Le corps

Le Corps, approche philosophique

Par Frédérique de Vignemont, ENS Ulm/Institut Jean Nicod

Pour citer cet article :

de Vignemont, F. (2017), « Corps », version académique, dans M. Kristanek (dir.), l’Encyclopédie philosophique, URL : http://encyclo-philo.fr/corps-a/

Introduction

La présence du corps est paradoxale. Alors qu’en un certain sens nous ne pouvons échapper à sa présence permanente, il se caractérise aussi par son absence. (Leder, 1990: 1, ma traduction)

En un sens, notre corps est l’objet que nous connaissons le mieux. Plus précisément, il est celui sur lequel nous recevons le plus d’informations. Non seulement nous pouvons le voir, l’entendre et le toucher, mais nous possédons aussi des récepteurs sensoriels internes, à la fois proprioceptifs nous informant sur l’équilibre et la position du corps, et intéroceptifs portant sur son état physiologique. A la différence de la perception externe, ce flux interne ne s’arrête jamais car il n’est pas sous notre contrôle volontaire : nous pouvons fermer les yeux, mais nous ne pouvons pas ‘éteindre’ notre système intéroceptif. Pourtant, en dépit de cette multitude de sources d’informations, la phénoménologie de la conscience corporelle est limitée. Certes quand nous souffrons ou quand nous sommes en train d’apprendre à danser le tango, notre corps est au cœur de notre attention, mais lorsque nous marchons dans la rue, nous sommes rarement conscients de la position de nos jambes. De même, quand nous écrivons sur un ordinateur, nous ne sentons que marginalement nos doigts sur le clavier. Le champ de notre conscience porte en priorité sur ce que nous écrivons, et plus généralement sur le monde externe, et non sur le médium corporel qui nous permet de l’appréhender et d’interagir avec lui. Nous utilisons notre corps mais nous nous y intéressons très peu.

Cela ne veut pas dire que nous n’en avons aucune conscience. En dehors de très rares cas d’illusions et de troubles psychiatriques ou neurologiques, nous ne nous sentons jamais désincarnés. La présence de notre corps demeure constamment à la périphérie de notre conscience.

Nous avons une conscience directe et immédiate de notre corps, du moins à la marge, à tout moment de notre vie, en toutes circonstances et qu’importe où nous nous trouvons. (Gurwitsch, 1985: 60, ma traduction)

Mais quel est le contenu de cette conscience dite marginale  du corps? A première vue, elle apparaît comme moins riche et moins détaillée que la conscience visuelle et semble se réduire à ce que William James qualifie de “sentiment de ce bon vieux corps toujours là” ou de « sentiment de chaleur et d’intimité » (James, 1890, p. 242). L’objectif de cet article est d’aller au delà de cette description approximative.

En premier lieu, nous explorerons la phénoménologie du corps propre en décrivant les différents types de sensations et de sentiments corporels. Puis nous comparerons les deux théories principales de la conscience corporelle, la théorie sensorimotrice qui trouve son origine chez Maurice Merleau-Ponty, et la théorie représentationnelle telle qu’elle a été défendue par Brian O’Shaughnessy. Nous nous intéresserons enfin au rapport entre la conscience de son corps et la conscience de soi.

  1. La phénoménologie du corps propre

Nous sentons le vent souffler sur notre visage, le froid de la boule de neige dans notre main et sa légèreté quand nous la lançons. Nous ressentons le chatouillement de la plume dans notre cou et les convulsions de notre rire. Nous sentons notre cœur battre trop vite d’avoir couru. Nous avons faim et soif. Ces sensations, nous ne les avons que pour notre propre corps. Nous les éprouvons de l’intérieur. Nul besoin d’avoir les yeux ouverts, nous connaissons l’état de notre corps, nous ressentons sa présence. Comme Descartes dans la 4e Méditation métaphysique le note, je ne suis pas seulement logé dans mon corps, ainsi qu’un pilote en son navire (…) Car, si cela n’était lorsque mon corps est blessé, je ne sentirais pas pour cela de la douleur, moi qui ne suis qu’une chose qui pense, mais j’apercevrais cette blessure par le seul entendement, comme un pilote aperçoit par la vue si quelque chose se rompt dans son vaisseau.

Il nous revient d’explorer en quel sens l’appréhension de notre corps diffère radicalement de celle que le pilote a de son navire.

  1. Les sensations corporelles

L’accès à notre propre corps est fondamentalement différent de celui que nous pouvons avoir pour le corps d’autrui. Cet accès interne privilégié repose sur plusieurs sources d’informations sensorielles. Le toucher en premier lieu, dont le statut est double, portant à la fois sur l’objet qui exerce une pression sur le corps, et sur le corps sur lequel s’exerce cette pression (Katz, 1925). La proprioception ensuite, ce sens interne qui nous informe sur la position des parties de notre corps grâce à une série de récepteurs au niveau des muscles, des tendons et des articulations (Sherrington, 1906). Il ne faut pas oublier non plus le système vestibulaire dans l’oreille interne qui nous permet de garder l’équilibre à tout moment (Ferrè & Haggard, 2016). Il y a enfin les signaux qui nous informent sur notre condition physique avec la nociception d’une part, qui réagit à toutes les stimulations dangereusement intenses (Melzack and Wall, 1983), et l’intéroception d’autre part, qui maintient l’équilibre homéostatique aussi bien au niveau cardiaque et respiratoire qu’énergétique (Sherrington, 1906).

Dans la plupart des cas, les signaux venant du corps n’atteignent pas le seuil de la conscience. Imaginons que je joue au tennis. Je dois recalculer constamment la position de mon bras et de mes jambes par rapport à la balle pour planifier au mieux mes mouvements et mon système moteur ne peut se permettre d’attendre que je prenne conscience de ces paramètres corporels pour programmer le mouvement suivant. La situation est la même dans le cas des informations visuelles sur la balle et le filet. En ce sens, les expériences corporelles et visuelles sont comparables. Pourtant, certains pensent qu’elles ont un statut différent. Plus précisément, les sensations corporelles ne constitueraient pas une forme de perception.

La nature perceptive des sensations corporelles a donné lieu à un large débat depuis les années 60. Mais il faut noter qu’elles ne forment pas une catégorie uniforme. Certaines sont globales et concernent le corps dans son intégralité, comme celles de faim, de soif ou de fatigue. D’autres sont localisées à des parties spécifiques du corps, comme une douleur dans une dent, la sensation d’un bras plié ou une démangeaison à l’épaule. Certaines sont neutres, purement informatives : la sensation de mes jambes croisées, par exemple. D’autres sont agréables ou désagréables : la douceur d’une caresse ou la sensation visqueuse d’une limace dans la main. Certaines sensations diffèrent ainsi plus que d’autres des expériences perceptives.

Prenons le cas de la douleur (Aydede, 2006). Doit-on la concevoir comme la perception d’une blessure ou autre dommage corporel ? Si tel est le cas, il doit être possible de distinguer l’apparence et la réalité, une fausse douleur et une vraie douleur. On devrait ainsi pouvoir avoir seulement l’illusion d’avoir mal. Un tel scénario, toutefois, semble n’avoir que peu de sens : souffrir, c’est avoir l’impression d’avoir mal, il n’y a rien au delà. Autrement dit, une douleur sans dommage corporel reste une douleur. De même, dans les sensations de démangeaison ou de chatouillement, il ne semble pas y avoir d’objet perçu indépendant de l’acte perceptif lui-même.

