Liens familiaux et construction temporelle

Les liens familiaux et la construction temporelle

Pour citer cet article :

Delage M. (2016). « Le temps et les liens familiaux. Qu’en fait le thérapeute ? », Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques de réseaux, 56, 1, 39-61.


I – Temps, système et thérapie

La Théorie Générale des Systèmes (Von Bertalanffy, 1972) ne fait pas explicitement référence au temps, et les systémiciens de la 1ère cybernétique ont négligé de réfléchir à la temporalité. Pourtant, tout système vivant connaît une dynamique orientée par un temps biologique comportant toujours deux dimensions enchevêtrées : d’abord, celle du rythme et de la circularité du temps qui tourne sur lui-même dans un système dont le fonctionnement vise le maintien de l’homéostasie ; ensuite, celle de la linéarité selon laquelle toute vie se déroule inéluctablement de la naissance vers la mort. Tout système vivant se développe puis décline en suivant la flèche irréversible du temps.

Circularité et linéarité ne vont jamais l’une sans l’autre dans le vivant, l’homéostasie et le changement sont toujours liés. Le système familial, de son côté, passe par des cycles, connaît un début et une fin, des ruptures et de nouveaux départs (de plus en plus souvent d’ailleurs, à l’occasion de séparations et recompositions familiales). Mais plus précisément, tout système humain ajoute au temps biologique un temps psychologique individuel et collectif, c’est-à-dire l’expérience subjective ou plutôt intersubjective des partenaires constituant le système. Le temps de chacun se conjugue toujours avec le temps des autres. Il s’y articule, s’y associe, s’en différencie.

Le temps humain est celui-là même dont nous avons conscience sans véritablement pouvoir le comprendre. Et quand nous tentons de le comprendre, il devient insaisissable, tout comme est insaisissable l’eau que nous regardons couler. D’ailleurs, c’est cette métaphore qui nous vient à l’esprit lorsque nous cherchons à évaluer la durée : « Un certain temps s’est écoulé. » Nous pouvons dire que nous avons le sens du temps, bien que l’expérience que nous en faisons ne repose, à proprement parler, sur aucune perception directe. C’est une invention, une construction que nous faisons tous dès lors qu’une suffisante maturation cérébrale nous permet de structurer notre champ perceptif (Feldmeyer, 2002) et d’avoir accès à l’idée de notre finitude.

Nous pouvons, comme thérapeutes, tirer deux conséquences de cet abord subjectif du temps :

D’abord, la nécessité d’adopter une perspective développementale. L’enfant ne perçoit pas le temps comme l’adulte, et nous devons comprendre les principaux éléments qui caractérisent la construction du temps.

Ensuite, la nécessité d’aborder comment se conjuguent, dans un ensemble familial, les expériences subjectives du temps ; comment, entre les individus, elles s’accordent où se désaccordent ; comment elles rendent possible le changement ou le bloquent selon que dominent les possibilités de la linéarité ou les nécessités de la circularité.

Pour clarifier l’abord toujours complexe de cette temporalité qui entrecroise le temps de chacun et le temps de tous, nous avons retenu artificiellement quatre dimensions qu’il faut comprendre comme entremêlées.

Les interventions thérapeutiques peuvent prendre une tournure différente selon qu’elles privilégient l’une ou l’autre de ces dimensions : le rythme, au plus près ici du temps biologique ; le déploiement du temps, lorsque nous nous orientons entre passé, présent et avenir ; la durée, expérimentée dans l’expérience subjective du temps ; le sens, dès lors que nous portons attention à l’histoire et aux événements vécus.

2- Le rythme, les battements du temps, l’oscillation du temps : des interactions précoces à la danse familiale

Tout système vivant est régi par une activité rythmique.

Des horloges internes règlent les rythmes physiologiques des organismes. Chez les animaux sociaux, le comportement des uns est réglé par le comportement des autres. Et, ainsi, s’opèrent des synchronies, parfois minutieusement réglées, et des désynchronies à l’origine de nouvelles régulations ou tentatives de régulation. Durant la vie fœtale, des rythmes s’établissent, rassemblant le fœtus et sa mère. Quand nous examinons les interactions entre une mère et son nourrisson, nous pouvons décortiquer ces micro-rythmes et les séquences d’accordages et de désaccordages qui les caractérisent, notamment quant à l’expression des émotions et aux possibilités d’apaisement et de stimulation. On peut évoquer, dans un monde non-verbal, une véritable neurobiologie relationnelle (Schore, 2003 ; Siegel, 1999).

Nous sommes donc ici : dans la régulation des besoins fondamentaux physiologiques et émotionnels ; dans un temps rythmique orienté par des expériences répétées de continuités/discontinuités ; dans la mise en mémoire des schémas comportementaux qui accompagnent ces premières interactions. Il est question d’une mémoire procédurale, « corporelle ». Cette mémoire n’est pas liée à des souvenirs conscients, bien qu’elle soit susceptible d’être réactivée sous la forme de comportements, d’expressions corporelles, par de nouvelles expériences vécues dans le présent.

Certains ont retenu ici la construction d’un rythme de sécurité (Tustin, 1986). Les premières bases de l’attachement sont, en effet, liées à cette activité rythmique plus ou moins sécurisante. L’apparition du langage et de nouvelles modalités d’échanges ne suppriment pas ces bases rythmiques. Elles se poursuivent tout au long de l’existence.

Toute conversation comporte des phénomènes d’ajustage, de synchronie et de désynchronie à un niveau non verbal, implicite. Des études ont montré que, dans la rencontre avec autrui, nous réagissons corporellement de manière automatique, réflexe et non consciente aux expressions du visage de l’autre, et cela, en quelques centièmes de millisecondes, avant même que nous prononcions la moindre parole.

