La dépression inachevée

La dépression inachevée

Par Claude Smadja

Pour citer cet article :

Smadja, C. (2004). La dépression inachevée. Revue française de psychanalyse, vol. 68(4), 1239-1252.

La maladie est rupture. Rupture dans la continuité silencieuse de la vie dans ses organes. Surtout, elle est rupture dans la continuité de la conscience de soi. L’effraction de la maladie dans l’histoire vécue du sujet le confronte à une expérience affective impérieuse et vitale. Dans l’espace clos de sa conscience brutalement obscurcie, il doit faire face à des affects qui engagent directement sa vie sous toutes ses dimensions organiques et psychiques : l’angoisse, la douleur, la limitation fonctionnelle, la perte de ses projets et la mort. Au temps zéro de cette rupture, le sujet est seul face à ce bouleversement somato-psychique. L’impératif de préserver sa vie sollicite chez le malade toutes les ressources dont il dispose, tant sur le plan psychique que sur le plan biologique afin d’éviter un vécu d’effondrement. On ne peut comprendre les modalités du fonctionnement mental du malade, et c’est là un point important, que si l’on garde présent à l’esprit ce temps premier de la rupture par lequel l’ensemble de la structure pulsionnelle du sujet et celle de son Moi subit une inflexion dont le destin est imprévisible et dont les signes peuvent être momentanés ou durables.

L’observation psychanalytique des malades nous montre que l’expérience douloureuse de la dépression est très irrégulièrement partagée parmi eux. Si certains ont une conscience aiguë de ce qu’ils perdent en devenant malades, d’autres au contraire, et c’est là une observation qui ne cesse de nous étonner, saluent l’avènement de la maladie comme un sauvetage psychique. Ce paradoxe psychosomatique ne nous paraît élucidable qu’au regard de toute l’étendue de l’histoire psychique du sujet, comprenant aussi bien le temps premier de la rupture, celui du surgissement de la maladie, que le temps ultérieur des réaménagements psychiques et somatiques, mais aussi, et peut-être même surtout, le temps d’avant la maladie.

Avant d’aborder l’étude psychanalytique des malades somatiques sous l’angle de l’expérience dépressive, je vais faire un détour vers des contrées voisines qui, chacune avec ses conceptions et ses méthodologies propres, étudient les faits de la pathologie et les faits de la santé. Nous verrons que chacune de ces approches ouvre sur des problématiques que nous sommes amenés à rencontrer dans la clinique psychanalytique.

L’approche philosophique des faits pathologiques a été rénovée par les travaux de Georges Canguilhem et de Kurt Goldstein au milieu du XXe siècle. D’entrée de jeu, dans son essai Le normal et le pathologique, Georges Canguilhem énonce l’idée directrice de sa thèse que nous pouvons considérer comme une définition de la psychosomatique : « Le problème des structures et des comportements pathologiques chez l’homme est immense. Un pied-bot congénital, un inverti sexuel, un diabétique, un schizophrène posent des questions innombrables qui renvoient finalement à l’ensemble des recherches anatomiques, embryologiques, physiologiques, psychologiques. Notre opinion est cependant que ce problème ne doit pas être divisé et que les chances de l’éclairer sont plus grandes si on le prend en bloc que si on le découpe en questions de détail. » La thèse de l’auteur est que la vie est une activité polarisée et qu’il existe chez tout vivant et en particulier chez l’humain une capacité normative, c’est-à-dire une capacité à instaurer de nouvelles normes en réponse aux modifications permanentes, tant du milieu interne à l’organisme que du milieu externe, celui de l’environnement. Ce qui différencie pour Canguilhem le sujet sain du sujet malade, c’est précisément la perte de la capacité normative chez le malade. Le sujet en bonne santé conserve une créativité chaque fois renouvelée face aux fluctuations de la vie ; le malade, quant à lui, se trouve rétréci dans le champ de ses possibilités adaptatives. Cette conception rejoint l’observation psychanalytique des malades. Elle souligne, comme Freud l’avait déjà indiqué en 1914 dans son « Introduction au narcissisme », le retrait des investissements objectaux dans l’état de maladie et leur régression vers le Moi et le corps malade. Pour Kurt Goldstein, si le malade a en effet perdu sa capacité normative, il s’est, en revanche, établi sur de nouvelles normes de vie. L’état de maladie est pour lui une nouvelle forme de vie et non une vie sans norme. Dans sa conception dynamique de l’état de maladie, la notion de transformation individuelle joue un rôle primordial dans la compréhension des faits pathologiques. « Il faut commencer d’abord, dit-il, par comprendre le phénomène pathologique comme révélant une structure individuelle modifiée. Il faut toujours avoir présente à l’esprit la transformation de la personnalité du malade. » Cette transformation somato-psychique est compréhensible si l’on veut bien considérer avec l’auteur que le malade est confronté à ce qu’il appelle des réactions catastrophiques. Goldstein décrit alors des modifications de la personnalité du malade dans le sens d’un rétrécissement général de ses investissements objectaux et dont certaines sont évocatrices d’un état opératoire. Les idées énoncées par Goldstein rencontrent deux problématiques régulièrement observées dans la clinique psychanalytique des malades. La première est celle du trauma, la seconde est celle des déformations de la structure du Moi. Les dernières réflexions de Ferenczi sur le traumatisme éclairent, comme nous le verrons, ces problématiques et leur articulation.