Les autres types de sensations corporelles n’ont cependant pas à faire face à ce problème. Dans le toucher par exemple, je peux faire la différence entre la pression exercée par le crayon que je tiens dans la main et la sensation tactile du crayon. Je peux ainsi avoir l’illusion de toucher deux objets alors que je n’en touche qu’un, comme dans l’illusion d’Aristote. Il suffit pour cela de tenir un objet entre son index et son majeur alors que les doigts sont croisés. De même, dans le cas de la proprioception, je peux avoir l’illusion que mon bras est plié alors qu’il ne l’est pas. Il suffit cette fois-ci de stimuler avec une certaine vibration le tendon du biceps (Lackner, 1988). Le statut perceptif de ces sensations corporelles demeure pourtant sujet à controverses (Gallagher, 2003). D’une part, à la différence des cinq sens, un certain nombre des récepteurs sensoriels internes ne sont pas sous contrôle volontaire. Comme il a été mentionné plus haut, je ne peux pas décider de proprio-percevoir mes bras ou de vérifier ma glycémie. J’obtiens l’information automatiquement, que je le veuille ou non. D’autre part, je ne perçois qu’un seul objet : le corps propre. Or il semble que la fonction de la perception est d’identifier une multitude d’objets (Shoemaker, 1994).

Est-ce une raison pour autant d’affirmer que les sensations corporelles ne sont pas des formes d’expériences perceptives du corps ? Ce qui est en jeu ici, c’est le modèle de la perception que l’on souhaite adopter. Si l’on prend la vision comme prototype, alors certes les sensations corporelles fonctionnent de manière assez différente. Mais l’olfaction et le goût ne semblent pas non plus pouvoir être qualifiés de perceptif en ce sens. En outre, il n’est pas évident que les sensations corporelles ne donnent accès qu’à un seul objet. Si l’on regarde par exemple le système vestibulaire, il a pour fonction d’enregistrer la relation du corps par rapport à son environnement. Enfin, même si la proprioception ne porte que sur son propre corps, il est possible d’argumenter qu’elle porte sur de nombreux objets, à savoir toutes les parties de son corps (Schwenkler, 2013).

Que l’on conçoive les sensations corporelles comme perceptives ou non, il n’en reste pas moins qu’elles ne font qu’exprimer l’état que l’on pourrait appeler anecdotique du corps (sa température, sa position, ses mouvements et ainsi de suite). Elles changent constamment au gré des informations envoyées par les récepteurs sensoriels. Comment alors rendre compte de ce sentiment du « bon vieux corps toujours là » de James, de ce sentiment de permanence du corps propre au sein de ce flux mouvant de sensations ? Nous allons voir maintenant que la conscience du corps inclut en outre ce que certains appellent des sentiments existentiels (Ratcliffe, 2008), mais que l’on peut qualifier simplement de corporels afin de leur garder une certaine neutralité théorique. A l’inverse des sensations corporelles ponctuelles, ces sentiments expriment l’état fondamental du corps.

  1. Les sentiments corporels

Les gens disent se sentir remarquables, vivants, distants, déboussolés, bouleversés, coupés du monde, perdus, déconnectés, détachés, mal lunés, ne plus être en phase avec le monde ou bien n’être qu’un avec lui et d’en faire partie, en harmonie avec lui. Il existe des sentiments d’être, d’irréel, de réalité accrue, de surréel, de familiarité, d’étrangeté, d’esseulement, de vide, d’appartenir au monde, d’y être chez soi, des sentiments de signification, d’insignifiance, et ainsi de suite (Ratcliffe, 2009, p. 181, ma traduction)

En quel sens ces sentiments sont-ils différents des sensations ? Prenons l’exemple de la soif : elle est normalement la conséquence d’un signal intéroceptif indiquant un déséquilibre interne. Au contraire, il semble que les sentiments corporels ne sont pas le simple résultat d’inputs sensoriels mais requièrent un traitement d’informations multiples plus complexe et de plus haut niveau. En outre, les sensations corporelles fluctuent constamment. Vous avez soif, vous buvez, et vous n’avez plus soif, et ce jusqu’à la prochaine fois. A l’inverse, les sentiments corporels constituent un noyau brut au sein de la conscience du corps propre qui ne change que très peu et qui donc reste la plupart du temps à l’arrière-plan de la conscience, se contentant, comme le dit William James (1890, p. 242), de  « toujours accompagner toute connaissance que nous avons”. Mais dès que la relation du corps au monde et au soi est altérée d’une manière ou d’une autre, ces sentiments passent au premier plan, voire nous envahissent. Ils peuvent être classés en trois catégories : (i) le corps dans le monde ; (ii) le corps en action ; (iii) le corps pour le soi. Résumons les brièvement.

  1. Le corps dans le monde

Considérons le cas des personnes amputées qui continuent à ressentir la présence du bras ou de la jambe manquante au point d’oublier qu’elles ont été amputées. A l’inverse, les patients souffrant du syndrome psychiatrique de dépersonnalisation perdent contact avec leur propre corps, s’en sentent détachés, comme s’il n’était pas vraiment là, comme s’il avait disparu. Pour se rassurer de son existence, ils éprouvent le besoin de le toucher ou de verser de l’eau froide dessus (Sierra, 2009). Et en effet, ressentir des sensations corporelles dans une partie de notre corps nous fait prendre conscience de sa réalité. Par exemple, nous faisons rarement attention à nos mollets mais il suffit d’une démangeaison pour ressentir de manière très vivace la présence de cette partie de notre corps. Nous prenons conscience du fait qu’il existe dans un espace qui va au delà des frontières de notre corps, et qu’il est un objet en trois dimensions sur lequel nous pouvons agir. Ce sentiment de présence corporelle est le résultat de la localisation de nos sensations qui se situent non seulement dans un référentiel corporel (le mollet droit par exemple), mais aussi dans un référentiel égocentrique (à gauche si les jambes sont croisées). Ce dernier donne à notre corps un ancrage dans le monde externe, ancrage nécessaire si l’on veut pouvoir agir sur lui.

  1. Le corps en action

Considérons maintenant le cas des patients qui sont paralysés suite à une lésion cérébrale, mais qui n’en prennent pas conscience (i.e. anosognosie pour l’hémiplégie). Malgré toutes les preuves qu’on leur présente, ces patients ne réalisent pas qu’ils ne peuvent plus bouger. Ils peuvent ainsi avoir l’illusion d’avoir levé leur bras alors qu’ils en sont bien incapables. Un patient ainsi ne voyait pas pourquoi il ne pourrait pas surfer si le vent était assez fort (Cocchini et al., 2002). A l’inverse, les patients souffrant d’hystérie de conversion peuvent être convaincus qu’ils sont paralysés alors qu’ils n’ont aucun trouble moteur. Ils ne peuvent même plus avoir l’intention d’agir puisqu’ils pensent ne pas pouvoir agir. Enfin, certains patients schizophrènes ont un délire de puissance : ils croient posséder des pouvoirs surhumains, tels que le don de voler ou de courir plus vite que la lumière. Dans tous les cas, ces personnes ont une conscience erronée de ce qu’ils peuvent faire ou ne pas faire.

