient à réclamer le bannissement d’Ismaèl c’est bien parce qu’elle est en train de perdre quelque chose que le rire d’Ismaèl révèle et dont le sevrage est la traduction, à savoir ce qui se délie de l’enfant d’avec sa mère. Ce « dé-lien » dans la relation mère-enfant, ce n’est rien d’autre que la place du père qui en creux trouve à se configurer. La mère fait payer à ce père-naissant le prix même de sa souffrance en exigeant de lui un sacrifice équivalent, le « dé-lien » d’avec Ismaèl, son fils.

Isaac, fils d’Abraham. Isaac aux liens (la Aqedah)

Dieu décide d’éprouver Abraham. Il lui dit « Prends ton fils, ton unique, que tu aimes, Isaac, et va-t’en au pays de Moriyya ; là offre-le en holocauste sur l’une des montagnes que je te dirai ». Au matin, Abraham part avec son fils et deux serviteurs. Et après trois jours de marche, il aperçoit le lieu au loin. Il laisse là ses serviteurs et  termine sa route, seul avec son fils. En chemin, Isaac interroge son père : « Voici le feu et le bois, mais où est le mouton pour l’holocauste ? » Abraham dit : « Dieu se pourvoira lui-même du mouton pour l’holocauste, mon fils ». Parvenu au lieu, Abraham bâtit un autel, y dépose le bois, lie Isaac et le met sur l’autel, par dessus le bois. Puis Abraham étend la main armée pour immoler l’enfant. Mais une Voix l’arrête : « N’étends pas la main sur le garçon et ne lui fais rien, car maintenant je sais que tu crains Dieu et que tu ne m’as pas refusé ton fils, ton unique ». La voix, une seconde fois, appelle Abraham : « Je le jure par moi-même. Parce que tu as fais cette chose-là et que tu n’as pas refusé ton fils, ton unique, je te comblerai de bénédictions et je multiplierai ta postérité comme les étoiles du ciel et comme le sable qui est sur le rivage de la mer. Ta postérité possédera la porte de ses ennemis, et par ta postérité se béniront toutes les nations de la terre, en retour de ce que tu as obéi à ma voix » [13] .

Pousser la question du désir du père contingent à représenter la fonction du Père à son point d’incandescence ou de rupture, c’est poser comme condition à l’exercice de la fonction paternelle la possibilité pour le père de passer sur le cadavre de son fils (P. Legendre), de le sacrifier pour que la défusion mère-enfant se réalise. En cela, le sacrifice d’Isaac interroge la question du rapport du père au Père sur plusieurs plans, plus précisément la fixe entre deux limites [14] .

1 – Interprétation dans le champ oedipien : dans la traduction de A. Chouraqui, Isaac n’est pas désigné comme <> mais comme adolescent, c’est-à-dire un être pubère, en âge de prendre place de père. Le même terme [15] est d’ailleurs employé pour désigner Salomon lorsqu’il succède à son père David sur le trône d’Israël. Du côté du père, la scène de la ligature peut être entendue comme un rêve : le père jaloux est animé du désir d’en finir avec l’enfant rival. Du côté du fils, le père est en position de toute puissance radicale, à la fois meurtrier de l’enfant et celui qui le gracie. L’exercice en forme de paradoxe de la fonction paternelle est suspendu à la capacité du sacrifice du fils par le père. La leçon biblique du père sacrificateur montre aussi à travers Abraham la limite extrême du renoncement à soi au sens où l’enfant représente ici pour le père la descendance, cette « note d’éternité ». La paternité relève d’une ligature, la scène du sacrifice métaphorise à la fois ce en quoi l’adolescent est lié par son père et ce en quoi le père est lui-même lié par son fils, l’un et l’autre assignés dans l’ordre généalogique. Cependant, le sacrifice dans la limite névrotique reste dans l’ordre du « comme si ». Lorsque Abraham, au troisième jour de marche, aperçoit au loin le lieu du sacrifice, il interpelle ses serviteurs : «Asseyez-vous ici avec l’âne. Moi et l’adolescent nous irons jusque-là. Nous nous prosternerons puis nous reviendrons vers vous» (22 ; 5). Ce « nous reviendrons vers vous » est bien la marque d’un désir symbolisé qui fait la frontière entre le désir imaginaire et l’acte réel.