Le point de vue de la psychiatrie classique nous intéresse car certains travaux contemporains rapprochent certaines formes cliniques et évolutives des dépressions avec des manifestations somatiques. Au sens médical, Henri Löo définit la dépression comme « une maladie de l’humeur ou fonction thymique. Mais les études modernes, ajoute-t-il, estiment que les processus intellectuels sont également concernés et que la dépression peut retentir sur l’ensemble du fonctionnement de l’organisme ». Cette définition psychiatrique juxtapose deux conceptions : l’une limite la dépression dans l’espace rétréci de l’altération d’une fonction psychique, ici la fonction thymique ; l’autre étend sa définition vers la pensée et le fonctionnement somatique. Cette extension qui situe la dépression dans un réseau de relations, aussi bien intrapsychiques que psychosomatiques, me paraît plus proche d’une conception psychanalytique des phénomènes dépressifs. Si la classification psychiatrique des dépressions retient toujours dans ses grandes lignes la dépression endogène ou psychotique, avec ses formes unie et bipolaire, et la dépression névrotico-exogène, elle fait une place dans la variété de ses formes cliniques répertoriées aux dépressions au sein desquelles les manifestations somatiques sont prévalentes. Ainsi retrouve-t-on avec une grande régularité dans les classifications modernes les dépressions symptomatiques et les dépressions masquées. La dépression symptomatique est une dépression qui accompagne ou anticipe le développement d’une maladie somatique tandis que la dépression masquée, dont la notion a été introduite par Kielholz, il y a une vingtaine d’années, est définie comme une dysthymie dépressive masquée ou recouverte par une symptomatologie somatique. Ce que nous retiendrons est que dans ces formes de dépression où participent de manière intime des symptômes du corps malade, le psychiatre observe surtout des symptômes de fatigue ou de ralentissement, voire d’anxiété, alors que des affects spécifiquement dépressifs comme la tristesse, la douleur morale ou le sentiment d’incapacité sont absents du tableau clinique. Cette observation n’est pas étrangère à celle des psychosomaticiens lorsqu’ils décrivent la dépression essentielle. Celle-ci, à propos de laquelle nous reviendrons plus loin, n’est-elle pas définie précisément par sa négativité clinique sur le plan psychique ? L’absence d’affects psychiquement différenciés constitue en effet le cœur de sa définition tout autant que son énigme. En rapprochant les descriptions psychiatriques de la dépression symptomatique et de la dépression masquée, d’un côté, et la dépression essentielle, de l’autre, nous sommes amenés à nous interroger sur la place et la participation du corps malade dans le développement et la forme de certains phénomènes dépressifs.