Lorsque, thérapeute, nous observons une famille, nous pouvons décrire ces phénomènes non verbaux, au cours desquels s’ajustent et se désajustent les interactions entre les partenaires. On connaît notamment les schémas comportementaux d’imitation inconsciente, dont on sait aujourd’hui qu’ils correspondent à l’activité des « neurones miroirs ». Les interactions amoureuses entre deux partenaires d’un couple relèvent tout particulièrement de synchronies rythmiques qui ne sont pas sans analogie avec celles qui sont décrites dans les interactions précoces. C’est sur la base de ces jeux interactionnels plus ou moins synchronisés que se poursuit la vie intersubjective dans une famille, qu’un climat interactionnel non verbal contextualise les échanges verbaux, de sorte qu’ensemble, ils constituent ce que les systémiciens ont l’habitude d’appeler la danse familiale.

On peut dire que la « base familiale de sécurité » (Byng-Hall, 1995) est liée aux capacités d’ajustage rythmique entre les partenaires. Cela s’établit de manière automatique, non consciente, conférant aux membres de la famille une « connaissance relationnelle implicite » (Stern, 2003).

Conséquences thérapeutiques :

La prise en compte par le thérapeute de ce temps rythmique revêt une grande importance. En effet, il s’agit pour lui d’entrer dans la danse tout en l’observant, de se faire accepter dans le jeu interactionnel qu’il étudie. Ce qu’on appelle « l’alliance thérapeutique », « l’affiliation », « le joining » peut être compris aussi comme la possibilité pour le thérapeute de constituer une base sécure pour la famille, à partir de sa compréhension des insécurités vécues par les uns et les autres. Cela peut commencer avec le rythme des séances. La thérapie est en elle-même une activité rythmée, ritualisée. Les séances s’inscrivent dans un microrythme qui nécessite cependant de réflechir parfois à « l’écart de sécurité » concernant l’intervalle entre les séances. Certaines situations imposent que les séances, surtout au début de la thérapie, soient suffisamment rapprochées. C’est le cas dans les situations de détresse importante, de traumatisme.

Dans le temps d’une séance, il peut être spécialement intéressant de chercher à établir un « rythme de sécurité », c’est-à-dire à viser des séquences interactionnelles où les temps d’accordage rythmique entre les partenaires sont suffisamment développés. Le thérapeute y parvient en étant à l’écoute de ses propres résonances émotionnelles. Cela est particulièrement net avec la présence de jeunes enfants. Ce sont eux, en général, qui sont à l’initiative de séquences de désynchronies-synchronies. Il s’agit alors d’observer les capacités d’ajustage de la mère, du père et des parents entre eux, puis de proposer éventuellement certaines modifications comportementales. Le jeu trilogique de Lausane (Fivas-Depeursinge & Corboz-Warnery, 2001) se prête particulièrement à ces interventions. On peut aussi évoquer la thérapie par le jeu basée sur l’attachement telle qu’elle est utilisée par la méthode Théraplay (Jernberg & Booth, 2014). Il n’est pas possible ici de développer la présentation de ces méthodes. Le bref exemple suivant permet de présenter la nécessité de ce type de travail :

 « Cette mère est reçue avec ses trois enfants de 7, 4 et 2 ans, placés en institution. La séance devient vite ingérable. Les trois enfants se désorganisent de plus en plus et s’agitent dans tous les sens au fur et à mesure du déroulement des échanges. La mère, débordée, passe de l’un à l’autre sans parvenir à ajuster un comportement d’apaisement avec l’un ou l’autre. On peut évoquer ici une véritable arythmie. Reçue ultérieurement avec chaque enfant séparément, cette mère se montre envahissante, intrusive, ne respecte pas le jeu de l’enfant, tente de lui imposer son propre rythme, interrompt l’activité de l’enfant en cherchant un contact corporel prolongé qui le met mal à l’aise et le conduit à se désorganiser. »

C’est aussi au cours de cette observation rythmique de la famille que naissent parfois dans la séance des « moments de signification ». Il s’agit de repérer ce que Stern (2003) a désigné comme l’émergence, dans le présent de la séance, de la possibilité de co-construction entre les partenaires. Ainsi, le thérapeute rend explicite les éprouvés émotionnels de certains, à partir de ses propres résonances (Elkaïm, 1989). Il peut aussi, de cette manière, introduire une rupture, une discontinuité, une surprise, une incertitude stimulante permettant aux uns et aux autres de percevoir ou d’envisager autre chose que le déjà connu.

III – Le « déploiement du temps » : quand passé et futur se rencontrent à travers le présent

Le temps linéaire se conjugue avec le temps circulaire :

Le « déploiement du temps », expression que nous a laissé Minkowski (1968), nous permet d’insister sur le devenir et sur la notion d’élan. Le déploiement suppose que nous puissions porter notre regard vers le futur sans perdre de vue que celui-ci s’éclaire du passé à travers le présent ; au même titre que, par l’expérience du présent à laquelle il contribue, il participe à la reconstruction du passé vécu.

Mais, parfois, le regard se bloque, le temps ne parvient plus à se déployer et nous restons fixés sur le passé, ou nous préférons porter notre regard sur ici et maintenant sans lever les yeux vers l’horizon plus lointain. L’enfant apprend au cours de son développement à concevoir l’existence organisée en futur, présent et passé. En effet, les discontinuités dans les phénomènes d’accordage, les séquences de présence-absence de la figure de soins, introduisent l’attente. L’attention de l’enfant est sollicitée, ainsi que l’anticipation. C’est à partir de l’anticipation de ce qui va se produire que l’existence commence à s’organiser dans le temps. Cela va de pair avec ce qui peut être mis en mémoire épisodique, dès que le permet la maturation cérébrale. Et, plus la mémoire s’épaissit, s’enrichit de nouvelles expériences, plus l’anticipation grandit. C’est ainsi que se déploie le temps, dès lors que le « maintenant » prend consistance à partir de ce qui n’est pas encore tout à fait passé (rétention) et de ce qui est en train d’advenir (protention) (Husserl, 1991).

