États limites et théorie lacanienne

États limites et théorie lacanienne

Par Jean-Claude Coste

Pour citer cet article :

Coste J.-C., (2012). État l’imite ?.  L’en-je lacanien, 18, 1, 43-57.

La notion de personnalité « as if » (« comme si ») d’Hélène Deutsch [1] est une référence majeure concernant les états dits « limites » ou « borderline ». Ce sera aussi à partir de cette notion que Winnicott développera son concept de « faux self ». Si j’introduis par là mes propos, ce n’est pas pour constituer cette catégorie en paradigme, mais plutôt pour la prendre comme fil de pensée. Pour ce qui concerne les lacaniens (j’espère que cette généralisation ne sera pas prise pour un abus d’École – j’ai déjà vu cette interprétation), cette symptomatologie apparemment de surface est le plus souvent rangée du côté de la psychose et d’identifications imaginaires à une réalité normée.

Cette option diagnostique se range dans une extension, voire une banalisation, de l’idée de structure et d’aménagements psychotiques. Si autrefois la psychose était considérée comme l’échec d’accession à une signification œdipienne de castration, on pourrait aujourd’hui se demander si la névrose « classique » ne serait pas devenue plus rare ou moins évidente… En tout cas, quelque chose s’avère moins assuré dans le partage. Il est habituel d’évoquer les modifications symptomatiques contemporaines et le déclin de la fonction paternelle, voie qui a pu conduire certains à soutenir une prévalence de l’état-limite. Mais je ne suis pas sûr que de tels constats suffisent à expliquer ces contours structuraux incertains. Il faut admettre que les dernières élaborations de Lacan concernant les nouages ainsi que les réparations et les suppléances sinthomatiques ont profondément modifié nos certitudes. Que devient la névrose comme étalon structural quand le père devient un symptôme parmi d’autres ?

Pour en revenir à ce qu’avance Hélène Deutsch, nous sommes convoqués à réviser nos attachements doctrinaux et à « revisiter » son terme de « as if » : cette symptomatologie se résume-t-elle à un simple copiage ? Il en va aussi de l’état-limite : « comme si » ses expressions étaient d’ordre psychotique ou névrotique… Mais…

Comme si… Mais…

Je ne reprendrai pas ici le détail des items classificatoires, associés par deux ou trois, qui détermineraient la constance ou la réalité de la notion de personnalité limite. Je renvoie pour cela à l’ouvrage fort instructif d’Otto Kernberg, Les troubles limites de la personnalité [2] , où dès le premier chapitre sont reprises la revue de la littérature, l’analyse descriptive des éléments de présomption et enfin l’analyse structurelle du syndrome. L’auteur y soutient l’idée d’une entité spécifique et j’ai recherché quels éléments précis, au-delà d’une présomption fondée sur un comptage statistique de défaillances, emportaient une telle conviction. Il m’a fallu avancer dans une forêt vierge de considérations cliniques, structurelles et pratiques, chacune admissible sur le plan descriptif – en tenant compte bien sûr des différences doctrinales entre l’auteur et le lecteur. C’était « comme si »… comme si tour à tour on détaillait des éléments réversibles ou interchangeables ayant trait à la névrose ou à la psychose (curieusement, il est assez peu question de perversion). Sauf qu’à chaque fois ce « comme si » était assorti d’un possible « mais… ». Pour ma part, je ne voyais pas ce qui en faisait vraiment une entité remarquable ou un groupe bien défini, et cela même dans le corpus doctrinal auquel appartient Otto Kernberg.

Bref, de quoi retourne-t-il dans ce « mais… » ? D’où peut-il surgir ? Du patient ? Du contre-transfert de l’analyste qui en parle ? Cette dernière occurrence est d’ailleurs développée dans l’ouvrage, et certains analystes non lacaniens (pas tous cependant) fondent leur diagnostic et leur action à partir d’une perlaboration de ce qu’ils ressentent avec leurs analysants et de ce que cela réveille de leur propre névrose, « tout ou en partie ». Ainsi, un analyste pourra réagir par « identification concordante » avec son patient (s’identifier transitoirement à son moi ou à son surmoi), ou bien par « identification complémentaire » – terme introduit par Hélène Deutsch – (identification de l’analyste aux objets transférentiels du patient : par exemple, un père interdicteur, une mère défaillante, un frère ou une sœur…).