La neurobiologie des émotions connaît depuis quelques années un développement nouveau avec les travaux de chercheurs comme Jean-Didier Vincent ou Antonio Damasio. Celui-ci, dans son dernier ouvrage Spinoza avait raison, développe une conception neurobiologique des phénomènes émotionnels qui sollicite à mon sens l’intérêt du psychanalyste. Dans la thèse qu’il développe, Damasio distingue les émotions des sentiments. Les émotions sont figurées sur la scène du corps, tandis que les sentiments le sont sur la scène psychique. Il réunit émotions et sentiments sous la notion globale d’affects. Cette partition et cette délimitation des phénomènes affectifs n’est pas destinée à suivre une logique didactique d’exposition. Elle sous-tend une conception du vivant inscrite dans une pensée évolutionniste darwinienne. En somme, au regard de la grande histoire de l’évolution, l’émotion est première, le sentiment est second. En énonçant les choses d’une autre manière, on peut dire que le sentiment est un affect psychique issu d’un processus de complexification évolutive de l’émotion. Damasio définit l’émotion comme un ensemble de réponses à la fois chimiques et neuronales à un stimulus interne ou externe, un objet émotionnellement compétent, réponses intégrées dans une structure distinctive. Cette structure vise à assurer à tous les niveaux de la totalité somato-psychique les régulations nécessaires à la préservation de la vie. Le sentiment est défini comme une qualité psychique, une perception en relation avec l’encartage cérébral des états du corps. La conception de Damasio place l’affect à la base de la pensée, ce que nous pouvons étendre au fonctionnement mental. La présence d’un affect psychique contient toujours pour l’auteur, dans son épaisseur comme son ombre, un fondement corporel. À l’inverse, toute manifestation corporelle d’une émotion n’est pas nécessairement accompagnée d’un affect psychique. Il me semble que l’on peut lire ainsi dans les propositions de l’auteur l’idée d’un processus affectif prenant sa source dans les profondeurs du corps et se déployant vers les formations les plus complexes de la pensée. Je ne sais pas si vous aurez les mêmes associations que moi, mais cette conception d’un dynamisme processuel de l’affect m’évoque la définition de la pulsion, trouvant sa base dans le corps et se déployant dans le travail psychique. Est-ce à dire que Freud avait raison ? Sur ce point, examinons comment il définissait l’affect. Dans sa 25e conférence d’introduction à la psychanalyse, Freud se pose ainsi la question : « Qu’est-ce qu’un état affectif au point de vue dynamique ? Quelque chose de très compliqué. Un état affectif comprend d’abord certaines innervations ou décharges et ensuite certaines sensations. Celles-ci sont de deux ordres : perceptions des actions motrices accomplies et sensations directes de plaisir et de déplaisir qui impriment à l’état affectif ce qu’on appelle le ton fondamental. » Nous retrouvons chez Freud la même distinction entre les phénomènes corporels et les phénomènes psychiques. Nous remarquons qu’il attribue aux phénomènes corporels une valeur de quantité (des décharges) et aux phénomènes psychiques une valeur de qualité (des perceptions). Enfin, Freud introduit dans sa définition de l’état affectif une hiérarchisation entre les phénomènes corporels et les phénomènes psychiques : « D’abord certaines innervations ou décharges et ensuite certaines sensations ». Ainsi retiendrons-nous qu’il existe dans la conception freudienne une structure somato-psychique de l’état affectif. Plus intéressantes encore sont les réflexions énoncées par Freud dans sa 32e conférence, soit quinze années plus tard. Dans sa révision de la théorie de l’angoisse, Freud place le facteur traumatique au cœur du développement de l’état affectif. « C’est seulement, dit-il, la grandeur de la somme d’excitation qui fait d’une impression un facteur traumatique qui paralyse l’action du principe de plaisir et qui donne sa portée à la situation de danger. » En conclusion, et c’est là le point important pour notre propos, Freud distingue deux qualités d’angoisse en relation intime avec la qualité de la structure du Moi : l’une comme effet direct du facteur traumatique et l’autre comme signal annonçant la réapparition d’un tel facteur. Nous retrouvons là la distinction entre deux modalités du fonctionnement mental que sont la névrose actuelle et la psychonévrose de défense. C’est au regard de cette différenciation dynamique et économique du fonctionnement mental que la structure somato-psychique de l’état affectif prend véritablement sens. Nous savons en effet que, dans le fonctionnement actuel, les événements psychiques échappent en grande partie au règne du principe de plaisir et que l’état affectif se disperse essentiellement dans des manifestations corporelles et somatiques, tandis que dans le fonctionnement névrotique les événements psychiques sont régis par le principe du plaisir et les affects acquièrent une valeur de différenciation psychique. La structure d’ensemble de l’état affectif développée ici par Freud à propos de l’affect d’angoisse, avec en particulier ses rapports somato-psychiques et ses relations à la qualité du fonctionnement mental, peut à mon sens être appliquée à tous les affects. C’est ce modèle que nous conserverons à l’esprit dans l’examen psychanalytique de la dépression chez les malades somatiques.

Après ce détour, revenons à présent sur le sol ferme de la psychanalyse.

Freud nous a légué deux modèles de la dépression, celui de la dépression neurasthénique et celui de la dépression mélancolique. Ce qui les sépare, ce n’est pas une différence dans la nature des phénomènes psychopathologiques. C’est bien plus que cela. Ce qui les sépare, c’est une différence dans la structure conceptuelle des phénomènes dépressifs. En 1895, lorsqu’il décrit la dépression neurasthénique dans le Manuscrit G, Freud développe un modèle que l’on peut qualifier de psychosomatique médical. Ici, la dépression est définie comme un affect de deuil lié à une perte de libido. C’est la diminution du niveau général d’excitations sexuelles somatiques qui entraîne, selon une logique mécanique et une trajectoire somato-psychique, le phénomène dépressif et l’ensemble de ses conséquences symptomatiques. Ce que nous retiendrons de ce premier modèle de la dépression, dans sa version prépsychanalytique, c’est la mise en forme conceptuelle d’une continuité énergétique de nature sexuelle entre le somatique et le psychique.

Lorsqu’il décrit en 1915 la dépression mélancolique dans « Deuil et mélancolie », Freud la définit comme un affect de deuil douloureux doublé – et c’est là ce qui spécifie l’état de mélancolie – d’une perte du Moi. Alors que, dans la dépression neurasthénique, la perte de libido d’origine somatique fonde le phénomène dépressif, dans la dépression mélancolique la perte du Moi est l’aboutissement d’un processus qui vise à déformer l’ensemble de sa structure. La régression narcissique, le conflit d’ambivalence amour-haine et le clivage Moi-Surmoi sont identifiés comme les opérations psychiques qui conduisent à la déformation du Moi du mélancolique. On voit bien ici le changement radical qui s’est opéré dans l’approche conceptuelle de la dépression. Nous sommes passés de la perte de libido à la perte d’objet puis à la perte du Moi. Le changement de polarité est significatif. La perte n’est plus conçue comme procédant d’une insuffisance. Elle est le résultat d’un conflit pulsionnel. Nous sommes passés d’une conception énergétique à une conception métapsychologique des phénomènes dépressifs.

