Accélération du changement et temporalité psychique

Le glissement de l’autorité institutionnelle vers la (dé)responsabilité individuelle

Ludovic Gadeau

Pour citer cet article :

Gadeau, L. (2015). « Accélération du changement et temporalité psychique : le glissement de l’autorité institutionnelle vers la (dé)responsabilité individuelle ». Dialogue, 2/208, 125-138.


Résumé

Ce travail s’inscrit dans un champ de recherche qui a pour objet les évolutions de la modernité et, ici, les effets de l’accélération du changement (définissant la postmodernité) sur l’économie psychique et les pratiques éducatives et de soin. On rencontre aujourd’hui fréquemment en clinique infanto-juvénile des parents en difficulté pour soutenir une position éducative consistante face à leur enfant. À la fragilité de la posture éducative semble répondre la multiplication des agirs, qu’ils soient du côté de l’enfant ou de celui des adultes. L’auteur adopte comme angle d’étude la question de la temporalité psychique en tant qu’elle est affectée par l’accélération du changement. Il montre qu’elle contribue à éclairer la fragilité des positions subjectives et développe l’hypothèse que l’évolution contemporaine, en promouvant la responsabilité de l’individu en substitution de l’autorité institutionnelle, conduit paradoxalement à une déresponsabilisation du sujet.

Mots-clés

Temporalité, acte, agir, autorité, institution, responsabilité.

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Madame et monsieur T. sont en demande d’aide psychologique parce qu’ils sont, disent-ils, débordés par les besoins de leur fille de 4 ans. Ils expliquent lors de la première consultation qu’Amandine fait des crises de pleurs et de rage lorsqu’ils refusent de satisfaire ses demandes. Ils décrivent une enfant au caractère fort, très douce et câline par moments, vindicative, colérique, intransigeante à d’autres. Amandine ne supporte pas la moindre frustration, se met dans un état de rage si les parents ne cèdent pas. Elle refuse obstinément de déféquer dans le pot et attend qu’on lui remette une couche pour faire ses besoins. Elle présente depuis toujours des angoisses nocturnes. Elle est envahie de petits jeux-rituels au moment du coucher auxquels les parents sont associés. Plus le temps passe et plus ces jeux se complexifient et s’étirent en durée. Au moment où les parents consultent, le rituel du coucher les mobilise plus d’une heure chaque soir. Il s’agit d’un jeu où Amandine, assise sur son lit et entourée de ses parents, invente une histoire l’amenant à faire circuler sa sucette de bouche en bouche. Chaque fois qu’ils reçoivent la sucette, les parents doivent répéter des formules que l’enfant a inventées.

Cette situation clinique [1]  est assez paradigmatique de ce que l’on observe avec une fréquence augmentée (Hayez, 2001) : ici l’activation d’un fantasme où les parents sont délogés de leur position d’adulte, réifiés et traités comme des jouets ; mais plus largement des parents débordés dans l’éducation de leur enfant qui semblent ne pas savoir « intuitivement » où (et si) des limites pourraient être mises ; des parents qui confient être en lutte permanente avec leur enfant, un enfant décrit comme câlin et colérique, mi-ange mi-démon, intolérant à la frustration, dominateur à la maison, quelquefois soumis ou dépendant à l’école, négociant pied à pied chaque situation et avec lequel rien n’est jamais acquis quant au respect des règles domestiques. Les interventions éducatives semblent n’avoir pas de poids, pas de consistance face à la résistance de l’enfant. Ces parents se décrivent souvent comme ayant tout essayé, de la douceur à la fermeté, sans percevoir une quelconque différence quant aux effets espérés entre les différentes approches. Tout est combat et ils passent de la résignation à la colère, de la colère à la violence, de la violence à la culpabilité et/ou la honte. Le plus souvent, pourtant, ils ne viennent pas consulter spontanément. C’est à la faveur d’un événement particulier [2] qui fait signal qu’ils consentent à faire la démarche, comme s’ils n’avaient pas de « jauge » interne propre qui les conduise à considérer que l’accumulation des expériences passées difficiles pouvait servir d’indice fiable et raisonnable du présent et du futur proche, comme si leur actualité, régulièrement, effaçait tout passé : « Aujourd’hui est un autre jour », semblent-ils se dire, comme si magiquement ce qui avait été pratiqué ou vécu la veille devait être sans effet sur le présent. Insensiblement, ils s’installent dans un mode de fonctionnement où dire non à leur enfant devient de plus en plus difficile ou vain. On n’a pas affaire à des parents démissionnaires, mais à des parents découragés, en perte de repères et de limites éducatives.