La conscience introduit la division entre passé, présent et avenir et la linéarité se conjugue avec la circularité. Deux points sont importants à préciser : d’une part, ce que les neuro-scientifiques nomment le « voyage mental » caractérise cette capacité dynamique d’aller et venir entre les trois temps du temps (Berthoz & Debru, 2015) ; d’autre part, le déploiement et cette capacité à voyager dans la dimension temporelle sont tributaires de la qualité des interactions. En effet, lorsque l’enfant attend qu’on satisfasse ses besoins, il est soumis à un temps, à un rythme qui lui est imposé par l’autre. Une tension surgit entre le temps de l’enfant et le temps de sa figure du soin, à l’origine de ce qu’on peut appeler une « temporalité transitionnelle » (Gadeau, 2014). Les Modèles Internes Opérants (M.I.O.) qui se construisent dans l’attachement sont tributaires de cette tension.

Dans les attachements sécures, cette tension est résolue en investissant positivement l’avenir, en même temps que de se lancer à la découverte de l’environnement. Dans ces conditions, l’enfant s’inscrit dans une temporalité fluide selon laquelle il lui est possible de voyager librement entre les trois temps du temps. La construction de l’attachement est d’abord liée à la spatialité puisqu’il est question de la plus ou moins grande proximité physique de la figure d’attachement. L’apparition des M.I.O. introduit l’attachement dans la temporalité, grâce à la possibilité de vivre l’absence de la figure d’attachement en se référant à la mémoire et à l’anticipation. Les M.I.O. ouvrent la circularité à la linéarité, c’est-à-dire à ce qui va venir, à ce qui peut venir mais dont on n’est finalement pas certain, à ce qu’on imagine pouvoir venir et qu’on ne connaît pas encore. La conjugaison harmonieuse entre linéarité et circularité permet de recourir, si besoin, au retour du même comme source de tranquillité, sans pour autant que cela constitue une entrave à la prospection des possibilités qu’offre le temps à venir. Les M.I.O. sont ouverts à la nouveauté, comprise comme susceptible d’apporter des expériences positives enrichissantes. La ritualisation qui scande la vie familiale permet le retour de ce qui est connu, tout en ouvrant à ce qui viendra, et ce qui est source de changement. On peut évoquer un « temps vécu familial » selon lequel on gère avec souplesse la stabilité, la continuité et le changement (Ausloos, 1990).

Dans les attachements insécures, les M.I.O. se ferment sur un excès de circularité. Les expériences actuelles tendent à être perçues comme le retour des insatisfactions du passé. Et, en même temps, le futur est anticipé comme source potentielle d’insécurité. Le « voyage mental » perd de sa fluidité. Dans les familles enchevêtrées où dominent les attachements anxieux préoccupés, on préfère le retour de ce que l’on connaît, même si ce n’est pas pleinement satisfaisant, et on met en place des stratégies qui conduisent le regard vers le passé. Le déploiement du temps est vectorisé dans le sens présent-passé-futur, le présent apparaissant comme le résultat d’expériences dommageables qui font craindre leur retour dans le futur. En même temps, les limites tendent à devenir floues entre les temps du temps, et on éprouve parfois des difficultés à situer clairement les expériences les unes par rapport aux autres. Des empiètements, des confusions sont souvent à l’œuvre entre ce qui se passe, ce qui s’est passé et ce qui risque de se passer. On cherche souvent la protection dans un excès de ritualisation susceptible d’éviter les incertitudes à venir.

Dans les familles désengagées où dominent les attachements insécures évitants, le « voyage mental » perd sa fluidité d’une autre manière. On sait combien domine dans ces familles ce que Bowlby a nommé « l’exclusion défensive » (Bowlby, 1978). En difficulté pour vivre, partager, mentaliser les émotions, on pratique l’évitement, la segmentation. Au lieu de lier, on sépare, on évite de mettre les éprouvés en mots et en pensée. De même, on segmente le temps. On le découpe en zones étanches les unes par rapport aux autres. Le passé est ce qui n’a plus lieu d’être. Le passé n’est plus, et il n’y a plus lieu d’y revenir. Il n’est guère utile de l’évoquer, de s’appesantir sur les expériences dommageables qu’il peut comporter. On en retire des connaissances conservées en mémoire sémantique qui permettent de penser qu’il faut se préparer au futur. Cette préparation ne consiste pas tant en construction de projets mais plutôt en l’acquisition, dans le présent et le futur à court terme, de compétences permettant de pallier toute éventualité.

Bien sûr, ce qui est évoqué ne concerne que des généralités. Il n’est pas certain, dans une famille, que le déploiement temporel soit individuellement conforme à la tendance dominante. Dans un couple, on peut évoquer parfois une tension entre la temporalité de l’un et la temporalité de l’autre avec, alors, la nécessité de trouver, comme dans les interactions précoces, « une temporalité transitionnelle ». Il n’est pas sûr qu’on y parvienne. Dans ces conditions, le manque de congruence dans le déploiement temporel des conjoints participe largement à une dysfonctionnalité conjugale.

Par exemple : Monsieur et Madame B. sont tous deux en difficulté depuis le départ de leur fille de 19 ans partie vivre à Londres. Madame porte son regard sur le passé, sa fille lui manque. Elle s’apesantit sur les souvenirs de l’époque où sa fille était enfant. Elle est nostalgique du temps perdu. L’avenir l’inquiète, elle évite d’y penser. Elle devrait entreprendre une nouvelle activité professionnelle, mais elle n’effectue pas les démarches qui seraient nécessaires. Elle les remet toujours à plus tard. Monsieur, de son côté, a entrepris des travaux de rénovation de la maison qui occupent tout son temps. Il se projette constamment dans ce qui lui reste à faire et dit qu’il n’a pas le temps de penser. C’est aussi bien ainsi, car sa fille lui manque à lui aussi. Il essaye de planifier les futures activités de sa femme. Il ne supporte pas son immobilisme, tandis qu’elle, de son côté, se sent stressée, insécurisée par ce que tente de lui imposer son mari.

