Identité subjective et identité aliénante

Identités subjectives et identités aliénantes. Le diagnostic neurodéveloppemental en question

Pour citer cet article :

« So What ?… Des neurones à l’identité ». Publié le 8 mars 2020 sur le site Politis.fr
https://www.politis.fr/blogs/2020/03/so-what-des-neurones-a-lidentite-34406/

Dans cet article sont éclairés les enjeux identitaires soulevés par des conceptions uniquement neurodéveloppementales et génétiques des troubles psychiques. A partir de là, il est possible d’analyser certaines tendances sociales contemporaines qui, sous prétexte d’émancipation, tendent à enfermer les individus dans des catégorisations aliénantes.

Pourquoi s’être tant appesanti sur la question de l’autisme ? Au-delà de l’intérêt spécifique concernant ce trouble complexe, il convient de considérer que l’intensité des enjeux politiques idéologiques, sociaux et même anthropologiques mobilisés en fait une situation paradigmatique, voire une sorte de cheval de Troie.

Je m’explique : autour de l’autisme, des débats passionnels ont pu se cristalliser, qui renvoient dans leur fondement à une certaine conception de l’être humain, de la souffrance et du soin, mais aussi du vivre-ensemble, du commun et de nos institutions collectives.

Car on peut tout à fait percevoir ce qui se profile à travers la conjonction des revendications de certains mouvements militants, du travail de lobbying intensif de groupes d’intérêts, des réformes politiques néolibérales et des conceptions de certains secteurs de la recherche biomédicale : un modèle neuro-essentialiste, dans lequel l’individu ne serait qu’une monade gouvernée par ses gènes, n’ayant comme finalité que de faire valoir ses intérêts et droits individuels ou communautaires sur un marché concurrentiel et dérégulé.

De fait, il y a là une transformation radicale de la conception de l’ « identité » : au cours du XXème siècle, les sciences sociales notamment ont déconstruit la conception d’une forme d’innéité essentialiste de la subjectivité : on ne nait pas soi, on le devient, à partir évidemment de déterminismes multiples (relationnels, sociaux, génétiques, etc.). Or, on en arrive désormais à une remise en cause de ce « constructivisme » en faveur d’une « enclosure » identitaire a priori ; chacun serait effectivement, dès la naissance, enfermé dans une identité figée, nous incluant d’office dans une communauté spécifique tissé par la « mêmeté », avec un sentiment d’appartenance restreinte et des intérêts exclusivement catégoriels, sans prise en compte de l’historicité, des dynamiques complexes de subjectivation et d’excentration du soi. A partir de là, il n’y aurait plus qu’à revendiquer des Droits en rapport avec notre assignation, donnée une fois pour toute, sous la forme d’un destin. Dans cette logique, la société n’a plus qu’un rôle de reconnaissance, de validation et de mise à disposition de prérogatives communautaires …Sur un marché libre et autorégulé, chacun pourra donc s’inscrire dans une catégorie identitaire préfabriquée, ouvrant droit à des prestations spécifiques, en faisant l’impasse sur les vertiges de la subjectivation (Qui suis-je ? Quels sont mes désirs et mes aspirations ?….) et sur « l’Abîme/Sans-Fond/Chaos » (Castoriadis) qui nous constitue inévitablement. Dès lors, le sujet, se maintenant dans la passivité d’un « désir d’état » (Castoriadis), n’existerait plus en tant qu’être singulier ayant à se nouer à du collectif. Ce qui, dans le même temps, signifie la destruction tant du politique que du commun. Pourquoi chercher à faire société, à tisser du lien par-delà nos différences, à dégager des horizons partagés, quand chacun se trouve réduit d’emblée à une constellation identitaire fermée, privatisée, et déconnectée de la Polis, c’est-à-dire d’une organisation humaine et sociale visant à instituer un devenir commun ?