Le sentiment des capacités corporelles est un prérequis à toute action. En bref, si vous vous sentez incapable d’attraper la casserole en haut du placard, vous allez chercher un tabouret. Ce sentiment dépend de la connaissance que vous avez de vos mensurations corporelles, de votre force, de la flexibilité de vos articulations et ainsi de suite. Mais il dépend aussi d’un monitoring de vos succès et échecs passés et de la fluidité avec laquelle vous exécutez vos mouvements. Au sens où il implique le monitoring de ses propres processus internes, il peut être dit métacognitif.

iii. Le corps pour le soi

Considérons enfin les patients souffrant de somatoparaphrénie. Ces patients ne reconnaissent plus une partie de leur corps comme leur appartenant. Ils ressentent leur main comme leur étant étrangère, voire ils l’attribuent à une personne tierce. Un patient se plaint ainsi : “Comment suis-je supposé savoir à qui appartient cette main? Ce n’est pas la mienne” (Gandola et al., 2012, p. 1176). A l’inverse, l’illusion dite de la main en caoutchouc nous donne l’impression qu’une fausse main fait partie de notre corps (Botvinick and Cohen, 1998) : notre main est cachée derrière un écran et nous ne voyons qu’une main en caoutchouc devant nous ; les deux mains (la vraie et la fausse) sont alors touchées par un pinceau de manière synchronisée et nous pouvons avoir l’impression de ressentir la sensation de toucher au niveau de la main en caoutchouc et d’éprouver un sentiment d’appartenance vis-à-vis d’elle, comme si elle était notre vraie main. Ce sentiment d’appartenance doit être distingué du sentiment d’identité que l’on peut avoir par exemple en se regardant dans un miroir. La question n’est pas « est-ce moi ? » mais bien plutôt « est-ce mon corps ? ». Nous verrons plus en détails la nature de ce sentiment d’appartenance dans la partie 4. Mais nous pouvons d’or et déjà mentionner qu’il exprime la signification toute particulière du corps pour le sujet. L’enjeu principal est d’expliciter cette notion de signification.

  1. Une connaissance sans observation ?

Nul ne remet en doute que nous connaissons l’état de notre corps, mais on peut se demander si cette connaissance repose véritablement sur des expériences conscientes, ou si elle est ce qu’Anscombe (1957, p. 14) appelle une connaissance sans observation.

Un homme connaît habituellement la position de ses membres sans observation. Nous disons “ sans observation ”, parce que rien ne lui montre la position de ses membres ; ce n’est pas comme si un picotement dans le genou lui signalait que sa jambe n’est pas étendue mais repliée. L’observation suppose que nous ayons des sensations séparément descriptibles d’une chose, et que les avoir soit en un sens notre critère pour en parler.

Selon Anscombe, nous savons que nos jambes sont croisées ou que nos bras sont pliés indépendamment de nos sensations. Celles-ci ne peuvent en effet jouer aucun rôle épistémique car on ne peut décrire leur contenu sans faire référence au contenu du jugement correspondant. L’argument d’Anscombe a été utilisé depuis pour s’appliquer aussi aux sentiments corporels, aussi bien au sentiment agentif qu’au sentiment d’appartenance (Bermúdez, 2010, 2011). Prenons ce dernier cas. Selon Bermúdez (à paraître), le sentiment d’appartenance n’est qu’une fiction philosophique car son contenu inclut nécessairement que ce corps est le mien. On ne peut donc pas en donner une description indépendamment du contenu du jugement d’appartenance. Bermúdez conclut qu’il n’existe pas de phénoménologie propre au sentiment d’appartenance du corps.

Cependant on peut s’interroger sur la notion même d’Anscombe de « separately describable sensations », que l’on traduira ici comme « sensations indépendantes ». On peut en effet rejeter le postulat de départ. N’est-il pas possible de décrire le contenu des sensations et des sentiments corporels indépendamment du contenu des jugements correspondants ? Harcourt (2008) suggère qu’une sensation de x est indépendante si je peux avoir l’expérience de x sans pour autant croire que x. Cet argument, aussi appelé l’argument de « l’étanchéité cognitive » (cognitive impenetrability, Mylopoulos, 2015), repose sur le principe suivant : le contenu des expériences conscientes peut contredire le contenu de nos croyances. Ce principe est particulièrement bien illustré dans le cas des illusions visuelles. Par exemple, dans l’illusion de Muller-Lyer, j’ai l’expérience d’une ligne plus grande que l’autre même si je sais qu’elles ont la même taille. On peut alors utiliser l’argument de l’étanchéité cognitive pour le sentiment d’appartenance du corps : dans l’illusion de la main en caoutchouc, les sujets savent que cette fausse main ne leur appartient pas et pourtant ils ont l’expérience qu’elle est leur.

Mais cette dissociation suffit-elle à montrer qu’il existe une phénoménologie propre au sentiment d’appartenance ? Le fait est que les expériences ne sont pas les seuls états à pouvoir contredire les croyances (McDowell, 2011). Par exemple, je peux imaginer ou supposer que cette fausse main est la mienne tout en sachant qu’elle ne l’est pas (Alsmith, 2015). Nul besoin alors de faire appel à une dimension phénoménologique pour rendre compte de l’illusion. Savoir à qui appartient mon corps pourrait ainsi être une connaissance sans observation au sens de Anscombe.

Certes l’argument de l’étanchéité cognitive n’est pas un argument suffisant, mais il n’en reste pas moins un argument en faveur de l’hypothèse de l’existence des sensations indépendantes. En outre, les avocats d’une conception anscombienne doivent encore proposer une alternative aux sensations indépendantes. Autrement dit, si la connaissance du corps ne repose pas sur des sensations, sur quoi s’appuie-t-elle? Sa base épistémique doit respecter deux critères : (i) elle doit pouvoir rester insensible au contenu des croyances et (ii) elle doit aussi pouvoir expliquer certains effets de très bas niveau qui caractérisent le sentiment d’appartenance du corps. Reprenons l’illusion de la main en caoutchouc. Si la fausse main est menacée d’un couteau, les sujets réagissent au niveau physiologique très fortement, et ce seulement s’il leur semble qu’elle leur appartient (Ehrsson et al., 2007). Il paraît alors peu plausible que les sujets soient seulement en train d’imaginer ou de supposer que c’est leur propre main car ces attitudes cognitives de haut niveau n’ont pas un tel impact à un niveau aussi primitif. Autrement dit, il ne suffit pas d’imaginer que c’est là ma main pour réagir comme si elle était mienne.

On peut concevoir toutefois que d’autres types d’attitudes pourraient rendre compte de ces effets physiologiques. Anscombe elle-même propose que la connaissance sans observation est une connaissance pratique. Nous allons maintenant aborder la question du rôle de l’action pour la conscience du corps.

  1. Approches théoriques : action ou représentation ?

La philosophie du corps propre peut se diviser en deux grandes théories. Les deux mettent l’accent sur l’importance de la conscience corporelle et partagent un véritable intérêt pour les dysfonctionnements de cette conscience, mais leurs approches et leurs hypothèses diffèrent radicalement. D’un côté, se trouve l’approche phénoménologique, issue de la tradition initiée par Husserl (1913), Gurwitsch (1985) et Merleau-Ponty (1945), qui met l’action au cœur de la conscience du corps. De l’autre côté, se trouve l’approche analytique issue d’une tradition anglo-saxonne qui comprend la conscience du corps en termes représentationnels (O’Shaughnessy, 1980 ; Bermudez, 2005; Vignemont, 2015). Cette dernière approche est dominante dans la littérature expérimentale (e.g., Medina et Coslett, 2016; Schilder, 1935; Longo et Haggard, 2010, Berlucchi et Aglioti, 2010).

  1. L’approche sensorimotrice

Selon Merleau-Ponty, le corps n’est pas un objet parmi d’autres. Plus précisément, il distingue le corps charnel, qui est objectif, et le corps propre, tel qu’il est vécu de manière pré-réflexive dans l’expérience subjective. Il remarque qu’à l’inverse des objets, le corps propre ne nous quitte jamais et ne peut pas être appréhendé à partir de différentes perspectives. Selon lui, nous ne pouvons pas même le représenter car cela impliquerait d’adopter une attitude objective qui nous ferait perdre ce que nous cherchons à représenter. Le corps ainsi réifié ne pourrait plus constituer notre ancrage dans le monde. Depuis Merleau-Ponty, de nombreuses critiques ont été émises contre la notion de représentation mentale, et plus particulière dans les versions radicales de la théorie dite incarnée de la cognition (Thelen et Smith, 1994 ; Turvey et Carello, 1995 ; van Gelder, 1995 ; Gallagher, 2008). Selon ces théories, nous pouvons nous dispenser de représentations dans une architecture cognitive car elles sont trop coûteuses et peuvent être avantageusement remplacées par des boucles sensorimotrices.