Nous cherchons ici à ouvrir un angle de vue nouveau sur ces problématiques intersubjectives, de plus en plus fréquentes depuis une quinzaine d’années, en envisageant cette fragilité des limites internes du point de vue de la temporalité psychique et sociétale. Dans les travaux en langue française, l’analyse de la « modernité » met l’accent sur des mutations considérables, accélérées et peut-être sans précédent (Castoriadis, 1996 ; Giddens, 1991 ; Amselle, 2010 ; Gauchet, 2007 ; Stiegler, 2008 ; Renaut, 2004 ; Mendel, 2002 ; Godin, 2010 ; Rosa, 2010). Même la psychopathologie et les pratiques de soin semblent être affectées par ces évolutions (Lazartigues,  2001 ; Mille et coll.,  2003 ; Hayez, 2001 ; Guyomard et Niesen, 2003 ; Gori et Del Volgo, 2005 ; Melman, 2002, 2009 ; Gadeau, 2014a).

En quoi la composante temporelle peut-elle nous aider à appréhender les évolutions auxquelles nous assistons tant sur le plan des pratiques sociales dans le champ de l’éducation et du soin que sur celui de la souffrance psychique ? Nous centrerons notre analyse sur la notion d’acte (éducatif ou de soin) en interrogeant la part prise par la composante temporelle dans ce qui donne sa consistance à l’acte et fait place à la responsabilité du sujet à travers les actes qu’il soutient.

La temporalité du changement, l’accélération

Il n’est sans doute pas de société viable qui n’inclue dans son fonctionnement une part d’évolution nécessaire. Mais il n’est sans doute pas non plus de société qui ne se soit interrogée sur les changements qui s’opéraient en son sein, voire qui ne se soit plainte de ces derniers. Tout changement suscite des attentes, des espoirs, mais aussi des craintes et, selon que l’on est d’esprit plutôt progressiste ou plutôt conservateur, on mettra l’accent sur ce que le changement nous fait gagner ou nous fait perdre en termes de liberté, de sécurité, etc. Est-ce que les évolutions de la société contemporaine auxquelles on assiste relèvent de cette problématique du changement ordinaire, en ce qu’elles seraient consubstantielles à tout système ouvert (Bertalanffy, 1968), ou bien doit-on envisager que l’on a affaire à quelque chose d’inédit, à quelque chose de nature fondamentalement différente et qui mérite qu’on interroge les formes et/ou l’impact de ces changements sur l’individu social et l’organisation psychique qui le soutient ?

Ce qui probablement constitue un fait nouveau par rapport à ce que les sociétés dans le passé ont eu à connaître, ce n’est pas tant la forme des changements que leur nature. Ce qui est sans doute nouveau et inédit, c’est la temporalité du changement, plus précisémentson accélération [3] . Dans une perspective sociologique, H. Rosa (2010) propose de comprendre l’histoire moderne à partir du concept d’accélération sociale. Il montre qu’alors même que le temps libre augmente grâce à la productivité et à la technologie nous éprouvons dans notre vie quotidienne le sentiment douloureux d’une pénurie de temps. Ce sont tout d’abord les innovations techniques qui ont produit des changements radicaux dans les rythmes de vie (innovations technologiques dans le transport des personnes, puis dans le transport de l’information, par exemple). Mais un renversement majeur a eu lieu qui doit être interrogé : celui d’une accélération non seulement dans le champ de l’innovation technique, mais aussi dans celui du changement social (principalement dans les deux institutions de production et de reproduction que sont le travail et la famille) et dans celui du « rythme de vie ». Un fait majeur est que cette accélération semble désormais s’autoalimenter au sens où l’accélération du rythme de vie devient le moteur des innovations techniques.

Si l’idéalité de la modernité est de promouvoir l’indépendance de l’individu et l’accès sans frein et sans délai à tous les possibles (qu’il s’agisse de biens matériels, de choix de vie, etc.), c’est en soustraction de toute contrainte durable. Cela n’est pas sans effets sur les institutions que sont d’une part l’appareil de production de biens et de services, d’autre part la famille. Dès lors qu’elles sont soumises aux forces d’accélération, ces institutions sont vouées à se transformer à leur tour à un rythme qui doit suivre le mouvement et, lorsque la vitesse de changement dépasse un certain seuil, nous faisons l’hypothèse qu’elles tendent à se désinstitutionaliser.