J’ai cependant trouvé sur le tard (à partir de la page 209, « Résumé de mes précédents travaux ») des éléments paraissant plus consistants, sans doute parce qu’ils font écho à certains de mes intérêts actuels. L’auteur y développe ce qu’il entend par « faiblesse du moi » : à partir de mécanismes de clivage assortis de confusions entre images de soi et images d’objet. Pour le dire vite, le sujet s’est suffisamment individualisé pour ne pas être plongé dans une déréalisation ou une confusion schizophrénique, mais est obligé d’idéaliser ses objets pour ne pas être submergé par une angoisse incoercible ou ne pas verser dans une agressivité principalement orale. En résumé, il existe un conflit non réglé entre narcissisme et désir libidinal, faisant passer alternativement de l’idéalisation et de la « toute-puissance » à l’expression plus ou moins confusionnelle de motions pulsionnelles prégénitales. Je passe sur la traduction qu’on pourrait en faire dans notre langue, qui n’apporterait rien d’autre ici qu’une vérification de savoir et d’appartenance.

Pour ce que j’ai pu lire ailleurs, ces derniers points semblent partagés par Bergeret, Widlöcher et Kohut, avec plus ou moins de penchants selon les auteurs soit du côté de la prévalence d’une inconsistance narcissique, soit du côté d’une cause traumatique.

Il me semble qu’en termes freudiens on pourrait aussi bien évoquer un conflit entre autoérotisme et pulsions libidinales objectales, en tout cas une « intégration » défectueuse de ces éléments dans le moi. On se rapproche plus alors de ce que nous appelons, nous lacaniens, le devenir des jouissances. Et de ce point de vue la multiplicité et la variabilité des symptômes, mettant à mal le lien social et l’inscription dans les discours, interrogent sur le statut et le rôle de ces formations dans l’état-limite.

Je serai amené à interroger le rapport des symptômes au narcissisme, ce dernier étant à mon sens un concept fondamental ne se réduisant pas à la seule dimension imaginaire qu’on lui attribue habituellement.

Symptômes narcissiques

Cette notion controversée d’état-limite me paraît fort intéressante pour aborder ce que je voudrais souligner, en dehors de toute polémique ayant trait à sa validité en termes de diagnostic psychanalytique.

Posons qu’à travers cette phénoménologie « fourre-tout » et aussi il faut le dire à travers ce qu’elle rappelle de nos propres limites, se pose effectivement la question de ce qui pour chacun résiste absolument, pour le meilleur ou pour le pire. Et d’abord chez l’analyste : « La résistance de l’analysant est celle de l’analyste », disait Lacan. Sans doute évoquait-il ici le fait de céder ou non sur son désir, soit ce qui orientait l’éthique de la psychanalyse à tel moment de son enseignement. Je crois cependant qu’on peut étendre cette assertion à ce qui aura suivi, jusqu’à faire de l’analyste un symptôme pour l’analysant (séminaire Le sinthome). Bien entendu faudrait-il alors dégager le terme de résistance de son interprétation classique : et donc passer de la notion de réticence au déchiffrage de l’inconscient à celle d’un refus de signification via la fonction du symptôme. Mais n’allons pas trop vite…

Tout d’abord, la notion de trouble narcissique est centrale pour ce qui concerne la notion d’état-limite, tellement qu’on en différencie classiquement des formes mieux socialisées sous la dénomination de « personnalité narcissique », voire – si on suit la mode – de « personnalité perverse narcissique ».