L’action est en effet au cœur de la théorie de Merleau-Ponty. Selon lui, il faut remplacer le « je pense » de Descartes par un « je peux ». Le corps propre doit être compris dans son engagement pratique avec le monde. L’espace corporel est un espace d’actions dotées d’une signification existentielle et l’unité du corps propre trouve sa source dans l’unité de l’action. Il faut noter ici que les actions n’ont pas à être effectuées physiquement. Ce qui compte, c’est ce que Siewert (2005) appelle le savoir-faire corporel (bodily know-how), qui se définit comme la connaissance pratique de la manière dont nous pouvons agir avec notre corps. Merleau-Ponty illustre sa théorie avec une série de dissociations entre le corps propre et le corps objectif. Par exemple, un patient nommé Schneider était incapable de rapporter où un moustique l’avait piqué mais il pouvait se frotter la jambe à l’endroit exact de la piqure (Goldstein, 1934). Quant aux membres fantômes, ils expriment selon Merleau-Ponty la capacité des membres manquants à se mouvoir, qui persiste au-delà de l’amputation.

Merleau-Ponty peut être considéré comme l’ancêtre des récentes théories énactivistes, telles qu’elles ont été défendues par Noë (2004), Hurley (1998) et O’Regan (2011). Ces théories ont pour objectif d’expliquer nos capacités cognitives, et plus particulièrement la conscience, en termes sensorimoteurs. Selon elles, nos expériences conscientes sont inséparables de nos activités corporelles ou de nos attentes sensorimotrices. Par conséquent, ce que nous ressentons correspond à ce que nous faisons et à ce que nous savons faire. Plus précisément, les sensations dépendent de manière constitutive de notre capacité à détecter les relations mutuelles entre les inputs sensoriels et les outputs moteurs. Cette capacité elle-même s’appuie sur une connaissance procédurale de la manière dont nos mouvements (ou les mouvements de l’objet) affectent les signaux sensoriels que nous recevons (comment le fait de se rapprocher ou de s’éloigner d’une table ronde la fait paraître avec une forme plus ou moins ovale, par exemple). Les théories énactivistes se sont principalement intéressées à la vision, mais paraissent les plus plausibles dans le domaine des sensations corporelles, rejoignant ainsi la théorie d’Anscombe. Noë (2004, p. 1, ma traduction) commence ainsi son livre : « Toute perception ressemble au toucher ». O’Regan quant à lui offre un compte-rendu détaillé des sensations corporelles en termes sensorimoteurs :

Lorsque quelque chose chatouille votre bras, vous pouvez bouger votre autre main et frotter l’endroit irrité (…) Si la partie touchée du corps se meut, la stimulation sensorielle se modifie (…) Ce que nous voulons dire par avoir une sensation dans un lieu précis de notre corps n’est que l’application de certaines règles sensorimotrices. (O’Regan, 2011, p. 157-158, ma traduction).

On peut se demander toutefois à quel point la conception sensorimotrice parvient à expliquer nos sensations corporelles (Vignemont, 2011). Agir implique de connaître les coordonnées spatiales de la cible du mouvement dans un cadre égocentrique (centré sur le corps du sujet). Par exemple, je dois savoir que le verre est à ma droite pour aller le prendre. Mais les sensations corporelles ne sont pas seulement localisées dans un tel référentiel. Elles le sont aussi dans un référentiel corporel qui est insensible aux mouvements: j’ai mal dans la main droite que ma main soit à ma droite, à ma gauche ou encore au dessus de ma tête. La question qui se pose est alors de savoir comment un savoir-faire corporel qui utilise un cadre de référence égocentrique peut être à l’origine de sensations localisées dans un cadre de référence corporel.

La seconde difficulté que rencontrent les théories sensorimotrices est de nature empirique. Reconsidérons le cas des membres fantômes. De nombreux patients ressentent leur membre fantôme comme étant paralysé. Leur sentiment ne peut donc s’expliquer en termes moteurs. Considérons aussi des cas de dissociation tels que celui de Schneider. Certains patients souffrant de ce que l’on appelle le toucher insensible (numbsense) parviennent à indiquer du doigt là où ils ont été touchés alors même qu’ils n’ont aucune conscience d’avoir été touchés (Paillard et al., 1983). Il semble donc que leur savoir-corporel est intact, mais qu’il ne suffit pas pour donner lieu à des sensations tactiles. A l’inverse, un autre patient qui possède une sensibilité tactile préservée parvient à montrer sur un dessin représentant sa main là où on l’a touché, mais il ne parvient pas pour autant à le montrer sur sa main elle-même (Anema et al., 2009). Dans ce dernier cas, il semble qu’un savoir-corporel intact n’est pas nécessaire à la conscience tactile. Nous pouvons enfin nous intéresser à l’illusion de la main en caoutchouc. Jusqu’à présent, nous avons principalement évoqué le sentiment illusoire d’appartenance éprouvé pour la fausse main. Mais l’illusion a aussi un composant purement spatial : les sujets se trompent en localisant leur main et la situe du côté de la fausse main. Un énactiviste devrait alors expliquer l’illusion spatiale dans les termes suivants : les sujets s’attendraient à rentrer en contact avec leur main à cet endroit s’ils essayaient de la toucher avec leur autre main. Autrement dit, leur erreur de localisation s’expliquerait par des attentes sensorimotrices erronées induites par la situation expérimentale. Le problème, cependant, c’est qu’on ne retrouve pas l’illusion spatiale au niveau moteur. Quand les sujets cherchent à atteindre leur main ou quand ils la bougent, leurs mouvements ne sont pas perturbés : ils restent insensibles à l’illusion (Kammers et al., 2009).

Les avocats des conceptions sensorimotrices peuvent alors répondre que ces données empiriques ne remettent pas en question leur théorie car ils ne prétendent pas que l’intégralité des actions est inséparable de la conscience du corps propre. Les mouvements qui peuvent se dissocier des sensations corporelles ne seraient alors pas ceux qu’ils proclament constitutifs de ces sensations. Une telle réponse peut cependant paraître post-hoc et il reste aux théories énactivistes à proposer des critères clairs qui déterminent a priori la catégorie d’actions pertinentes pour la conscience corporelle. Tournons nous maintenant vers l’approche représentationaliste.

  1. L’approche représentationaliste

Il paraît souhaitable en premier lieu d’éliminer un certain nombre de soupçons injustifiés que l’approche sensorimotrice forme à l’encontre de la conception représentationaliste. Tout le monde s’accorde sur le fait que le corps tel que nous l’appréhendons de l’intérieur, tel que nous le vivons, est différent du corps physique décrit par les anatomistes. Mais la notion de représentation permet justement un tel découplage entre le subjectif et l’objectif. Il ne faut pas confondre objet intentionnel (ce sur quoi portent nos attitudes mentales) et objet physique (tel qu’une chaise ou une pomme). L’approche représentationaliste est donc compatible avec le postulat de Merleau-Ponty selon lequel le corps propre n’est pas un objet parmi d’autres. Il faut aussi éclaircir un autre malentendu concernant les représentations mentales en général. Les représentations ne doivent pas être nécessairement comprises en termes symboliques ou conceptuels. Il peut exister des représentations dont le format est analogique qui ne font pas appel aux ressources conceptuelles du sujet. En outre, leur contenu n’a pas besoin d’être statique ou exhaustif. Il peut décrire l’état du monde ou du corps de manière seulement partielle et dynamique. Enfin, les récents travaux en robotique montrent que des modèles internes peuvent être quelquefois moins coûteux cognitivement et plus simples qu’un apprentissage purement sensorimoteur (Bongard et al, 2006). De fait, les représentations deviennent nécessaires quand les situations sont trop complexes ou n’obéissent pas à des lois claires (Clark, 1991). En résumé, les représentations mentales ne méritent pas la mauvaise réputation que leur fait souvent le courant phénoménologique.