L’attachement désorganisé confronte, quant à lui, à une difficulté majeure dans le déploiement du temps. On peut dire ici que le temps ne se déploie pas à proprement parler. Il est constitué d’instants qui ne s’inscrivent pas clairement dans la circularité, à moins de considérer une circularité chaotique, dans laquelle se répète le malaise, le stress, le traumatisme et finalement l’imprévisibilité. Dans ces conditions, il est encore moins question de l’inscription dans une temporalité linéaire selon laquelle il est habituel de s’imaginer producteur de projet et acteur de sa vie. On peut évoquer ici une véritable « anomie temporelle » (Gadeau, 2014), face à l’impossibilité de mettre en lien des points de repère pouvant soutenir la continuité du temps qui passe. Ici, on ne traite que l’instant, l’actuel, sans lien perceptible avec le passé, sans possibilité de développer un projet de vie qui tienne. Le « voyage mental » demeure, en somme, au point mort. Ce qui a été avant et ce qui sera après n’ont pas grande signification dans un présent sans ancrage et sans épaisseur. Remarquons que ces familles, où règnent souvent la négligence et la maltraitance, conduisent fréquemment à des interventions à caractère psycho-socio-éducatif et au placement des enfants. Cependant, les mesures mises en jeu ont le plus souvent des difficultés à s’inscrire dans une cohérence temporelle capable d’associer l’urgence et la durée, capable d’aider les enfants à se situer dans une histoire, capable de pouvoir lier le présent au passé vécu et au futur à construire.

Les interventions thérapeutiques

Elles s’orientent différemment, selon qu’elles privilégient la synchronie et l’ici et maintenant ou la dimension linéaire et l’articulation des différents temps du temps dans la diachronie.

Dans les situations où dominent une vie familiale chaotique et désorganisée, on va devoir stabiliser les oscillations désordonnées qui animent les échanges. On est alors soucieux d’établir, dans les interactions, une rythmicité sécurisante et d’aider à la mentalisation des émotions qui s’expriment à travers le comportement et la corporéité. Un début de linéarité est associé à la rythmicité par la prescription de tâches visant une suffisante ritualisation. Ce n’est que dans un travail ultérieur qu’on peut envisager la mise en ordre du passé souvent traumatisant et chaotique qu’ont pu connaître les uns et les autres dans la famille. Il s’agit d’introduire une succession, une continuité, l’idée d’une trajectoire selon laquelle les événements se repèrent les uns par rapport aux autres, en même temps que les répétitions sont soulignées.

Le travail ne se résume pas à recueillir des informations, mais bien à promouvoir un travail portant sur « l’anomie temporelle » notamment en présence d’enfants ayant connu des placements successifs et des interventions multiples. De surcroît, de tels enfants reviennent parfois dans une famille où différents événements se sont déroulés en leur absence. Le thérapeute vise ici une cohérence, permettant l’ordonnancement du temps, susceptible de donner au futur une place pouvant prendre appui sur le passé, non pas pour le prolonger, mais pour s’en dégager.

Dans les familles où dominent des stratégies relationnelles visant à s’adapter à l’insécurité vécue, le travail sur le temps peut constituer un important levier de changement. Il s’agit alors d’ouvrir la circularité temporelle excessive qui caractérise ces familles à une suffisante linéarité permise par un travail portant en général sur le futur. C’est en investissant le futur et en l’imaginant porteur de promesses que l’on parvient, dans ces familles, à déployer le temps.

Les systémiciens de la 1ère cybernétique ont cherché à mettre le système en crise pour ouvrir la circularité et aller vers le changement, c’est-à-dire vers la possibilité d’anticiper un futur qui ne soit plus le retour du passé. Mais il est possible de procéder de toute autre manière, comme c’est le cas, par exemple, avec les thérapies solutionnistes ou certaines formes de thérapies narratives. C’est parfois après que soit rendu possible une projection dans un futur porteur de nouveautés intéressantes, qu’il sera possible de revenir vers un passé dommageable pour réfléchir sur le sens de ce qui a été vécu.

IV – La durée et le mouvement

Le temps passe plus ou moins et plus ou moins vite 

La conscience nous permet de saisir le temps, d’en examiner le déploiement. Elle nous permet aussi de percevoir le mouvement, le temps qui s’accélère ou ralentit et s’étire, l’écart subjectif qui sépare ce qui est derrière et ce qui est devant, écart plus ou moins grand lié au présent plus ou moins distendu. Ce qui nous intéresse ici, c’est la durée vécue, non pas celle que mesurent les chronomètres et les horloges, mais celle que nous fait vivre notre subjectivité. Ainsi cette estimation est différente pour chacun. Au sein d’un ensemble familial, elle donne lieu à des ajustements, ou, parfois, elle est à l’origine de désaccordages problématiques. De nombreux facteurs, en effet, influencent cette estimation (Buser & Debru, 2011).

Il existe des facteurs biologiques liés au fonctionnement des horloges internes. Il arrive que se produisent, à ce niveau, des déréglements chez certaines personnes qui connaissent des troubles psychiques. C’est le cas, notamment, dans la maladie bipolaire caractérisée par des oscillations de l’humeur telles que, lors de troubles dépressifs, le temps n’en finit pas de passer, tandis qu’il s’accélère et s’emballe lors de l’excitation maniaque.

