Dyslexie et dysphasie. Quelle étiologie ?

Dyslexie et dysphasie, quelle étiologie ?

Pour citer cet article :

Lévy Michel S., (2016). « Dyslexie, dysphasie. Partie I», Empan, 101, 1, 12-20

Pédopsychiatrie et neuropédiatrie s’affrontent actuellement dans une bataille idéologique fortement concurrentielle dans le domaine des troubles psychologiques et instrumentaux des enfants. Peu à peu, l’influence de la neuropédiatrie, qui croit pouvoir expliquer la dyslexie, la dysphasie, l’hyperactivité, la dyspraxie exclusivement par des troubles génétiques ou neuronaux, se fait croissante dans une société où le sujet est de moins en moins sollicité. Les liens complexes entre symptômes, désir et norme sont remplacés par de supposés troubles cérébraux. Cette rage normative fait déferler l’hypermédicalisation au travers d’une « science », en réalité beaucoup plus discutable qu’on ne le dit, relayée par des journalistes souvent mal informés, certains politiques et beaucoup de médecins, séduits par ces positions organicistes qui économisent la difficile question transférentielle et évacuent le sujet. En favorisant la pure dynamique projective, ce douteux discours « scientifique » satisfait, à court terme, des adultes devenus, souvent bien malgré eux, ainsi à la fois déculpabilisés, certes, mais par là même, aussi, déresponsabilisés…

Les hypothèses neurologiques sont très superposables dans les quatre questions exposées ici. Des études anatomiques (toujours sur très peu de cas), souvent non répliquées par d’autres équipes indépendantes, servent pourtant de preuve, des cas isolés et non généralisables de gènes défectueux, une prévalence chez les jumeaux monozygotes variable selon les études permettent abusivement de parler d’origine génétique, quelques troubles neuro-embryonnaires non constamment retrouvés permettent d’affirmer la cause neuro-développementale…

Dans aucune de ces difficultés, un trouble constant, donc causal, n’a en fait pu être isolé. Cela n’empêche pas les neuropédiatres de parler constamment aux parents de l’origine cérébrale du problème, en faisant abusivement porter sur le corps de l’enfant tout le poids d’un symptôme dont les adultes s’exonèrent.

Il est clair que certains cerveaux sont plus différents que d’autres, et qu’alors ils mettront plus fréquemment le sujet en risque de problème. Mais ce n’est ni constant ni irrémédiable, les mêmes difficultés étant souvent trouvées chez des gens parfaitement dans la norme biologique… Par ailleurs, il est généralement impossible de déterminer si la plupart des anomalies fines que détecte l’exploration neurologique sont causes ou conséquences du trouble…

S’il est vrai qu’un handicap physique, lorsqu’il est réel, a tout avantage à être accepté et traité comme tel, le supposer, le plus souvent à tort, devient une grave dévalorisation narcissique, surtout lorsque ce pseudo-handicap a pour fonction de supprimer l’importance de la présence, de l’attention et de la remise en question de l’autre dans la structuration psychique et cérébrale.

En fait, exit le sujet, qui parle et se structure dans le dialogue, et bienvenue à la norme, qui impose, rééduque voire modifie chimiquement : voilà ce qui se constate actuellement, massivement, dangereusement, dans la mise à l’écart progressive de la pédopsychiatrie et l’arrivée de la neuropédiatrie.

Les fondateurs de la pédopsychiatrie, Bettelheim, Dolto, Winnicott, Tustin, Misès, Lebovici et autres, ont, historiquement, un lien pratiquement consubstantiel avec la psychanalyse, beaucoup plus, infiniment plus qu’avec la psychiatrie. C’est ce lien qui est tranché net actuellement par la neuropédiatrie, dans la pratique thérapeutique courante autour de ces quatre grands syndromes de l’enfance que sont l’hyperactivité, la dyslexie, la dysphasie, la dyspraxie.

