Le syndrome de Hikikomori

Ludovic GADEAU : Psychologue clinicien, psychothérapeute, Enseignant-Chercheur Université Grenoble-Alpes (UGA), France

Juillet 2022

1) Qu’est-ce le phénomène « hikikomoris » ?

La littérature scientifique est encore assez peu fournie et il n’existe pas de consensus véritable quant à une définition satisfaisante dessinant précisément les contours du syndrome. Le syndrome de « Hikikomori » a été décrit en 1998 par le psychiatre japonais Tamaki Saito. Ce terme est le produit de deux idéogrammes : Hiku (tirer vers soi) et Komori (s’enfermer). Pour T. Saito, il s’agit d’un retrait plus ou moins complet de la vie sociale, d’une réclusion volontaire d’une durée supérieure à 6 mois et qui résiste à toutes les sollicitations pour en sortir, chez des adolescents ou jeunes adultes ne présentant pas de pathologie psychiatrique. Il concerne, dans environ 75% des cas, des garçons, de 15 ans à 35 ans. La durée moyenne de l’isolement est de 2 ans.

Au Japon le phénomène a pris une ampleur telle que le gouvernement japonais forma au début des années 2000 un comité d’experts qui établit une définition et construisit un outil diagnostique standardisé, la Hikikomori Behavior Checklist. Les enquêtes épidémiologiques pour quantifier le phénomène révélèrent des chiffres alarmants : 230 000 jeunes Japonais présentaient le syndrome de Hikikomori et 1,5 million étaient jugés à risque. Depuis le milieu des années 2000, on a décrit des cas cliniques similaires dans d’autres pays (Sultanat d’Oman en 2005, Espagne en 2007, aux USA en 2013, etc.).

Du point de vue clinique, ces adolescents ou jeunes adultes vivent reclus, volets clos, sans rythme nycthéméral, souvent dans une grande incurie, rompant tout lien social et abandonnant leurs études ou leur emploi. L’échange avec leur entourage familial se limite au strict minimum. Ils passent leur temps à lire des mangas, à surfer sur internet, à jouer sans limites aux jeux vidéo. Pour beaucoup, ces activités se font sans plaisir (anhédonie), la vie psychique est comme anesthésiée, sans désir, sans projection dans le futur.

Mais la définition de Saito ne fait pas totalement consensus dans le monde de la recherche : certains chercheurs ont essayé de rattacher le syndrome à des entités psychiatriques déjà existantes, considérant le phénomène d’isolement social comme le produit d’une problématique psychopathologique sous-jacente, à bas bruit (traits autistiques ou psychotiques, psychose blanche, phobie sociale, dépression atypique, troubles anxieux, etc.). D’autres patients relèveraient d’un trouble de la personnalité (de type schizoïde, ou narcissique-dépressif) dont l’expression clinique passerait par la voie de l’isolement social.

Pour faire simple et clarifier l’objet du conflit de définition, on pourrait parler de syndrome primaire d’hikikomori lorsqu’il n’existe aucune pathologie sous-jacente ni trouble avéré de la personnalité chez le sujet. Le syndrome d’hikikomori secondaire concernerait les patients pour lesquels une composante psychopathologique identifiable serait à l’origine du syndrome. Dans le premier cas, on aurait affaire à une problématique de nature sociopsychologique, dans le deuxième, il s’agirait d’une problématique à dominante médicale et psychiatrique. Dans un cas le retrait social est à considérer comme ayant un sens culturellement déterminé, dans l’autre il est perçu comme le produit d’un désordre mental.

2) quelles sont les causes de cet isolement ?

Dans l’anamnèse des patients hikikomori primaires, on rencontre avec une fréquence élevée, des expériences de haute intensité et au retentissement psychique dévastateur, qui tourne autour de :

    1. Un sentiment d’échec et de l’incompréhension de ce qui fait échec : échec aux examens (alors que l’élève était plutôt brillant ou travailleur), échec à être intégré et accepté dans le groupe de pairs (alors que le jeune a le sentiment de ne rien faire qui suscite l’hostilité des autres), harcèlement scolaire.
    2. Un idéal déçu et des éprouvés de honte extrêmement douloureux : la déception est d’autant plus forte que l’attente et l’espérance étaient élevée (de réussite scolaire ou professionnelle, d’être accepté dans un groupe malgré ses particularités (timidité, surpoids, centres d’intérêt en décalage avec le groupe de référence, etc.)

Les jeunes hikikomori primaires sortis de leur isolement et qui consentent à témoigner rapportent que la réclusion dans laquelle ils se sont installés est assez paradoxale, à la fois choisie et subie. Ils se sont protégés d’un environnement vécu par eux comme hostile, comme excessivement exigeant, et angoissant ou humiliant à un point tel que l’isolement total apparaissait comme la seule façon de faire face. Être hors temps et hors espace, sans contrainte, mais sans désir véritable. La réclusion apporte un apaisement émotionnel (contrarié si le parent met la pression pour que le jeune sorte de sa léthargie).