Considérons maintenant de manière plus spécifique les représentations du corps. Un premier argument en faveur de leur existence découle de l’organisation spatiale des sensations corporelles (Bonnier, 1905). Nous ne sentons pas un simple point de pression isolé sur la peau, nous sentons que nous sommes touchés en haut du bras gauche près de l’épaule. Nos sensations corporelles ont un contenu spatial riche : elles apparaissent sur fond de paysage corporel marqué de repères saillants.

A l’instant t1 le bras nous semble plié parce que nous nous pensons en général (et de fait pendant des dizaines d’années) comme étant dotés de bras qui peuvent adopter certaines positions comme celles d’être étendu, plié, etc. ; et parce qu’opèrent les sensations posturales. (O’Shaughnessy, 1995, p. 184, ma traduction)

Ce paysage corporel décrit la configuration de notre corps, l’organisation de ses différentes parties, leur taille et leur forme respective, ses axes principaux, et ainsi de suite. Ces informations ne sont pas incluses dans les signaux provenant du corps car la peau est une surface plane. Il est donc nécessaire de construire une carte du corps à partir d’une multitude de sources d’informations, utilisant aussi bien la proprioception et le toucher que la vision et l’action, voire même s’appuyant sur un « croquis » inné de la structure globale du corps (deux bras, deux jambes) (Bremner, à paraître). Cette carte du corps constitue ainsi un cadre de référence commun à toutes nos expériences corporelles (O’Shaughnessy, 1980). Même si elle permet de garantir le caractère spatial commun à toutes nos sensations, la représentation du corps peut aussi s’adapter facilement aux changements corporels, aussi bien ceux à long-terme quand l’enfant grandit, que ceux à court-terme lorsque le bras s’allonge grâce aux outils manipulés. Il est ainsi possible pour l’aveugle de sentir le sol au bout de sa canne blanche car celle-ci a été intégrée à la représentation du corps (Martel et al., à paraître).

Qu’il soit clair ici que la notion de représentation utilisée dans ce contexte peut être assez minimale. Elle consiste simplement en une structure interne qui a pour fonction de décrire l’état du corps. Pour autant, il ne faut pas la confondre avec son équivalent cortical situé au niveau du cortex somatosensoriel primaire (SI) et du cortex moteur primaire (M1). SI et M1 reçoivent les informations somatosensorielles et sont organisées de manière somatotopique : chaque partie de ces cartes corticales est associée à une partie du corps en tenant compte de la densité des récepteurs sur la surface du corps représentée. Elles forment ainsi des images déformées du corps, comme un « homoncule » aux mains et au visage surdéveloppés par rapport au reste (Penfield et Rasmussen, 1950). En outre, l’Homoncule ne décrit pas la contiguïté des parties du corps (par exemple, la zone de la main est représentée à côté de la zone du visage). Il ne peut donc pas jouer le rôle structurant requis pour organiser nos sensations corporelles et nos actions. Les représentations du corps se situent à un niveau d’intégration plus élevé, intégration entre les diverses parties du corps et entre les différentes sources d’information sensorielle.

Le deuxième argument en faveur de l’approche représentationaliste vient des troubles de la conscience du corps. Comme le souligne Schilder (1935), le membre fantôme est probablement la plus belle preuve de l’existence de représentations internes du corps qui peuvent se découpler du corps biologique : les patients ressentent une douleur dans leur main fantôme car la représentation inclut toujours la main amputée. Mais l’appel aux cas pathologiques a conduit aussi un certain nombre de chercheurs tant en neuropsychologie qu’en philosophie à postuler non pas une, mais plusieurs représentations du corps. Sur la base d’une série de patients souffrant de lésion cérébrale, Head et Holmes (1911) proposent ainsi trois type distincts de représentation du corps: deux schémas du corps (body schema), l’un qui reflète les changements de posture avant qu’ils ne soient conscients et l’autre qui décrit la structure du corps afin d’y localiser nos sensations, ainsi qu’une image corporelle (body image), qui, elle, est une représentation plurimodale consciente du corps. Loin d’avoir une représentation unique et centrale du corps, nous nous retrouvons confrontés à une pluralité de représentations ayant chacune leurs spécificités et dont les déficits seraient à l’origine de différentes pathologies.

Depuis Schilder (1935), il règne néanmoins une grande confusion tant conceptuelle qu’empirique entre l’image corporelle et le schéma corporel (Gallagher, 1995). Une seule et même représentation se voit qualifier à la fois de consciente et d’inconsciente, de conceptuelle et de non conceptuelle, de stable et de dynamique, et ainsi de suite. Même chez ceux qui s’accordent sur l’existence d’au moins deux, voire de trois différents types de représentations, les désaccords sont nombreux (Gallagher, 1995 ; Paillard, 1999 ; Sirigu et al., 1991 ; Schwoebel et Coslett, 2005). Il paraît donc essentiel de parvenir à une définition claire des notions de schéma et image corporels, et à cette fin, de déterminer sur la base de quel critère les distinguer.

Un premier critère possible concerne leur origine sensorielle: le schéma corporel s’appuierait principalement sur la perception interne, tandis que la vision constituerait la base de l’image corporelle. Un autre critère possible est fonctionnel. Le schéma corporel est utilisé pour agir : il nous permet de marcher sans trébucher, de prendre un verre, ou de rattraper une fourchette qui tombe, en nous informant sur la position de chacune des parties de notre corps par rapport aux autres et en programmant chacun de nos mouvements pour pouvoir atteindre notre but. Au contraire, l’image corporelle constitue une représentation perceptive consciente du corps. On peut aussi proposer un critère plus temporel, distinguant l’image du corps à court terme et l’image du corps à long terme (O’Shaughnessy, 1980). On peut enfin s’intéresser au format de la représentation et opposer non pas deux, mais trois types de représentations (Sirigu et al., 1991 ; Schwoebel et Coslett, 2005). Il y aurait ainsi une représentation sensorimotrice, une représentation visuo-spatiale et une représentation sémantique.

Ce bref résumé de la littérature actuelle révèle l’absence d’unanimité sur la définition de notions telles que le schéma ou l’image corporelle (Vignemont, 2010). Chacun adopte son critère, se focalisant sur certaines pathologies plutôt que sur d’autres. Par conséquent, les mêmes troubles neurologiques donnent lieu à des diagnostics rigoureusement opposés. Prenons le cas de la négligence personnelle. Les patients souffrant de négligence vivent comme si seulement le côté droit de leur corps existait. Par conséquent, ils ne se coiffent, ne se rasent ou ne se maquillent que d’un côté. Pour Gallagher (2005), il s’agit là d’un trouble de l’image corporelle. Mais pour Coslett (1998) au contraire, ces patients ont leur schéma corporel perturbé. Le même problème surgit dans l’analyse de la désafférentation périphérique. Ces patients ne reçoivent plus d’information tactile et proprioceptive sur tout leur corps à partir du buste. Au début de leur maladie, ils ne parvenaient pas à contrôler leur corps et c’est seulement avec le temps qu’ils ont réussi à exploiter suffisamment la vision pour compenser leur déficit. Pour Gallagher, ces patients ont perdu leur schéma corporel. Cela revient à dire que leur image corporelle guide désormais leurs actions. Mais la distinction schéma/image corporel ne perd-t-elle pas de son sens si on lui retire le critère fonctionnel ?