La question du désir propre de l’enfant, de son envie de vivre, d’apprendre, de participer ou non aux soins proposés, la pertinence de la réponse de l’entourage sont massivement évacuées par la vision neuropédiatrique, au profit de la toute-puissance de la projection des adultes sur cet enfant, au nom de la normalité pédagogique scolaire, de l’espoir narcissique parental, de la violence de la norme sociale, de la manipulation pseudo scientifique.

Il faut bien voir que la pédopsychiatrie avait cette fonction depuis longtemps, de faire entendre, de laisser percer la voix de l’enfant dans le concert des projections qui le concernent. C’est ce qui risque de disparaître, avec la bénédiction de la neuropédiatrie, désireuse de faire cesser la critique parentale jugée odieuse qui sort de la bouche trop ouverte de nos petits…

Voilà l’autre différence fondamentale entre les deux sciences : l’enfant, en neuropédiatrie, reste seul porteur de son trouble. Le voici affublé d’un pseudo-trouble cérébral, qui doit le faire taire une fois pour toutes, porteur solitaire qu’il est de ce qui l’accable. Les parents, enseignants, ne sont plus critiquables, questionnables, responsables… Et haro sur la psychanalyse, culpabilisant les parents, à l’exemple de Bettelheim, que personne ne lit plus d’ailleurs, pas plus qu’on ne verra les films de Daniel Karlin sur son œuvre.

Mais que devient l’humanité, si nous cessons brutalement d’être responsables les uns des autres ? Que devient le groupe, le social, s’il ne persiste pas une identification minimum qui permette de s’approcher de ce qu’éprouve l’autre ? Si une remise en question de notre propre comportement ne peut plus advenir, à partir de ce qu’on repère de la souffrance qu’on provoque parfois chez l’autre, en l’aimant à notre façon, qui n’est pas toujours aussi bonne qu’on l’espèrerait ?

Que devient la science, si elle est mensonge et malhonnêteté intellectuelle ? Ce qu’elle fait actuellement massivement lorsqu’elle étend à tous les cas ce qui est rarement trouvé…

 (Ajoutons cependant aussi que la question peut s’inverser pour la psychanalyse. Une maman me faisait, à la lecture du présent travail, la remarque que l’erreur inverse n’est pas moins dommageable. Sans aucun doute, et passer à côté d’une cause organique pour un trouble dysphasique ou autre pose problème de la même façon. Aucune position théorique ne doit être dominante, systématique, l’important reste de s’approcher au plus près de la réalité biologique et psychique d’un enfant. Le présent travail ne concerne donc que l’aspect psychogénétique de ces troubles, sans être exclusif d’une autre approche. Il me semble simplement que ces cas sont de loin les plus nombreux, c’est la raison d’être de ce travail.)

Le sacrifice d’une part de soi au profit du groupe, de l’autre, est le fondement de ce qu’on appelle castration en psychanalyse. C’est de ce sacrifice qu’on ne veut plus, lorsqu’on professe qu’il ne faut plus que se questionnent sur leur responsabilité ceux qui entourent un humain en souffrance.

Mais c’est tout simplement le fondement de l’humanité qui disparaît lorsqu’on cesse de s’interroger soi-même à propos de l’autre. Voilà ce que propose une certaine neuropédiatrie, il faut le dire majoritaire.

Il faut dénoncer cette aberration avec force, obstination et humilité : l’analyse de la responsabilité interhumaine doit aussi se faire avec tact et intelligence, sans jugement, pour être acceptable. Bettelheim s’est effectivement trompé sur ce point. Mais le pire serait de jeter le bébé avec l’eau du bain…

Alors, avançons, avec l’espoir que les étincelles de microcultures qui persistent çà et là rallumeront, lorsque le temps sera venu, l’espoir d’une subjectivité mieux respectée par le social, y compris le médical, même quand elle le questionne.