Les observations psychanalytiques contemporaines auprès de patients atteints d’affections somatiques graves ont donné naissance à une nouvelle forme de dépression. En 1963, dans L’investigation psychosomatique, Pierre Marty, Michel de M’Uzan et Christian David lui donnent le nom de « dépression sans objet ». Trois ans plus tard, Pierre Marty la rebaptise et lui donne le nom de « dépression essentielle ». Arrêtons-nous un moment sur ces deux temps de la naissance de la dépression psychosomatique. Voici comment les auteurs de L’investigation psychosomatique ont défini et conçu la dépression sans objet : « Une dépression nerveuse, vraisemblablement l’un de ces états dépressifs bâtards, distincte des états dépressifs névrotiques ou psychotiques que les malades psychosomatiques présentent assez fréquemment. Ces états sont caractérisés essentiellement par de l’asthénie, un sentiment pur de dépression, parfois de l’angoisse et des crises émotives qui en jalonnent l’évolution. Ce sont des dépressions sans objet, ni auto-accusation, ni même culpabilité consciente où le sentiment de dévalorisation personnelle et de blessure narcissique s’oriente électivement vers la sphère somatique. Un tel tableau pour nous est de toute évidence à mettre en rapport avec la précarité du travail mental. » Cette définition est remarquable car elle contient à mon sens un haut niveau de complexité conceptuelle. Ce qui est ici proposé est une structure du phénomène dépressif où sont engagés aussi bien les phénomènes psychiques que les phénomènes somatiques. Au centre de cette structure est identifiée une atteinte du narcissisme, la blessure narcissique. À partir de ce centre diffusent comme des figures inversées deux ordres de processus, l’un de nature psychique conduisant à la précarité du travail du Moi et l’autre de nature somatique conduisant au développement d’une somatisation. Ce qui est révélé ici est rien de moins selon moi qu’une structure fondamentale de l’économie psychosomatique. Autour de l’opérateur que représente l’atteinte du narcissisme sont enchaînés deux processus inversés ; l’un, celui d’une négativité psychique ; et l’autre, celui d’une positivité somatique.

Lorsque Pierre Marty décrit quelques années plus tard la dépression essentielle, on comprend alors les raisons qui le poussent à donner un nouveau nom à la dépression sans objet. Le terme d’ « essentielle » doit être compris de deux manières différentes. Tout d’abord, « essentielle » vaut pour « au fondement de ». Au fondement de la dépression, il y a la chute de la pression pulsionnelle. Pierre Marty met ici l’accent sur la force pulsionnelle plutôt que sur la qualité de l’affect psychique dépressif, considérant que ce dernier représente l’achèvement du processus dépressif et non son origine. Ensuite et surtout, il est capital de comprendre que la dépression essentielle est le résultat d’une désor- ganisation psychique et non son point de départ. L’aspect clinique original et discret par quoi se révèle la dépression essentielle est incompréhensible si on ne garde pas à l’esprit le lien indissociable qui lie le phénomène dépressif essentiel à la désorganisation psychique et à la pensée opératoire. Au point que la sémiologie de la dépression essentielle est tout entière contenue dans celle de la pensée opératoire et de la désorganisation psychique qui l’accompagne. Ce point de vue nouveau sur la dépression contraste radicalement avec celui, classique, qui origine le phénomène dépressif dans le trouble d’une fonction psychique. Il est intéressant de souligner que dans le même temps l’étude d’André Green et Jean-Luc Donnet sur la psychose blanche allait dans le même sens et liait dans une même structure les troubles de l’affect et les troubles de la pensée.

Le point de vue que je vais développer ici est une tentative pour comprendre l’énigmatique dépression essentielle. Selon moi, la dépression ne surgit pas tout habillée au cœur du fonctionnement mental. Elle est le résultat d’un processus qui suit, comme son ombre, la trajectoire des pulsions et leur travail au sein des instances psychiques. Ce processus dépressif est particulièrement sensible aux fluctuations de la structure du Moi.