On inscrit habituellement le narcissisme dans la dialectique du moi idéal et de l’idéal du moi, à la suite de l’élaboration de Lacan dans son « Stade du miroir comme formateur de la fonction du Je [3]  » puis de sa « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache [4]  ». Pour aller vite, cette conception passe d’une préfiguration imaginaire du corps à sa représentation symbolique sous le primat du phallus. Autrement dit, le narcissisme « normal » lacanien ne va pas sans castration structurale, plus ou moins bien intégrée selon les sujets. En rester là serait oublier que la jouissance est convoquée dans l’avènement du narcissisme, et même qu’elle oriente son devenir. À ce titre, les symptômes sont plus liés aux avatars d’un narcissisme férocement « égoïque » qu’à ceux du fantasme, ce qu’exemplifient les états dits borderline. Il me semble que les cas limites de la psychanalyse – l’Homme aux loups de Freud et Joyce le sinthome de Lacan – en rappellent quelque chose. Et il est important de rappeler que ces deux figures si commentées ont un point commun : leur résistance à la psychanalyse (freudienne et jungienne en tout cas), justement – l’un sous signification transférentielle, l’autre l’excluant par principe…

Pour introduire cette question du rapport du narcissisme aux symptômes, on doit revenir à celle de l’origine du sujet, et, mieux, du parlêtre. Je précise que j’ai été amené à cela après lecture d’un séminaire de Pierre Bruno et de Marie-Jean Sauret (tenu dans le cadre de leur association apjl) intitulé Ego et moi [5] dont certains points m’ont fortement intéressé.

Il est notable qu’avant de savoir parler un sujet constitue des symptômes ou ce qui en fait fonction. Ces derniers condensent une part de jouissance anonyme tout en prémunissant d’un danger : que le sujet soit totalement envahi ou hanté par cela même dont il est tributaire, soit une jouissance vitale mais potentiellement mortifère à laquelle il est assujetti, et qui est celle d’un Autre réel. Rester appendu à celle-ci empêcherait l’infans d’apparaître plus tard en termes d’ego, de je de l’énonciation. Cela parce que au départ l’existence est suspendue à ce dont on vient : un Autre qui nous entoure et nous convoque, sans rien pouvoir y reconnaître ni rien y comprendre. Je précise : cet Autre réel premier, incarné classiquement par les soins maternels, est certes à entendre comme du symbolique mais demeure encore indéchiffrable pour un infans : un symbolique réel donc, équivalent de jouissance. Plus tard, ce symbolique deviendra compréhensible et pourra se nommer, non sans un reste définitivement obscur.

Il s’agira cependant de ne pas être réduit à une signification univoque venant de l’Autre, cela même si cette dernière tient, du point de vue de l’Autre qui était déjà sujet, de l’amour et du désir. Ce qui n’est pas toujours, bien sûr… Ne pas être seulement signifié par l’Autre nécessitera qu’advienne un sens assurant une singularité, tout au moins un bout d’être. Ce passage au sens qui préserve une part d’existence a été structurellement attaché par Lacan à la fonction du Nom-du-Père, soutenue dans la réalité du sujet par un agent extérieur. Mais ce sont bien les premiers « symptômes » qui permettent de fixer et de différencier une part de cette jouissance insensée dont procède le parlêtre. Certes ces derniers ne font pas sens à eux seuls, mais ils participent de l’émergence du moi, c’est-à-dire de l’alliage entre corps, langage et jouissance. C’est ce que Lacan reprendra en termes moins freudiens dans le passage du symptôme au sinthome, qui généralise et précise ce processus. Ici se profile la question complexe d’un passage possible (mais pas obligatoire, loin de là) pour tel symptôme d’une fonction originelle de démenti (venant) du réel, de résistance à l’assujettissement à l’Autre, à une fonction de nomination du moi.

Ainsi existe-t-il un lien très étroit entre symptôme et narcissisme, si on ne reste pas pour ce dernier fasciné par la théorie du corps imaginaire spécularisé et qu’on y situe aussi la volonté pour chacun de jouir tout en refusant d’être joui.

Les symptômes quant à eux fixent de la jouissance qu’ils soutirent à l’Autre, et ce à divers temps de l’existence.

En premier lieu, comme je l’ai déjà suggéré, lors de l’interaction mère-enfant : des « symptômes » (anorexie du nourrisson, troubles du sommeil, régurgitation, tensions corporelles, etc.) assurent une première différenciation d’avec l’Autre réel, en deçà du processus de sexuation. Leur survenue peut être l’effet aussi bien d’un frayage réactionnel corporel que de l’interprétation maternelle d’un phénomène contingent, et donc d’un malentendu. Mais dès que constitués, c’est-à-dire répétés, ils constituent le germe d’un narcissisme absolu qui caractérise chacun. Cette hypothèse se démarque du narcissisme primordial freudien, notion problématique car prêtant au nourrisson la capacité originelle de s’inscrire dans un principe de plaisir objectal et de composer à partir de là un moi « intérieur ».