Dans la prémodernité, la religion et la tradition assignaient à l’individu sa place dans le monde, prédéfinissaient ce qu’il était et ce qu’il devait ou pouvait faire (Taylor, 1994). Son identité était préformée et encadrée tout au long de son existence, les conditions de sa reconnaissance étaient déjà assurées a priori [4] . Les notions d’identité et de reconnaissance n’étaient donc pas centrales dans la compréhension de soi. La modernité se caractérise de ce point de vue par des alternatives effectives dans les choix de vie qui transfèrent progressivement aux sujets une responsabilité croissante dans l’agencement de leur existence  (Taylor, 1994). L’orientation de soi en fonction du passé perd de son importance au profit du présent et d’une projection sur un horizon temporel plus ou moins lointain, une sorte de futur immédiat. Dans les sociétés prémodernes toujours, le changement des structures sociales se produisait plus lentement que le remplacement de trois générations pouvant coexister à un même moment donné (Rosa, 2010). De ce fait, le « temps social » vécu paraissait stable et les changements étaient peu visibles, sauf ceux ponctués par les événements critiques impondérables de l’existence. Mais lorsque le rythme du changement social dépasse celui du remplacement des générations, il devient plus difficile de conserver une identité personnelle stabilisée par l’institution. C’est bien ce qui se produit dans la postmodernité [5] .

Si l’on considère qu’une des fonctions des institutions est de fabriquer pour chacun d’entre nous une part de notre assise identitaire et de notre légitimité à être et à agir, cette évolution temporelle se saurait être sans effet sur les individus. Pour le meilleur comme pour le pire, les institutions nous dispensent d’avoir à soutenir personnellement une part de ce que nous entreprenons sous leur couvert. Ce faisant, elles tiennent lieu de fonction sémiotique et fabriquent du symbolique, c’est-à-dire quelque chose qui dépasse les gestes individuels et assigne le sujet [6]  à une position particulière : celle de représenter (à son insu le plus souvent) un « ensemble » qui déborde sa propre personne. Aussi importe-t-il de se demander ce qui échoit au sujet dès lors que cette contenance (tout encombrante qu’elle puisse être ou apparaître par ailleurs) s’efface – quand elle ne disparaît pas purement et simplement. Ce qui échoit dès lors à l’individu, c’est sans doute quelque chose dont l’évolution du droit rend compte, et qu’on peut subsumer sous le terme de « responsabilité ».

Responsabilité et déresponsabilisation, la détemporalisation du temps

L’évolution du droit civil suit l’évolution sociétale plus qu’elle ne l’engendre. Elle constitue un marqueur intéressant pour repérer les avancées en matière d’égalité et de liberté, mais aussi les apories que ces changements peuvent engendrer. Sans remonter trop loin dans le temps, nous pouvons considérer l’ordonnance du 2 février 1945 comme signant un virage important et un progrès notoire pour la protection de l’enfance, après la loi de 1889 introduisant la possibilité de la déchéance paternelle, puisqu’elle envisage sous l’angle de la protection sociale le problème de la délinquance juvénile et qu’elle met en place les outils donnant la primauté à l’éducation sur la répression. Ce n’est qu’avec l’ordonnance du 23 décembre 1958 que le droit paternel de « correction » a été remplacé par des « mesures d’assistance éducative ». Par la loi du 4 juin 1970, l’autorité parentale a glissé vers la notion d’obligation parentale envers les enfants. Et si la loi du 4 mars 2002 a repris l’expression d’« autorité parentale », c’est non seulement pour réaffirmer les droits et devoirs des parents visant l’intérêt de l’enfant, mais aussi pour introduire l’obligation pour les parents d’associer l’enfant aux décisions le concernant, en tenant compte, dit le texte, de son âge et de son degré de maturité. La responsabilité est dès lors devenue partagée.