Commençons par préciser la phénoménologie clinique de l’expérience dépressive essentielle. Nous nous heurtons là à une première difficulté. En effet, le plus souvent, le patient est incapable de parler de cette expérience. Ce n’est pas parce qu’il refuse d’en parler en raison d’un sentiment de honte ou de culpabilité. Ce n’est pas non plus qu’il ne peut en parler en raison du statut d’inconscience de cette expérience. Il ne peut pas en parler car il n’a pas les mots pour la dire. Il lui manque les représentations qui pourraient lui permettre d’identifier cette expérience dépressive et la qualifier. Lorsqu’il est sollicité pour en parler, le patient s’exprime d’abord par des formulations négatives, comme s’il devait balayer tout le champ des expériences connues et nommables avant de circonscrire l’expérience qu’il vit actuellement. Ce n’est pas un sentiment de tristesse, ce n’est pas un sentiment de douleur, ce n’est pas un sentiment de culpabilité. Après cet inventaire négatif, ce qui vient au langage pour qualifier cette expérience dépressive essentielle est la perception d’un état de fatigue ou celle d’une perte d’énergie. Ces perceptions, notons-le dès à présent, ont un rapport négatif avec l’idée de mouvement, comme si le patient cherchait à rendre compte d’une expérience intime et indicible qui témoignait d’une atteinte de sa force pulsionnelle et de sa polarisation vers des investissements psychiques. D’autres patients essaient de qualifier leur état par des images insolites. L’un d’entre eux tentait de me faire comprendre péniblement ce qu’il vivait. Après avoir abandonné plusieurs représentations qui ne lui semblaient pas s’ajuster à son état, il en vint à évoquer la perte de saveur. L’état qu’il vivait était un état sans saveur, c’était un état neutre. Cette catégorie du neutre situe l’expérience dépressive en dehors de la catégorie du plaisir, comme de celle du déplaisir. Elle souligne un état atypique de souffrance psychique, liée à une perte d’excitation quelle qu’en soit sa nature. Faisons le point sur notre moisson clinique. Nous avons observé ce phénomène étrange qu’est l’incapacité pour les patients de mettre des mots sur leur expérience dépressive. Nous avons relevé ensuite certaines perceptions en relation avec cette expérience, les unes de nature économique – la fatigue et la perte d’énergie –, les autres de nature plus qualitative, la neutralité. Nous pourrions nous dire que cette moisson est bien maigre. Reprenons le premier point, celui qui articule les signes du langage aux affects. La disjonction que nous avons soulignée chez nos patients entre les mots et les affects, ici dépressifs, révèle quelque chose que nous pressentons comme important, non seulement sur la nature des affects mais aussi sur celle des représentations de mots. Némiah et Sifnéos, deux auteurs nord-américains, ont décrit à la fin des années 1960 un syndrome psychopathologique qu’ils ont appelé alexithymie. Il s’agit d’une forme de pensée qu’ils retrouvaient fréquemment chez des patients atteints d’affections somatiques graves. Cette forme de pensée n’est rien d’autre que la version américaine de la pensée opératoire. L’incapacité pour les patients de mettre des mots sur leurs affects constituait le trouble nodal de cette forme de pensée. Nous sommes partis de la dépression essentielle et voilà que nous nous retrouvons dans la pensée opératoire. Ce chemin ouvre en retour une perspective nouvelle sur la phénoménologie clinique de l’expérience dépressive essentielle. Nous comprenons dès lors que, si nous avons tant de mal à définir l’expérience dépressive essentielle directement à partir des affects, c’est pour une raison qui apparaît ici évidente : la phénoménologie clinique de la dépression essentielle est celle de la pensée opératoire et rien d’autre. Cela revient à dire que décrire la pensée opératoire, c’est décrire la dépression essentielle. Au sein du fonctionnement mental, la déformation que représente la pensée opératoire est indissociable du destin particulier des affects d’où s’origine l’expérience dépressive essentielle.

Pierre Marty, comme je l’ai rappelé tout à l’heure, ne faisait pas de différence entre affect et pensée au sein de la vie opératoire. C’était pour lui une seule et même chose. La pensée opératoire procède d’un large mouvement de désorganisation psychique ou d’un état d’inorganisation primitif. Dans sa conception évolutionniste, la pensée opératoire n’est pas une défense du Moi. Elle est le Moi dans sa phase ultime de désorganisation. Du point de vue pulsionnel, le courant de désorganisation s’apparente à un vaste et graduel mouvement d’effacement des formations psychiques issues des pulsions de vie. C’est de cette manière que la conception de Pierre Marty rend indissociable le phénomène dépressif essentiel et la pensée opératoire. Michel de M’Uzan a proposé très tôt une interprétation dynamique de la pensée opératoire. Le point de départ de sa conception est le repérage dans la pensée opératoire de ce qui la fonde économiquement, le surinvestissement du factuel. Ce surinvestissement est conçu comme le résultat d’une double défense du Moi. Au premier étage est postulée une défense d’ordre psychotique, le rejet ou la forclusion d’une réalité traumatique. Au second étage est établie une seconde défense, le surinvestissement du factuel qui protège le Moi d’un retour hallucinatoire. Ce montage métapsychologique vise à rendre compte des qualités particulières de la pensée opératoire. En revanche, et à la différence de Pierre Marty, il n’inclut pas dans une même structure psychopathologique dépression essentielle et pensée opératoire.