Plus tard, d’autres symptômes, plus complexes dans leurs intrications pulsionnelles, vont résister cette fois à la signification de castration si elle est installée, qui ne va pas cette fois sans Nom-du-Père. C’est ce qu’on appelle une formation de compromis, qui implique d’une part la jouissance infantile primaire (première différenciation « sauvage »), d’autre part la reconnaissance et le refus de la castration. Il en va ainsi de la plupart des énurésies, encoprésies et phobies de l’enfant, tentant classiquement d’écarter de leur empan le père comme agent de la castration.

Mais c’est généralement à l’adolescence que se recompose la donne, quand l’identité sexuée devient une composante essentielle de la place des corps dans les discours. De ce point de vue, on peut dire que cette période constitue presque toujours un état-limite, où des symptômes changeants et labiles accompagnent tourments et émois d’ordre narcissique. Cela parce qu’un corps d’enfant est tenu de se sexualiser (vais-je risquer : « se génitaliser » ?), sans rites d’initiation symbolique pour remplacer les figures parentales. La solution souvent convoquée à l’adolescence est un clivage entre des investissements narcissiques infantiles et une idéalisation objectale inconsistante. C’est le temps des allers-retours entre famille et copains, se poursuivant par la classique symptomatologie estudiantine des premières « vraies » séparations d’avec les parents. Il est fréquent d’y constater la dominance d’une « régression » orale, comme s’il s’agissait d’éloigner le plus possible une jouissance propre de celle liée à une signification sexuelle imposée de l’extérieur (corps anatomique et normes sociales). À cela s’ajoutent des troubles du comportement oscillant entre dépression, inhibition, agressivité, excitation, prises de risque et addictions diverses… Sans entrer dans les détails, nulle part plus que là se conjoignent autant variabilité symptômale et inconsistance narcissique. On sait à quel point il est risqué d’affirmer à ce moment un diagnostic de psychose, même si bien des points semblent y ramener.

À partir de ce constat, on peut certainement aborder la problématique de l’état-limite du point de vue de l’adolescence, voire considérer qu’il s’agit essentiellement pour cette phénoménologie de la persistance d’une impasse identitaire.

À partir de là peuvent se différencier, bien que paraissant intriqués, deux traitements du rapport du sujet à la jouissance : l’un passant par le symptôme ou plutôt le type de lien entretenu avec le symptôme, l’autre passant par le fantasme. Et c’est bien la première voie, celle du symptôme, qui écarte le plus radicalement le sujet d’un assujettissement à l’Autre. La deuxième voie, celle du fantasme – qui traite de ce qu’on appelle le non-rapport sexuel –, nécessite l’opération effective du Nom-du-Père pour ne pas être un délire. Le Nom-du-Père se soutient d’un agent qui le vectorialise, à condition que ce dernier ne soit pas dans la certitude de l’incarner. Bref, à condition que l’Autre ne puisse pas se nommer lui-même.

Pour finir, il se peut que ce soit un symptôme, par ailleurs porteur de ce qu’on pourrait appeler un narcissisme radical (tel que je l’ai amené pour le tout petit enfant) ou bien un trait de différence absolue, qui vectorialise cette fonction Nom-du-Père. Et des symptômes, il y en a tant et tant, plus ou moins portés à s’inscrire dans le lien social… On a l’habitude d’invoquer un père, une femme, une profession supportant un trait particulier, une œuvre… Mais il existe aussi des symptômes plus ancrés dans le corps, plus proches de l’excitation des premiers temps de vie, plus proches d’un narcissisme sans concession, rétifs donc au pacte symbolique avec l’Autre. Je pense ici, mais ce n’est pas exclusif, à toutes les pathologies ayant trait à l’anorexie et à la boulimie, et qui rendent un diagnostic structural bien aléatoire : cela parce que l’être de ces sujets ne passe pas principalement par la voie de la sexuation et du fantasme. Il y a quelque chose de plus « autiste » dans le devenir de leur corps-symptôme. Cette acception d’un « symptôme autiste » a déjà été soulignée par Colette Soler dans son livre Lacan, l’inconscient réinventé [6] (en particulier dans les chapitres « L’identification au symptôme… ou pire » et « Corps hors discours »).

