La voie de l’anthropologie clinique

De l’éclectisme à la pensée d’école en psychothérapie : la voie de l’anthropologie clinique.

Par Nicolas Duruz, Professeur honoraire en psychologie clinique de l’Université de Lausanne. Ancien codirecteur de l’Institut universitaire de psychothérapie (Département de Psychiatrie-CHUV) et formateur-superviseur à l’Unité d’Enseignement-CEF Lausanne.

Pour citer cet article :

Duruz N. (2009). De l’éclectisme à la pensée d’école en psychothérapie : la voie de l’anthropologie clinique. Perspectives Psy, 48/2, 194-200.

 

Résumé :

Ce texte est une prise de position claire face à la pluralité des pratiques psychothérapeutiques : se référant à l’anthropologie clinique, présentée ici selon ses trois visées (pratique, épistémologique et herméneutique), l’auteur rejette les positions extrêmes de l’éclectisme et du dogmatisme lié à la pensée d’école. Chaque thérapeute est invité à se situer dans le champ de la psychothérapie en explicitant sa « philosophie », c’est-à-dire les croyances qui animent ses gestes professionnels.

Mots clés :

psychothérapie, épistémologie, anthropologie clinique, croyances, valeurs, éclectisme, dogmatisme.

 

Dans cet exposé, je souhaite mettre en évidence l’apport de l’anthropologie clinique à un débat d’actualité dans le champ de la psychothérapie, à savoir celui de sa pratique plurielle : comment se positionne-t-on face à la diversité inquiétante de ses méthodes ? Lesquelles méritent d’être reconnues, enseignées et pratiquées ? Un dialogue entre elles est-il possible ? L’anthropologie clinique, dont j’esquisserai plus loin quelques éléments de définition, permet d’éviter, me semble-t-il, la tentation aussi bien d’un esperanto psychothérapeutique, éclectisme succombant à la confusion des langues, que d’un enfermement dans une pensée d’école puriste et dogmatique. Etre ancré dans une méthode psychothérapeutique, tout en maintenant une ouverture critique aux autres, telle est la position que je chercherai à défendre dans cet exposé.

La diversité des méthodes psychothérapeutiques

Prenons d’abord acte de la pluralité des méthodes psychothérapeutiques, dont la plupart cherchent à faire valoir leur droit à l’existence. Ce fait n’est pas nouveau si l’on se réfère2 aux observations de Carl Gustav Jung en 1930 déjà : « Un regard jeté sur la littérature psychothérapeutique, considérable et confuse, écrivait-il, suffit à corroborer ce fait : non seulement on compte diverses écoles qui récemment encore évitaient anxieusement de se concerter sur le fond, mais il existe également des groupes ou associations qui, telles des cellules, se ferment à tout ce qui n’est pas leur croyance. Il est hors de doute que cet état de choses est un signe indéniable de vitalité (…). Mais il est peu compatible avec la dignité de la science que la discussion, si nécessaire à son développement, soit entravée par un dogmatisme borné ou par des susceptibilités personnelles » (p. 189). Force est de remarquer qu’aujourd’hui, dans le contexte de l’individualisme démocratique qui caractérise notre société post-moderne, psychologisante à outrance, le phénomène de la prolifération des méthodes psychotérapeutiques est loin de s’étioler.