Le désir d’être diagnostiqué, catégorisé à partir de son fonctionnement cérébral revient finalement à être aliéné par « un imaginaire autonomisé qui s’est arrogé la fonction de définir pour le sujet et la réalité et son désir » (Castoriadis). Dès lors, des kits identitaires établis a priori sont là pour me définir, pour énoncer mes revendications, pour dénoncer mes stigmates, en faisant l’impasse sur mon être propre comme création sans cesse renouvelée, comme flux et devenir. Derrière la conviction d’être neuro-atypique, il y a finalement un conformisme communautaire, qui amène à s’exprimer à travers un « On » plutôt qu’en assumant un « Je ». A partir de là, cette adhésivité à certaines significations sociales établies en amont de soi crée une situation d’hétéronomie, de clôture de l’imaginaire instituant, qui fait que le sujet n’a plus à se sentir responsable de ses aspirations tant individuelles que collectives et de sa contrainte à s’excentrer, à se socialiser pour se subjectiver (« la psyché devient individu uniquement dans la mesure où elle subit un processus de socialisation » [Castoriadis]). De fait, il faut déjà se perdre soi, subir une scission par rapport à ses aliénations constitutives, pour s’émanciper d’une illusion d’autosuffisance et pouvoir vraiment affirmer une forme d’autonomie.

Or, les conceptions identitaires neuro-essentialistes entravent justement cette possibilité ; car dans cette optique, il ne s’agit plus que de s’empêtrer dans une identité figée, à savoir le reflet inamovible de ses gènes et de son cerveau : Je suis autiste, donc je suis comme cela, et je peux légitimement manifester telle ou telle exigence à la société ; je suis hyperactif, dys, précoce, etc., donc je suis comme ceci, et voilà ce que je suis en droit d’attendre, etc.

En créant ainsi ces catégories et ces communautés d’intérêt sur la base d’un diagnostic neuronal, on empêche de facto toute émergence d’une citoyenneté véritable, laquelle impliquerait la reconnaissance à la fois d’une irréductible singularité, mais aussi, et surtout, du fait d’être un individu parmi d’autres au sein d’un espace commun élargi, ayant le même besoin de reconnaissance et de sécurité, la même dignité, des possibilités réelles d’émancipation et d’autonomie en dépit de ses différences ; et ayant à se préoccuper d’un devenir collectif, indépendamment de sa situation propre, de sa « neuro-identité ».

Au niveau politique, il n’y aurait donc plus lieu d’instituer du commun. Il conviendrait davantage de gérer des groupements affiliatifs fermés, constitués sur la base du mythe d’un fonctionnement cérébral commun, à travers la mise à disposition de prestations spécifiques. Voilà donc l’émergence d’une véritable Neuro-gouvernementalité, tissée par des « représentations sociétales monolithiques de l’autisme et du handicap », et de « nouvelles orientations politiques autant que pragmatiques et théorico-techniques de la « santé mentale » et de l’éducation » uniquement comportementales, performantes et adaptatives » (Fabien Joly).

De fait, les orientations contemporaines en termes de prise en charge du handicap sont éminemment paradoxales : d’un côté, on abrase toute forme de singularité, au profit de catégorisations censées être homogènes (les Autistes, les Hyperactifs, etc.) ; de l’autre, on prône une inclusion normative pour tous, ce qui signifie au fond le droit à se positionner au sein d’un marché dérégulé de l’offre et de la demande, afin de faire fructifier son capital neuronal spécifique.

Car dans la réalité, cette « politique inclusive » ne prétend pas réellement faire société avec tous, en intégrant l’altérité de chacun : il s’agit davantage d’ouvrir un marché de la différence, au sein duquel chacun aura une place prédéfinie, avec des possibilités de rentabilisation en arrière-plan du fait de l’intervention de prestataires privés répondant à une demande pré-calibrée en amont du fait de configurations neuronales ségrégatives.

Voici l’idéologie sous-jacente : nous n’avons pas le même cerveau, nous ne pouvons pas réellement nous comprendre, et nous avons des intérêts spécifiques et cloisonnés. Nous nous donnons l’illusion de cohabiter au sein d’une sphère d’inclusion, qui doit cependant être délimitée par des espaces de non-mixité et des dispositifs distinctifs pour chaque catégorie de fonctionnement cérébral.