Dans la famille C., la mère bipolaire est bien stabilisée grâce au traitement. Cependant, elle présente en permanence une gestuelle corporelle turbulante et chaotique, de nombreuses « paramimies » (gestes et mouvements parasites). Elle décrit une impatience qui la conduit à ne pas supporter l’attente, le délai. Elle impose à ses trois enfants de 8, 10 et 12 ans un rythme accéléré. Elle est « énervée » par leur lenteur, intervient sans délai pour les faire obéir, alors que, dans le même temps, elle les excite par ses cris et sa gestuelle. Le père, de son côté, a des difficultés à suivre le « tempo » et il intervient toujours trop tard, à contre-temps. Cette difficile gestion de la temporalité est l’occasion de nombreuses tensions dans le couple.

Les émotions que nous vivons exercent une grande influence sur le mouvement du temps. En général, le temps passe plus vite quand nous éprouvons des émotions agréables et plus lentement quand nous vivons des émotions négatives. Ici aussi de nombreux paramètres entrent en ligne de compte.

L’attention et la vigilance : le temps semble s’accélérer lorsque le niveau d’attention est élevé et ralentir lorsque le niveau de vigilance est bas. Ces variations sont elles-mêmes tributaires des émotions.

L’intensité émotionnelle : à certains moments, le temps semble passer plus lentement lorsque l’intensité émotionnelle est faible. À d’autres moments, si nous vivons un stress important, il peut paraître arrêté, le présent s’élargissant alors démesurément. La crise, de son côté, stoppe le cours du temps en repoussant tout à la fois le passé qui ne peut plus être et le futur qui ne parvient pas à être. C’est la possibilité de réguler les émotions et de travailler à l’anticipation du futur qui permet la reprise du mouvement du temps.

La qualité de la régulation émotionnelle : celle-ci est liée à la qualité des attachements. Dans la famille B. déjà évoquée, le temps passe lentement pour Madame dont les composantes anxieuses préoccupées de l’attachement dominent. Plus la séparation d’avec sa fille dure, plus le temps lui paraît long. Monsieur, quant à lui, ne voit pas le temps passer. Sa vie, développée sur un mode opératoire, conformément à la dimension désengagée de son attachement, le conduit à ne pas voir le temps passer. Il a tellement à faire dans la maison avant que sa fille ne revienne. Il craint de ne pas avoir le temps.

Les facteurs liés à l’âge : le temps ne passe pas de la même manière chez les enfants et leurs parents. Cela peut être la source de malentendus préjudiciables aux uns et aux autres.

Pour les enfants, le temps tourne au ralenti. Cela a diverses conséquences. Par exemple, un enfant de moins de 3 ans a des difficultés à percevoir les durées supérieures à 48 ou 72 heures. Dans une situation de séparation conjugale, l’hébergement alterné établi sur un rythme d’une semaine le met en grave difficulté et le conduit à vivre des expériences de pertes à répétition. D’une façon générale, il est fréquent que les enfants se plaignent de l’ennui et vivent comme interminable un temps vide, sans activité ou événement particulier. Certains parents redoutent ces moments, pris par leur propre rythme, ils accélèrent celui de leurs enfants. Il les engage alors dans de multiples activités. Mais de cette manière, le temps se contracte abusivement pour certains enfants que les parents ne veulent pas voir s’ennuyer. En ne traitant que le présent, un actuel qu’il s’agit de remplir, ces parents oublient que l’ennui permet la rêverie, la réflexion et le développement de l’imaginaire.

Les adolescents, de leur côté, ont tendance à élargir le présent et à faire parfois de cette période de leur vie, non pas un passage, mais une stase. Le passé, celui qui concerne les enfants qu’ils ne sont plus, leur paraît, pour une grande part, révolu. En même temps, ils cherchent à repousser la pression du futur, d’autant plus que les parents tiennent à ce sujet des propos pessimistes, tout en se montrant soucieux de l’orientation à venir de leur progéniture. Finalement, les adolescents oscillent entre le refus du changement et la revendication d’un monde nouveau, qu’ils tentent de reconstruire imaginairement à leur manière. Certains sont ici spécialement en difficulté, quand ils ne vivent que des instants, la discontinuité de leur expérience de l’existence vécue au gré de leur impulsivité, du besoin de décharge émotionnelle. Le zapping, dont ils sont adeptes à partir de leurs objets médiatiques de connexion, est aussi une remarquable possibilité de déconnexion. Cela leur donne l’impression de pouvoir contrôler le temps. En réalité, ils sont plutôt dans une sorte d’abolition du temps, en même temps qu’ils vivent comme une sidération de la pensée. En effet, pour penser il faut du temps. Et il faudra du temps pour que l’adolescent parvienne à construire son enfance comme passé, c’est-à-dire comme intégrée à la continuité de soi. C’est alors qu’il pourra construire son futur (Aulagnier, 1989).

Les adultes ont tendance à penser le temps à partir de l’avenir dans lequel ils se projettent sans cesse, pour peu qu’il n’y ait pas d’obstacles majeurs à de telles projections. Pour eux, le temps se dilate parce qu’il se remplit de nombreuses expériences mises en mémoire. Le futur, quant à lui, n’apparaît que comme une ligne d’horizon lointaine, restant d’ailleurs toujours aussi lointaine au fur et à mesure qu’ils avancent, tel le navigateur sur les flots.