Pour ma part, le silence des affects et le surinvestissement perceptif qui fonde la pensée opératoire doivent être saisis dans une même structure déformée du Moi. J’ai proposé d’appeler clinique du silence un ensemble de phénomènes qui structurent le discours du patient et qui sont caractérisés par le manque à se figurer psychiquement. Ces phénomènes se situent dans l’ordre de l’affect, de la pensée et des perceptions corporelles. Au cours du travail analytique, ils ont la particularité de susciter chez l’analyste une activité de représentations et de pensées inhabituelle comme s’il était contraint à ce travail à la place de son patient. Le silence psychique est un phénomène dynamique. Il résulte le plus souvent d’un conflit pulsionnel. Dans la clinique, les phénomènes silencieux sont entretenus par une compulsion impérieuse, ce qui les situe au-delà du principe du plaisir. En somme, la clinique du silence est une clinique du négatif. La dépression essentielle et la pensée opératoire trouvent leur place au cœur de cette clinique du silence.

Le destin silencieux des affects peut se révéler chez les patients par l’énoncé de plaintes adressées à des objets de leur environnement sans que celles-ci donnent lieu à des manifestations affectives vécues. D’autres fois, lorsqu’il m’arrive en séance de nommer un affect, j’entends mon patient me répondre : « Je comprends, mais je ne vois pas, je ne ressens rien de cela. » Il semble ainsi que s’opère dans le complexe de l’affect une coupure entre sa représentation idéique et sa charge pulsionnelle. Une patiente me racontait, au sujet de la colère qui pouvait naître en elle à propos d’un conflit actuel, qu’elle avait bien l’idée de la colère, mais qu’il lui manquait l’énergie de la colère. Ainsi, c’est bien le quantum d’affects, la force pulsionnelle, qui est barré à la conscience du Moi. Le « Je ne ressens rien » peut ainsi être interprété comme un phénomène d’hallucination négative de l’affect. Il y a silence sur l’affect. Au cours du travail analytique, il arrive ainsi fréquemment que face à ce silence se déploie chez l’analyste toute une richesse représentative concernant l’affect manquant chez son patient.

Le destin silencieux de la pensée se révèle en général chez les patients par une activité de pensée indicible dont il ne livre que rarement le témoignage. Lorsqu’ils sont amenés à en parler, ils décrivent une compulsion à penser contraignante et épuisante. Cette compulsion à penser s’apparente à une rumination mentale qui traite indéfiniment sur le mode opératoire ce qui est à faire, ce qui doit être fait, ce qui n’a pas été fait. Cette compulsion à penser sature tout l’espace préconscient et conscient du patient. Ainsi, cliniquement, elle s’oppose au blanc de la pensée décrit par André Green et Jean-Luc Donnet dans la psychose blanche.

Les deux ordres de phénomènes silencieux, ceux de l’affect et ceux de la pensée, me paraissent articulés dans une même dynamique. Je m’en fais la représentation suivante : en raison de certaines conditions précoces d’ordre traumatique, des ébauches d’affect comme des perceptions venues du corps sont rejetés par le Moi à sa frontière interne, celle ouverte sur le soma. Il découle de ce rejet une brisure au sein de la cellule primordiale de la représentation, celle constituée, comme André Green l’a conceptualisé, du représentant psychique de la pulsion et de la représentation d’objet. Cette cellule primordiale se trouve alors amputée de sa partie vivante, celle issue de la force pulsionnelle. Cette amputation infléchit toute la dynamique des représentations. En particulier, la perte du quantum d’affects aura pour effet de faire subir aux représentations une régression vers le perceptif. C’est de cette manière que je me représente la confection de la pensée opératoire qui n’est en définitive que le résultat final de ce processus de déformation. Elle est une forme de pensée faite de mots orphelins de leurs affects. C’est une pensée neutre. Nous revoilà sur le terrain de la neutralité. S’il nous était malaisé de décrire une dépression neutre, il nous est plus facile de décrire en quoi une pensée peut être neutre. C’est une pensée impersonnelle, conformiste et suradaptée à la réalité perceptive. L’auto-amputation du Moi privé de ses affects et de ses perceptions corporelles a pour effet d’induire une transformation qualitative radicale de son mode de pensée. Au cœur du Moi opératoire est tapi un doute sur le sentiment d’identité. Voilà, à mon sens, le phénomène le plus important de la forme de vie opératoire. Ce doute sur le sentiment d’identité est un doute qui concerne précisément la pensée. Les patients l’expriment souvent de la manière suivante : « Est-ce que ce que je pense est réel ou est-ce que je suis fou ? » Le vacillement identitaire prend la forme d’un vacillement de la pensée. Une patiente me racontait qu’elle vivait un état de chaos dans sa pensée. Elle ne savait jamais si ce qu’elle pensait lui appartenait en propre ou si cela appartenait à sa mère. Une autre patiente ne savait jamais si elle pouvait faire confiance à ses perceptions internes et à ses pensées. Elle se demandait avec angoisse si sa pensée était fondée ou si elle délirait. Ainsi, nous comprenons le sens de la pensée opératoire. En s’accrochant régressivement à une pensée impersonnelle, conformiste et perceptive, le patient évite de sombrer dans la folie. Mais alors, me direz-vous, de quelle folie s’agit-il et comment distinguer cette folie des formes habituelles de la psychose ? Nous ne pouvons pas échapper à ces questions. Pour tenter d’y répondre, nous devons tenir compte de la dimension économique du fonctionnement mental.