En ce qui me concerne, comme toujours, je veux passer des critiques aux propositions cliniques. C’est le plus important, le plus utile pour tous, neuropédiatres et pédopsychiatres…

Dyslexie

La dyslexie est largement définie depuis quelques années comme un problème d’origine neurologique.

Dans les années 1970, la psychanalyse avait tenté de trouver des structures impliquant une position particulière du père, qui induirait un trouble partiel dans les processus de symbolisation. Le raisonnement de l’époque était plutôt de type analogique que logique ou déductif, puisque, à partir des problématiques psychotiques on posait que la division subjective était conséquence de la triangulation paternelle, introduisant le symbolique en lieu et place de la fusion maternelle supposée. En vérité, cette idée n’était pas vraiment clinique ou expérimentale, et son efficience ne fut jamais spectaculaire dans la dyslexie.

À partir des années 1990, l’explosion des neurosciences a permis d’explorer à la fois la morphologie du cerveau et certains aspects de son fonctionnement, ainsi que la composante génétique. Des recherches de tous ordres, neuro-anatomiques, fonctionnelles, chromosomiques, ont débouché sur un certain nombre de résultats, qui amènent maintenant, très communément, à parler d’une organicité dans la dyslexie.

Cependant, l’analyse fine des résultats de ces avancées, en réalité, ne permet pas, à l’heure actuelle, d’affirmer aussi catégoriquement une telle organogenèse. Comme presque toujours dans le domaine psychiatrique et pédopsychiatrique, l’argumentation biologique est largement partielle, parfois faussée, et frise même la malhonnêteté intellectuelle. Le contraste est en tout cas saisissant entre les affirmations courantes des neuropédiatres et des orthophonistes, dans leur grande majorité, et la position par exemple de l’Inserm, pourtant peu favorable aux sciences de l’esprit d’habitude. Dans un rapport de 2005 sur la question, les experts de cet organisme posent qu’il n’est pas possible, en l’état actuel des connaissances, de parler d’une base cérébrale de la dyslexie.

Quelques exemples : deux études ont montré la présence d’ectopies corticales (anomalies embryo-géniques de la structure du cortex cérébral) dans la totalité des cerveaux étudiés post mortem chez des dyslexiques. L’une a simplement signalé leur présence dans les zones temporales dans l’ensemble des cerveaux examinés, l’autre a montré que leur densité était corrélée à la gravité de la dyslexie. Mais, il est rarement précisé que la première étude a porté sur quatre cerveaux seulement, ce qui lui confère une significativité à peu près nulle, la seconde sur douze cerveaux. Aucune de ces deux études n’a jamais été répliquée par une autre équipe indépendante, ce qui est pourtant requis par toute la communauté scientifique avant de prendre en compte un résultat. Enfin, on trouve, chez tout le monde, environ 30 % d’ectopies, quand on les cherche, réparties sur toute la surface du cortex. Au résumé, dans toutes ces études, de nombreux dyslexiques ne présentent aucune anomalie, ce qui élimine ce plan comme unique cause du problème, contrairement à ce qui s’entend trop communément.

On a ensuite remarqué que l’asymétrie cérébrale était moindre chez les dyslexiques. Dans la norme anatomique, en effet, les deux hémisphères ne sont pas égaux de volume : le gauche domine chez le droitier, et inversement chez le gaucher. Or, chez les dyslexiques, la norme se déplace vers la symétrie. Deux remarques sur ce fait. D’une part, il ne s’agit que d’une norme, ce qui indique que de nombreux dyslexiques ont un cerveau parfaitement asymétrique. D’autre part, nul ne peut dire s’il s’agit d’une cause ou d’une conséquence. De très nombreuses études montrent actuellement que le cerveau se modèle constamment en fonction de l’expérience, la plus amusante indiquant que les chauffeurs de taxi londoniens ont une région de l’hippocampe largement plus développée que la norme, la zone en partie dévolue à la mémoire d’orientation… Plus remarquable encore, les aires statistiquement touchées chez les Chinois dyslexiques ne sont pas les mêmes que pour les enfants de langue alphabétique, comme si la langue et ses aléas modelaient le cerveau !