Mais le vieillissement conduit à de nouveaux changements. Chez les âgés, le temps se ralentit car il s’appauvrit en événements. Il se passe peu de choses dans la vie de l’âgé. Cependant, le futur se réduit. Un point de butée grandit à l’horizon du temps. La métaphore du sablier rend alors bien compte d’un mouvement qui s’accélère irréversiblement : plus les grains de sable arrivent vers la pointe du cône, plus leur chute est rapide. Ainsi l’âgé vit un paradoxe selon lequel le temps n’en finit pas de passer, dans le même temps où il le précipite vers la chute. Il en est ainsi sans doute en raison des variations métaboliques qui président au fonctionnement de l’horloge interne. De même, le jugement psychologique que l’âgé peut porter sur la durée a, en même temps, des effets de recalibrage des variables neuro-chimiques (Block, Zakay & Hancock, 1998). Remarquons aussi combien le temps et le mouvement sont liés de sorte que le temps est d’autant plus lent pour l’âgé qui se meut lentement et qui est habituellement en décalage avec le rythme de vie des plus jeunes. Finalement, le temps familial doit pouvoir accepter ou résoudre les tensions nées des rencontres entre les différents temps générationnels.

Les facteurs environnementaux et sociétaux : un temps riche en événements semble passer plus vite, à plus forte raison quand ces événements sont attendus. De plus, le temps de chacun, comme le temps de tous dans la famille, est pris dans un nouage avec le temps social. La circularité et le retour du même dominent dans les sociétés premières. La modernité a orienté le temps vers la linéarité, celle liée au progrès et aux projections vers un futur toujours riche de nouveauté. La post-modernité de notre société contemporaine nous confronte plutôt à un mouvement brownien, tellement comptent la suractivité, le refus du temps mort, l’urgence à prévoir. La vitesse de l’information et des échanges contribue largement à cette accélération. Mais celle-ci présente toujours le risque d’un temps qui tourne sur lui-même. En effet, le présent perd de sa consistance, écartelé entre la fuite de l’expérience qui fait le passé et la fuite de l’horizon d’attente qui s’éloigne toujours de plus en plus vite (Ricœur, 1985). Tout cela n’est pas sans conséquence sur l’éducation des enfants, notamment dans la difficulté pour les parents à faire vivre dans le présent un système de valeurs, et à le soutenir avec régularité dans le temps. L’acte éducatif suppose, en effet, de pouvoir mettre en relation le présent avec le passé et le futur, de permettre de cette manière l’intégration de l’attente, de la réflexion et du projet en rêvant un possible avenir (Gadeau, 2014) au lieu de ne traiter que le présent réel.

Le thérapeute doit être sensible à la durée et au mouvement du temps 

D’abord, s’il est intéressant que « des thérapies brèves » puissent être mises en place, il est des situations qui nécessitent de ralentir le temps. Par exemple, lorsqu’un enfant a fait l’objet d’un placement dans le cadre d’une mesure de protection, le retour rapide dans la famille n’est, le plus souvent, pas très indiqué. Il faut se donner le temps que certaines réparations puissent se travailler sur le lieu de placement, qu’une éventuelle thérapie familiale se fixe des objectifs qui pourront être assez longs à atteindre.

Dans le cadre rythmique que constituent les séances, le thérapeute peut apparaître comme un tiers, susceptible de rassembler les différents « tempos » des partenaires. Il y parvient d’autant mieux qu’il trouve de son côté le bon rythme, le bon mouvement, la bonne durée avec la famille. La prise en compte du temps vécu de chacun peut aider à une mise en perspective des différents « tempos », en rendant explicite ce qui d’habitude organise implicitement la temporalité de chacun. Cela fait appel à une conscience empathique selon laquelle chacun développe la capacité à comprendre « la posture existentielle », le « temps vécu » de chacun.

Les thérapies avec les enfants et les adolescents doivent être spécialement attentives à la durée et au mouvement. Il est souvent souhaitable de prévoir des séances pas très longues et rapprochées. De cette manière, le « tempo » de l’enfant est davantage respecté, les séances s’inscrivent mieux dans l’intégration d’une continuité et d’une consistance de ce qui est travaillé.

On ne peut qu’être étonné parfois par la durée de thérapies individuelles qui finissent par avorter, faute de motivation de l’enfant.

Quant au contenu des séances, il est susceptible de comporter deux aspects : un travail dans l’ici et maintenant portant sur l’expression et la régulation émotionnelle parents-enfants ; un travail à visée diachronique selon lequel les parents sont aidés à devenir les « maîtres du temps » pour leurs enfants, c’est-à-dire que le temps de l’enfant puisse être borné par le temps qu’imposent les parents : celui du coucher, celui de l’heure des repas, celui du moment de faire ceci ou cela, celui de l’attente pour faire ceci ou cela.

L’expérience que vit l’enfant doit pouvoir produire des effets d’expérience. Cela n’est possible que par la construction d’un horizon d’attente, qui est aussi le temps de la frustration (Gadeau, 2014). Il s’agit finalement que les parents puissent imposer leur temps, en tenant compte du temps de l’enfant, de sorte que puisse se développer une « temporalité de l’entre deux, une transitionnalité ». Avec les adolescents, c’est dans la négociation que doit se développer cet entre-deux, dans une articulation réflexive où se mêlent, dans des rapports complexes, passé, présent et avenir.

V – Le sens du temps. La place de l’histoire et des histoires en famille

Le sens s’entend à la fois comme une trajectoire et comme une signification.

Chacun trace sa vie comme un trajet. Celui-ci prend rétrospectivement certaines significations, dès lors que, grâce à notre mémoire, nous pouvons évoquer les expériences vécues, les relier, les mettre en cohérence pour soi-même et pour les autres. Ainsi, nous construisons des récits, individuellement et à plusieurs. On sait la place accordée par Ricœur à « l’identité narrative » (1983-1985 et1990) et combien un « tissu narratif » sous-tend la construction des liens familiaux.

Nous abordons un autre niveau de la dimension temporelle. Jusqu’ici, il a plutôt été question des formes que prend l’expérience subjective du temps, dans le rythme et la régulation des émotions ; dans l’organisation et la division entre présent, passé et futur ; dans la durée et le mouvement. Désormais, il est question du contenu du temps, d’un temps historisé, de la construction de l’existence dans le temps. Alors, s’articulent de façon complexe ce qui fait la singularité de l’histoire individuelle et celle des groupes d’appartenance, la famille bien sûr, mais aussi plus largement une communauté, une société.