A l’épreuve de la diversité

Il y a toutefois un prix à payer pour cette diversité. Elle constitue une épreuve pour la plupart des acteurs de la scène sociale. Pour les patients d’abord qui, en quête d’une aide psychothérapeutique, sont souvent perturbés face à cette offre multiple de traitements. Lequel choisir ? Quel est le plus efficace pour tel problème psychique ? Les psychothérapeutes eux-mêmes, tenants de l’une ou l’autre forme de psychothérapie, se sentent mis en concurrence, menacés sur leur territoire. Qui sera reconnu comme psychothérapeute compétent ? Qui obtiendra le remboursement de ses prestations ? Quel courant pourra s’imposer dans telle UFR à l’université et bénéficier de subsides de recherche ? Les passions déchaînées tout récemment en France par la publication du rapport de l’INSERM ou la publication du Livre noir sont révélatrices d’enjeux idéologiques, politiques et économiques. Face à une telle diversité, un même questionnement agite également le tiers public, qu’il s’agisse des autorités gouvernementales, des responsables de caisses-maladie, ou des associations d’usagers de soins. Chacun se demande quelles sont les formes de psychothérapie sérieuses, pour ne pas dire scientifiques, qu’il devrait favoriser.

De même que l’atomisation des pensées et des pratiques dans notre société occidentale suscite des stratégies de recomposition sociale de surface (mondialisation, déploiement massif des techniques communicatives, médiatisation des événements, communautarisme, etc.), en vue de maîtriser ce qui est vécu comme une attaque directe du lien social 3 démocratique (Gauchet, 2003), on peut observer dans le champ plus restreint de la psychothérapie des tentatives semblables pour limiter cette fragmentation inquiétante que représente la diversité des méthodes psychothérapeutiques. Parmi ces tentatives, mentionnons l’éclectisme pragmatique, le courant intégrationniste et celui des facteurs communs. Je les ai présentées ailleurs (Duruz, 2006) et ne peux m’y attarder dans le cadre de cet exposé. Tous ces courants de pensée nous laissent toutefois avec la question suivante : pourquoi aucun d’eux ne parvient-il à s’imposer comme suffisamment fédérateur pour éponger la diversité des méthodes psychothérapeutiques et certains effets malsains qui lui sont inhérents, tels l’hyperspécialisation de ces méthodes ou l’esprit de concurrence disqualifiante qui les anime souvent ?

Une diversité de présupposés

Mon hypothèse est la suivante : les différentes méthodes de psychothérapie sont chacune portées par des présupposés, des a priori, des visions du monde qui influencent leur construction, et qui les rendent jusqu’à un certain point irréductibles les unes aux autres. En d’autres termes, elles se différencient entre elles en fonction de différences peut-être encore plus fondamentales que celles déjà formulées explicitement dans leur théorie et leurs techniques. Ces prémisses ou présupposés organisateurs peuvent s’entendre au sens de Bateson (1971, p. 230) comme « un ensemble d’hypothèses ou de prémisses habituels implicites dans la relation entre l’homme et son environnement ». Ils fonctionnent comme des a priori épistémologiques implicites, concernant l’homme, la société, la science, qui interviennent inévitablement dans l’appréhension et la construction de la réalité, et qui ont pour caractéristique de se valider par eux-mêmes en engendrant un effet de croyance, voire d’évidence.

Cet effort pour envisager les méthodes psychothérapeutiques à partir de leurs présupposés et en vue de leur articulation épistémologique différentielle (cf. Duruz et Gennart, 2002), je le soutiens depuis plusieurs années dans le cadre d’un courant de pensée, certes mal délimité mais combien fécond, qu’on peut dénommer « anthropologie clinique » : celle-ci, soucieuse de toujours revenir à l’homme concret et singulier, invite tout psychothérapeute à un travail épistémologique et herméneutique à l’égard de ses modèles. Nous la prenons comme conseillère pour cheminer sur le terrain parfois miné de la psychothérapie, confrontée à sa pratique plurielle.

Qu’est-ce que l’anthropologie clinique ?

Au plus près de son étymologie, l’expression « anthropologie clinique » signifie : pensée sur la pratique du soin auprès de l’homme souffrant. En proposer aujourd’hui une définition socio-historique, qui délimiterait son concept, est prématuré, tant les influences qui la constituent sont variées et peu intégrées dans un courant de pensée homogène. Acceptons donc que la dénomination « anthropologie clinique » ne soit pas encore une appellation contrôlée ! [1] Ce qui ne la rend pas pour autant inopérante.