Ce problème rejoint en fait la question plus générale de l’organicité de n’importe quel trouble psychique avéré : aucun modèle n’existe à l’heure actuelle qui puisse fonctionner sur le mode d’un rapport constant et fiable entre une cause organique et un trouble médical, comme dans le diabète par exemple… La séparation entre la psychiatrie et la neurologie reste donc de mise dans l’état actuel de la science, malgré les efforts de la neurologie moderne pour réduire le champ psychique à de l’organique ou du moléculaire. Il en est de même pour la génétique, dont les résultats ne permettent pas de différencier transmission familiale ou chromosomique. Les études faites sur les prévalences de la dyslexie sur les jumeaux montrent une prévalence de la correspondance de ce trouble chez les monozygotes par rapport aux dizygotes, sans qu’on puisse réellement en analyser la signification. Ces études montrent a contrario que de nombreux jumeaux monozygotes sont hétérogènes quant à la dyslexie, ce qui indique largement que ce trouble n’est pas simplement génétique.

En bref, la causalité organique de la dyslexie est bien moins assurée qu’on ne l’affirme trop souvent.

La recherche reste donc ouverte, puisque ni l’ancienne hypothèse de la psychanalyse ni la plus récente mode organique ne semblent définitivement pertinentes pour avancer dans cette question de la dyslexie.

Je vais ainsi proposer maintenant une autre hypothèse de travail, en fait compatible, ce qui est important, avec toutes les précédentes… J’ai eu l’intuition de cette idée à travers le suivi de dépressions chez l’enfant de 6 ou 7 ans. Il est en effet un pic dépressif dans cette tranche d’âge, dans ma pratique au moins, qui se manifeste souvent différemment chez la fille ou le garçon : ce dernier réagit fréquemment par une hyperactivité, alors que les filles sont plus souvent franchement tristes et présentent des problèmes de sommeil.

Parmi les causes repérées, l’une revient souvent : c’est à cet âge que l’enfance passe d’une relative insouciance à la nécessité de la performance intellectuelle. Je renvoie sur ce sujet aux travaux d’Alain Ehrenberg. Il montre bien le rapport entre dépression et performance. Or la performance renvoie le désir individuel aux calendes grecques, le remplaçant complètement par une pression sociale : en l’espace d’une année, alors qu’on demandait à l’enfant jusque-là de s’amuser, d’être dans le plaisir du lien social, dans l’expression de son désir, avec un niveau de frustration acceptable pour lui, arrive ce fait nouveau, d’une autre nature pour l’enfant : il faut qu’il se mette à écrire et à lire.

C’est le premier « il faut » potentiellement traumatisant qui arrive, avec parfois une grosse pression scolaire, familiale : tout l’avenir de l’enfant se projette là-dessus, les familles s’angoissent très facilement, les enseignants insistent, culpabilisant les familles. L’enfant se trouve projeté dans un univers brusquement transformé, passant du jeu et du plaisir de la relation à l’obligation de s’inscrire dans une image normée, dans une obligation sociale, dans une pression pédagogique, indépendante de tout désir personnel, de tout plaisir d’être. Si, auparavant, existaient des frustrations, des obligations, elles s’inscrivaient dans une dynamique de développement largement liée au désir propre de l’enfant. C’est d’ailleurs dans la croisée entre ces exigences de la réalité et la force du désir subjectif que les constructions psychiques avançaient. On peut vanter le plaisir d’être sans être reichien pour autant…

Ces enfants se mettent à vivre alors de véritables cauchemars, passant d’une pression scolaire à une pression familiale, ayant perdu le rapport détendu et décontracté avec leurs parents, participant d’une angoisse familiale et scolaire quotidienne. Cela peut provoquer de véritables états dépressifs, tout le rythme de l’enfant devenant tributaire de cette affaire purement pédagogique, dans laquelle il a à savoir écrire, sans autre forme de procès.

