Les phobies développementales

Les phobies développementales

Par Annick Le Nestour

Pour citer cet article :

Le Nestour Annick, « Les phobies développementales du très jeune enfant. », Enfances & Psy 1/2015 (N° 65), p. 33-44

« La liste de mes peurs : peur de maman, peur des miroirs, peur de mes camarades. /…/ Peur des insectes. Surtout des fourmis. Peur d’avoir mal. Peur de me souiller si j’ai peur. Idiot de dresser une liste de mes peurs, j’ai peur de tout. De toute façon, la peur surprend toujours. /…/ Il y a quelque chose de plus idiot que dresser la liste de mes peurs, c’est de dresser la liste de mes résolutions je ne les tiens jamais. /…/ Nous sommes jusqu’au bout l’enfant de notre corps. Un enfant déconcerté ». Daniel Pennac (2014)

Nous avons adopté ce terme de phobies développementales pour aborder essentiellement ici celles qui surgissent au cours des crises normales du développement du bébé et du jeune enfant. Elles font émerger de manière transitoire des symptômes témoins d’une nouvelle étape avec de nouvelles compétences et une nouvelle organisation psychique. Ceci rappelle les processus organisateurs de R. Spitz (1965), de même que T. Brazelton (1999) parle de crises développementales et maturatives.

Les phobies en général semblent à tous irrationnelles : pourquoi avoir peur, des araignées, des fourmis, des souris ou des chats… ? Elles défient le sens commun, tant par les états intenses d’angoisse que l’objet phobogène suscite que par les conduites d’évitement impérieuses de ceux qui en souffrent.

Chez l’enfant, elles sont pourtant en général admises par l’entourage et, somme toute, assez banales. « Les phobies, l’anorexie, l’insomnie, l’énurésie sont certes des symptômes très fréquemment observés chez les jeunes enfants et aucun pédiatre ne songerait sérieusement à adresser à un psychiatre d’enfant tous les jeunes enfants sur lesquels de tels signes seraient observés » (Diatkine).

Un élément moins apparent, semble-t-il, mais directement corrélé à la frayeur de ces phobies est la fascination face à ces objets, pourtant jugés parfois répugnants. Quel enfant n’a-t-il pas coupé la queue de petits lézards, de souris, ou n’a pas ouvert le ventre d’une araignée grouillant des bébés enclos ? La recherche de scorpions dormant sous les pierres fascine toujours garçonnets et fillettes dans le Midi. La polysémie symbolique féminine/masculine est manifeste : castration et fécondité se conjuguent dans la curiosité épistémophilique concernant les genres et les rapports sexués. Fascination et peur sont donc au rendez-vous des investigations sexuelles infantiles de 2 à 5 ans.

Nous savons aussi que, chez l’adulte, c’est bien la confluence des investissements conflictuels qui agit de manière inconsciente dans l’organisation de ce type de phobies spécifiques à un objet et bien localisées.

Plus difficiles à comprendre chez l’adulte sont les phobies de situation qui demeurent énigmatiques pour le patient et l’entourage, par exemple la peur de prendre un ascenseur, la phobie des transports (métro, avion…). Il est évident que l’époque moderne nous a sensibilisés à des événements catastrophiques lors de transports qui augmentent un stress déjà mis en place chez certains. Mais comment comprendre aussi le vertige, la claustrophobie, l’agoraphobie, les attaques de panique dans son automobile… ? L’individu qui en souffre n’en trouve aucune explication alors que leurs conséquences paralysent ses déplacements et qu’il en perçoit leurs caractères bien étranges.

Chez l’enfant, une phobie de situation typique est la phobie scolaire (parfois suivie plus tard d’une phobie sociale et professionnelle). « La phobie scolaire grave paraît un exemple privilégié pour l’étude des causes et des conséquences de l’existence de symptômes névrotiques mal élaborés » (Lebovici, Le Nestour, 1977). Cette phobie est évidemment pathologique, pourtant elle trouve son origine dans les phobies développementales communes à tous les bébés et les jeunes enfants avant que la conflictualité œdipienne remanie les angoisses archaïques et anaclitiques. Les angoisses contextuelles vécues par les jeunes enfants sont normalement franchies avec succès dans un environnement fiable. Il est vraisemblable que les parents savent rassurer leur enfant ; sauf si le jeune enfant est objet de leurs propres projections négatives et contraignantes.