Ce modèle d’égalité formelle (« tous les individus doivent pouvoir bénéficier des mêmes droits », E. Macron) ignore les inégalités réelles, pluridéterminées, en les naturalisant, et prône finalement un nivellement vers le bas des possibilités concrètes de réalisation de soi. La lutte contre les discriminations devient un paravent d’une libéralisation extensive et sans limite. Car, en arrière-plan, il ne s’agit pas d’un quelconque humanisme, mais d’une authentique logique de marché : il faut mettre tout le monde sur un plan d’égalité abstraite dans une logique de concurrence débridée, chacun devant pouvoir s’exploiter et se vendre dans une logique de profit. A ce propos, il parait intéressant de rappeler l’étymologie du terme « Handicap » : il s’agissait initialement de désavantages imposés à certains concurrents dans une épreuve, afin d’équilibrer les chances de succès compétitif….Quant au terme « inclusion », il renvoie originellement à l’idée d’enfermement, de clôture…

Pourtant, la réalité résiste, et l’idéologie néolibérale a parfois du mal à tordre les faits pour les passer à travers sa moulinette réductrice.

Que faire, par exemple, de la corrélation négative entre pauvreté et développement cognitif (Hair, 2015) ? Faut-il considérer que les pauvres le sont du fait de leur patrimoine génétique et d’un moindre niveau d’intelligence « à la base », et appréhender alors la pauvreté comme un destin ? Ou alors, faut-il prendre en compte les effets spécifiques de la pauvreté en termes d’impact sur le développement cérébral, et intégrer des déterminismes sociaux et politiques ? D’un côté, on aurait une représentation fixe, et sous-tendue exclusivement par des mécanismes endogènes et innés. Il n’y aurait donc pas d’autre possibilité que de gérer une fatalité, sur le mode d’une gouvernance différencialiste afin de garantir quelques droits compensatoires – ou alors d’adopter une stratégie active d’eugénisme…De l’autre côté, un projet politique, au sens noble du terme, a encore du sens : on peut intervenir sur les facteurs sociaux discriminants en amont, et se donner comme perspective concrète de s’attaquer aux causalités collectives de la pauvreté…. De fait, on sait que les structures cérébrales spécifiques de l’apprentissage sont vulnérables aux conditions environnementales de la pauvreté, telles que le stress, le manque de stimulation et les problèmes de nutrition….Autant de possibilité d’agir sur un mode préventif, en essayant d’établir en amont les conditions d’une égalité réelle, plutôt que de proposer en aval des prestations compensatoires afin de garantir un semblant de droit équitable en dépit du handicap.

Prenons également l’exemple de l’obésité : j’ai pu entendre plusieurs spécialistes de la question revendiquer le caractère majoritairement génétique de cette affection. De fait, il faut sans doute certaines prédispositions métaboliques pour développer une obésité morbide, ce qui peut d’ailleurs, au niveau individuel, légitimement contribuer à déstigmatiser les personnes qui souffrent de ce trouble. Cependant, énoncer un tel constat de façon univoque revient à dédouaner complètement les facteurs socio-environnementaux. Or, le nombre de cas d’obésité a presque triplé depuis 1975 à l’échelle mondiale. Par ailleurs, on constate que les pays qui accèdent à un mode de vie occidentalisé connaissent une progression très significative du taux de surpoids. Ces éléments très concrets devraient suffire à rappeler que des prédispositions génétiques ne s’expriment que dans certaines conditions environnementales ; en l’occurrence, un système de surconsommation, des modalités de production capitalistes au niveau agro-alimentaire, l’influence délétère de la publicité, l’organisation de modes de vie sédentarisés, etc.

Nier ces faits revient alors à s’interdire de pouvoir mener de réelles politiques de prévention, lesquelles supposeraient une remise en cause profonde de notre système économique, basé sur l’expansion permanente de l’offre à des fins de profits. Le marché s’autorégule peut-être sur le plan de la production de valeurs financières, mais sans prise en compte de ce qui serait souhaitable au niveau collectif, en termes de potentialités réelles d’autonomie. Mais chacun est censé être libre et responsable, chacun doit désormais être un autoentrepreneur de son capital santé, tout en n’étant pas fautif de ses éventuels déboires, puisque ce sont ses gènes qui le gouvernent. Ainsi, les organisations collectives n’ont plus qu’à proposer des prestations compensatoires face à la fatalité du destin : chirurgie bariatrique et gastroplastie, pose d’anneaux gastriques et autres traitements médicamenteux (dont le fameux Médiator) ….

Exit donc le Politique, au sens d’une volonté collective et réflexive de redéfinir en permanence ce qui parait juste, ce qui fonde la Loi, ce qui doit être érigé comme limite et comme finalité du vivre-ensemble. Nous en arrivons au contraire à un régime de gestion par le Droit et le Marché de discriminations qui ne seraient liées qu’à un patrimoine neuro-génétique, en occultant totalement les inégalités sociales, les processus d’aliénation tant individuels que collectifs, les dynamiques de privatisation et d’éclatement des solidarités, etc.