Par ailleurs, le discours contemporain, s’il ne rebat pas encore complètement les cartes, les distribue autrement. La promotion d’une parité consommatoire de toutes les jouissances déboussole le sujet, ce qui n’est pas sans conséquence sur son devenir. On en voit les conséquences chez bien des jeunes adultes restés adolescents, mais pas seulement. De plus, au-delà du savoir scientifique, le savoir machinique fait concurrence à celui de l’inconscient – ce qui n’est pas sans conséquences sur la façon dont peut être investi l’agent d’un transfert, quel qu’il soit. Tous ces éléments rendent obsolètes les stratégies éducatives fondées sur un maître, aussi efficace soit-il, et touchent aussi la mise en place du cadre psychanalytique. De même, sont interrogés les liens amoureux… Pour reprendre l’image d’un philosophe allemand, Peter Sloterdijk (dans La mobilisation infinie [7] ), on marcherait sur un tapis roulant dont on ne verrait pas le bout, sans pouvoir donner sens à notre mouvement. Toujours selon lui, il deviendrait illusoire aujourd’hui de se référer à des critères historiaux. Ce fait aurait des incidences sur la phénoménologie du lien social, mais aussi sur les repérages des identifications et de la transmission, tout autant que sur leurs refus symptomatiques. Ainsi y va-t-il d’une composante sociologique évidente dans la phénoménologie des états-limites.

Modèles borderline

On sait à quel point le remaniement physiologique de la puberté affecte le corps et la manière dont un sujet s’inscrivait auparavant dans le monde. Il s’agit d’un évènement traumatique, se doublant de rencontres (réelles, fantasmées ou prévenues) avec un(e) représentant(e) du sexe. On peut dire que tout le montage précédent mettant les parents en place d’Autre symbolique (plus ou moins efficace) va être perturbé. À ce moment sont mises à mal autant la consistance du narcissisme infantile que celle de l’Autre symbolique. En bref, tout nouage antérieur composé sur le modèle « sinthome Nom-du-Père familial » va se défaire, à charge pour le sujet de le recomposer. En général, ce sera à partir d’un « sinthome-il » ou d’un « sinthome-elle » sur la voie de la sexuation des rapports, mais aussi à partir d’autres opérations telles que les études ou la profession, par exemple. Bien entendu, il est bien d’autres « sinthomes Nom-du-Père » que ceux-là, dont la psychanalyse dans certains cas… Par ailleurs, la consistance d’un ou de plusieurs sinthomes « réparateurs », liés ou non entre eux, dépendra sans doute de la structure clinique déjà en place mais aussi des capacités d’un sujet à s’extraire de sa confusion et de ses démêlés avec la jouissance.

Je propose globalement l’idée d’un nouage sinthomatique « adulte » qui suivrait celui de l’enfant – avec toutes les précautions d’usage… Mais ce qui intéresse ici est lorsqu’il s’avère problématique, voire impossible à être réalisé de façon stable. C’est alors que le terme d’« état »-limite s’impose, suggérant de s’orienter non pas sur une structure clinique, mais plutôt sur un moment transitoire (ou non), tel celui que Lacan épinglait du terme de « folie » sur la fin de son enseignement. Folie n’est pas psychose, mais plutôt confusion entre les dimensions du symbolique, du réel et de l’imaginaire. Et sans doute nul n’est exempt de cet état à telle ou telle période de sa vie. Je cite Lacan à propos de Joyce, dans son séminaire intitulé Le sinthome : « […] savoir si oui ou non Joyce était fou […]. Fou, pourquoi après tout ne l’aurait-il pas été ? Ceci d’autant plus que ça n’est pas un privilège, s’il est vrai que, chez la plupart, le symbolique, l’imaginaire et le réel sont embrouillés au point de se continuer les uns dans les autres, à défaut d’opération qui les distingue dans la chaîne du nœud borroméen – du prétendu nœud borroméen, dirai-je, car le nœud borroméen n’est pas un nœud, c’est une chaîne. Pourquoi ne pas saisir que chacune de ces boucles se continue pour chacun dans l’autre d’une façon strictement non distinguée, et que, du même coup, ce n’est pas un privilège que d’être fou [8]  » (c’est moi qui souligne la généralisation du terme dans cette citation).