Angoisses du bébé et leur destin

Lors du passage de l’état du nourrisson à l’organisation psychique du jeune enfant, investissement de soi (narcissique), investissements pulsionnels vers les objets aimés et identifications aux parents sexualisés ou non se réaménagent en permanence en s’intriquant de manière plus ou moins harmonieuse et plus ou moins conflictuelle à la fin de la période œdipienne.

Nous allons prendre pour exemple l’organisation progressive du sommeil et les éventuelles phobies qui émaillent son évolution.

Les nouveau-nés, les bébés jusqu’à environ 6 mois ne sont pas dans une problématique phobique. Leurs capacités régulatrices de l’excitation et la recherche d’apaisement et de détente sont encore en friche. C’est la mère qui assure la fonction d’endormissement, cette fameuse « gardienne du sommeil » décrite par Freud.

Le bébé est peu à peu capable de régulation et d’identification aux fonctions apaisantes de la mère (mère pare-excitante). Nous soulignons que se conjuguent très tôt les capacités naissantes du bébé et ses identifications à une mère à la fois satisfaisante sur le plan pulsionnel, mais aussi narcissique car capable de désinvestir tranquillement son bébé devenu plus compétent (« la mère environnement » décrite par Winnicott [1969].

Nous sommes parfois surpris de voir que le bébé reprend avec lui-même et pour lui-même des rythmies maternelles corporelles (tête, doigts, corps…), puis vocales (babillage, gazouillis, voire mélodie). Qui n’a pas entendu des mini-conversations infantiles à plusieurs voix reproduisant des propos parentaux chez des enfants plus grands avant de s’endormir ? Vers 6 mois, voire plus tôt, bébé n’est pas dupe : il est en effet capable de s’endormir plus ou moins tranquillement ; comme s’il avait conscience que l’amoureuse qui le cocoone est impatiente de rejoindre son autre amoureux ! (La célèbre « censure de l’amante » décrite par D. Braunschweig et M. Fain, [1975]). Des cauchemars vont émailler le sommeil du bébé grandi et conduire à des réveils nocturnes où la voix parentale de loin est souvent précieuse simplement pour rappeler une présence humaine encore disponible.

 « C’est à un petit garçon de 3 ans que je dois mes connaissances sur l’origine de l’angoisse infantile. Un jour qu’il se trouvait dans une chambre sans lumière, je l’entendis crier : « Tante, dis-moi quelque chose, j’ai peur, parce qu’il fait si noir. » La tante lui répondit : « À quoi cela te servira-t-il, puisque tu ne peux pas me voir ? – Ça ne fait rien, répondit l’enfant, du moment que quelqu’un parle, il fait clair. » L’enfant n’avait donc pas peur de l’obscurité, mais il était angoissé par l’absence d’une personne aimée, et il pouvait promettre d’être tranquille dès le moment où cette personne faisait sentir sa présence. [Un des résultats les plus importants de la psychanalyse consiste précisément à avoir pu montrer que l’angoisse névrotique naît de la libido, qu’elle est un produit de cette dernière, comme le vinaigre l’est du vin]. » Freud (1905)

La première construction phobique du bébé

Selon nous, cette problématique émerge sans pouvoir être verbalisée dans le second trimestre alors que s’instaure la phobie du visage de l’étranger que nous allons rappeler.

Bébé bien régulé, bien détendu, s’oriente progressivement en sécurité vers le nouveau, le non-familier. Il a commencé à faire ses grandes découvertes avec son père, il aime partager ses expérimentations avec sa mère ; il commence à comprendre qu’il existe un monde en dehors du monde parental à découvrir, ce qui le conduit parfois à des dilemmes internes pour exercer sa curiosité. Ceux-ci s’illustrent dans l’apparition du deuxième organisateur : la fameuse « phobie du visage de l’étranger » décrite par R. Spitz (1965). L’enfant n’est plus aussi sociable, il ne fait plus risette, même à des visages connus, a fortiori à des inconnus. Maman dit : « Il est devenu un peu sauvage, il était pourtant si sociable ! » Curiosité et crainte semblent s’affronter. Il ne s’agit pas pour nous d’une manifestation pathologique ; c’est au contraire l’absence de cette manifestation qui devrait nous intriguer sur la qualité de l’attachement du bébé à ses parents.