Une brève histoire des idées

La direction de recherche anthropologique a été introduite en psychiatrie par Binswanger en 1930 et en médecine à la même époque par von Weizsäcker. Chevillée dans le courant de la phénoménologie allemande (Husserl et Heidegger) et portée tout particulièrement par quatre grands psychiatres-philosophes du milieu du XXème siècle (Ludwig Binswanger, Eugène Minkowski, Erwin Straus et Viktor Von Gebsattel), elle cherche à constituer une psychiatrie et une médecine scientifiques, qui puissent intégrer l’expérience vécue du patient. En pays francophone, cette pensée s’est prolongée grâce aux travaux des psychiatres Arthur Tatossian, Georges Lantéri-Laura, Jacques Schotte, pour ne citer qu’eux, se réclamant de philosophes phénoménologues comme Merleau-Ponty, Levinas, Ricoeur, Maldiney, et plus largement Canguilhem, Foucault, etc. C’est sans doute le psychiatre suisse Ludwig Binswanger (1881-1966) qui a balisé le premier le chemin d’une anthropologie clinique. Dans plusieurs de ses écrits, comme par exemple : Zur philosophischen Anthropologie ou der Mensch in der Psychiatrie, Binswanger défend l’idée que la saisie d’un trouble psychique relève de deux approches complémentaires qui doivent être utilisées en dialectique : le niveau de « l’histoire intérieure de la vie » (Innere Lebensgeschichte) et le niveau de ses « fonctions vitales ». Ce deuxième niveau renvoie à ce que nous appellerions aujourd’hui l’être bio-psycho-social, ce composite de plusieurs fonctions ou variables étudiées séparément par différentes disciplines (biologie moléculaire, physiologie, neurosciences, psychologie, sociologie, etc.), qui ont la plupart du temps tendance à s’ignorer, voire à se méconnaître. La possibilité d’articuler ces diverses fonctions entre elles est le fait d’un regard émergeant, celui que propose l’anthropologie phénoménologique, invitant à saisir ce composite dans une visée holistique : l’homme en train d’advenir à lui-même, en travail d’humanisation. On pourrait dire que l’apport des sciences dites régionales, parce que s’intéressant à des fonctions de l’homme et obéissant à une logique toujours réductrice s’inspirant du modèle de l’evidence-based medicine, se trouve comme « réanimé » par une approche obéissant, elle, à ce que certains commencent à appeler la narrative-based medicine.

Visées de l’anthropologie clinique

De manière un peu schématique, nous pouvons parler d’un triple objectif poursuivi par l’anthropologie clinique. A l’intérieur de la psychiatrie et de la psychologie clinique, elle propose une réflexion fondamentale : 1. sur la pratique des soins (visée clinique ou pratique), 2. sur la construction et la limite des modèles utilisés (visée épistémologique), et 3. sur l’articulation possible entre ces différents modèles (visée herméneutique). Dans sa visée pratique, l’anthropologie clinique insiste sur la nécessité d’une clinique de l’humain concret et singulier, en situation, toute différente d’une clinique des fonctions dans laquelle elle risque de s’aliéner. Dialoguant sans réserve avec les sciences humaines, l’anthropologie clinique s’intéresse également, dans une visée épistémologique, aux diverses conceptions de l’être humain engagées dans les soins psychiques, à leur « anthropologie » implicite, comme disent certains. S’appuyant tout particulièrement sur les apports de l’anthropologie culturelle et sociale et même de l’anthropologie politique, elle interroge les évidences naturelles dont se soutient tout modèle. Enfin, l’anthropologie clinique s’inscrit dans une tradition herméneutique selon laquelle il n’y a pas d’évidence sur sa propre existence. C’est grâce au passage par les autres, à l’interprétation de leur œuvre, que l’on accède à la compréhension de sa propre existence. La visée comparative ouvre ainsi sur un dialogue possible entre les modèles [2].