Il peut alors sembler que l’approche représentationaliste est dans une impasse car à trop vouloir tout expliquer à l’aide de représentations mentales, elle risque d’en postuler une multiplicité. La seule alternative est d’en proposer seulement deux ou trois, mais il faut alors avoir des critères clairs pour les différencier.

  1. Un compromis possible ?

Les approches sensorimotrice et représentationaliste sont-elles totalement incompatibles ? La notion de schéma corporel joue en effet un rôle central dans les deux cas, même si son interprétation et son rôle diffèrent. Dans le premier cas, le schéma corporel est une fonction sensorimotrice centrale à toute forme de conscience corporelle, alors que dans le second, il constitue une représentation sensorimotrice utilisée essentiellement pour l’action. Il existe néanmoins une théorie intermédiaire selon laquelle nos sensations corporelles sont spatialement organisées par une représentation au format moteur. Cette hypothèse apparaît comme assez intuitive dans le cas des sensations kinesthésiques (Wong, 2009) : non seulement la programmation du mouvement, mais aussi l’expérience elle-même de lever son bras impliquent le schéma corporel. On peut aussi facilement concevoir que la douleur exploite le schéma corporel étant donné son rapport intime avec l’action. Selon une théorie dite ‘impérative’ en effet, la douleur est un ordre donné par le corps pour se protéger (Klein, 2015; Hall, 2008; Martinez, 2011). Mais peut-on généraliser le rôle du schéma corporel à d’autres types de sensations corporelles ?

Selon un certains nombres de philosophes, toute expérience corporelle est structurée par la représentation de ce que certains appellent les « affordances corporelles », c’est-à-dire, la représentation des parties du corps décrites à partir des mouvements qu’elles permettent (Alsmith, 2012; McDowell, 2011; O’Shaughnessy, 1980; Brewer, 1995; Bermúdez, 2005; Smith, 2009) : sentir le contact de la table sur l’avant-bras consiste à avoir l’expérience d’un membre qui peut faire tels et tels mouvements. Il n’y aurait donc nul besoin de traduire le contenu spatial de la sensation tactile dans un format moteur si l’on devait y réagir, car il est déjà encodé dans un tel format.

Dans cette conception sensorimotrice modérée (car en partie représentationaliste), l’action et la conscience corporelle utilisent le même type de représentation. Mais cela suppose qu’elles ont les mêmes besoins. Or cela n’est pas évident. Comparons les deux exemples suivants. Je me pique avec une aiguille au bout du doigt. Je mets mon doigt dans la bouche. Le contenu spatial de mon expérience est très restreint : je sens la piqure juste à un tout petit point et ma sensation ne s’étend pas au delà. Au contraire le contenu spatial de mon action est beaucoup plus holistique : non seulement je bouge mon doigt, mais aussi toute la main, le bras et l’épaule. De manière plus générale, l’action requiert une représentation unifiée du corps qui regroupe ses différentes parties ensemble selon les besoins de l’action à accomplir. Une telle représentation paraît alors peu à même de rendre compte du contenu focal de la plupart de nos sensations. Cela ne veut pas dire que le schéma corporel ne contribue pas à la conscience corporelle, mais seulement qu’il ne suffit pas et qu’il faut aussi une représentation plus segmentée du corps.

  1. Conscience du corps, conscience de soi

Le corps propre a un statut ambigu, il semble être à la fois ma nature (« je suis un corps », voire « je suis ce corps ») et ma propriété (« c’est mon corps »). Comme le souligne O’Shaughnessy, (1980, vol. 1, p. 138, ma traduction):

Maintenant il y a toutes les raisons pour s’attendre à ce que cette relation soit inhabituelle. Car nous parlons du lien épistémique entre un homme et lui-même en tant qu’objet matériel  selon toute probabilité! Et dans tous les cas, le seul objet dans l’univers qui est son propre corps. Cette relation n’est-elle pas vouée à être étrange ?

Cette relation soulève une série de problèmes tout aussi bien des points de vue métaphysique et éthique qu’épistémologique et phénoménologique. On peut ainsi mentionner la question centrale du dualisme cartésien : le soi est-il seulement une entité pensante ou est-il incorporé ? On peut aussi s’interroger sur les droits que nous avons vis-à-vis de notre propre corps : pouvons-nous le vendre par exemple ? Bien que fascinantes, ces questions ne seront pas traitées ici et nous nous limiterons à nous interroger sur le rôle du corps dans notre perspective subjective sur le monde ainsi que sur la nature de l’expérience que nous avons de notre corps comme nous appartenant, ce que nous avons appelé plus haut le sentiment d’appartenance, et ses propriétés épistémiques.

  1. Une perspective subjective incarnée

Prenons la célèbre expérience de pensée de David Lewis (1979). Imaginons qu’il existe deux dieux, l’un vivant sur la plus haute des montagnes et l’autre sur la plus froide. Ils ont tous deux une vision parfaite et exhaustive de leur monde et pourtant, affirme Lewis, il peut leur manquer quelque chose : s’ils ignorent sur quelle montagne ils se trouvent, ils ne peuvent connaître leur propre perspective sur leur monde. Il ne suffit pas de représenter le monde dont on fait partie pour se représenter soi-même.

Pourtant je peux les imaginer comme étant en partie dans l’ignorance: aucun ne sait lequel des deux il est. Ils ne sont pas exactement similaires. L’un vit au sommet de la plus haute montagne et envoie la manne ; l’autre vit sur la plus froide des montagnes et jette des éclairs. Ni l’un ni l’autre ne sait s’il vit sur la plus haute ou la plus froide des montagnes ; ni s’il envoie la manne ou des éclairs (…) Nul doute qu’une telle situation soit possible (le problème est peut-être qu’ils ont une connaissance aussi parfaite de leur partie du monde, et donc ne peuvent identifier leur propre perspective sur elle). (Lewis 1979, pp. 520-521, ma traduction)

Ce que cette expérience de pensée illustre est le fait qu’une forme de conscience de soi, à savoir le point de vue subjectif que nous avons sur le monde, dépend de notre localisation spatiale, et que cette localisation est celle de notre corps. Mais encore faut-il que la position du corps soit reconnue comme étant la position de son propre corps. Pour l’un des dieux, savoir qu’un corps se trouve sur la montagne la plus haute n’est d’aucune utilité s’il ignore qu’il s’agit de son corps à lui. C’est seulement à cette condition que le corps propre peut ancrer sa perspective subjective. Cela ne veut pas dire pour autant que le soi doit figurer explicitement dans le contenu de nos expériences perceptives telles que les expériences visuelles. Ces expériences présentent le monde à partir d’un point de vue en première personne, qui coïncide avec le point de vue centré sur le corps du sujet. Ainsi elles peuvent nous informer sur le soi, alors même qu’elles portent sur le monde. On peut alors remettre en cause la dichotomie classique entre d’un côté, les sens corporels et de l’autre, les sens externes car même dans ce dernier cas, le corps joue un rôle important.