Cette période correspond au moment où l’enfant peut s’asseoir, où son champ perceptif s’accroît considérablement, en même temps que ses possibilités d’action sur le monde (progrès moteur, acquisition de la préhension…). L’objet maternel est progressivement reconnu comme une personne totale existant pour elle-même. Elle fait partie du monde perceptif de l’enfant dans sa globalité, il peut agir sur elle de façon active, en particulier par le prélangage (langage gestuel et pointing) dans son désir de partager avec elle ses découvertes et ses émotions. L’angoisse du 8ème mois de Spitz est centrée sur l’affect de déplaisir provoqué par l’absence de la mère. Précédemment, le bébé pouvait être approché par un étranger (avec délicatesse), de même qu’il ne pleurait pas systématiquement quand sa mère s’éloignait de lui. Au fur et à mesure que l’enfant reconnaît la mère, il réalise que c’est la même personne qui est alternativement gratifiante et frustrante. La liaison des pulsions d’amour et de l’agressivité est source de culpabilité en raison de la crainte d’avoir endommagé la mère par les pulsions agressives. On peut imaginer que le bébé, par moments, craint d’avoir été actif dans une anticipation de perte définitive de cette bonne mère.

 « … dans l’esprit du bébé, le départ de la mère veut dire perte et séparation ; l’étranger en est en quelque sorte l’auteur et devient un objet phobogène qui permet au bébé d’éviter la responsabilité de la perte de la mère. L’arrivée de l’étranger veut dire séparation ou danger de disparition de la mère. L’existence d’un étranger a aussi le mérite de séparer le bébé de sa mère. L’existence d’un troisième personnage l’oblige à prendre de la distance et à fantasmer les rapports des deux adultes. » Lebovici (1989)

Ce concept d’angoisse de l’étranger a été longtemps retenu comme une contre-indication à l’entrée en crèche tardive. Pourtant, il nous semble banal qu’un enfant grandi manifeste avec plus d’ardeur et de pleurs spectaculaires qu’un bébé sa déconvenue à quitter ses parents. Rapidement, pour un enfant confiant, la curiosité l’emporte, ce qui lui permet de se séparer sans trop craindre la disparition de ses parents : gain et perte sont les lois du développement humain. Ceci renvoie ainsi ses parents à leur gestion de leur propre ambivalence, et à leur certitude que bébé ne va pas les rejeter pour se développer, ni vouloir se ré-engloutir en eux.

Au cours du second semestre, des phénomènes étranges intriguent les parents. Ils s’aperçoivent que leur enfant éprouve de l’effroi pour des objets tolérés auparavant : des grands bruits (aspirateur, sèche-cheveux…) ou de grands animaux qu’il connaissait déjà (chien, chat, oiseaux…). Plus tard, ce sont les petits animaux qui le paniquent étrangement, ce que les parents comprennent moins : fourmis, mouches… Les parents sont également surpris de l’apparition d’une phobie de l’eau alors que certains enfants avaient été des bébés nageurs ; les parents ne s’y retrouvent plus, ils ne comprennent pas.

La temporalité des phobies du jeune enfant

 « J. Mallet (1956) avait décrit déjà une succession chronologique des phobies du jeune enfant : phobie du noir et terreurs nocturnes à partir de l’âge de 2 ans – phobie des gros animaux vers 3 ans – phobie des petits animaux vers 4 ans – phobie de situation vers 5 ans. Il a mis en évidence leur mécanisme de formation à partir de rêves d’angoisse ou de terreurs nocturnes : après une ou plusieurs angoisses nocturnes, l’enfant craint de perdre le contrôle visuel de l’espace où se projettent ses visions oniriques angoissantes. Il développe une phobie du noir, puis une phobie des plages obscures, des espaces dissimulés, ce n’est que plus tard qu’il peuplera ses espaces phobogènes sur lesquels se focalise l’angoisse » Houzel (1995)