Considérons donc maintenant l’apport de l’anthropologie clinique à ces trois niveaux, autour de la question qui nous concerne : comment se positionner face à la pratique plurielle des psychothérapies ?

Une clinique de l’homme avant d’être une clinique de ses fonctions

En insistant sur l’expérience originaire de l’homme au monde et sur la mise en scène narrative de son existence à partir de sa capacité d’éprouver, de penser et de parler, l’anthropologie clinique réagit contre une certaine perception technicisante de l’existence humaine par le savoir psychopathologique. Dans sa visée la plus simple, elle veut rappeler qu’il s’agit non d’une clinique des fonctions abstraites d’un vivant, mais d’une clinique qui concerne l’homme dans son expérience tout à la fois subjective et intersubjective, posant la question de son existence.

Quand l’anthropologie phénoménologique nous invite avec Husserl à retourner aux choses elles-mêmes (zu den Sachen selbst), quand celui-ci en vient à mettre l’accent, à la fin de son œuvre surtout, sur l’expérience de l’homme (Erfahrung) en lien avec la Lebenswelt, le monde de la vie [3] ? quand Binswanger, dans le prolongement de sa distinction entre « l’histoire intérieure de la vie » et les « fonctions vitales » de l’organisme, affirme que toute existence est co-existence, plaçant dans la réalité d’une Wirheit (nostrité) le fondement même de notre existence, quand Ricœur insiste sur la dimension narrative de toute identité humaine, et j’en passe, n’est-on pas invité à saisir quelque chose d’antéprédicatif, à l’origine de la construction de nos modèles ? Invitation à rencontrer l’homme dans son expérience originaire d’existant avant de l’appréhender dans ses figures abstraites, si fortement favorisées par l’hyperspécialisation des modèles : que ce soit celle de l’homme moyen transmis par la psychopathologie différentielle, de l’homme ratomorphique issu du laboratoire, pour reprendre une expression de Bertalanffy, de l’homme neuronal, selon l’expression consacrée du jour, ou même de l’homo psychoanalyticus, tel qu’il peut émerger d’une métapsychologie un peu trop horlogère où les instances psychiques se figent, se substantifient, considérées qu’elles sont comme des instances agentielles.

Retourner à la chose elle-même – en ce qui nous concerne, à l’homme en souffrance d’humanisation –, de manière à nourrir, rendre vivant, concrétiser ce que les modèles risquent d’aplatir avec leurs dispositifs techniques et hyperspécialisés, voilà une première invitation de l’anthropologie clinique. On pourrait donc dire que le clinicien se doit de toujours garder à l’esprit que le diagnostic qu’il formule et le traitement qu’il conduit ne sont que des moments d’objectivation et de clarification scientifiques dans un processus plus englobant et directement humain, où sont engagées l’expérience de la souffrance du patient et celle de sa rencontre avec le soignant. A la suite de certains auteurs, une phénoménologie de la souffrance et de la rencontre humaine est vraiment à développer, qui les présenterait comme des catégories centrales d’une anthropologie clinique.

Un travail critique de clarification épistémologique

On pourrait objecter une certaine naïveté épistémologique aux propos précédents, dans la mesure où ils laisseraient entendre qu’il faut accéder à un « résidu » de modèles pour rencontrer le « vrai » patient. Loin de moi cette pensée. Je soutiens qu’il n’est pas possible de travailler sans modèles, lesquels proposent chaque fois un éclairage nécessaire, une méthode, un chemin qui devient direction (selon l’étymologie même du terme meta-odos), et sur lequel le patient est rencontré. Cela ne dispense pas toutefois de porter attention à la construction de ces modèles comme à la relation qu’entretient le psychothérapeute avec eux ? En ce qui nous concerne ici, ce que l’on peut interroger, c’est la nature et la fonction des présupposés ou a priori à l’œuvre dans chaque méthode psychothérapeutique, en référence à l’hypothèse que nous avons formulée plus haut, à savoir que la diversité des méthodes psychothérapeutiques s’explique en partie par la différence de leurs présupposés. Je pense que l’anthropologie clinique, particulièrement le courant phénoménologique, est ici d’une aide précieuse en nous proposant une méthode spécifique, celle de la réduction phénoménologique, en vue de dégager les présupposés organisant ou contextualisant chaque méthode psychothérapeutique. C’est là le deuxième apport de l’anthropologie clinique.