Quelques années plus tard, il m’est venu l’idée de chercher s’il y avait eu dépression précoce dans les quelques cas de dyslexie rencontrés dans mon cabinet. Or, dans cette série (qui est courte, puisqu’il est rare à notre époque que les dyslexies aboutissent chez le psychanalyste, et il faudrait d’autres recherches pour vérifier cette intuition sur un plus grand nombre de cas), j’ai constamment retrouvé cet état dépressif. Les enfants dyslexiques de 10 ou 12 ans que j’ai pu voir avaient connu ce type de difficulté lors de leur entrée au cp, ce qui implique le diagnostic a posteriori d’une dépression passée inaperçue à ce moment. Leur refus inconscient d’entrer dans un univers absolu de nécessité n’a fait que croître et embellir, la pression continuelle entraînant la perte de la relation confiante avec leur entourage, qui entravait leur développement.

Aussi, la solution que j’ai proposée à ces enfants et leurs familles tenait-elle en très peu de choses, compte tenu de toute la complexité constante de la consultation en pédopsychiatrie. Il convient en effet de bien comprendre les motivations des uns et des autres, bien repérer les assises conscientes et inconscientes des positions, des pressions dont on vient de parler. La consultation en pédopsychiatrie ne doit jamais tourner en conseils trop rapides, en critique de comportements parentaux, car l’objet du travail, c’est la compréhension profonde du quiproquo entre les parents et un enfant.

Ce n’est qu’après cela qu’on peut réintroduire la solution : l’importance de la détente en famille, du rire, de la confiance réciproque dans le développement des uns et des autres. En particulier, lorsqu’on arrive à resituer tout ce qui se passe autour des devoirs de l’enfant dans une zone de plaisir relationnel, de réussite, quitte à retourner quelque temps en arrière au niveau pédagogique, à faire des pauses lorsque le déplaisir revient, on observe des améliorations suffisantes pour que la situation se détende et s’améliore durablement, quelle que soit la nature organique du cerveau de chacun…

Il est à notre époque quasiment impossible d’associer le corps enseignant à ce type d’approche, qui s’est pourtant révélée extrêmement efficace dans ma pratique. Les pressions pédagogique, neuropédiatrique, médicale, sont telles qu’il est illusoire de penser pouvoir associer les enseignants au projet ici présenté. Heureusement, il suffit que les changements aient lieu au sein de la famille pour que les résultats suivent.

Ce que je décris n’est pas une panacée, mais un point observé qui propose dans le débat la grande opérativité de la réintroduction du plaisir subjectif et relationnel dans le traitement de la dyslexie.

Les savoirs pédagogiques, orthophoniques sur ces questions de dyslexie sont extrêmement précieux, et d’une grande aide pour l’adaptation précise de l’outil pédagogique aux capacités de l’enfant. Ils ne sont cependant pas efficaces si le désir de l’enfant n’y est pas, ce qui est constaté depuis des décennies, et malgré cela trop souvent ignoré. Cela vaudrait pourtant la peine de prendre le temps de chercher où est passé le désir d’apprendre de l’enfant, même si cela prend quelques séances, quelques semaines ou quelques mois. Cette négligence explique les résultats souvent discutables des cmpp (Centres médico-psycho-pédagogiques), qui fonctionnent trop automatiquement autour de la simple demande scolaire ou parentale, sans prendre le temps de vérifier, de chercher où est passé le désir de l’enfant dans tout cela.