Nous savons que, simultanément, l’enfant organise en général des conduites plus moins obsessionnelles. Nous donnerons pour exemple le scénario et les rituels avant l’endormissement, mettant à contribution la patience des parents (une énième histoire, un troisième verre d’eau, une envie pressante…). Le jeune enfant fait tout pour différer l’heure du coucher, invoquant la peur du noir, la peur de cauchemar…

N’oublions pas que c’est aussi une époque où il commence à jouer avec ses peurs, en particulier le soir, où dans les livres réclamés foisonnent des monstres, des fantômes et des voleurs… Nous savons que toutes ses imaginations représentent « les mauvais aspects des parents et les mauvais sentiments des enfants ».

Il appréhende visiblement leur retour dans le sommeil où il perd la maîtrise de ses pensées et… de ses parents. D’autant plus que « ses chers parents » ont hâte de se retrouver ensemble. Nous sommes plutôt convaincus qu’il ne s’agit plus d’une simple détresse de l’absence mais du travail intense des conflits ambivalentiels de la période œdipienne.

Madame D, un peu effrayée, me raconte devant sa fille Julia (18 mois) : « Je dois lire tous les soirs le livre sur le loup ; Julia me le demande sans cesse, elle redemande toujours le même passage », puis, finement, madame ajoute : « Elle joue avec ses peurs. »

Je propose un jeu avec le loup marionnette, madame le déclare « gentil » (?) Julia ponctue : « Méchant loup ». L’enfant s’empare de la sorcière qui lui faisait peur auparavant, mais elle n’oublie pas le balai magique de celle-ci, fait mine d’attaquer le loup, puis les fait voler tous les deux dans le coin de la pièce. Madame dit : « Elle affronte ses peurs, mais elle ne veut pas de l’autre livre, celui où il fait noir… Elle le cache même parfois ». De façon étonnante, madame ajoutera : « J’ai toujours eu peur du noir depuis mon enfance ! »

Madame poursuivra en disant qu’elle se souvient de son passage préféré où le loup mange la grand-mère. Comment son enfant si petite a-t-elle eu l’intuition des peurs infantiles de sa mère ? et en jouer ainsi ?

Dans cette période, certains parents ont plus de talents que d’autres (probablement en raison de leur propre histoire d’enfance plus ou moins émaillée de phobies). D’autres échouent car leur propre conflictualité se télescope avec celle de leur enfant. Ainsi nous avons vu une jeune femme enceinte, attaquée par un crocodile que son fils lui tend, se mettre littéralement en panique. Elle ne comprenait pas que l’enfant attaquait cette mère « grande traîtresse » qui ne se satisfaisait plus de lui en faisant un autre enfant. Dans une autre consultation, un père a dû fortement tenter de contenir sa violence, sans y réussir tout à fait, face à son fils qui l’attaquait avec ce jouet-crocodile. C’était un homme qui maîtrisait très difficilement ses propres pulsions violentes, après un grave traumatisme intrusif ancien.

« La présence et l’absence factuelles des parents à certains moments de la vie de l’enfant ont un effet déterminant pour protéger celui-ci contre le danger interne, sans que l’on puisse confondre le registre des interactions et celui des contradictions intrapsychique » (Diatkine, Valentin, 1995)

Des parents sont aidés non seulement par nous mais curieusement par leur enfant, quand il réveille leurs angoisses en consultation. Comment prêter une telle compétence sans imaginer un processus transférentiel à notre égard qui s’organise par sa propre mise en confiance ? Souhaiterait-il vraiment être mieux compris et pousser ses parents à en faire de même ?

Les parents d’Iliana (8 mois) ont demandé une consultation pour leur enfant, se déclarant peu confiants en eux-mêmes. Madame dit d’emblée : « J’ai peur de tout, j’ai peur de ne pas comprendre ma fille ».