L’être humain est un « faiseur d’histoires », et c’est de cette manière qu’il donne sens au temps. « C’est lorsqu’il est articulé de manière narrative que le temps devient humain » (Ricœur, 2000).

L’activité narrative commence à se développer à partir de 3-4 ans, dans ce qu’on peut appeler une « intersubjectivité tertiaire » (Favez & Frascarolo, 2005), c’est-à-dire dans la possibilité de construire des significations à plusieurs. Ce sont les parents qui aident l’enfant à raconter, à construire une histoire à partir de ce qu’il a vu, de ce qu’il a fait, à propos des questions qu’il se pose et des compléments qu’ils apportent à ce qu’il dit. Ce n’est que vers 6 ans que l’enfant peut produire des récits personnels et qu’il parvient à clairement différencier, dans ce qu’il raconte, ce qui se produit et quand cela s’est produit, ce qui va se produire et dans combien de temps.

Remarquons la place de l’attachement dans l’activité narrative. La cohérence des récits de l’enfant est, en effet, grandement corrélée à la sensibilité maternelle. La mère, comme figure d’attachement, influence la manière qu’a l’enfant de faire le récit de son expérience subjective (ce qui relève de la mémoire épisodique). Le père, de son côté, semble davantage influencer le traitement objectif, sémantique de l’information (mémoire sémantique).

Ainsi, les capacités narratives contribuent à la plus ou moins bonne régulation des émotions, et à de plus ou moins grandes possibilités de mentalisation. C’est d’ailleurs sur la qualité des récits que peuvent faire les adultes de leurs expériences d’attachement dans l’enfance, qu’a été élaboré l’Adult Attachment Interview (Main & Goldwin, 1985) permettant d’explorer l’état d’esprit d’attachement. Mais ce sont les connexions de l’activité narrative avec l’histoire, la mémoire et les mythes qui nous intéressent tout spécialement.

Dans une famille, s’élabore au fil du temps une histoire fondatrice, le « mythe familial », constitué par un ensemble de croyances que la famille a vis-à-vis d’elle-même et développées à partir des histoires vécues par les uns et les autres. Un mythe vivant est toujours alimenté par de nouveaux apports. Ainsi, dans un processus de mythopoïese, certains éléments renforcent certaines croyances, tandis que d’autres en éliminent.

Ricœur a décrit un « cercle herméneutique » (2000) pour indiquer comment l’expérience de la vie et du temps passé conduit au récit, combien ce même récit favorise la compréhension et l’interprétation de la vie pour soi et pour ceux à qui s’adresse le récit, à quel point encore cette compréhension affecte la manière de vivre de nouvelles expériences. Ainsi, par les apports de chacun, l’histoire se crée, se forme, se transforme en même temps que la mémoire se construit, se déconstruit, se reconstruit par de nouveaux apports partagés par certains, imaginés par d’autres.

Le souci du sens conduit à l’examen des contenus de l’histoire familiale selon plusieurs directions :

Il peut être d’abord question de racines, d’héritages. On ne peut pas ne pas communiquer, nous ont dit les pionniers de l’approche systémique, préoccupés par le processus des échanges.

On ne peut pas ne pas transmettre, ont précisé les praticiens de la thérapie familiale psychanalytique, préoccupés par le contenu des échanges. Cette deuxième proposition est aussi essentielle que la première. On peut penser plus spécialement ici à ce qui est en jeu dans l’inter ou le transgénérationnel.

Certains ont tendance à considérer que notre époque est caractérisée par un manque, un déficit de transmission des parents à leurs enfants. De notre point de vue, ce n’est pas tant d’un manque dont il est question, mais plutôt d’une dysfonctionnalité. Ce qui est transmis est souvent constitué d’un matériel chaotique, désorganisé, sans valeur ou dont on cherche à nier la valeur. Ou encore, il s’agit d’une transmission en creux, de choses dont on ne parle pas, mais pourtant présentes dans le vécu des familles. Par exemple, on ne peut éviter que chacun, dans une famille, soit assigné à une place dans le système de parenté et dans l’ordre généalogique. Suite aux séparations et recompositions familiales, les repères sont souvent brouillés et le souci de les clarifier auprès des plus jeunes n’est pas toujours présent. Ces derniers ont besoin de repères temporels. Ils ont besoin de faire de leur enfance un temps capable de lier dans le présent, ce qui s’est passé avant, et ce qui peut être projeté dans le futur. Ceux qui, de ce point de vue, ne peuvent bénéficier d’un héritage clair et cohérent, ont des difficultés à trouver un sens et du sens à une vie future qui peine à s’appuyer sur les capacités de l’imaginaire.

Remarquons à ce sujet les difficultés qui peuvent être rencontrées dans l’adoption. Beaucoup d’enfants adoptés ne disposent pas d’un héritage connu. Les parents adoptants cherchent aujourd’hui à donner à l’enfant les informations dont ils disposent sur ses origines. Mais ces informations sont en général fragmentaires. Par ailleurs, ces mêmes parents éprouvent souvent des difficultés à évoquer leur propre héritage. L’enfant n’est pas toujours bien inscrit dans cet héritage parental adoptif lorsque les parents peinent à aborder les raisons qui ont contribué à leur acte d’adoption et fondé « l’acte de naissance » de celui qui, par l’adoption est devenu leur enfant (Duparc, 2015).

Il peut être ensuite question des événements significatifs de l’histoire de chacun et de tous dans la famille. Ainsi peuvent se développer des « abus de mémoire » (Ricœur, 2000), susceptibles d’orienter une activité narrative problématique. Et, suivant Ricœur (2000), on peut retenir :

La mémoire « empêchée » : liée à un excès d’oubli parce que certaines blessures, certains traumatismes du passé doivent demeurer enfouis, enkystés pour que les souffrances d’autrefois ne viennent endommager les relations d’aujourd’hui.