La réduction phénoménologique

Pour le lecteur non familier de la phénoménologie, clarifions cette méthode. Il s’agit d’une opération de la pensée qui vise à suspendre, à mettre entre parenthèses, à jeter le doute (époché) sur l’attitude « naturelle » que nous avons envers la réalité, attitude qui nous fait oublier que c’est à travers un regard spécifique sur elle qu’elle nous apparaît telle. Collés à nos modèles, nous avons tendance à « naturaliser » nos connaissances. Husserl essaie de montrer que toute connaissance du monde s’acquiert dans l’acte transcendental d’une constitution de sens, où la conscience incarnée, à partir des synthèses passives qu’elle opère et qui l’ouvrent à l’horizon de ce qu’elle appréhende, en vient à « thématiser » le monde [4]. En parlant de la suspension des thèses métaphysiques sur le monde, de celles de l’empirisme ou du rationalisme, du subjectivisme ou de l’objectivisme, d’une approche naturaliste ou historiciste, ou encore d’une conception causaliste ou téléologique du monde, Husserl (1927, p. 243) écrit : « On trouve partout des motifs légitimes, mais partout des demi-mesures ou des façons irrecevables de rendre absolues des vues unilatérales qui ne sont légitimes que d’un point de vue relatif et abstrait. » L’époché consiste donc à mettre entre parenthèses ses préjugés d’analyse, à revenir à sa propre subjectivité constituante, dans ce moment originaire de la constitution de sens. Selon la belle expression d’Husserl, il s’agit « de faire vœu de pauvreté en matière de connaissance » pour ne pas s’aliéner dans des modèles trop absolus. Selon une perspective surtout constructionniste, dans laquelle la phénoménologie ne veut certes pas se laisser enfermer, on est donc amené à penser que nos modèles psychothérapeutiques sont toujours porteurs d’une connaissance d’avant la connaissance. Habitée par des croyances et des valeurs, elle organise notre regard sur la vie et l’infléchit inexorablement en nous faisant voir certains aspects plutôt que d’autres, générant ainsi des évidences. Par exemple, l’énoncé de Rogers : « L’être humain se développe comme la graine du citronnier, grâce aux conditions favorables de son environnement », ou celui de Jay Haley : « Je pense qu’on peut parler à quelqu’un de ses problèmes pendant des années, cela ne changera rien, à moins de faire quelque chose », ou encore celui d’un thérapeute accordant une grande importance à l’implication du psychothérapeute : « La réaction du thérapeute a une valeur diagnostique essentielle : sa subjectivité est un des éléments les plus fiable sur lequel il puisse s’appuyer », de tels énoncés relèvent davantage d’une adhésion, qu’on peut plus ou moins argumenter, que d’une démonstration. Dans des études empiriques auprès de 77 psychothérapeutes suisses de douze orientations différentes (cf. Duruz et Lob, 1977), j’ai pu mettre en évidence trois séries de présupposés de base à la pratique de la psychothérapie, renvoyant à ces trois questions-clés que tout psychothérapeute peut se poser : 1. A quelle image de l’homme son modèle se réfère-t-il ? A une conception optimiste ou tragique, adaptative, etc. de l’homme ? 2. Dans quel projet de société inscrit-il son activité de psychothérapeute ? Fait-il le choix d’une activité qui se veut à l’abri du social ou qui prend en compte ses dimensions politique, institutionnelle ou économique ? 3. Quelle valeur scientifique accorde-t-il à son activité de psychothérapeute ? Référence à une épistémologie réaliste, scientiste ou constructionniste ? ouverte à des études empiriques ? portant en particulier sur l’efficacité ?