Iliana me sourit dès les deuxième et troisième consultations, de vrais sourires de reconnaissance. Elle peut même me surprendre et m’amuser quand elle garde un objet précédemment convoité par elle que j’ai fait semblant de retenir pour moi auparavant. La mère est anxieuse et épuisée, le père est un peu déprimé. La mère exprime pourtant leur plaisir à regagner bientôt leur province d’origine.

Iliana continue de m’étonner quand elle garde en réserve le premier jouet en m’en tendant un autre. Elle amasse progressivement des jouets dont elle use avec ravissement. Elle m’offre une balle pour mieux me la reprendre in extremis en me regardant avec coquinerie. La mère ponctue : « Vous ne l’aurez pas, pourtant elle sait donner » avec un sourire en demi-teinte.

Un mois plus tard, Iliana semble me narguer dans les bras de son père dont elle ne veut pas descendre. Elle détourne la tête à toute approche de ma part même délicate. Elle se blottit contre son père tout étonné ; les cris ne sont pas loin ! Monsieur rappelle le plaisir de jeu de sa fille au galop sur ses genoux, puis sur les miens à la séance précédente, sans succès, aujourd’hui. Il recommence le jeu du cheval, mais Iliana s’agrippe quand il la tourne vers moi. Madame parle de caprices, méconnaissant les craintes évidentes de sa fille. Iliana se cache derrière son père et fait réapparaître son visage à droite, vers moi, puis à gauche, vers sa mère. Quand je réponds « Coucou », le père s’en amuse, il est rassuré. Madame est toujours figée, l’enfant cherche peu sa protection. Le jeu répétitif joyeux finit par inclure la mère et induire des éclats de rire francs de tous les protagonistes.

Il est impossible d’interpréter cette séquence avec le seul recours à l’hypothèse de « l’angoisse de l’étranger » de R. Spitz. Pourquoi l’invite du père qui pousse Iliana à jouer avec moi déclenche-t-elle tant de frayeur ? Les peurs sont-elles imputables aussi à l’anticipation du départ à venir du père ? Il a annoncé, en effet, qu’il devançait le déménagement définitif en partant seul un mois « en éclaireur ». Sa femme avoue sa détresse d’être quittée. C’est Iliana qui révèle les angoisses d’abandon mais elle peut les transformer dans le jeu de disparition/réapparition « cache-cache/ coucou » avec moi et ses parents (jeu où elle excellait auparavant avec des objets concrets).

Je crois qu’il faut faire l’hypothèse non seulement d’une abréaction émotionnelle où Iliana reprend la maîtrise de la situation (anticipation de la séparation avec le père) mais également d’une relance de sa curiosité exploratrice un peu entravée par les parents.

Nous voyons ici comment la rivalité maternelle (des éléments de discontinuité et de lâchage par la grand-mère maternelle avaient été travaillés précédemment avec madame) a cessé de fonctionner en raison des répétitions ludiques induites par l’enfant. Les trois complices ont pu apaiser leur angoisse et retrouver de l’humour.

Le jeune enfant vérifie toujours que ses parents acceptent ses mouvements d’autonomie et ses nouveaux investissements, tant de choses concrètes que de personnages. Son espace d’investigation s’élargit considérablement. Il commence à échanger et à troquer. Nous nous amusons toujours de la balle qui circule et qui finit souvent en don pour la mère. Parfois même, il la comble de cadeaux (les jouets de consultation), tout en s’éloignant d’elle. Craint-il des représailles s’il affirme qu’il peut se passer d’elle de petits instants ?

Les enfants, déjà à partir de 10 mois, commencent à jouer de leurs frayeurs avec une grande satisfaction. Ils miment même des peurs pour mieux les apprivoiser. Des jeux répétitifs avaient été précédemment introduits par les parents : les marionnettes qui disparaissent, le bateau sur l’eau où l’enfant plonge dans le vide, les premiers jeux de cache-cache au cours du change avec une serviette. Les enfants les imitent mais ne savent pas d’emblée se cacher totalement (les pieds qui dépassent du rideau, le placard à demi fermé…). Simultanément, le langage commence à être émis, la voix des parents leur est utile rapidement quand la peur l’emporte.