Nous allons prendre le problème sous un autre angle, celui des fluctuations de la forme du Moi. Je rappelle tout d’abord que j’envisage le fonctionnement opératoire non comme une structure au sens où elle peut être conçue comme inamovible, mais comme une modalité défensive du Moi adaptée à certaines situations traumatiques et toujours en relation avec une atteinte narcissique. Selon cette conception, il n’est toutefois pas contradictoire d’imaginer que cette modalité défensive du Moi puisse être un mode habituel chez un patient. L’une de mes patientes, âgée de 31 ans, s’était adressée à l’IPSO où je l’ai rencontrée en raison d’une sclérose en plaques dont l’évolution paraissait instable. Elle a la particularité de présenter un état opératoire fluctuant. Au cours d’une même séance, je pouvais observer les fluctuations de son régime de fonctionnement mental et parallèlement j’observais des variations qualitatives dans l’expression de sa dépression. Elle avait récemment perdu sa mère, morte à la suite d’une longue maladie cancéreuse. Les vacances surviennent peu de temps après et je la revois après les vacances. Elle me parle longuement des événements de la vie quotidienne dans la maison familiale où elle s’est retrouvée. Elle ne manifeste aucun affect dépressif et se montre plutôt sthénique dans son discours. De temps à autre fait relief sur le ton fondamental de son récit l’idée qu’elle n’était pas aidée dans toutes les tâches qu’elle accomplissait. Après un certain temps, j’interviens et lui dis : « Vous m’avez raconté beaucoup de choses, mais vous ne m’avez pas parlé de vous. » Elle me dit qu’elle s’est sentie seule et surtout très fatiguée. Pensant à la mort de sa mère, récente, et à notre séparation, je lui dis : « Vous vous sentiez seule, sans votre mère. » Elle est brusquement envahie par une émotion qu’elle a du mal à contenir et me répond : « Ma mère, je n’ai jamais pu compter sur elle. J’ai toujours compté sur mon père, avec qui j’étais très complice, mais actuellement je trouve qu’il débloque depuis la mort de ma mère. » La séquence qui suit se déroulera dans un régime que l’on ne peut plus qualifier d’opératoire, le discours sera plus sensible, plus vivant et surtout plus rassemblé au cours d’une expérience vécue subjective. Cette brève illustration clinique va me permettre de développer une hypothèse sur les rapports intimes entre le processus dépressif essentiel et les fluctuations de la forme du Moi. Pour ma patiente, la mort de sa mère est doublée ou redoublée de la séparation d’avec son analyste. Cette perte a un effet traumatique. Au cours de la première séquence, le Moi de la patiente s’est mis en régime opératoire pour éviter de vivre l’intolérable souffrance de cette perte traumatique. Il s’est déformé, fragmenté, la patiente me dira : « Je suis débordée, je ne peux pas faire face à ce que j’ai à faire. Je suis un petit bout partout. » Ma première intervention vise à la recentrer autour de l’expérience affective qu’elle vit. Sa réponse est un premier écho à ce recentrage subjectal : « Je suis seule, je suis fatiguée. » Ma seconde intervention introduit associativement une dimension historique dans son expérience vécue. C’est à ce moment-là que la forme de sa dépression acquiert une autre valeur qualitative. Cet accroissement de valeurs psychiques induit un nouveau régime de fonctionnement mental. La place d’un objet vivant et pensant que j’ai représenté, me semble-t-il, transférentiellement pour ma patiente au cours de cette séquence a joué un rôle nécessaire dans le rehaussement du niveau général d’investissement au sein de son fonctionnement mental, rehaussement grâce auquel la structure du Moi a pu acquérir un nouveau degré de rassemblement. Cette modification économique et qualitative de la forme du Moi n’est concevable que par l’apport de nouveaux investissements érotiques accroissant les capacités de liaison du Moi. À l’inverse, nous pouvons dire que la déformation du Moi, en particulier sous sa forme extrême qu’est le mode opératoire, n’est concevable que sous l’effet du retrait des investissements érotiques et de l’accroissement des mécanismes de déliaison, produits de la destructivité interne.