Clarification scientifique et épistémologique

Partant de l’idée qu’une connaissance d’avant la connaissance (de l’ordre des présupposés) influence toute connaissance scientifique, sans priver pour autant celle-ci d’une cohérence spécifique, il nous semble qu’un double travail critique doit être opéré par toute école psychothérapeutique et tout psychothérapeute qui s’y réfère : d’une part, rendre compte de cette méthode selon des critères scientifiques de pertinence et de preuve ; d’autre part, expliciter l’épistémologie qu’elle engage (au sens batesonien), de manière à mettre en évidence les croyances et les valeurs spécifiques qui la sous-tendent, et qui ne sont pas nécessairement partagées par d’autres méthodes.

Pour la première tâche, nous proposons cinq critères en fonction desquels toute méthode psychothérapeutique devrait pouvoir être évaluée et déclarée en conséquence scientifique. Il s’agirait d’évaluer sa capacité à : a) rendre compte de ses filiations thérapeutiques et de son contexte socioculturel d’émergence ; b) présenter une théorie cohérente de la personnalité où sont définis des critères de santé et de pathologie psychiques ; c) dégager les facteurs curatifs du processus thérapeutique, qui permettent de faire un lien entre sa théorie étiopathogénique du trouble psychique, les techniques utilisées et le changement qu’elle vise ; d) mettre en évidence son efficacité, sur la base de critères qui lui sont propres ; e) attester de son insertion sociale dans la communauté scientifique de par ses appartenances institutionnelles, ses activités de formation, de recherche, et de publication.

Pour ce qui est du travail d’explicitation épistémologique, on pourrait souhaiter que chaque orientation et ses psychothérapeutes rédigent une sorte de « charte épistémologique », mettant en évidence sous forme d’inventaire les énoncés fondamentaux de leurs présupposés, concernant l’homme, la société et la science. Mais ne nous le cachons pas, ce travail d’explicitation est extrêmement difficile, puisqu’il engage un travail identitaire touchant des croyances et des valeurs. La psychanalyste Mc Dougall (1988, p. 606) s’exprimait fort à propos lorsqu’elle écrivait : « Nous avons besoin de nous assurer qu’il existe un ordre dans le chaos du fonctionnement psychique et qu’il y a des théories pour expliquer les changements psychiques. De plus, nos théories nous aident à faire face aux inconnus de la situation clinique ainsi qu’à nous prémunir contre la solitude qui est la nôtre dans cette situation à deux. En nous attachant à une école théorique, nous faisons partie d’une famille, nous sommes moins seuls face aux incertitudes qui nous assaillent tous les jours … L’idéal serait de tenir dans le même respect que les nôtres les théories des autres ; cela nous permettrait de mieux percevoir les limites de nos propres modèles et leur prégnance. »

Une découverte de sa méthode grâce à celle des autres

A ce stade, la question se pose donc : l’accès aux présupposés de sa méthode est-elle vraiment possible au travers de la charte épistémologique ? A un niveau métathéorique, faire l’inventaire de ses croyances pour en dégager la conception privilégiée qu’elles nourrissent de l’homme, de la société et de la science, semble un premier pas important, mais qui révèle vite ses limites s’il se réduit à un seul exercice épistémologique d’ordre cognitif et autoréférencé.