A travers le champ de l’autisme se livre donc une bataille idéologique décisive quant à la conception de la subjectivité, de l’historicité et de l’intime, avec en toile de fond une résistance manifeste par rapport à la réalité du fait psychique. En effet, de plus en plus, on constate que « le psychique est réduit au neuronal et le fait psychopathologique est ramené au fait médical » (Paul Denis).

Dès lors, la conception uniquement génétiquement déterminée et fixiste des troubles autistiques en arrive à évacuer les enjeux sociaux et politiques d’arrière-plan. De fait, il ne s’agit plus de prendre en compte et d’agir en amont sur des facteurs environnementaux et collectifs, mais de proposer du dépistage et des prestations compensatoires.

En ce qui concerne les enjeux identitaires, je voudrais proposer quelques exemples concrets. Evoquons tout d’abord les polémiques concernant Greta Thunberg et la médiatisation de son autisme. De fait, on peut légitimement se questionner quant au sens de cette démarche de « révélation », comme si tout, de sa façon d’être, à sa manière de s’exprimer, en passant par la teneur de ses propos, son usage des rapports scientifiques, sa prise de conscience ou l’intensité de son combat, se rapportait à cette dimension autistique ; “Je suis Asperger et cela veut dire que je suis parfois un peu différente de la norme. Et -dans les bonnes circonstances- être différent peut-être un super-pouvoir”. Exit donc la question de l’intime, du secret et du personnel. L’individu est d’emblée assimilé à son diagnostic, comme si cela le caractérisait en tant que personne et orientait de façon décisive la nature de ses actes. Faut-il désormais, afin de situer son discours et ses prises de position, préciser ses appartenances nosographiques : « je parle en tant qu’obsessionnel, paranoïaque, bipolaire, etc. ». Est-ce là un élément important pour caractériser la teneur de mes propos ? Plutôt que de prendre en compte le contenu des revendications de Greta Thunberg, certains ont ainsi attaqué son être-autisme, d’une façon extrêmement méprisable. Mais n’est-ce pas là le risque d’une telle affirmation identitaire, empêchant de prendre en compte une parole subjectivée au détriment d’un discours appréhendé comme représentatif d’une condition neuronale particulière ?

Prenons un autre exemple : celui d’une émission de vulgarisation concernant l’autisme, diffusé sur une chaîne publique il y a plusieurs années. Je ne sais plus s’il s’agissait du film « Le Cerveau d’Hugo », ou d’un autre documentaire du même acabit –peu importe (cependant, ce titre devrait déjà interpeler : il ne s’agit pas d’évoquer une personne, une histoire, un parcours, mais un encéphale – exemple typique de neuro-essentialisme identitaire…). Dans le débat faisant suite à la diffusion du reportage, plusieurs invités témoignaient de leurs expériences, et notamment une femme trentenaire. Celle-ci revenait sur un parcours personnel compliqué, avec notamment un ressenti d’incompréhension et de rejet de la part d’autrui depuis son enfance. Devenue adulte, une évaluation spécialisée sur un Centre Référent aurait finalement posé le diagnostic de troubles du spectre autistique. Lorsque le journaliste interrogea cette témoin sur son vécu suite à cette annonce, voici la réponse qu’elle asséna avec exaltation : « un sentiment de victoire » ! De prime abord, une telle jouissance à être diagnostiquée aurait pu interpeler. Mais en écoutant le discours de cette invitée, on percevait finalement l’enjeu et les bénéficies de cette catégorisation diagnostique. En effet, pour elle, toutes les affres de son histoire personnelle étaient désormais objectivées, expliquées, légitimées. Toutes ses souffrances existentielles n’étaient plus que la conséquence de son atypicité neuronale et de l’intolérance de la société à l’égard de cette constitution cérébrale prédéfinie, et inhérente à ses gènes. A partir de là, il n’y a plus qu’à endosser une identité déjà établie, à s’inscrire dans une forme de passivité désubjectivante et d’objectivation de soi : « je suis autiste, donc je suis comme cela ». Avec en prime un panel de droits et de revendications déjà établis : « je subis de la discrimination, et cette position de victime explique l’intégralité de mes difficultés. Je peux donc exiger réparation, sans avoir à m’interroger sur mes ressorts personnels, sur mon histoire, sur mes particularités, sur ce qui pourrait éventuellement évoluer dans mes postures. Non, tous les changements doivent venir de l’extérieur, car de mon côté, c’est génétique, cérébral, et donc fixé ». On comprend évidemment le soulagement qu’il peut y avoir à mettre un mot sur son mal-être, à appréhender autrement la question de la responsabilité et de la culpabilité. Cependant, il y a aussi le risque de jeter le bébé et l’eau du bain, c’est-à-dire d’en arriver à évacuer totalement la question de la singularité, de la subjectivité et de la dimension socio-relationnelle de l’ontogenèse humaine. A posteriori, les contingences de l’existence se voient effectivement transformées en nécessité, car il n’y a plus d’histoire, d’ouverture, d’effets de rencontre et d’évènements, mais le déroulement implacable d’un destin écrit en amont. Entre l’inflexibilité des gènes et les intolérances sociales, quelle place reste-t-il au sujet, en dehors d’une posture de martyre sacrifié tant du dedans (l’ADN) que du dehors (le social) et exigeant réparation ?