La mémoire « manipulée » : qui arrange à sa manière le temps et les événements qui se sont produits. C’est à ce prix que le mythe familial est préservé, qu’un sens du temps convenable pour tous est maintenu.

La mémoire « obligée » : où le sens du temps prend un tour particulier en raison d’un excès de mémoire. On s’efforce d’éviter d’oublier. Ainsi, certains deuils familiaux, spécialement quand ils sont traumatiques, peuvent devenir interminables. On vit parfois ici comme une obsession commémorative, comme une injonction à se souvenir, y compris pour ceux qui n’ont pas vécu ce qui s’est passé. L’existence prend un sens définitif qui ne peut désormais se comprendre que comme le prolongement de ce qui s’est passé.

Il est enfin question de l’histoire des relations entre les partenaires et de leurs connexions avec celles des familles d’origine. La temporalité familiale apparaît ici orientée, non pas tant par les récits de telles ou telles expériences historisées et mises en mémoire, que par la consultation d’un modèle concernant les manières « d’être avec », un script nous dit Byng-Hall (1995). Bien sûr, un tel script a quelque chose à voir avec les événements vécus, avec l’histoire. Il a quelque chose à voir aussi avec les croyances construites au fil du temps, avec les mythes, avec les rituels qui organisent la vie familiale. Mais, plus précisément, le script oriente le style relationnel dans la famille, à partir de contenus en grande part implicites qui relient le présent au passé, celui de la famille actuelle constituée, mais aussi celui des familles d’origine des conjoints. À l’interaction des récits, des mythes, des rituels, les scripts façonnent les relations, les inscrivent dans des rapports de sens en prescrivant ce qui doit être fait dans le présent et dans l’avenir. Connectés à la qualité des attachements, les scripts sont susceptibles d’enfermer les partenaires dans la répétition des dysfonctionnalités du passé ; ou dans des tentatives de réparation ou d’évitement. Dans l’un et l’autre cas, ils sont peu propices à la créativité. C’est cette dernière que les interventions thérapeutiques chercheront à promouvoir.

Les interventions thérapeutiques sont orientées autour de la narrativité.

Le « tissu narratif », comme résultat des récits entrecroisés des différents membres de la famille, est d’abord un contenant qui soutient les appartenances en même temps qu’il construit du sens, alimenté par le contenu des expériences et événements vécus par chacun. Le travail thérapeutique s’efforce par conséquent d’insister sur la mise en résonance entre les récits des expériences vécues et les relations. Cela passe souvent par le détour de la métaphore. Puissant mobilisateur des émotions, la métaphore permet la mise en marche d’un processus de co-construction dans la famille et avec le thérapeute. Ainsi, de nouvelles significations se dégagent, de nouvelles manières de lier le présent au passé revisité et au futur abordé sous un nouvel angle. On sait l’importance dans les techniques thérapeutiques des objets médiateurs, des objets flottants, tout spécialement quand ils sont utilisés dans ces « moments de signification » dont nous a parlé Stern (2003).

Cela suppose que, le plus souvent, un travail thérapeutique centré sur le sens du temps n’intervient pas d’emblée.

Une mise en réflexion sur le contenu suppose d’abord une élucidation du processus interactionnel et des différentes figures que prennent l’expérience subjective du temps. Mais il arrive que, tout de suite, comme une urgence, l’activité narrative prenne le pas sur tout le reste.

Ainsi, dans la famille E., Madame et ses enfants me prennent comme à témoin de leur histoire dès la première séance. Il en est ainsi, me semble-t-il, en raison de leur quête de contenance. Il y a eu des violences conjugales dont les enfants ont été témoins : il y a eu le suicide du père par pendaison ; il y a eu le placement des enfants, les foyers, la famille d’accueil, la fratrie dispersée. Il y a eu le retour à la maison et de nouvelles violences de la part du nouveau compagnon de la mère. Il y a l’héritage traumatique de la mère dans sa propre famille. Les enfants sont animés d’une remarquable capacité à raconter, à mentaliser ce qu’ils ont vécu. À travers leurs histoires, ils sont à la recherche d’une appartenance commune. Il s’agit bien ici de construire un « tissu narratif », selon lequel l’histoire de chacun peut s’insérer dans une appartenance et une cohérence commune. C’est un travail narratif qui va permettre de construire le futur comme l’a d’ailleurs exprimé Madame E… On peut sans doute évoquer, dans cet exemple, une démarche qui s’inscrit dans une dimension résiliente.

VI – En conclusion

La temporalité apparaît finalement comme une dimension transversale qui peut aider à penser le travail thérapeutique avec les familles dans diverses situations.

Ce travail, dès lors qu’il se situe dans une perspective constructiviste, doit pouvoir opérer de constants va-et-vient entre le présent et le passé, pour imaginer et construire l’avenir. À moins que ce soit en imaginant l’avenir qu’on permette au présent de se relier avec un passé dont on était, pour diverses raisons, déconnecté. C’est souvent à partir des formes subjectives du temps, expérimentées par les uns et les autres, que des émotions peuvent être mobilisées lors de « périodes sensibles » au cours desquelles se réagencent les trois temps du temps. Lors de situations traumatiques, notamment, il s’agit de pouvoir rétablir la « fluidité du voyage mental » à même de redonner tout son poids au sens du temps. Nous avons besoin, bien souvent, de travailler un va-et-vient entre ce qui se joue dans la synchronie, dans la circularité interactionnelle de l’ici et maintenant, et ce qui se joue dans la diachronie, le temps de l’histoire, des récits et des scénarios que le passé a construit, mais que le présent peut déconstruire et reconstruire d’une autre manière pour le futur.

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