Mais qu’est-ce que serait être fou ? À suivre Lacan, on pourrait s’orienter du nœud de trèfle, ou nœud à trois, tel qu’il est évoqué dans son séminaire au même moment. Sa configuration suggère qu’a bien eu lieu une opération de différenciation primordiale, laissant la marque ou l’impression d’une subjectivation. Mais cette prise peut rester en suspens ou en souffrance, que ce soit à la suite d’une « panne » ou bien d’un traumatisme désorganisateur. Peut-être d’ailleurs devrait-on plutôt parler de « faux nœud »… Ce serait « comme si » existaient réel, symbolique et imaginaire, mais sans limites suffisantes pour les distinguer. Pour le dire autrement, nous aurions ici une sorte d’« hypothèse » ou d’idéal de chaîne borroméenne, mais souffrant d’incessants démentis à sa viabilité. Au bout du compte, c’est peut-être plus le « sans limites fiables » entre I, R et S qui définirait le mieux l’état borderline. Non pas qu’il y manquerait narcissisme, symptômes, fantasmes et identifications – mais tout cela restant mal inscrit dans une signification phallique, voire une « opération Nom-du-Père » qui tienne suffisamment. Sans cesse ce faux nœud de trèfle risque de glisser, nécessitant des opérations subjectives radicales (clivages, idéalisations, exclusions, etc.) pour maintenir un semblant de différenciation entre soi et l’autre.

Mais aussi parfois, comme le dit Lacan, ce dernier peut carrément « partir en floche », c’est-à-dire se défaire en un point et créer un état transitoire de déréalisation. Le seul moyen pour contrer cela (tout en en faisant signe) seraient alors des symptômes constituant divers états transitoires, des père-versions plus ou moins folles et erratiques, fort coûteuses économiquement sur le plan du traitement de la jouissance. En quelque sorte, il s’agirait de tentatives multiples et infructueuses de fixer et représenter corporellement de la jouissance : des pseudo-sinthomes en quelque sorte… Pour comprendre ces états composés de déséquilibres, on pourrait paradoxalement se référer au paradigme joycien, qui, lui, réussit ; je cite Lacan : « Je me suis permis la dernière fois de définir comme sinthome ce qui permet au nœud à trois, non pas de faire encore nœud à trois, mais de se conserver dans une position telle qu’il ait l’air de faire nœud à trois […]. J’ai pensé que c’était là la clé de ce qui était arrivé à Joyce [9] . » En somme, Joyce réussit là où le borderline échoue.

À comparer l’Homme aux loups et Joyce qui constituent des cas référentiels pour avancer dans cette question, on peut dire que le second n’était pas fou, ce qui ne veut d’ailleurs pas dire qu’il n’ait pas risqué d’être structurellement psychotique. Plus précisément, il semble qu’il ait été toujours mis en demeure d’échapper aux conséquences d’une carence paternelle notoire. Qu’est-ce à dire ? À suivre la thèse de Lacan, sa réalité psychique était essentiellement assurée par le fait d’écrire, comme si cela pouvait maintenir et garder différenciés les trois lobes d’un nœud de trèfle. Sauf qu’à en rester là il n’est pas sûr que Joyce aurait été Joyce, parce que tout écrit reste de l’Autre, quelles que soient ses torsions. C’est son ego, comme le note très bien Lacan, qui a servi à rendre vivant et à stabiliser ce montage. Cela conduit à en faire le quatrième rond d’un nouage proprement borroméen.