Récemment, j’ai également pu éprouver une certaine perplexité, en recevant une adolescente de 13 ans, qui se revendiquait sans ambages « Autiste Trans Pan », suite notamment au visionnage de vidéos de certains youtubers militants. Cette néo-identité apparaissait finalement comme une sorte d’aspiration à être définie de l’extérieur, lui permettant notamment de s’extraire de ses problématiques identitaires, sans avoir à se pencher sur son histoire personnelle et familiale, sur ses fondations subjectives et sur ses désirs propres. Ainsi, il n’y avait plus de déhiscence au sein de son être, mais un fantasme de complète coïncidence avec une identité hétéronome. Le père de cette adolescente, dans un souci manifeste de tolérance, d’ouverture et de modernité, ne semblait d’ailleurs pas apostrophé outre mesure par une telle « catégorisation » de sa fille venant expliquer toutes ses difficultés existentielles – et faisant d’ailleurs l’impasse sur les éventuels enjeux familiaux sous-jacents….En ce qui concerne l’identité sexuée, les études de genre avaient initialement revendiqué une déconstruction des schémas traditionnels concernant la sexuation et l’orientation sexuelle, en introduisant du trouble, de l’indéterminé et de l’hybridation – ainsi que de l’historicité. Cependant, on en arrive maintenant à créer de nouvelles assignations identitaires, de nouvelles cases, tout aussi désubjectivantes, même si elles tendent à se multiplier : LGBTQIA+ (Lesbienne Gay Bi Trans Queer Intersexe Asexuel et autres) voire même LGBTTQQIAAP aux Etats-Unis (lesbian, gay, bisexual, transgender, transexual, queer, questioning, intersex, asexual, allies, pansexuels). De surcroit, ces identités ont tendance à être de plus en plus naturalisées – je suis né(e) comme cela – sans s’inscrire dans une trajectoire existentielle et un processus identificatoire – ce qui justifie d’ailleurs des interventions chirurgicales de réassignation chirurgicale de plus en plus précoces…Alors que la psychanalyse avait pu mettre en évidence le caractère plastique, malléable et polymorphe de la sexualité humaine, en l’inscrivant dans une histoire intime, que Judith Butler avait souligné que la sexuation biologique elle-même était sujette à une forme de constructivisme sociale et d’interprétation collective, le risque serait d’en arriver à une forme de naturalisation de l’orientation sexuelle, du désir, du rapport à soi et aux autres…Adieu l’histoire subjective (Freud) et collective (Marx)…