Les phobies œdipiennes de l’enfant

Lors de la période œdipienne le jeune enfant développe en général des phobies. Elles témoignent des conflits œdipiens en raison des aspects contradictoires, voire momentanément antagonistes du flux des investissements ambivalents libidinaux des parents. Le jeune enfant doit faire face à l’ambivalence non encore résolue des pulsions concernant le parent du même sexe et celui de l’autre sexe. Les identifications secondaires au parent du même sexe impliquent des renoncements aux amours maternels. Cette période critique d’établissement de l’identité sexuée organise, pour juguler l’angoisse sous-jacente, des mécanismes défensifs avec projection de cette angoisse sur des objets phobogènes précis.

La sexualisation des peurs devient évidente : par exemple les petites filles et même les garçons cherchent si un homme ne s’est pas caché sous leur lit. Il s’agit du conflit ambivalentiel pulsionnel interne où l’agressivité se projette sur des personnages actuels ou plus souvent imaginaires.

 « L’analyse de la phobie d’un petit garçon de 5 ans (le petit Hans) nous a appris beaucoup de choses auxquelles ne nous avait pas préparés la psychanalyse, par exemple que la symbolique sexuelle, la représentation du sexuel par des objets et des relations non sexuelles remonte aux premiers essais que fait l’enfant pour s’exprimer par la parole. En outre, je fus forcé de me rendre compte que j’avais faussé l’explication précédente en établissant, par souci de clarté, une succession chronologique entre les deux phases de l’autoérotisme et l’amour objectal. L’enfant se comporte parfois comme l’adulte : sa libido se change en angoisse dès qu’elle ne peut atteindre à une satisfaction ; et l’adulte, devenu névrosé par le fait d’une libido non satisfaite, se comportera dans ses angoisses comme un enfant. Il commence à avoir peur dès qu’il est laissé seul, c’est-à-dire sans une personne sur l’amour de qui il croit pouvoir compter ; et pour se défaire de ses angoisses, il aura recours aux mesures les plus puériles » Freud (1905)

Freud voulait se défaire de la théorie de la séduction externe qui éveillerait la sexualité de l’enfant. Il dit ainsi que cet éveil peut se faire spontanément sous l’influence de causes internes.

Il avait démontré les composantes conflictuelles où l’angoisse, par débordement des capacités des mécanismes de défense, se projetait sur l’objet phobogène : le cheval qui mordait et tombait… Bien évidemment, le cheval représentait de multiples condensations dans le registre œdipien positif et inversé.

Ces projections sur des objets bien identifiés ne sont pas pathologiques en elles-mêmes mais témoignent au contraire d’une organisation psychique en évolution. Par contre, des enfants plus grands nous montrent déjà une véritable structure phobique constituée. Ainsi Karine, l’enfant décrite dans La psychanalyse précoce (Diatkine, Simon, 1973) qui présentait des symptômes d’anorexie, d’insomnie et de phobies de transport. Ses phobies intenses limitaient ses déplacements, mais induisaient aussi des bénéfices secondaires. La mère était tenue « en laisse » et l’enfant la suivait d’une pièce à l’autre en lui demandant si elle l’aimait et si elle ne la quitterait pas.

Tout l’art de cet ouvrage a été de montrer comment les excitations dans le jeu plaisir/déplaisir n’étaient pas contenues par des mécanismes de défense suffisants. Les inhibitions majeures induisaient de véritables symptômes agoraphobiques. Nous savons que les caractères inhibitoires peuvent altérer d’autres domaines, en particulier les fonctions épistémophiliques et cognitives. Comment était précédemment ce bébé insomniaque à 8 mois ? Dans quelles interactions avait-elle baigné ? Quelles infiltrations fantasmatiques parentales avaient contaminé l’organisation en devenir de ce bébé ? Ce livre tente d’y répondre au niveau des identifications inconscientes de Karine dans sa psychothérapie.

Nous travaillons nous-même sur la façon dont sont accueillies et comprises les phobies des jeunes enfants par les parents. Certains s’en amusent sans vexer leur enfant, la banalisation est de circonstance. D’autres sont totalement submergés par leur propre angoisse (angoisses du passé et/ou traumatisme ancien et/ou actuel).