L’évolution de notre société conduirait donc à faire de l’individu un être responsable, c’est-à-dire un être qui répond seul de ses propres actes. On ne peut qu’y voir un progrès, une émancipation, une liberté augmentée. Mais à y regarder de près, est-ce aussi assuré que cela ? Comme l’observe M. Godelier (2004), en autorisant le divorce par consentement mutuel, la loi a permis d’invoquer non plus un manquement, une faute au contrat moral d’union (infidélité ou violence conjugales, alcoolisme, etc.), mais l’évolution réelle des rapports internes au couple et des sentiments réciproques, pour justifier la séparation. Ce faisant, le droit débouche sur une césure entre le couple et la famille, le conjugal et le parental, voie ouverte à l’idée d’un découplage de la parenté sociale d’avec la parenté biologique. L’ouverture à une liberté nouvelle et au libre arbitre responsabilise-t-elle l’individu ? Oui si l’on peut échapper au risque de réification de l’objet de la responsabilité. Il est une différence essentielle à observer entre deux positions du sujet responsable : celle où il s’agit de « répondre de… » et celle où il importe « d’être responsable de… ». Dans un cas, le sujet est engagé par quelque chose dont il ne cerne sans doute pas tous les tenants et aboutissants, mais cette part éventuelle de méconnaissance ne le soustrait pas à la responsabilité dans laquelle il s’engage malgré tout (je réponds de : je suis foncièrement engagé par ma parole, par mon acte ; l’engagement pouvant s’étendre à un autre que soi : je réponds de untel). Dans l’autre cas, la responsabilité est celle d’un sujet « cognitif », elle est circonscrite, objectivable, comme c’est le cas dans les formes que peut prendre un contrat. La responsabilité est dès lors réifiée, définie et délimitée en somme par les termes du contrat. Si cette liberté nouvelle que le droit civil affirme conduit à cette forme de responsabilité-là, ne peut-on craindre qu’un des effets de ce glissement soit une judiciarisation extrême des rapports sociaux, un appel permanent à des tiers-juges et donc, au bout du compte, une véritable déresponsabilisation des sujets [7]  , résultat aporétique de la difficulté à concilier liberté et engagement (et/ou rapport à l’autorité), égalité et affirmation de soi (et/ou différence des générations, et/ou différence des sexes), innovation et tradition, sans qu’un principe transcendant internalisé ne participe à en réguler le cours ?

Cette « déresponsabilisation » est le produit symptomatique d’un désengagement foncier de l’individu comme sujet au sens où ses déterminations ne sont plus reliées à une transcendance institutionnelle, un contenant référent qui lui assure une certaine légitimité (par filiation, affiliation, etc.), mais aussi des limites (tout n’est pas possible, pas plus que tout n’est permis). N’est-ce pas ce qu’on observe dans les dynamiques psychiques individuelles s’organisant sur le versant de la jouissance au détriment de la logique contraignante du désir ? La temporalité psychique semble s’y déployer de façon erratique, où dominent comme formes de relations objectales l’urgence (dans la consommation, dans les objectifs à atteindre, etc.), le zapping, le multitâche.

De façon plus générale, le rapport au temps dans la postmodernité par rapport à celui qui a cours dans la modernité classique tend, nous semble-t-il, à une détemporalisation du temps, c’est-à-dire une annulation rétroactive des contraintes temporelles, voire un déni de tout impératif temporel prédéfini. À titre d’exemple, certes simplificateur, mais visant à mettre à jour une évolution tendancielle, considérons le déroulement séquentiel et programmatique d’une journée, par exemple : lever à 6 h 30 ; travail de 8 à 12 heures ; déjeuner ; reprise du travail de  13 h 30 à 17 h 30 ; à 18 heures, cours de yoga ; à 20 heures, dîner chez X, etc. Cette approche  « programmatique » du temps tend à s’effacer aujourd’hui, dans la jeune génération, au profit d’une gestion situationnelle du temps, c’est-à-dire d’une gestion du temps en temps réel qui rompt assez largement avec toute idée de prévision, d’engagement, d’horizon temporel. La réalisation d’une action ou d’une activité se détermine au voisinage du terme de l’activité précédente, se réalise ou s’annule, se substitue à une autre, dans une temporalité de l’instant, gouvernée en grande partie par des événements contingents (par exemple : déjeuner si j’ai terminé mon travail, et type de déjeuner selon le temps disponible ; yoga si je me sens bien (ou mal) ; X m’appelle, on décide de se retrouver pour dîner ; proposition de Y, j’annule le dîner avec X, etc.). On entrevoit combien l’engagement du sujet peut disparaître derrière l’impératif de l’instant. C’est dès lors la prééminence de l’actuel au détriment du présent, d’une actualité sans présence, c’est-à-dire sans que le sujet ait à répondre de ce qui le détermine ou l’anime. Dans une gestion situationnelle du temps, les contingences, les hasards, les opportunités saisies dans l’instant le font pour lui.