Dès lors, on en arrive à une véritable « reformulation ontologique et épistémique de phénomènes humains et sociaux ramenés à des mécanismes neurobiologiques » (Panese, Arminjon, Pidoux https://journals.openedition.org/sociologies/5264). A travers ces conceptions, les êtres humains ne dépendraient que de structures cérébrales stabilisées il y a 50 000 ans, avant l’émergence des organisations sociales complexes, et l’influence des contextes socio-politiques et interactifs ne serait donc que marginale dans le développement d’un individu. Au fond, ce type de théorisation implique une représentation uniquement cérébralisée de l’humain en général et du « self » en particulier, « entrainant un raz-de-marée neurocentriste». En conséquence, ce neuro-essentialisme amène d’un côté à « désocialiser les identités, les parcours de vie des individus et, par extension, leur prise en charge par les institutions sociales » et de l’autre à naturaliser les faits sociaux, qui ne seraient plus que l’expression de la constitution biologique des sujets. Dès lors, cette « cérébralisation du sujet » constitue en soi une forme de mutation anthropologique, car elle modifie radicalement la conception de la spécificité humaine, de la subjectivation, mais aussi des pratiques politiques de gouvernementalité. Car désormais, il s’agit de plus en plus d’envisager la gestion de groupes identitaires caractérisés par leurs particularités neuronales, par leurs « sois neurochimiques » (N. Rose). « Les neurosciences induiraient ainsi de nouvelles formes de vie « neuro-sociales », par des « effets de boucles » (Hacking) qui façonneraient les identités et l’agentivité des individus dans le registre du cérébral » (Panese, Arminjon, Pidoux).

Revenons par exemple sur certaines implications de la notion de « neurodiversité ». Ce mouvement suppose une appropriation assez paradoxale des travaux en recherche neurobiologique. D’un côté, il convient effectivement de revendiquer les bases neurales de l’autisme comme substrat d’une identité alternative et irréductible. De l’autre, ces mêmes résultats sont attaqués, car ils témoigneraient d’un parti pris normatif et d’un biais d’interprétation en considérant que ces « divergences » neuronales témoigneraient d’un trouble, ayant une origine, des développements spécifiques, et pouvant éventuellement évoluer de manière différenciée en fonction de telle ou telle intervention…Ainsi, « la neurodiversité peint le cerveau comme le porteur immuable d’une identité autistique qu’il faudrait préserver à tout prix, dans tous les cas ; ses avocats se désintéressent de ce fait du détail des mécanismes neuraux et ils ne peuvent envisager qu’on puisse agir sur eux à bon droit » (Denis Forest, https://www.medecinesciences.org/en/articles/medsci/full_html/2016/05/medsci20163204p412/medsci20163204p412.html). Cette revendication essentialiste tend d’une part à survaloriser l’identité autistique, avec la représentation de l’autisme de haut niveau comme prototype universel, et d’autre part à nier tout intérêt, pertinence, ou efficacité aux interventions susceptibles d’infléchir le destin développemental du risque autistique. Pourtant, comme le rappelle Emily Jones, professeure au Centre for Brain & Cognitive Development de l’Université de Londres, « le cerveau du bébé se spécialise dans le « social » (ce que nous appelons le relationnel) à travers des interactions complexes entre une programmation innée et les expériences avec l’environnement précoce. Si ce développement est altéré chez les bébés à risque de Troubles du Spectre Autistique, les interventions qui soutiennent l’environnement social précoce pourraient être très puissantes ». De fait, le développement cérébral est extrêmement influencé par les conditions de socialisation précoces, et certains habitus s’inscrivent au sein même de nos réseaux cérébraux par imprégnation avec notre milieu relationnel…

Par ailleurs, la recherche apporte des résultats de plus en plus significatifs sur la malléabilité du génome sous l’influence de l’environnement. De plus en plus, on identifie des facteurs extra-génomiques qui sont impliqués dans l’expression différentielle des gènes au cours du développement et dans la régulation épigénétique de l’ontogénèse. Ainsi, les effets environnementaux interviennent dès les premières phases du développement embryonnaire, et on sait désormais que tous les systèmes sensoriels et cognitifs commencent à fonctionner pendant leur phase de maturation, en pré et post-natal, ce fonctionnement précoce contribuant par lui-même au développement des fonctions impliqués. « Du point de vue développemental, la bidirectionnalité structure/fonction permet de comprendre comment les structures neuro-anatomiques en développement commencent à fonctionner avant d’être pleinement matures » (François Jouen). Dès lors, l’activité d’une fonction sensorielle ou cognitive va servir de feedback pour orienter le développement de la structure neuronale sous-jacente. En conséquence, un système cérébral peu ou mal stimulé ne pourra pas se développer de façon harmonieuse, indépendamment des facteurs génétiques sous-jacents, car « la synaptogénèse est un système en attente d’expériences, restant ouvert aux entrées environnementales ».