La dyslexie ouvre donc un débat sur les effets de la dépression sur les développements psychique et cérébral. Certains ont déjà remarqué que la dépression, lorsqu’elle dure trop longtemps, a des effets de désorganisation cognitive chez l’adulte. Les conséquences sur la désorganisation organique sont connues, fonte musculaire, amaigrissement, troubles neurovégétatifs, modifications cérébrales nombreuses. On peut alors poser l’hypothèse que ces dépressions chez l’enfant peuvent être à l’origine de désorganisations cognitives variées. Il est clair que l’appareil psychique a besoin de désir, de plaisir pour se développer et fonctionner, et qu’a contrario, l’intense déplaisir de la dépression, patente ou larvée, a des effets de désorganisation cérébrale et psychique dont certaines dyslexies, majoritaires dans mes observations personnelles.

Dysphasie

C’est une curiosité médicale : en effet, elle est actuellement définie comme une difficulté à l’acquisition du langage, d’origine organique, à condition que le diagnostic ait permis d’éliminer toute cause organique…

Je ne plaisante pas, c’est la définition actuelle de la neurobiologie, de la neuropédiatrie. Lorsqu’un trouble de l’apparition du langage est détecté, la première recommandation médicale est d’éliminer tout autre diagnostic, en particulier organique, ou supposé tel à notre époque. Tout y passe : le prouvé, comme les troubles chromosomiques, les souffrances cérébrales acquises ou innées ; le moins prouvé, comme la déficience mentale, l’autisme ; et lorsqu’on n’a rien à se mettre sous la dent, que tout est normal y compris le scanner cérébral ou l’IRM, on parle alors de dysphasie, en disant bien aux parents qu’il s’agit d’un trouble organique cérébral, sans ajouter qu’on ne l’a en fait jamais trouvé…

Cela pourrait faire sourire, s’il ne s’agissait de jouer avec l’intégrité physique d’un enfant, de lui inventer un handicap actuellement imaginaire, avec tout ce qu’on peut supposer comme atteinte à l’image de soi pour l’enfant, et au narcissisme pour les parents. N’est-ce pas pire que de s’interroger sur le rôle des interactions complexes autour de l’enfant, passées et présentes, afin de les faire évoluer, et non afin de culpabiliser les parents, comme ils disent… ?

Les seules anomalies repérées au niveau neurofonctionnel, variables selon le type de dysphasie, pour aller vite, montrent des traitements de l’information passant par de tout autres circuits que ceux qui sont habituels pour le langage. Personne, bien entendu, ne peut savoir si cela est cause ou conséquence d’un trouble de communication. Il n’existe pas d’auto-organisation du cerveau, on le sait clairement maintenant, ses potentialités se développent tout au long de la vie en fonction des interactions environnementales.

Aucun travail scientifique sérieux et incontestable ne justifie le scandaleux discours actuellement tenu aux parents affirmant un défaut d’organisation cérébral de leur enfant dysphasique. L’origine de ce trouble est en fait mystérieuse, et personne n’a jusqu’à présent trouvé d’hypothèse satisfaisante.

J’ai travaillé à Rodez dans un centre pour dysphasiques, et je me suis donc penché, comme beaucoup d’autres, sur cette question, avec une hypothèse qui s’est précisée cependant peu à peu. J’ai trouvé intéressant de procéder par élimination selon le procédé cité plus haut.

Si un autiste n’est pas un dysphasique, c’est simple à dire, beaucoup plus complexe dans la réalité. La fréquence avec laquelle ces deux types de trouble sont intriqués, avec des symptomatologies partielles de part et d’autre de la frontière diagnostique, est telle qu’elle pose une question bien plus complexe dans la pratique que dans la théorie de la séparation de ces deux troubles.

Les formes communes sont légion : des troubles autistiques partiels comme des quasi-déficiences sont fréquents dans la dysphasie : enfants dont le QI flirte avec la limite fixée par la médecine, variant en outre dans le temps. Les dysharmonies d’évolution sont aussi nombreuses, plus ou moins graves, mais en tout cas souvent présentes. En fait, il est exceptionnel que le trouble dysphasique soit isolé. Il s’accompagne le plus souvent de troubles cognitifs complexes, de troubles psychoaffectifs variés, de difficultés comportementales, dans un tableau extrêmement variable d’un enfant à l’autre. Je ne pense pas avoir rencontré une seule dysphasie « pure », répondant à la définition neuropédiatrique précise. La plupart des auteurs l’ont remarqué, ainsi d’ailleurs que l’atteinte, sur le plan des capacités affectivo-cognitives, de bien d’autres sphères que celles du simple langage.