On est cependant loin du Kairos grec [8]  , de la saisie opportune de l’instant propice pour accomplir un acte. Le Kairos suppose d’inscrire l’instant et l’acte porté par le sujet dans une temporalité vectorisée, contenant un passé (moteur ou cause) et un futur projeté (motif ou visée), l’ensemble contenu dans le présent du sujet. Dans la gestion situationnelle du temps, l’acte (qui représente le sujet) disparaît derrière l’agir (conséquence de la contingence). En cela, on peut considérer que la détemporalisation du temps est consubstantielle d’une déresponsabilité subjectale et participe de l’économie de la perversion ordinaire (Lebrun, 2007).

Acte, agirs et narcissisme primaire

Lorsque l’individu n’est plus couvert par une transcendance qui tienne lieu d’autorité pour lui (institutions, traditions, Dieu, etc.), il se retrouve seul face à une multitude de choix qui étaient auparavant dictés par la tradition ou l’autorité de référence, seul aussi lorsqu’il s’agit de soutenir (comme parent, comme éducateur, etc.) une position dite d’autorité face à un enfant ou un adolescent. Souvent, c’est l’anxiété qui s’installe en lieu et place de l’impossibilité de soutenir un Acte [9] ou de s’engager dans un choix déterminant en partie l’existence. Souvent encore, l’angoisse l’emporte sur la culpabilité à laquelle le sujet ne peut cependant échapper. Mais la conflictualité interne relève moins d’une pression surmoïque que des exigences de l’idéal attaché au narcissisme primaire. Émergent des éprouvés de l’ordre de la honte qui doivent être combattus, évités, niés lorsque manquent les références normalement attachées à la transcendance (ou contenues dans les dispositifs institutionnels) et que le sujet se sent en défaut de légitimité pour soutenir de soi-même une position symbolique d’autorité (Gadeau, 2010, 2014b). C’est sur la base de tels moments de fragilité que les agirs se développent et tiennent lieu d’actes. Mais quelle différence fondamentale pouvons-nous établir entre agirs et Acte et en quoi la question temporelle peut-elle nous aider à en cerner les ressorts ?

Par « Acte », nous entendons les déterminants conscients, mais aussi inconscients, qui donnent aux actions leur valeur de sens et leur détermination aussi bien pour celui qui soutient l’acte que pour celui (ceux) à qui l’acte est adressé. Les actions qui relèvent du Kairos, si elles arrivent comme il convient et lorsqu’il convient, ne sont dues ni au hasard ni à la nécessité. Elles s’imposent comme si elles étaient à la fois nécessaires et dues au hasard, tributaires de conditions préalables grâce auxquelles elles s’expriment à un moment donné, au moment propice. Ce sont ces conditions préalables liées à l’action factuelle opportune que recouvre la notion d’Acte. En cela le concept d’Acte rejoint-il le Kairos aristotélicien.

Si, pour Freud, les processus primaires et les processus secondaires correspondent à deux modes de traitement temporel du désir, par un circuit court d’un côté, un circuit long de l’autre, est-on fondé à établir entre agirs et Acte un rapport temporel de même ordre ? Un court-circuit temporel dans l’agir et une temporalité longue dans l’Acte (éducatif, de soin, etc.) ? On pourrait répondre oui s’il s’agissait d’adopter une perspective descriptive. Mais notre propos voudrait se situer ailleurs. Notre perspective nous amène à considérer la dimension temporelle non pas dans ses caractéristiques descriptives, mais comme une composante processuelle fondamentale, comme un déterminant essentiel du développement et du fonctionnement psychique individuel et social. Ainsi, lorsque nous parlons de temporalité longue pour qualifier un Acte, ce n’est pas pour signifier une durée, même si les actions concrètes qui sont une traduction partielle et momentanée de l’Acte ont factuellement une certaine durée, courte ou longue, mais pour considérer que l’Acte relève plus de l’ordre logique-symbolique et de la prégnance sémiotique que de l’ordre chronométriques[10] (du temps comme durée). La notion de prégnance sémiotique vient introduire ici ce qui, de la tradition, des institutions ou du fonctionnement social, est transmis, à la façon d’une texture déterminée de sens, et qui rattache dans un entrelacement complexe les contenus psychiques individuels (et les situations factuelles) référés au lien social (comme le rapport à la loi, à l’autorité, au bien commun, aux savoirs, à la transmission, à l’éducation, etc.) à une potentialité de sens assurant la continuité de la culture d’appartenance du sujet et son renouvellement, son évolution.