C’est à ce niveau que se situe le troisième apport de l’anthropologie clinique, dans sa dimension herméneutique, telle que l’ont développée entre autres Gadamer et Ricœur. Pour l’anthropologie herméneutique, tout travail d’élucidation de soi passe par la médiation de l’autre. Il n’y a pas d’immédiateté à soi-même. « Nous ne sommes que ténèbres à nousmêmes, écrivait Malebranche, il faut que nous nous regardions hors de nous pour nous voir ». Husserl ne laissait-il pas entendre que l’Ego transcendental n’est ni formellement, ni matériellement dans la conscience, il est dehors, dans le monde, c’est un être du monde, comme l’Ego d’autrui ?

Des groupes d’épistémologie clinique

Dans ce sens, pour favoriser le travail d’articulation épistémologique différentielle entre les méthodes psychothérapeutiques, il faut aller plus loin que le seul travail de pensée visant à la rédaction d’une charte épistémologique. Je pense que c’est dans l’interaction directe entre collègues, au niveau d’un échange sur nos pratiques, que nous parviendrons le mieux à prendre conscience des prémisses et croyances qui nous animent. Dans ce sens, l’apport de groupes d’ « épistémologie clinique » pourrait être appréciable. Leur format serait à peu près le suivant : dans le cadre d’un groupe constitué par des psychothérapeutes d’orientations diverses, s’engageant à respecter la pensée et le travail des autres, un modérateur invite chacun à tour de rôle à présenter une situation thérapeutique « bloquée ».

A partir de la description la plus précise possible des gestes professionnels accomplis par leur collègue dans cette situation, les participants sont priés de commenter et de réagir : pourraient-ils soutenir ces mêmes gestes professionnels ? si non, pour quelles raisons ? pourquoi les éprouveraient-ils, s’ils les accomplissaient eux-mêmes, comme éventuellement « déplacés », « non thérapeutiques », « impensables ». Le but est de prendre conscience, à travers les gestes d’une pratique concrète – par exemple, voir un patient dans tel cadre, lui dire ceci, lui proposer telle tâche, le toucher, lui donner un médicament – des manières spécifiques et différentes de se représenter la santé et le bonheur de l’être humain, l’importance du temps et de l’argent dans le processus thérapeutique, le rôle d’un modèle thérapeutique, la fonction du psychothérapeute dans la société actuelle, etc. Cette interpellation mutuelle dans le cadre de ces groupes devrait ainsi permettre à chaque participant d’être un peu plus au clair sur ses conceptions de l’homme, de la société et de sa pratique professionnelle, de mieux réaliser quels présupposés il partage ou non avec ses collègues, et d’évoluer – on peut le souhaiter – sur certains d’entre eux. Une voie privilégiée, me semble-t-il, pour un réel dialogue entre psychothérapeutes [5].

Parler plusieurs langues ?

Nous entrons là vraiment dans le domaine d’une anthropologie clinique, à visée comparative, qui a cette exigence que dès le moment où l’on s’intéresse à l’autre différent de soi, on se trouve transformé dans la compréhension de soi-même. En d’autres termes, la connaissance comparée des autres, c’est simultanément la mise en perspective de soimême, ce qui est d’ailleurs aussi un des présupposés de l’anthropologie culturelle et sociale contemporaine (cf. Kilani, 1994). Plusieurs psychothérapeutes, dont je suis, ont été formés selon une orientation psychothérapeutique spécifique, dans laquelle nous avons baigné et qui, dès la mamelle de notre enfance, a imbibé de son idiome maternel nos pensées et nos gestes professionnels. Mais cela n’a pas empêché certains, en fonction de parcours de vie singuliers, de faire l’expérience d’autres cultures et d’autres langues psychothérapeutiques. Cela, de manière prolongée ou brève, imposée ou choisie, prématurée ou tardive. Comment s’en sont-ils trouvés transformés ? Il serait intéressant de décrire minutieusement, à la lumière des méthodes de l’anthropologie culturelle et sociale, l’itinéraire de ces psychothérapeutes qui se sont aventurés dans des mondes différents. Quelle est leur identité actuellement ? Qu’en est-il de ceux qui se déclarent parfaitement bilingues ? de ceux qui ont quasi abandonné une langue pour une autre? de ceux qui, fidèles à leur langue maternelle, se disent enrichis par la pratique d’une ou deux autres langues ? Il est dommageable de renoncer à sa langue maternelle, racine de son identité, comme il l’est tout autant de ne pas reconnaître l’existence d’autres langues, ouvrant sur d’autres manières d’habiter le monde. En fréquentant d’autres langues, on peut découvrir la complexité de la sienne, ses finesses comme ses limites, et se risquer alors à des traductions sans trop de trahison … Poursuivant avec la métaphore de la langue ici développée, je soutiendrai solennellement pour terminer que deux extrêmes sont à éviter absolument, qui abolissent l’un et l’autre les différences : pour le dire brièvement et crûment, l’esperanto psychothérapeutique d’une part et les mouvements de purification ethnique-thérapeutique d’autre part ! Dans son esprit universel, Goethe ne nous invitait-il pas à cette ouverture sans pour autant renier l’ancrage identitaire de la langue-mère, lorsqu’il écrivait : « Wer fremde Sprachen nicht kennt, weiss nichts von seiner eigenen », ce qui peut se traduire en ces termes : « Celui qui ne connaît pas les langues étrangères, ne sait pas parler la sienne » ?