Cet ego joycien, présent dès l’enfance, peut probablement ici se considérer comme un « symptôme fondamental », un narcissisme radical sans compromis : une résistance absolue à toute signification de jouissance venant de l’Autre. À ce titre, je dirai que l’ego était sans doute ce que Joyce avait de plus intime et aussi de plus réel. Sauf que ce réel ne verse pas à une mégalomanie mortifère, car il a cette particularité d’être rattaché tout spécialement au support de l’écriture, et c’est cela qui en fait un sinthome. Joyce « l’écrivant » n’est pas psychotique, névrotique ou pervers. Il échappe à la folie et aussi à la psychose du même pas grâce à son « work in progress », qui est au bout du compte la composition incessante d’un nouage sinthomatique à travers une œuvre. Le reste est de l’ordre de la biographie, dont on jugera éventuellement…

Pour ce qui concerne Serguéi Pankejev, l’Homme aux loups, lui a été fou – et même raide-fou, parfois – sans qu’il soit absolument sûr qu’il fût psychotique pour autant. En tout cas cela peut se discuter, et pas seulement à partir de ce que Freud eût opté pour une névrose obsessionnelle fondée à partir d’une phobie infantile posttraumatique…

Lacan en a parlé au début de son enseignement comme d’un cas borderline [10] avec l’hypothèse d’une forclusion concernant la castration  [11] lors de l’épisode infantile d’hallucination négative du doigt coupé. À ce moment, « le sujet n’est pas du tout psychotique. Il a seulement une hallucination. Il pourra être psychotique plus tard, il ne l’est pas au moment où il a ce vécu absolument limité, nodal, étranger au vécu de son enfance, tout à fait désintégré. À ce moment de son enfance, rien ne permet de le classer comme un schizophrène, mais il s’agit bien d’un phénomène de psychose  [12]  ».

André Green pour sa part, dans son livre La folie privée [13] , insiste sur le maintien d’un double fonctionnement psychique ou d’une double logique affective et mentale : ainsi existent parallèlement « la faculté de conserver simultanément les investissements libidinaux les plus variés et les plus contradictoires, tous capables de fonctionner côte à côte […] dans ce qui était issu d’émois affectifs » et « au domaine de la logique pure […] une habileté particulière à dépister les contradictions comme les incompatibilités ».

Ni vraiment schizophrène, ni obsessionnel, ni pervers donc : telle serait la folie de l’Homme aux loups… qui d’une part maintiendrait subjectivement dans diverses opérations de clivage Verwerfung, Verneinung et Verlugnung, et d’autre part tenterait de ramener et de fixer des bribes de jouissance propre à travers de multiples symptômes ayant trait au corps. Nul doute que le nouage œdipien suggéré par Freud à l’Homme aux loups n’aura pas été suffisant – ce qui ne veut pas dire qu’il aura été inutile…

L’en-Je psychanalytique des états-limites

Je trouve bienvenu le titre de la revue qui accueille ce travail : En-je. Parce que, s’il y va de la praxis et des décisions qui peuvent s’imposer à l’analyste confronté à une telle problématique – si fréquente dans la clientèle qu’on dit « tout venant » –, il s’agit que devienne viable un narcissisme en souffrance tout en respectant sa résistance à l’Autre. S’y pose en particulier la question de la direction de la cure, sans oublier les entretiens « préliminaires ». Ici plus qu’ailleurs va se poser un « choix » crucial de stratégie transférentielle : entre l’a-scène d’un possible fantasme et une attention plus particulière portée aux symptômes et à leurs avatars.

Je souligne la particularité de ces sujets qui risquent de vaciller sans cesse entre idéalisation du signifiant et débordements de jouissance. Il faut tenir compte du fait que l’Autre est ici défaillant – contrairement à la psychose classique où il est plutôt persécuteur et incastrable –, conduisant à une relation d’objet anaclitique plus qu’à une solution fantasmatique définie par telle ou telle configuration structurale. Cela imprime au transfert une consistance particulière, qui commande à l’analyste de savoir varier dans ses places et ses interventions. Si de fait il ne peut pas interpréter le mouvement cyclothymique/anxio-dépressif/bipolaire de ces sujets, il doit s’en faire le symptôme. J’ajoute que « s’en faire le symptôme » ne veut pas dire : rester dans un prudent statu quo concernant des tentatives défectueuses de constituer des suppléances. Certes, comme je l’ai déjà souligné leur narcissisme est fragile, mais ce n’est pas en faisant la bonne mère qu’on y changera quoi que ce soit ; c’est trop tard, si j’ose dire… A contrario, privilégier systématiquement un « supposé savoir » structurel risquerait de laisser ces sujets en panne pour ce qu’il en est d’un manque foncier de liaison entre subjectivation et objectivation. Je signale ici les indications de Jean-Jacques Rassial dans son livre Le sujet en état limite [14] , qui ont particulièrement retenu mon attention dans la présentation de cette question.