L’explosion quasi épidémique de ce syndrome au Japon s’explique sans doute par les caractéristiques de la culture japonaise, prise entre tradition (qui efface la dimension individuelle au profit du collectif) et néo-libéralisme (qui promeut les valeurs inverses), à quoi il faut ajouter l’impact inédit de la révolution numérique sur les liens sociaux. La valeur travail et la valeur groupe occupent une place centrale dans la société japonaise. Chacun doit cultiver un sens absolu du devoir vis-à-vis de son entreprise et plus largement de « l’entreprise Japon ». Celui qui ne s’approprierait pas cette valeur ou qui ne saurait pas l’honorer n’aurait que la marginalisation comme solution, le lien social ne se faisant qu’en tout ou rien. Or, plus les exigences de la société augmentent, plus le nombre de jeunes en difficulté pour répondre à ces exigences augmente. Ainsi, dans les familles de patients atteints d’hikikomori primaire, le haut niveau d’éducation des parents est corrélé à des attentes de réussite chez leur enfant, augmentant le niveau de performance, auquel ces jeunes se sentent incapables d’honorer, d’où l’angoisse et le sentiment de honte que la réclusion sociale volontaire permet d’éviter.

Autre composante qui a sans doute joué dans le phénomène épidémique au Japon, la diffusion médiatique :  le Hikikomori s’est vite installé dans les mangas japonais comme figure héroïque et Haruki Murakami a publié dès 2004 un roman fictionnel « Le passage de la nuit » dont les personnages principaux sont des Hikikomori.

3) pourquoi s’agit-il d’un phénomène contemporain ?

Ce qui s’est joué au Japon sur un mode quasi épidémique concerne également le reste de monde, même lorsque le poids de la tradition se fait moins sentir dans les autres cultures. Le néolibéralisme et l’évolution techno-scientifique nous confrontent non seulement à des changements permanents, mais aussi à une accélération de ces changements et c’est bien là tout le problème. Cette accélération des changements a des conséquences majeures dans le champ social et psychologique. Elle engendre des mutations dans les strates les plus profondes du fonctionnement des sociétés et des liens sociaux qui les déterminent. Le nouveau jeu social a déplacé et généralisé les formes de construction de Soi d’une contenance par la discipline et les normes groupales à une contenance par l’autonomie et les compétences individuelles.

La mutation sociétale et ses retentissements sur le développement individuel comportent deux composantes majeures :

    1. Le culte de la vitesse et de la performance :

      Pour faire simple, disons qu’autrefois l’autonomie psychique était le résultat d’un lent processus maturatif et un horizon à atteindre. Aujourd’hui c’est une condition du développement, une sorte de préalable implicite. L’enfant est comme mis en demeure d’être responsable de lui-même. La société néolibérale promeut dès le plus jeune âge le culte de la performance et somme l’individu de se dépasser, de se mettre à l’épreuve en permanence, d’exhiber narcissiquement ses « petites réussites ». Il faut faire, vite, remplir son temps d’activités, positiver en permanence, et exclure l’attente ou les temps morts. 

      Ces aptitudes nouvelles imposées font que chacun doit supporter la charge de s’adapter en permanence à un monde instable, provisoire, où rien n’est acquis durablement, où se poser est vécu comme un signe de faiblesse, un abandon de soi, un Soi qui court le risque de rester sur le quai pendant que les autres continuent d’avancer à pas forcés.

    2. Le glissement de la culpabilité vers la honte :

      Auparavant, l’affect central organisant le rapport entre l’éducation sociale et le développement psychologique était la culpabilité. Aujourd’hui, c’est l’affect de honte qui est central dans le lien entre construction psychique et socius.

      La culpabilité, toute douloureuse qu’elle puisse être, entretient le lien social et même le nourrit. Elle n’isole pas le sujet qui en est affecté, elle l’arrime au contraire à la loi commune. La culpabilité non pathologique est une composante nécessaire du processus d’appropriation subjective qui nous fait être un parmi les autres.

      D’une tout autre nature est la honte. La honte éprouvée coupe le sujet de tout lien, elle l’isole silencieusement. Elle est une humiliation à soi-même infligée, c’est-à-dire une attaque contre le Soi lui-même par la part idéalisée du Soi.

      Pour certains jeunes blessés par les expériences sociales cruelles, abattus par le rythme auquel ils se sentent soumis, la réclusion sociale apparaît comme un espace protecteur, car il neutralise les deux composantes sources d’une souffrance psychique incommensurable : vitesse et performances d’une part, sentiment de honte d’autre part.

Pour conclure :

Les hikikomori secondaires représentent probablement entre 70 et 80 % des adolescents reclus. Ils relèvent d’une prise en charge médico-psychologique et de soins psychiques.

Les hikikomori primaires posent un problème probablement inédit, à la fois en termes de compréhension des mécanismes psychologiques qui conduisent à ces formes de protection psychique par évitement social et de prise en charge puisque, non seulement ils ne sont demandeur de rien, mais refusent, parfois violemment toutes aide proposée.

Une des pistes les plus fécondes aujourd’hui pour en appréhender le phénomène (et qui reprend les premières hypothèses développées par Saito) est d’envisager l’hikikomori primaire comme une forme de travail psychique de la problématique adolescente. Les jeunes sortant de l’isolement sans séquelles pourraient avoir accompli la traversée de leur adolescence par le recours au retrait pour effectuer le processus de séparation/individuation. On aurait alors affaire à une nouvelle forme de traversée de l’adolescence, forme initiatique du nouveau millénaire, rendue possible à la fois par le développement du numérique qui offre une espace de lies virtuel, mais aussi la protection matérielle et économique de l’espace familial autorisant une gestation amniotique de quelques mois à quelques années.

Références

Benoit J.P. (2015). Le syndrome de hikikomori des jeunes japonais : syndrome, posture ou imposture. Enfance et Psy, 1, 65, 74-84.