Ces constatations m’ont amené à étudier une hypothèse particulière pour expliquer la genèse de ce trouble. Qu’en était-il du développement du jeu entre les parents et l’enfant dans les premières années de la vie ? Pouvait-on imaginer qu’un trouble au niveau du jeu puisse avoir un lien avec ce dysfonctionnement langagier ? Désireux de confronter mon hypothèse au réel, j’ai mis en place un protocole sur 24 cas. Avec l’aide des familles, j’ai recherché s’il y avait eu chez ces enfants un trouble précoce dans le développement du jeu.

À ma plus grande surprise, dans un nombre de cas tout à fait considérable, soit plus de 80 %, j’ai trouvé une absence quasi totale de jeux entre parents et enfants, pour des raisons, c’est cela qui est important, extérieures à l’enfant lui-même. À savoir des deuils maternels particulièrement douloureux, pendant cette période de la petite enfance, des mésententes graves de couple, des dépressions sévères, traitées ou non, enfin des faits très massifs, très impressionnants, impliquant une ambiance lourde et difficile dans la famille, pendant les deux ou trois premières années de développement. (Il faut remarquer que dans quasiment tous les cas, lorsque la question du jeu est posée, les parents disent qu’il n’y avait pas de problème. Il faut entrer dans le détail des souvenirs pour découvrir son absence.)

La fréquence avec laquelle on retrouve ce type de problème contraste avec l’étude témoin que j’ai faite, et que chacun peut faire autour de lui : les parents d’enfants non dysphasiques passent beaucoup de temps à jouer avec leurs enfants… Ils sont 100 % à le faire…

La significativité de cette étude est solide, et mérite d’être vérifiée par d’autres. Le x2 est de 0,04.

Il faut aussi noter que de nombreux autres cas ont pu concerner des enfants qui étaient en fait élevés par des sœurs aînées. On commence à savoir qu’apprendre le langage à un enfant est une tâche très complexe, que des grands frères ou sœurs ne peuvent mener à bien lorsqu’ils n’ont que quelques années d’écart avec l’enfant. Ces enfants-là ont bien joué, mais pas avec des adultes à même de leur apprendre le langage.

En tout cas, cela donne une hypothèse étiopathogénique, à vérifier par d’autres, et une indication aussi quant au type de traitement. Une belle étude belge montre que les enfants dysphasiques jouent seuls, sont porteurs de troubles cognitifs et psychoaffectifs très évocateurs d’un déficit de jeux symboliques, mais n’a pas recherché ce trait précis du jeu actif entre parents et enfants…

On sait l’importance du jeu dans la structuration psychique, depuis Winnicott et bien d’autres. Mais en fait peu de travaux ont spécifiquement étudié les relations entre jeu et apprentissage du langage. L’histoire du fort/da freudien est le plus fréquemment analysée sur le plan de l’apparition du symbole de l’absence, moins souvent dans le cadre du jeu qui le permet…

La dysphasie avait un assez mauvais pronostic il y a quelques années. Il est bien meilleur maintenant, puisque de nombreux centres existent, où l’accent est mis, outre la compétence technique et pédagogique des personnels, précisément sur le jeu, le plaisir de relation avec l’enfant, afin de susciter l’envie réciproque d’apprendre et de faire. À ce titre-là, les retards sont souvent assez bien rattrapés, même s’il reste habituellement quelques défauts de compétence, pas toujours trop invalidants.