2 – Le sacrifice comme moment psychotique : normalement, la place que nous occupons est soutenue par la relation que nous entretenons avec nos semblables. Mais quelquefois cette relation imaginaire ne suffit pas à maintenir, à assurer notre position. Ce pourrait être, à entendre le scénario du sacrifice selon un autre plan, le cas d’Abraham. Lorsqu’on est appelé à quitter son pays d’origine, ses racines [16] , que l’on porte un nom (Abram) qui fait de soi et en soi une origine en gestation, un père en puissance et dont la puissance tarde à se manifester, lorsque par sa force le désir maternel force le fatum et que le père n’a plus qu’à dire oui aux arrangements des femmes, lorsqu’enfin, contre nature, la nature livre à celui qui est devenu vieillard le premier maillon de sa descendance, il y a de quoi rire (Isaac) ou perdre la tête (la Aqedah ). Il pourrait ainsi en être d’Abraham comme du Président Schreber qui, nommé à la cour d’appel de Dresde, doit diriger des collègues de 20 ans ses aînés. On annonce qu’il deviendra père dans sept ou huit mois, alors même que son médecin avait diagnostiqué une stérilité. Pour faire face à ces bouleversements, la relation imaginaire à l’être-père ne suffit plus. Une faille s’ouvre qui impose la nécessité de faire appel à ce qu’après Lacan on a nommé le nom-du-père , s’il n’est pas forclos. S’il l’est, la fonction de père ne pouvant être soutenue, le délire peut survenir. C’est le Président Schreber mais ce pourrait aussi être Abraham répondant aux injonctions de la Voix. Cette voix [17] ne lui commande pas seulement de sacrifier Isaac ; par la formule le désignant – « prends ton fils, ton unique … » – elle fonctionne comme reniement, comme désavoeu (au sens de Verleugnung) de l’inscription même d’Ismaèl dans sa génération.

Le nouveau testament  proposera une avancée concernant l’affectation du père : père porté par le fils. Les exégètes ont bien évidemment mis en rapport le sacrifice d’Isaac avec la figure de Jésus, Isaac préfigurant Jésus. Isaac est conduit au sacrifice comme Jésus sera offert par le Père pour le salut du monde. Dans le nouveau testament, celui qui révèle le Père, qui donne consistance à sa présence et à sa parole n’est autre que le fils. Il n’est pas de parole possible du père sans le fils, pas plus qu’il n’y a de fils sans qu’une désignation sous quelque forme qu’elle apparaisse vienne dire un « tu es mon fils ».

L’héritage, le devenir-père.

Quand passe-t-on d’une position de fils à une position de père ? A s’en remettre à la tradition du droit romain, la réponse serait : non pas lorsque l’on devient soi-même géniteur, mais à la mort de son propre père. Du droit romain nous pouvons ici retenir que le passage de fils à père est une affaire de permutations de places. Il s’agit bien d’endosser la paternité, c’est-à-dire de renoncer à son statut d’enfant, de fils. Que ce renoncement trouve son support dans l’acte de porter son père en terre ou sur ses épaules, il ne peut aller sans l’acte d’une parole d’adresse et de reconnaissance.

Si les adolescents et plus globalement les jeunes aujourd’hui en appellent si fortement du côté de la question du père, c’est bien de ce qu’ils souffrent d’un rapport horizontal de fils à fils, où l’endossement de la paternité foncièrement manque. Du côté des pères aussi on entrevoit un trouble de l’affectation dans l’assignation des places et dans l’ordre généalogique. Il s’agit par exemple de ces pères rendus incapables d’assurer la marque d’une présence légitime, parce qu’ils sont privés par le fait du chômage de statut social, parce qu’ils souffrent de ne pouvoir transmettre ce dont ils ont hérité considérant que ce ne pourrait être reçu par l’enfant comme gage de référence, parce qu’ils sont malades d’être vu nus par leurs enfants et démunis alors qu’ils se pensaient riches d’une histoire et d’une culture à transmettre, ou encore parce qu’ils s’étaient imaginés qu’en migrant ils quitteraient la condition misérable dans laquelle ils se sentaient vivre et que l’exil les confronte à une double exclusion, du pays d’origine et du pays d’accueil.

On peut trouver dans la figure de Noé un nouvel appui éclairant ce qui de père à fils doit, au prix d’un simulacre, se garantir et se transmettre pour que le fils gagne la position de père et sache à son tour permettre la garantie et la transmission à la génération d’après.