La clinique, comme le soutient l’anthropologie clinique, est l’art des « repossibilisations » (Wiedermöglichung). Ne faut-il pas ainsi plusieurs méthodes psychothérapeutiques pour donner la chance à tout homme, au visage figé par une souffrance excessive, de retrouver l’expression d’une vie humainement possible ? Des repossibilisations dont aucune orientation n’a le monopole, mais au service desquelles chacune peut faire valoir sa contribution.

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Notes

  • [1]↑– Cette expression apparaît chez le psychiatre et psychanalyste Jacques Schotte dans son projet d’anthropopsychiatrie et chez le linguiste et épistémologue Jean Gagnepain dans sa théorie de la médiation.
  • [2]↑– Cf. le numéro spécial de la revue Psychiatrie, sciences humaines et neurosciences (2007), entièrement consacré à l’anthropologie clinique (cf. Duruz et coll., 2007).
  • [3]↑– Ce que Merleau-Ponty (1945, p. V) prolongera par son insistance sur une subjectivité incarnée, qui fait que c’est notre corps vécu tout entier qui est esprit et que c’est à partir de lui que nous sommes au monde. « Il n’y pas d’homme intérieur, écrit-il, l’homme est au monde, c’est dans le monde qu’il se connaît. Quand je reviens à moi à partir du dogmatisme de sens commun ou du dogmatisme de la science, je trouve non pas un foyer de vérité intrinsèque, mais un sujet voué au monde. »
  • [4]↑– Comme l’écrit Giudicelli (2004, p. 103) de manière un peu savante pour les non philosophes, mais combien rigoureuse : « Le monde de la vie dont nous partons toujours, et où nous revenons sans cesse, est antéprédicatif. C’est dans cet entrelacement que se structure, dans l’intentionnalité, l’intelligible le plus complexifié, par esquisses constantes et enrichissement de sens. La recherche de l’explication est cette tension qui prend appui sur le renvoi constant des synthèses passives à l’acte originaire où la subjectivité dans son choix primordial avec la totalité du monde comme donné, s’ébranle dans la genèse active. La recherche de l’explication est ce dépassement de la synthèse passive en synthèse active, qui devient synthèse prédicative. […] Dans l’activité antéprédicative gît une préconstitution passive de signification dont la subjectivité constituante incarnée dans le monde de la vie est imprégnée. »
  • [5]↑– Je ne traite malheureusement pas dans cet exposé du dialogue tout aussi important entre le psychothérapeute et le patient au sujet de leur vision respective du monde. Jusqu’où doivent-elles se rejoindre ?

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Références bibliographiques

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