Ainsi, selon lui, les entretiens préliminaires, qui peuvent durer longtemps, permettent de s’assurer que l’analyste, mis de fait en position d’objet anaclitique, pourra malgré tout répondre à partir d’un savoir incomplet – cela en ce qui concerne le versant « classique » du transfert et de son devenir. Parfois dans ces prémices peut se dessiner ou se dévoiler la structure clinique « réelle » du sujet, selon son rapport à l’Autre et à la jouissance qui lui est supposée – au-delà de la période d’idéalisation bien entendu. C’est une version de ce que Lacan préconisait en début de cure comme la « rectification des rapports du sujet au réel ». Il semble ici nécessaire d’éviter des séances trop courtes et des coupures intempestives, au risque autrement de confusion ou d’accentuation des clivages défensifs du sujet. Une « stratégie » transférentielle sera bien difficile à mener tant l’analyste va se trouver tour à tour idéalisé et ravalé, aimé et rejeté. Et même les conditions de mise en place du transfert peuvent être très difficiles, voire impossibles à obtenir…

L’enjeu (clinique tout au moins) reste de permettre à de tels sujets de savoir y faire avec le discord narcissique qui persiste pour eux entre signifiants et objets, grevant le lien social. Et pour reprendre une très ancienne maxime de Lacan : « Le sujet commence par parler de lui, il ne parle pas à vous – ensuite, il parle à vous, mais il ne parle pas de lui – quand il aura parlé de lui, qui aura considérablement changé dans l’intervalle, à vous, nous serons arrivés à la fin de l’analyse [15] . » Cette définition de la « talking cure » est sans doute optimiste et réductrice (encore qu’elle soit plus complexe qu’il n’y paraît), mais je la trouve efficace.

Pour ce qu’il en est cette fois de l’en Je – en deux mots – d’une cure, reste le nouage de tous ces fragments… amoureux dans un sinthome analytique. Ce dernier n’est jamais, quoiqu’il y paraisse parfois, le fruit d’une invention ex nihilo de l’analysant. C’est sans doute là que l’analyste est le plus convoqué dans sa présence et dans sa façon de répondre.

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Notes

  • [1]↑– H. Deutsch, « Some forms of emotional disturbance and their relationship to schizophrenia » (1942), Psychoanalytic. Quart, 11, p. 301-321.
  • [2]↑– O. Kernberg, Les troubles limites de la personnalité, Paris, Dunaud, 1997.
  • [3]↑– J. Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966.
  • [4]↑– J. Lacan, « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache », dans Écrits, op. cit.
  • [5]↑– P. Bruno et M.-J. Sauret, Ego et moi, Paris, apjl, 2008.
  • [6]↑– C. Soler, Lacan, l’inconscient réinventé, Paris, puf, 2009, p. 108-116 et p. 195-197.
  • [7]↑– P. Sloterdijk, La mobilisation infinie, Paris, Christian Bourgeois, 2000.
  • [8]↑– J. Lacan, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 87.
  • [9]↑Ibid., p. 94.
  • [10]↑– J. Lacan, L’angoisse, leçon du 19 décembre 1962.
  • [11]↑– 1J. Lacan, Les psychoses, Paris, Seuil, 1981, p. 21.
  • [12]↑– J. Lacan, Les écrits techniques de Freud, Paris, Seuil, 1975, p. 70.
  • [13]↑– 3A. Green, La folie privée, Paris, Gallimard, 1990.
  • [14]↑– J.-J. Rassial, Le sujet en état limite, Paris, Denoël, 1999.
  • [15]↑– J. Lacan, Les psychoses, op. cit., p. 181-182.