Noé et ses fils

« (v. 18) Les fils de Noé qui sortirent de l’Arche étaient Sem, Cham et Japhet. Cham est le père de Canaan. (v. 19) Ces trois sont les fils de Noé, c’est à partir d’eux qu’on se dispersa sur toute la terre. (v. 20) Noé, homme du sol, commença de planter la vigne. (v. 21) Ayant bu du vin, il s’enivra et se dénuda au milieu de sa tente. (v. 22) Cham, le père de Canaan, vit la nudité de son père et en fit part à  ses deux frères, dehors. (v. 23) Sem et Japhet prirent le manteau, le mirent tous deux sur leur épaule et, marchant à reculons, couvrirent la nudité de leur père ; comme ils avaient le visage tourné en arrière, ils ne virent pas la nudité de leur père. (v. 24) Lorsque Noé se réveilla de son vin, il apprit ce que lui avait fait son plus jeune fils, (v. 25) et il dit : « Maudit soit Canaan, qu’il soit pour ses frères  l’esclave des esclaves ! (v. 26) Puis il dit :  » Bénit soit Yahvé, le Dieu de Sem, que Canaan en soit l’esclave! (v. 27) Que Dieu dilate Japhet, mais qu’il demeure dans les tentes de Sem et que Canaan soit son esclave ! » (v. 28) Après le déluge, Noé vécut trois cent cinquante ans. (v. 29) Les jours de Noé furent de neuf cent cinquante ans ; puis il mourut » [18] .

Honnir

Il y a bien deux façons de lire la condamnation de Cham. On peut y entendre que la curiosité de l’enfant dans son insistance à forcer ce qu’il en est de la jouissance du père est traitée par le père comme une transgression qui appelle la Loi. On peut aussi y percevoir une sorte de leçon administrée sur la question du Père et sur l’articulation entre les dimensions institutionnelle et subjective qui l’opérationnalisent.

Notons tout d’abord qu’il n’y a pas équivalence dans la présentation des fils de Noé. Cham, est le seul à être présenté sous le statut de père, lors même qu’il est le benjamin de la fratrie. Les frères aînés ne sont que nommés, pas qualifiés. Cette présentation est en cohérence dans le texte avec ce qui suit puisqu’on apprend – et c’est bien cela qui interroge – que ce n’est pas Cham qui est condamné pour la transgression commise mais un de ses enfants, Canaan. Pourquoi cet enfant là et pas un autre ? C’est que Canaan est le dernier des enfants de Cham. Il est, comme Cham, le benjamin dans la fratrie. Il y a là un déplacement qu’on peut entendre comme un véritable forçage de l’identification au père par le père lui-même : Canaan est à Cham ce que Cham est à Noé. C’est bien le père en Cham qui est visé et qui fait l’objet d’une condamnation. Le message est clair : en ne respectant pas celui qui est en position de père, on fragilise ce qui fonde la fonction du Père, et on compromet du coup la génération des fils. Un père qui n’aurait pas articulé suffisamment l’appropriation subjective de la position de père à son assise institutionnelle fait courir le risque de l’aliénation à son fils. Pendant qu’Elohim épanouit les frères, Canaan voit son destin enchaîné à un maître, condamné qu’il est à devenir le plus honni des serviteurs, une sorte de sous homme, le serviteur des serviteurs.

Hériter

En comprenant que la sentence oraculaire ne porte pas sur Cham comme fils de son père, mais bien en tant qu’il est père de son fils, on découvre que c’est bien ce qui se conçoit de l’être-père qui est ici mis en tension. Cet épisode sur l’être-père apparaît à un moment bien spécifique dans la dynamique du texte biblique : le déluge, ce grand lessivage, cette réédition de l’origine, vient-il à peine de se terminer, que la faute entre de nouveau en scène, fait même effraction. Mais il s’agit d’une faute un peu spéciale, une faute à deux, où père et fils sont mêlés dans le regard, le sexe et la parole. Le Noé des versets 21-23, c’est le premier père identifié par Freud, le père séducteur, pervers, cause d’hystérie. Le regard du fils, dont la curiosité à l’endroit de la jouissance du père n’en demandait pas tant, ne veut/ne peut s’échapper de la scène, pas plus qu’il ne peut échapper au désir/besoin pulsionnel de faire part au dehors, à qui veut l’entendre (ses frères) du père-nu comme on dirait le roi est nu, du père en tant qu’il a failli dans son être-père, c’est-à-dire à représenter le Père.