À ma connaissance, cette approche de la dysphasie est nouvelle. Elle ne va pas manquer de réveiller toutes les accusations contre la psychanalyse, coupable d’impliquer les parents… Il est d’ailleurs vrai que pendant l’étude que j’ai rapportée ici, certains parents ont été un peu bousculés par ces questions, pourtant posées avec précaution. En fait, ils ont été très minoritaires, la plupart d’entre eux, d’abord heureux d’avoir une direction de travail avec leur enfant, ont ensuite été confortés et réconfortés par des résultats qui justifiaient largement les interrogations préliminaires.

Il m’est arrivé par exemple d’avoir en psychothérapie une institutrice venue me voir en raison d’un état d’angoisse qui ne lui permettait pas d’effectuer son travail, à cause d’une grande difficulté relationnelle avec les enfants. Tout à fait en fin de thérapie, lorsque les choses étaient en passe d’être réglées, elle m’a parlé de son propre fils de 2 ans et demi, qui ne disait pas un mot, et avec lequel elle ne jouait jamais, ce qui pouvait se comprendre aisément quand on connaissait son enfance… Cette jeune femme en plein cheminement thérapeutique a parfaitement compris qu’elle n’était en rien coupable de son histoire, qu’elle était au contraire active en en parlant, en faisant ce travail thérapeutique. Elle ajoutait ainsi des données nouvelles à celles de son passé. Le rétablissement du jeu, d’un jeu spontané, authentique avec son enfant a permis peu à peu au langage de son fils de se développer…

Cela nous ramène à l’introduction de ce chapitre. Je préfère pour moi un monde où nous sommes interdépendants, et à l’écoute les uns des autres à celui qu’on nous propose parfois, dans lequel nous serions déterminés biologiquement et génétiquement, auto-organisés, pour ensuite être manipulés au gré changeant d’une norme qui devrait s’imposer, avec ou contre notre gré. C’est ce que vivent les enfants aux prises avec la neuropédiatrie actuellement.

Tous ces gens qui, à notre époque, ne veulent pas voir combien l’être est impliqué dans la relation, ceux qui ne veulent pas voir en face leur responsabilité dans ce qui se joue autour d’eux, sont pour moi dans l’erreur. Vers quelle humanité veut-on aller si nous nous déresponsabilisons les uns par rapport aux autres, si nous sommes incapables d’imaginer que nous devons nous porter nous-même mais aussi porter les autres, bien sûr dans des limites qu’il est très important de préciser ?

Le procès fait à la psychanalyse de culpabiliser les parents est un faux procès. Pire que cela, c’est une façon de voir la société en général qui aboutit à faire porter massivement sur les sujets souffrants la responsabilité de tout ce qui se passe. C’est ce qui se produit souvent pour ces enfants pris dans les rênes de la neuropédiatrie. Par leur dysfonctionnement cérébral supposé, ils deviennent porteurs de tous les dysfonctionnements familiaux, scolaires, institutionnels qui foisonnent autour d’eux, comme partout.

Il y a dans cette affaire une visée politique au sens large du terme. Quel type de lien social imagine-t-on possible, vivable entre nous ? Moi j’aimerais que ce soit un lien où la coresponsabilité reste posée, où chacun serait comptable de lui-même et des autres.

C’est au fond un courage de remise en question, d’interrogation, que je préfère à la violence projective qu’on voit se déchaîner actuellement en médecine autour de ces enfants en souffrance. Si généreux et attentifs que nous soyons, nous ne sommes pas parfaits. Il est de notre devoir d’humains d’admettre, de poser qu’on fait toujours à nos enfants autant de bien que de mal, qu’ils ont à se débrouiller avec cela, que nos interrogations sur ce qu’on participe à provoquer chez eux leur sont utiles, ainsi qu’à nous. Sauf, il est vrai, dans certains cas limites, lorsque le drame est clos et qu’il ne sert à rien de remuer ce qui n’est ni demandé ni utile. Mais on est loin de ce qui nous occupe ici, cas dans lesquels l’espoir et l’ambition thérapeutique restent de mise.