L’accélération temporelle à laquelle la société contemporaine est soumise nous paraît engendrer une rupture telle dans les rythmes du changement, conduisant à une détemporalisation du temps, que les conditions pour que la prégnance sémiotique puisse faire son travail de maillage psychique assurant au sujet une contenance à la détermination de ses actes semblent largement compromises. Cela conduit à notre sens à ce que l’on observe de plus en plus en clinique infanto-juvénile, à savoir d’un côté des parents en manque de coordonnées et de cadre nécessaires à l’orientation de l’éducation de leur enfant, de l’autre côté des enfants dont l’expression symptomatique dominante se situe du côté de l’agir (Birraux et Lauru, 2012). Ont été mises en évidence, à la suite d’A. Magoudi (1992), certaines relations entre la temporalité psychique et le registre de la Loi, soutenant l’hypothèse que la temporalité psychique serait un vecteur essentiel alimentant l’internalisation de la loi symbolique et la tiercéité (Gadeau, 2014a). Sous l’expression d’« anomie temporelle » (Gadeau, 2010, 2014b) a été décrite une des caractéristiques de fonctionnement de la temporalité psychique propre à ces adultes en souffrance.

Que montrent et que disent les parents d’Amandine ? Qu’ils sont confrontés comme parents à quelque chose à quoi ils n’étaient pas préparés, qu’ils ont été débordés par leur fille, par ses demandes, ses attentes, ses exigences, la violence de ses réactions pulsionnelles, mais aussi qu’ils ont été portés à se débrouiller seuls, sans aide. Non pas qu’ils aient revendiqué ou érigé en principe cette « solitude », mais bien plutôt qu’ils aient été comme mus par une sorte d’empirisme foncier et de fantasme de génération spontanée, comme si « l’être-parent » comme « l’être de l’enfant » devaient se révéler au fil de l’expérience. Rien dans ce qu’ils peuvent dire de ce qui les anime et les guide sur le plan de la parentalité ne trouve à s’extraire d’une autoréférenciation, d’un narcissique primaire radicalisé et paradoxalement masqué par le vœu de ne pas façonner leur enfant à leur image. Rien quant à la tradition familiale ou culturelle de laquelle ils sont issus [11]  ne semble nourrir leur « être-parent ». Rien ne semble relier le présent au passé. Les parents d’Amandine sont enfermés avec leur enfant dans un jeu d’actions-réactions, où l’emprise du temps situationnel par l’enfant impose aux parents un rôle de faire-valoir alimentant la toute-puissance narcissique et un investissement objectal au voisinage de la perversion. La subversion du don agie par la fillette, qu’il s’agisse de la défécation dans la couche ou du jeu de la sucette au coucher, est comme encouragée par l’absence d’un non, d’un refus tonique, c’est-à-dire d’une position d’autorité qui engage pleinement la responsabilité du parent. À l’étirement du temps (comme dans le jeu de la sucette) où la loi ne se dit pas répond souvent une contraction temporelle (comme dans le passage à l’acte ou l’acting out) qui, court-circuitant toute élaboration psychique, conduit au dégagement du sujet de toute responsabilité, au sens où la « cause » de l’acting est par celui qui en est l’auteur le plus souvent située dans l’autre (le petit autre).