Je maintiens que tous les systèmes perceptifs sont aussi bien proprio-sensibles qu’extéro-sensibles car ils fournissent tous de l’information de manières diverses sur les activités de l’observateur… L’information sur le soi est récupérée en tant que telle, qu’importe le nerf sensoriel qui délivre les impulsions au cerveau. (Gibson, 1979, p. 115, ma traduction)

  1. Le sentiment d’appartenance du corps

Selon Strawson (1959), nous n’avons un regard tout particulier que pour notre propre corps : nous l’appréhendons comme étant en un sens unique, ou du moins plus important que n’importe quel autre corps. Afin d’expliquer ce lien spécial, il est possible de faire appel à nos sensations corporelles : il n’existe qu’un seul corps où je peux ressentir des sensations.

Que cela soit ainsi, nous en avons une espèce de démonstration dans notre propre Corps, dont toutes les particules font partie de nous-mêmes, c’est-à-dire, de cet Etre pensant qui se reconnait intérieurement le même, tandis que ces particules ſont vitalement unies à ce même soi penſant, de ſorte que nous sentons le bien ou le mal qui leur arrive par l’attouchement ou par quelque autre voye que ce soit. Ainsi les Membres du Corps de chaque homme ſont une partie de lui-même : il prend part & est intéressé à ce qui les touche. Mais qu’une main vienne à être coupée, & par-là séparée du Sentiment que nous avions du chaud, du froid, & des autres affections de cette main, dès ce moment elle n’est non plus une partie de ce que nous appelons nous-mêmes, que la partie de Matière qui est la plus éloignée de nous. (Locke, 1690, Bk. II, Ch. 27, §11)

La théorie de Locke porte sur ce que l’on appelle le « fait d’appartenance », qui détermine quel corps m’appartient. La question du « sentiment d’appartenance » est différente. Elle concerne la relation psychologique du sujet avec son corps : non pas quel corps m’appartient, mais quel corps je ressens comme mien (Dokic, 2003). Cette question n’a pas de présupposé métaphysique : elle ne suppose pas que le corps est un objet distinct du sujet qui le possède, ni à l’inverse que le sujet est son corps. Nous avons ainsi vu qu’il est possible d’éprouver ce sentiment pour une main qui ne nous appartient pas (comme dans l’illusion de la main en caoutchouc), et à l’inverse de ne plus l’éprouver pour sa propre main (comme dans la somatoparaphrénie). Mais quel est l’origine de ce sentiment ?

Toute théorie du sentiment d’appartenance doit éviter le dilemme suivant, tel qu’il a été formulé par Peacocke (2014). D’une part, elle risque de fournir une explication purement circulaire du composant en première personne (« mon corps »). En effet, le sentiment d’appartenance du corps présuppose de distinguer ce qui est mon corps de ce qui ne l’est pas. Mais si cette distinction est formulée en termes de soi versus non-soi alors la théorie ne fait que présupposer ce qu’elle est supposée expliquer. D’autre part, en essayant d’éviter le risque de circularité, les théories du sentiment d’appartenance risquent simplement de perdre le composant en première personne, ou du moins d’échouer à en rendre compte. Voyons comment ce dilemme s’applique aux théories existantes.

Afin d’éviter le risque de circularité, Martin (1992, 1995) propose de formuler la distinction entre le soi et le non-soi en termes spatiaux, entre l’espace où je peux ressentir des sensations et celui où je ne le peux pas. Cette hypothèse s’accompagne d’un présupposé métaphysique, qu’il nomme la conception de l’objet unique (Sole object view): le corps où je localise mes sensations est identique à mon propre corps. Cette identité, dit-il, permet au contenu spatial de mes expériences corporelles de justifier la reconnaissance de ce corps comme étant le mien. Par conséquent, il suffit de sentir le chaud ou le froid, le toucher ou la douleur dans une partie du corps pour ressentir ce corps comme m’appartenant : « ce sentiment d’appartenance, qui est propre à toutes les sensations localisées, ne peut être indépendant du contenu spatial des sensations, de la localisation de l’évènement » (Martin, 1995, p. 277, ma traduction). Selon cette conception, le sentiment d’appartenance du corps est donc constitué par le sens des frontières spatiales du corps.

Certes Martin évite le risque de circularité, mais il semble tomber dans le problème opposé : il élimine le composant en première personne en le réduisant ainsi en termes purement spatiaux. On peut en effet s’interroger sur la validité de la conception de l’objet unique et sans un tel postulat métaphysique, il n’y a rien dans le contenu spatial de la sensation lui-même qui justifie l’auto-attribution corporelle. C’est pourquoi, contrairement à ce que Martin prétend, il ne suffit pas d’avoir des sensations dans une partie du corps pour éprouver un sentiment d’appartenance. J’ai mentionné plus haut le trouble neurologique de la somatoparaphrénie. Ce qui est particulièrement intriguant chez ces patients c’est qu’ils peuvent avoir des sensations dans la main qu’ils ne ressentent plus comme leur. Par exemple, ils peuvent sentir un simple contact, voire même hurler si on pince leur main « étrangère » (Melzack, 1990; Moro et al 2004). Malgré ces sensations, ils maintiennent contre toute attente que cette main ne leur appartient pas.

Il semble donc que l’on peut avoir conscience des frontières du corps sans avoir conscience que ces frontières sont celles de son propre corps. Quel est alors l’ingrédient manquant ? Il ne s’agit pas ici de rejeter complètement l’hypothèse spatiale de Martin, mais de comprendre l’espace de son propre corps comme un espace d’actions, c’est-à-dire comme un schéma corporel. On peut alors proposer que le sentiment d’appartenance hérite son composant en première personne du corps agissant (Brewer, 1995 ; Vignemont, 2007). Selon cette conception sensorimotrice, je ressens comme mien le corps que je peux contrôler. A l’inverse, je m’en sens aliéné si j’en perds le contrôle. Cette hypothèse semble être confirmée par la somatoparaphrénie. En effet, la plupart des patients sont paralysés ou incapables de contrôler les mouvements de leur main. De même, les patients désafférentés (décrits plus haut) décrivent un sentiment d’aliénation vis-à-vis de leur corps qu’ils ne peuvent plus bouger faute d’informations proprioceptions sur leur posture. Mais dès qu’ils apprennent à contrôler leur corps en exploitant les informations visuelles, ils regagnent un sentiment d’appartenance (Cole, 1995).

Cependant, on peut se demander si cette théorie sensorimotrice ne succombe pas aux mêmes problèmes que la théorie purement spatiale. En effet, le schéma corporel peut-il être à l’origine de la première personne ? En outre, cette théorie ne peut rendre compte de l’illusion de la main en caoutchouc. Dans son format classique, cette illusion est en effet purement sensorielle et n’inclut aucun composant moteur. Les sujets nient ressentir un quelconque sentiment de contrôle sur la fausse main et leurs actions peuvent rester insensibles à l’illusion (Longo et al., 2008 ; Kammers et al., 2009). Et pourtant ils ont l’impression que cette main en caoutchouc leur appartient.

Il semble donc que la signification toute particulière de notre propre corps ne trouve son origine ni dans les sensations corporelles ni dans le contrôle moteur. Une autre possibilité s’inscrit dans un cadre théorique évolutionniste (Vignemont, sous presse). Cette hypothèse prend pour point de départ le fait biologique que le corps est nécessaire à la survie de l’organisme. En raison de son importance, il existerait une représentation qui a pour fonction de déterminer les frontières du corps à protéger, aussi appelée schéma corporel défensif. Ce schéma corporel ne représente donc pas simplement les frontières du corps, mais le fait que ce qui est à l’intérieur de ces frontières compte pour le sujet. Grâce à lui, nos sensations ne concernent pas simplement le corps, mais le corps qui a une importance unique pour le sujet, pour sa survie, pour son confort et pour ses intérêts. Le sentiment d’appartenance du corps n’est rien d’autre que la conscience de cette importance. On peut ainsi le caractériser en termes affectifs.