Madame est très inquiète de la demande quasi frénétique de sa fille Éliane (12 mois) lui réclamant le soir toujours le même livre où figure un petit chien enchaîné avec des pansements et qui pleure. Éliane semble fascinée, tout en marmonnant une litanie que madame ne comprend pas mais où, moi, j’entends « a peur ». Le lien que je verbalise sera très facile à faire avec le bébé Éliane prématuré et soigné en néonatologie.

La mère livre alors toutes ses angoisses, débordante de panique, comme si les traumatismes étaient encore actuels. Au retour à la maison, Éliane a fait un accident vasculaire cérébral qui restera sans séquelle.

De manière très pertinente, Éliane perd momentanément son aspect triste, pointe du doigt sa mère en répétant « a peur, a peur ». J’énonce simplement qu’Éliane se fait du souci pour sa mère.

Éliane continue à chercher à être mieux comprise puisqu’elle va se cacher dans le placard. Elle garde soigneusement la maîtrise de la porte qu’elle ouvre et ferme en regardant sa mère. Elle reste dans le noir du placard un peu trop longtemps au gré de sa mère qui ne peut s’empêcher de bondir pour l’en sortir ! Tranquillement, je converse avec la mère sur les longs moments traumatiques des débuts de vie d’Éliane et ses angoisses envahissantes, mère qui ne pouvait pas, bien sûr, bondir pour libérer sa fille à l’hôpital. Le jeu psychodramatique de la porte ouverte/fermée, où Éliane elle-même nuance ses propres peurs, fait dire à la mère : « Quelle panique encore ! ». Je remarque gentiment : « Pourtant, un simple jeu de coucou ! ». Avec malice, Éliane recommence, ce qui fait dire à la mère plus souriante : « Tu es plus forte que moi pour jouer avec tes peurs ».

Curieusement, à cet instant, Éliane trébuche, fait des gestes un peu désorganisés pour se rééquilibrer. Madame dit : « Appuie-toi sur ton bras gauche », expression curieuse que je répète interrogativement. Madame explique que l’accident vasculaire cérébral postnatal s’était révélé par des gestes désordonnés du membre supérieur gauche. Simultanément, Éliane apporte son doudou à sa mère !

En contraste, le père semble « cool », voire trop « cool ». C’est lui qui, étonnamment, demandera quelques mois plus tard un bilan orthophonique pour retard de langage. Il fera le lien avec ses propres peurs d’enfant : peur du noir, peur de parler en public… Il n’évoquera pas ce qui nous paraît flagrant : son incapacité à être seul. Il s’appuie sur ses enfants et les utilise comme objets contre-phobiques. Ils nous paraissent étrangement indifférenciés.

Ces phobies du noir ne seraient-elles pas la métaphorisation des angoisses parentales : peur de voir disparaître leur enfant à la naissance ou lors de l’accident vasculaire ? La suite de la prise en charge permettra également de faire des liens avec de multiples traumatismes dans l’enfance des deux parents.

Notre espace thérapeutique a donc permis non seulement de nommer les peurs de cet enfant mais de mieux les comprendre ensemble. Une organisation phobique aurait pu se constituer avec des inhibitions et des retraits massifs renforcés par les phobies parentales. Le double niveau du travail thérapeutique initié par l’intuition de cette enfant a permis la levée des symptômes et des décisions de psychothérapies personnelles pour les parents.

L’angoisse peut être projetée sur un élément extérieur qui n’induit ni inhibition véritablement ni évitement trop pathologique. Nécessitant un objet contre-phobique, parfois la lutte des composantes multi-condensées de l’objet phobogène lui-même n’est pas totalement opaque, ainsi la phobie des chevaux surdéterminée du petit Hans est sous-tendue par des processus contradictoires d’investissement œdipiens (œdipe inversé ou œdipe direct). C’est, bien sûr, plus tard à la période œdipienne que les enjeux des investissements pulsionnels font fleurir des phobies les plus diverses et les plus fluctuantes dans leur temporalité et leur intensité. Quelques-unes persisteront dans la psyché adulte. Nous savons que ce sont les caractères inhibitoires envahissants et altérant d’autres domaines, par exemple les fonctions cognitives, qui montrent leur dimension pathologique par rapport aux phobies ordinaires développementales. L’enfant plus jeune vérifie toujours que ses parents acceptent ses changements rapides, intenses et fluctuants du personnage parental momentanément privilégié.