D’un point de vue épistémologique, ces observations remettent en cause la définition actuelle de l’héritabilité, qui serait la proportion de la variation d’un état attribuable à une variation génétique. Comme le rappelle Brian Lee, professeur agrégé d’épidémiologie et de biostatistique à l’Université Drexel de Philadelphie, « les études qui estiment l’héritabilité de l’autisme utilisent un modèle statistique pour tenter d’attribuer l’affection soit à la génétique, soit à l’environnement. De plus en plus de preuves suggèrent que ce modèle est trop simpliste pour expliquer comment l’autisme se manifeste ». De fait, une héritabilité élevée n’équivaut pas à une causalité génétique univoque et n’exclut pas l’intrication avec des facteurs environnementaux. Malheureusement, que ce soit au niveau du financement des programmes de recherche, des politiques sanitaires, ou encore des représentations collectives, des conceptions extrêmement simplistes de la génétique peuvent avoir des répercussions très problématiques. De prime abord, on risque de favoriser des recherches polarisées sur des mécanismes de régulation purement génique, sans prendre en compte les interactions gènes/environnement. Par ailleurs, ce type de conception constitue un frein à des interventions préventives précoces au niveau environnemental, car il est plutôt recommandé de diagnostiquer un état de fait, déjà constitué, plutôt que de considérer des facteurs de risque susceptibles d’être enrayés. Enfin, en termes de positionnement identitaire, ce type de discours exerce des effets performatifs tout à fait significatifs : un diagnostic de trouble à forte héritabilité vient effectivement déposséder le sujet de toute appropriation personnelle de ses enjeux existentiels. De facto, il n’est plus que la résultante d’un programme génétique, hors contexte, hors histoire. Dès lors, il n’y a plus rien à se raconter, il n’y a plus qu’à adhérer à une catégorie et à exiger a posteriori un parcours inclusif ou un semblant d’égalité formelle ; à se dissoudre dans l’anonymat d’un état institué de l’extérieur, permettant de s’absoudre des vertiges de l’existence et d’une parole authentique…

De surcroit, un diagnostic précoce peut induire des effets de prédiction, voire de prophétie auto-réalisatrice, tout à fait préjudiciables pour le devenir d’un enfant en développement. Plutôt que d’identifier des facteurs de risque, incluant aussi bien des conditions environnementales, relationnelles, sociales, etc. et susceptibles d’interventions préventives, on préconise désormais une catégorisation nosographique dès le plus jeune âge, comme si les dés étaient déjà jetés de façon irréversible, du fait d’une fatalité génétique et neurologique. Pourtant, les cliniciens de la petite enfance ont pu décrire des configurations susceptibles d’évoluer vers des formes d’autisme, sans pour autant être enfermées dans une inéluctabilité : qu’il s’agisse de distorsions interactives précoces, de syndrome d’évitement relationnel, ou de risque autistique, une intervention aura d’autant plus de chances d’ouvrir le champ des possibles qu’elle n’enferme pas d’emblée dans un diagnostic définitif….

Comme le rappelle François Ansermet, « le devenir résulte d’une dialectique entre plusieurs dimensions : tout en étant marqué par ce qui le détermine, par ce qu’imposent l’histoire ou les déterminations génétiques, le devenir résulte aussi bien sûr de l’impact de l’acte du sujet, de ses choix, conscients ou inconscients. Ce n’est pas parce que le génome est impliqué que le choix n’est pas possible ». Ainsi, le fait qu’un enfant soit marqué dans son développement par un facteur génétique n’oblitère la possibilité d’une histoire ouverte à l’indéterminé et aux contingences existentielles, au-delà de la causalité exclusive et saturée qu’impose la prédiction. Tout positionnement éthique impliquerait au contraire de pouvoir envisager l’imprévu et l’événementiel, les effets de bifurcation et de créativité, afin de réinscrire l’enfant dans tous les paramètres de son devenir. Là se situe l’espace et la temporalité de l’espoir et du soin mais aussi de l’histoire et de la politique…

« Le libre arbitre n’existerait pas. L’être se définirait par rapport à ses cellules, à son hérédité, à la course brève ou prolongée de son destin…Cependant il existe entre tout cela et l’Homme une enclave d’inattendus et de métamorphoses dont il faut défendre l’accès et assurer le maintien » (René Char, Feuillets d’Hypnos)