Cette théorie, aussi appelée l’hypothèse du garde du corps (the Bodyguard hypothesis, Vignemont, sous presse), permet-elle d’éviter le dilemme de Peacocke souligné au départ ? On pourrait penser qu’elle n’offre qu’une explication circulaire : avoir conscience de ce corps comme mien présuppose que mon corps soit doté d’une valeur affective unique, mais pour que ce corps soit doté d’une telle valeur, ne dois-je pas le ressentir comme mien ? Cette objection, cependant, est injustifiée : la signification du corps ne vient pas de l’appréhension subjective que j’en ai, mais du fait objectif qu’il est nécessaire à la survie. L’hypothèse du garde du corps n’est donc pas menacée de circularité. Mais ne tombe-t-elle pas alors dans le problème inverse ? Certes elle ne présuppose pas le soi mais arrive-t-elle à en rendre compte ? On peut faire un parallèle ici avec les expériences visuelles égocentriques de type « la porte est à droite ». Cette expérience présente la porte dans sa relation spatiale au sujet, et même si le soi n’est pas toujours explicitement représenté, elle justifie la croyance que la porte est à ma droite. De même, avoir conscience de son corps comme sien présente le corps dans sa relation affective toute particulière avec le sujet, et même si le soi n’est pas toujours explicitement représenté, le sentiment d’appartenance justifie la croyance qu’il s’agit de mon corps. Nous allons maintenant analyser les propriétés épistémiques de ces jugements.

  1. L’immunité contre l’erreur d’identification du sujet

Il y a deux cas différents dans l’usage du terme « je » (ou « mon ») que je pourrais appeler « l’usage comme objet » et « l’usage comme sujet » (…) On peut indiquer la différence entre ces deux catégories en disant : les cas de la première catégorie implique la reconnaissance d’une personne particulière et il y a alors dans ces cas la possibilité d’une erreur, ou comme je devrais le formuler plutôt : la possibilité d’une erreur a été fournie pour… Il est possible que, disons dans un accident, je sente une douleur dans mon bras, que je vois un bras cassé à côté de moi et que je pense qu’il s’agit du mien, quand en fait c’est celui de mon voisin. Et je peux, regardant dans un miroir, prendre une bosse sur son front, pour une bosse sur le mien. De l’autre côté, il n’est pas question de reconnaître une personne quand je dis que j’ai mal aux dents. Demander « êtes-vous sûr que c’est vous qui avez mal ? » serait dénué de sens…

Wittgenstein (1958) dans le Livre Bleu  distingue deux usages de la première personne, comme objet et comme sujet, prenant comme critère ce que Shoemaker (1968) appellera plus tard l’immunité contre l’erreur d’identification du sujet. Le soi est utilisé comme sujet s’il est impossible de se tromper sur fait que je suis la personne qui instancie la propriété représentée, ou du moins si je ne peux en raisonnablement douter. D’autres erreurs sont certes possibles : je peux par exemple croire que je suis excitée alors que je suis effrayée, mais je n’ai nul doute qu’il s’agit bien de mon état mental. Au contraire, le soi est utilisé comme un objet si je peux ignorer qui instancie la propriété représentée. Wittgenstein prend l’exemple de la bosse sur le front, mais on peut se demander s’il n’existe pas certains jugements corporels qui seraient immunisés contre l’erreur d’identification. Autrement dit, peut-on faire référence à son corps comme à un sujet?

Evans (1982) répond que les propriétés épistémiques des jugements corporels, comme l’immunité contre l’erreur, dépendent du type d’information qui en est à l’origine. Comparons les exemples suivants. Je suis assise à table avec quatre autres personnes. Je regarde les jambes sous la table et je crois que mes jambes sont croisées. Mais en fait, j’ai pris les jambes de ma voisine pour les miennes et mes jambes ne sont de fait pas croisées. Sur la base d’une telle expérience visuelle, mon jugement n’était donc pas immunisé. A l’inverse, je peux savoir que mes jambes sont croisées parce que je les ressens comme telles. Comme la proprioception donne un accès privilégié à mon propre corps et à nul autre, il n’y a aucune possibilité pour que je sois dans l’erreur sur la base d’une telle sensation proprioceptive. Cela ne peut être les jambes de personne d’autre. Mon jugement est immunisé contre l’erreur.

Nous avons ce que nous pouvons décrire comme étant une capacité générale à percevoir notre corps, bien qu’elle puisse se décomposer en plusieurs capacités : notre sens proprioceptif, notre sens de l’équilibre, du chaud et du froid, et de la pression. Chacun de ces modes de perception semble donner lieu à des jugements qui sont immunisés contre l’erreur d’identification (…) Il semble juste n’y avoir aucun fossé entre le fait que le sujet détient l’information (ou semble l’avoir), de manière appropriée, que la propriété F est instanciée et le fait qu’il détient l’information (ou semble l’avoir) qu’il est F. (Evans, 1982, pp. 220-221, ma traduction)

Non seulement les sensations corporelles garantissent l’immunité contre l’erreur d’identification des jugements corporels, mais aussi certaines expériences visuelles (Bermudez, 1998 ; Vignemont, 2012). Ainsi, voir un arbre en face justifie ma croyance que je suis devant un arbre. Je peux me tromper sur le fait que ce soit un arbre (cela peut être une peinture par exemple), mais je ne peux avoir le doute suivant : « quelqu’un se tient devant un arbre, mais est-ce moi ? » (Evans, 1982, p. 222).

On peut toutefois se demander s’il n’existe pas des contre-exemples à l’hypothèse de l’immunité corporelle. Les patients souffrant de somatoparaphrénie peuvent en effet sentir qu’on les touche sur leur main, ils devraient donc juger que c’est là leur propre main, et pourtant ces patients forment la croyance fausse qu’elle appartient à quelqu’un d’autre. A l’inverse, dans l’illusion de la main en caoutchouc, on pourrait dire que les sujets jugent que la fausse main leur appartient. Dans les deux cas, il est donc possible de se tromper. Néanmoins, ces deux exemples n’invalident pas l’hypothèse de l’immunité corporelle. Le fait que les patients se trompent ne remet pas en cause la force épistémique des sensations corporelles. En effet, il est possible d’avoir toutes les bonnes raisons de croire quelque chose sans pour autant y croire. Ainsi, même si les sensations constituent des « bonnes raisons » pour croire que c’est là son propre corps, les patients ne sont pas obligés d’émettre un tel jugement. Quant à l’illusion de la main en caoutchouc, elle dépend non seulement de la proprioception et du toucher, mais aussi de la vision. Il n’est alors pas étonnant que les sujets puissent s’attribuer une main qui ne leur appartient pas.

Conclusion

Longtemps laissé de côté en philosophie, le corps propre a repris une place prépondérante dans les travaux plus récents (Bermudez et al., 1995 ; Vignemont et Alsmith, à paraître). Nous avons pu voir ici la richesse de sa phénoménologie et son statut unique à l’intersection de la perception, de l’action, et de la conscience de soi. Le fait même d’être incarné est désormais de plus en plus considéré comme une des clés majeures à la compréhension de nos facultés cognitives (Gallagher, 2005). Le corps se voit ainsi attribuer milles vertus, expliquant aussi bien nos émotions que nos décisions, voire même notre langage et nos capacités sociales. La question cruciale que soulèvent ces théories dites incarnées de la cognition est de déterminer quel corps revêt une telle importance : le corps des anatomistes, le corps tel que nous le représentons mentalement ou encore celui dont nous avons conscience. Les réponses varient au gré des théories. Une chose reste sûre, si le corps est véritablement la clé de notre esprit, il est essentiel de le comprendre dans toutes ses facettes.

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