Nous concluons donc que l’enfant petit est certainement éprouvé, voire en détresse, face à des angoisses d’abandon trop submergeantes quand ses besoins libidinaux ne sont pas suffisamment satisfaits. Mais tout enfant doit vivre cette frustration de ses parents qui s’éloignent de sa chambre pour reprendre leur vie amoureuse.

Nous ne pouvons véritablement parler de phobie du bébé lorsqu’il se trouve dans un contexte de détresse ou d’angoisse liées à son insécurité de base. L’étayage parental supplée à cette détresse primaire ; les angoisses d’abandon ou anaclitiques ne sont vécues qu’après quelques mois, lorsque la disparition momentanée du parent se prolonge. Peuvent apparaître alors des phobies d’endormissement ou des réveils nocturnes, par exemple. Progressivement, les compétences psychiques et émotionnelles du bébé lui permettent de constituer des processus internes d’investissement de lui-même suffisants.

Un processus particulier s’installe dans le second semestre où commencent à exister des conflits importants. L’investissement de soi vient contrarier les investissements d’amour sur les personnages parentaux alors différenciés, la curiosité exploratrice d’objet nouveau du bébé grandi potentialise les menaces d’abandon (phobie du visage de l’étranger).

Lors de la période œdipienne, les enjeux des conflits font fleurir les phobies les plus diverses et les plus fluctuantes dans leur intensité et leur durée. Elles portent en général sur des objets phobogènes précis sans véritable organisation psychique phobique. Elles alternent avec d’autres symptômes névrotiques qui céderont eux aussi au fil du temps. Tous ces symptômes sont nécessaires, voire utiles pour organiser une vie psychique pas trop entravée par la nécessaire ambivalence des investissements narcissiques et libidinaux.

Ces crises développementales mal gérées par les parents peuvent pourtant faire le lit plus tard de phobies de situations complexes (phobie scolaire, phobie sociale, agoraphobie, claustrophobie…).

 « C’est probablement en fonction de paramètres comme la plus ou moins grande autonomie acquise par l’enfant dans l’élaboration de ses défenses contre l’angoisse, sa capacité à focaliser un processus de défense, en libérant par contrecoup un espace suffisant pour que se développe le plaisir, de désirer et de jouer avec son activité mentale, que l’on peut apprécier les chances que s’organise ou non un noyau pathogène durable. » (Diatkine, Valentin, 1995)

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 Bibliographie

Brazelton, T.B. (1992). Points forts, Paris : Le livre de poche, 1999.

Braunschweig, D., Fain, M. (1975). La nuit, le jour. Essai psychanalytique sur le fonctionnement mental, Paris : PUF.

Diatkine, R. ; Simon, J. (1973). La psychanalyse précoce, Paris : PUF.

Diatkine, R. ; Valentin, É. (1995). « Les phobies de l’enfant et quelques autres formes d’anxiété infantile », dans S. Lebovici, R. Diatkine, M. Soulé (sous la direction de), Nouveau traité de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, 4 vol., Paris : PUF.

Freud, S. (1905). Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris : Gallimard, 1987.

Freud, S. (1917). Introduction à la psychanalyse, Paris : Petite Bibliothèque Payot, 1979.

Houzel, D. (1995). « Psychopathologie de l’enfant jeune », dans S. Lebovici, R. Diatkine, M. Soulé (sous la direction de), Nouveau traité de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, 4 vol., Paris : PUF.

Lebovici, S. (1989). Psychopathologie du bébé, Paris : PUF.

Lebovici, S., Le Nestour, A. (1977). « À propos des phobies scolaires graves », La psychiatrie de l’enfant, vol. 20, n° 2, p. 383-432.

Mallet, J. (1956). « Contribution à l’étude des phobies », rfp, tome XX.

Pennac, D. (2014). Le journal d’un corps, Paris : Gallimard.

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