Freud a été très attentif à la manière dont le Moi se défend face aux diverses situations conflictuelles qui l’opposent aux autres instances psychiques, à la réalité externe et à la réalité interne. Dans un court texte publié en 1924, « Névrose et psychose », voici ce qu’il écrit : « L’issue de toutes ces situations dépend sans aucun doute de circonstances économiques, de la grandeur relative de chacune des tendances qui luttent entre elles. Allons plus loin : il sera possible au Moi d’éviter la rupture de tel ou tel côté en se déformant lui-même, en acceptant de faire amende de son unité, éventuellement même en se crevassant ou en se morcelant. De la sorte, on mettrait les inconséquences, les extravagances et les folies des hommes sous le même jour que leurs perversions sexuelles dont l’adoption leur épargne bien des refoulements. » L’auto-amputation affective et corporelle du Moi que j’ai placée à la source du processus qui conduit à la pensée opératoire représente bien une variété de déformations du Moi en réponse à certaines conditions économiques. Ce mouvement de déformation, dans la mesure où il rompt l’unité du Moi, s’accompagne inévitablement d’une baisse générale du niveau d’investissement au sein des fonctions psychiques. C’est cette condition économique qui fonde l’originalité et la spécificité de la dépression essentielle. Son silence clinique nous apparaît ainsi comme le résultat de l’auto-amputation du Moi et de la déformation qu’elle fonde et en même temps et surtout comme la conséquence de la réduction des relations d’investissement et de liaison au sein de ce Moi.

Les dernières réflexions de Ferenczi sur le traumatisme vont plus loin encore dans le sens qu’elles attribuent aux déformations du Moi. Elles apportent un éclairage saisissant sur les questions que nous sommes en train de discuter. Pour Ferenczi, la conséquence immédiate de chaque traumatisme, c’est l’angoisse. Si celle-ci ne peut pas être contrôlée dans des limites tolérables par les défenses habituelles du Moi, elle exige alors la mise en application de modalités défensives plus radicales. « Une telle possibilité, écrit Ferenczi, est offerte par l’autodestruction qui, en tant que facteur délivrant de l’angoisse, sera préférée à la souffrance muette. Le plus facile à détruire en nous, c’est la conscience, la cohésion des formations psychiques en une unité : c’est ainsi que naît la désorientation psychique. La désorientation est : 1 / immédiatement comme soupape, comme succédané de l’autodestruction ; 2 / par l’arrêt de la perception plus large du mal, en particulier de la souffrance morale plus élevée – je ne souffre plus, tout au plus une partie de mon corps ; 3 / par une formation nouvelle d’accomplissement de désir à partir de fragments, au niveau du principe de plaisir. » Nous ne pouvons qu’être en accord avec ces observations cliniques d’une grande profondeur psychanalytique qui s’accordent à mon sens totalement avec celles de nos patients opératoires. Souvenons-nous de ma patiente qui me disait : « Un petit bout partout. » C’est ce que Ferenczi appelait la continuation de l’existence dans les fragments. Il me semble à présent possible d’avancer une hypothèse sur la distinction entre la folie des patients opératoires et les formes habituelles de psychose : celles-ci maintiennent au sein de leurs formations délirantes, même fragmentaires, un certain niveau de relation d’investissement et de liaison, au contraire de ce que nous observons dans l’état opératoire.

Parvenu au terme de mon développement, je ne peux échapper à une autre question plus spécifiquement psychosomatique. La dépression essentielle et l’état opératoire qui l’accompagne précèdent-ils la somatisation ou en sont-ils la conséquence ? Autrement dit, quelle est la place et le rôle de la maladie organique dans les transformations psychiques que je viens de décrire ? Ces questions peuvent paraître à certains de pure théorie. On pourrait en effet me répondre que les patients que nous recevons sont déjà malades et que ce qui importe du point de vue de la pratique psychanalytique, c’est le devenir psychique de ces patients. Cependant, deux ordres d’observation viennent compliquer le problème. Tout d’abord, nous rencontrons des patients opératoires qui ne sont pas affectés d’une affection somatique. Ensuite, nous observons régulièrement un phénomène étrange que j’ai qualifié de paradoxe psychosomatique qui est le suivant : la survenue d’une maladie somatique chez un patient qui se savait jusqu’alors sain, loin de déclencher une réaction dépressive, provoque au contraire un soulagement de l’angoisse préexistante et une certaine euphorie. À l’inverse, lorsque le patient après une longue période de soins pénibles s’entend dire par ses médecins qu’il est guéri, il arrive qu’il réagisse par des manifestations dépressives. Ces observations conduisent selon moi à considérer la somatisation comme un événement apte à constituer un succédané d’objet psychique pour le patient. Dans ce sens, je suis en accord avec Pierre Marty qui voyait dans la dépression essentielle et l’état opératoire un temps préalable à la désorganisation somatique. Pour ma part, tout se passe comme si le patient avait le choix entre la folie identitaire et la folie organique. La solution somatique au prix de souffrances relativement circonscrites constituerait alors économiquement et en raison des capacités adaptatives du psychisme du patient une solution plus tolérable face à l’effroi d’un effondrement identitaire.