La condamnation prononcée par Noé porte-elle sur le fait d’avoir vu ce qu’il ne fallait pas voir, sur le fait d’avoir su ce qu’il ne fallait pas savoir ou sur le fait d’avoir diffusé ce qu’il fallait taire ? En se retournant, les frères font la preuve de ce qu’ils « savent » pour l’avoir entendu, mais témoignent aussi du respect de  l’interdit dont le père est garant, voire promulgateur. Noé ne condamne pas le savoir imaginaire. Il ne condamne pas non plus le fait d’avoir vu, le fait d’avoir côtoyé du regard le réel du père [19] , ce père qui déchoit, ce père soumis comme tous à la castration. La forme du verset 24 dans la traduction de A.Chouraqui est éclairante : « Noah se ranime de son vin. Il pénètre ce que lui a fait son fils, le petit ». Noé sort de son ivresse, il retrouve sa lucidité, sa potence. Il saisit alors l’enjeu de l’intention condamnable de son fils. Et l’intention condamnable, ce n’est pas à proprement parler d’avoir vu ce qu’il ne fallait pas voir, mais bien de l’avoir divulguer. Ce n’est pas le contenu de ce qui est révélé par Cham à ses frères qui est ici souligné, mais bien l’intention présente dans la divulgation même. Que chacun, intimement fasse l’expérience de la faille du père, de son inadéquation nécessaire à l’image du père idéalisé, c’est une chose, que l’un s’autorise à faire discours sur cette affaire c’en est une autre. C’est le père en sa légitimité à représenter le Père qui est alors mis en jeu. C’est attaquer le Père dans son institution même, en tant qu’il fait Référence. En condamnant Canaan, Noé s’adresse à Cham, non pas en tant que fils de, mais bien en sa qualité de père possible, le mettant en devoir d’accomplir ce travail d’appropriation subjective de la fonction. « Ce que tu as hérité de tes pères, acquiers-le pour le posséder » [20] . En honorant Sem et Japhet, il reconnaît le travail d’appropriation subjective de la dimension paternelle accompli par eux et révélé par leur geste, à la fois marque oedipienne de la limite imposée à l’investigation quant à l’objet de la jouissance des parents (marque de l’interdit) et mouvement symbolique interne de protection et externe de restauration de l’autorité du père. Le manteau de Noé est au fond l’indice de l’acceptation de cette part de simulacre nécessaire entre père et fils pour que du côté du fils soit préservée la part d’illusion commune nécessaire à l’héritage du phallus paternel. Son propre mouvement accompli, il ne reste à Noé qu’à céder la place (v. 28 et 29).

Pour conclure….

L’affectation du père, c’est cette opération qui fait vaciller la représentation de ce qu’est un père, pour le père autant que pour le fils. L’adolescence se conçoit comme moment où le sujet va demander, attendre ou exiger le solde du travail oedipien, ce que l’enfant avait remis au père (le phallus) et dont il réclame maintenant compte. Le travail de désidéalisation de la figure paternelle, de désillusionnement, de révolte contre le père ne peut s’accomplir sans dommages internes si là encore une part de simulacre n’est pas maintenue vaille que vaille. Ce qui peut paraître insupportable à l’adolescent c’est bien de prendre la mesure de ce que le roi est bel et bien nu : ce sur quoi il avait compté, cet objet qu’il avait, enfant, prêté au père, le père n’en possède pas le moindre petit bout.

Ce n’est sans doute pas le fait du hasard si dans nos banlieues, les adolescents les plus en mal de repère s’en prennent par des actes d’agression, par des flambées de violences dont les médias se font abondamment l’écho à des formes qui s’éloignent de plus en plus des figures de l’autorité, comme les pompiers ou les chauffeurs de bus. Souvent, la dernière personne à laquelle on s’affronte, c’est justement celle qui est en position de représentation de l’Autorité. Là, c’est précisément l’inverse : on commence par s’attaquer à l’autorité incarnée, à laquelle est vouée une haine sans nom [21] puis on étend la projection haineuse à d’autres uni-formes. Dans l’imagerie infantile, les professions les plus valorisées ne sont pas celles qui chez l’adulte ont le plus de crédit sur le plan social, ce sont celles qui portent en elles un pouvoir repérable par des actes et qui incarnent le plus simplement le phallus. C’est particulièrement le cas de la police et des pompiers. La projection haineuse sera d’autant plus forte que l’adolescent se confronte violemment à la nudité du père sans qu’aucun simulacre (qui aurait pu être soutenu dans le champ culturel ou religieux, par exemple) ne permette de maintenir l’affectation du père dans une dynamique commune : chacun (père, fils, fille, mère) vit dans l’isolement ce qu’il en est de l’être-père et de son devenir. Le seul recours protégeant contre les conséquences de la destitution brutale et inconditionnelle du père potent est bien d’opérer un déplacement et une projection de la scène dans le champ social, dans la rue. Le quartier, l’immeuble, la cage d’escalier deviennent des zones sanctuaires où l’adolescent, les adolescents, dessinant les frontières de leur territoire, se font garde du corps de la mère, en lieu et place de ce père déchu.