Pour conclure

Soutenir de soi-même une position d’autorité (c’est-à-dire sans les appuis de la transmission par la filiation, les affiliations, la tradition, etc.) relève sans doute autant de l’impossible que l’est pour le baron de Münchausen de vouloir s’extraire de l’enlisement en tirant sur ses guêtres. Le temps physique et ses déclinaisons présentes dans l’intersubjectivité devraient être considérés comme un des noms du père, comme un des champs organisateurs de la loi symbolique, à partir de quoi tout acte trouve sa consistance et fait du sujet un être responsable. L’accélération du changement, caractéristique nouvelle de notre société, porte en elle une conséquence sans doute majeure, celle d’une détemporalisation du temps, dont on entrevoit aujourd’hui quelques-unes des conséquences dans le champ de la psychopathologie. Le sujet de l’acte est rabattu du côté de l’individu, réduit à produire des actions qui le présentent plus qu’elles ne le représentent. C’est sans doute la pente contemporaine sur laquelle nous glissons, y compris dans le champ du soin, si l’on veut bien entendre ce que signifient par exemple la multiplication des recommandations en matière de bonnes pratiques professionnelles et la protocolisation des gestes professionnels qui dissolvent le sujet de l’acte au profit de l’action du technicien. La responsabilité du sujet disparaît derrière la (dé)responsabilité du soignant couvert par le protocole, la temporalité (psychique) impliquée dans la relation de soin étant réduite à sa dimension métrique et comptable, comme on le voit de plus en plus en médecine générale ou en gériatrie.

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  • [1]↑– Les traits principaux de l’analité primaire (Green, 1993) mis à part, comme : la fragilité narcissique ; l’oscillation entre évitement et recherche de situations de dépendance, sur un versant sadomasochiste fondé sur une épreuve de force ; l’opposition anale relevant d’un négativisme inconscient « où il est plus important de dire non à l’objet que oui à soi » ; etc.
  • [2]↑ Mouvement de violence physique sur l’enfant ou sur le matériel, signalement ou alerte par des tiers, l’école notamment, plus rarement le médecin de famille ou le pédiatre.
  • Cette accélération trouve sa première marque dans un champ disciplinaire[3]pparemment éloigné des préoccupations des psychologues, celui de la géologie. Les géologues, en effet, envisagent depuis quelques années de considérer une nouvelle ère géologique, contemporaine, qu’ils nomment « anthropocène », pour signifier une évolution géologique causée non pas par la nature elle-même, mais par les activités humaines, évolution étendue non sur une échelle géologique (pensée en centaines ou en millions d’années), mais sur quelques générations, c’est-à-dire sur une temporalité de l’ordre d’une vie d’humain. L’humanité, par les changements que son rythme d’évolution produit, est en somme devenue une force géologique. Sait-on prendre la mesure de ce que cela signifie ?
  • [4]↑ Taylor parle d’« identité substantielle » a priori.
  • [5]↑La modernité classique se situe quelque part entre les deux, ayant permis à chaque génération de porter et de transmettre des traditions, mais aussi de porter des innovations sociales et culturelles à un rythme qui autorise le maintien de points d’articulation entre tradition et changements. Ce rythme assure le renouvellement de l’ancien par le nouveau, le lien du passé avec le présent par le futur immédiat.
  • [6]↑C’est d’ailleurs une définition du sujet, soit ce qui est au-delà de l’individu. L’individu ne suppose aucune division interne, il est indivis, quand le sujet lui, est divisé, traversé par l’insu de soi et travaillé par le rapport à l’Autre.
  • [7]↑Une étude reste à faire sur les déterminants et les conséquences de l’évolution du droit qui a fait passer la parentalité de l’autorité à la responsabilité.
  • [8]↑Du moins celui pensé par Aristote, défini comme le Bien dans le temps et comme temps hénologique (Éthique à Nicomaque) et repris par Hegel comme une qualité à l’intérieur d’une quantité, dans les termes de Hegel (Science de la logique). Voir Couloubaritsis et coll.,1997.
  • [9]↑Acte avec un « A » majuscule pour faire apparaître la portée sémantique que nous entendons donner à ce terme et le situer sur le plan du grand Autre. Cf. infra.
  • [10]↑La chronologie (c’est-à-dire le temps comme succession) constitue une des facettes de cet ordre logique et symbolique.
  • [11]↑ Pour d’autres parents pris dans une problématique poche de l’anomie temporelle, l’autoréférenciation s’alimente d’une contestation de toute identification possible à leurs propres parents : « Nous ne voulons pas ressembler à nos parents pour ne pas produire les mêmes erreurs, les mêmes souffrances », semblent-ils dire, tout en constatant amèrement qu’ils se retrouvent avec leurs propres enfants dans des impasses isomorphes à celles que leurs propres parents avaient contribué à produire, l’autoritarisme ou la violence en plus.