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Références

DITISHEIM A., 1996, « Le Moïse, un acte freudien », Psychanalyse de l’enfant n°20, 9-22.

CHOURAQUI A., 1989, trad. , La Bible, Desclée de Brouwer, 1992.

CLERGET J., 1992, Places du père, violence et paternité, Champs, Presses Universitaires de Lyon.

DOLTO F., 1985, Solitude, Vertiges.

GADEAU L., 1998, « Le temps dans la problématique obsessionnelle : le père en question », L’Evolution psychiatrique, 63, 3, 507-514.

KIERKEGAARD S., Crainte et tremblement, Oeuvres complètes, Ed. de l’Orante, 1966.

LACAN J., 1957-1958, Les formations de l’inconscient ; Le Séminaire livre V, Paris, Seuil, 1998.

LEGENDRE P., 1989,  Le crime du caporal Lortie ; traité sur le père, Paris, Fayard.

OSTY E. & TRINQUET J., 1970, trad. La Bible, Editions Rencontre.

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  • [1]↑– Cf. P. Legendre, Le crime du caporal Lortie ; traité sur le père, Paris, Fayard, 1989.
  • [2]↑– Le désir d’autre chose n’est pas, énonce Lacan dans la séance du 15 février 1958 « le désir d’aller manger une saucisse plutôt que de m’écouter, mais en tout état de cause et de quoi qu’il s’agisse, le désir d’autre chose comme tel » Les formations de l’inconscient.
  • [3]↑– voir Alain Ditisheim, Psychanalyse de l’enfant n°20.
  • [4]↑– F. Dolto, 1985, Solitude, Vertiges, p. 22.
  • [5]↑– Le discours ordinaire ne s’y trompe pas en parlant fort justement du sacrifice d’Abraham, puisque ce dont il est question dans l’affectation du père c’est précisément de ce qui fait part commune ou indifférenciée entre fils et père quant à l’être-père : par le sacrifice du fils, c’est bien le père qui est sacrifié. Abraham a, comme le souligne la loi judaïque, sacrifié le père dans son fils.
  • [6]↑– Dont le nom peut signifier « il est grand quant à son père ».
  • [7]↑– signifiant « Dieu entend ».
  • [8]↑– En Hébreu il y a un jeu de mots entre Abraham et l’expression signifiant père d’une multitude.
  • [9]↑– signifiant «  il rira ».
  • [10]↑– CLERGET J., 1992, Places du père, violence et paternité, Champs, Presses Universitaires de Lyon, p. 77.
  • [11]↑– ici, désir de maternité tel qu’il s’exprime chez Saraï.
  • [12]↑– Traduction : A. Chouraqui (17 ; 15).
  • [13]↑– Genèse (22-1 à 22-19), trad. E. Osty & J. Trinquet..
  • [14]↑– On met ici de côté l’interprétation de Kierkegaard dans Crainte et tremblement, à sa voir le père en tant qu’il serait soumis à un ordre qui le dépasse et le met à l’épreuve..
  • [15]↑– On retrouve aussi la même tournure de phrase dite par Elohim : « puisque tu as fait …..(cette parole) et que tu n’as pas …., je… » (1er livre des Rois, 3).
  • [16]↑– « Quitte ton pays, ta parenté et la maison de ton père pour le pays que je t’indiquerai » Genèse, 12, 1.
  • [17]↑– Jacques Perry évoque ainsi dans Mère Paradis la représentation de la présence du père en l’enfant « Sa voix était celle qui appelait Circé alors qu’elle se trouvait auprès de moi. Et Circé se levait et courait vers la voix ». Cité par Joël Clerget qui ponctue : « Tel est le père : une voix qui appelle. Et la place de la mère en don de père » In Places du père, violence et paternité, Champs, Presses Universitaires de Lyon, 1992.
  • [18]↑– Genèse, 9, 18-27. Trad. E. Osty et J. Trinquet ; Editions Rencontre, 1970.
  • [19]↑– Cf. GADEAU L., 1998, « Le temps dans la problématique obsessionnelle : le père en question », L’Evolution psychiatrique, 63, 3, 507-514.
  • [20]↑– Goethe, Faust, vers 682-683, cité par Freud dans Totem et tabou p. 131.
  • [21]↑– Les “keufs” par exemple.