Souffrance familiale contemporaine et thérapie familiale psychanalytique

Souffrance familiale contemporaine et thérapie familiale psychanalytique

Pour citer cet article :

Granjon E., (2015). « Voyage dans le temps familial perdu. Désorientation et désaccordage», Le Divan familial, 35,2, 15-28.

Pour accompagner, suivre, des familles désorientées, pour les aider à « retrouver le Nord », pour comprendre leur désarroi et leur détresse, il nous faut ouvrir nos portes à d’autres disciplines : sociologie, ethnologie, histoire, politique et géopolitique… Mais il nous faut aussi accepter de renoncer à nos certitudes théoriques, interroger et réaménager nos pratiques et oser prendre le risque de nous perdre dans l’incertitude et l’inconnu où nous entraînent les familles.

Quelle boussole nous guidera dans ce « voyage dans le temps familial » ? Je vous propose d’aborder quelques points de ce vaste projet concernant : les repères perdus et la désorientation familiale dans le temps et dans l’espace (histoire, mythes, idéaux, coutumes, mais aussi lieux…) ; les indicateurs de dérèglement (souffrance familiale, perte de la « boussole temporelle familiale ») en nous arrêtant en particulier sur certaines causes de rupture des liens d’appartenance telles que la migration, le déracinement, les traumatismes. Puis nous proposerons d’aborder quelques questions que pose l’adoption internationale qui s’inscrit dans une double rupture. Nous tenterons enfin de préciser la place et les ressources qu’offre la thérapie familiale psychanalytique.

Mais avant d’aborder ces différents points, certains repères théoriques vont nous permettre de tenter ce voyage et nous accompagneront :

Tout d’abord, et faut-il le préciser : la souffrance de l’âme humaine non seulement se partage, mais aussi se traite ensemble, en groupe, en famille, en couple. En effet, à l’occasion de l’établissement de tout lien (groupal, familial, conjugal, voire thérapeutique…), la nécessaire entre-ouverture des enveloppes individuelles et la mise en commun et en partage des éléments les plus profonds et les plus intimes de l’âme humaine ne sont pas que source de fragilisation du Moi ; ils en sont aussi constitutifs, voire réparateurs. Cette indispensable dépendance de l’être humain, ce besoin vital de s’allier à d’autres, correspond certes à une blessure narcissique qui peut être douloureuse, mais c’est aussi une force vitale et structurante pour le sujet qui se construit et se vit entre ces deux pôles, individuel et groupal. Dans la famille, comme dans tout groupe, l’inconscient se partage, contenu dans des espaces différents et différenciés (intrapsychique, intersubjectif et transsubjectif) qui en déterminent les formes et l’expression.

Ensuite, le groupe non plus n’est pas isolé. Il s’inscrit dans d’autres ensembles constituant son environnement social, culturel, historique, géopolitique…, le mettant en lien et en emboîtement avec d’autres groupes inscrits dans le même contexte. L’organisation interne de chaque famille, comme de chaque groupe, dépend de son contexte.

Enfin, précisons qu’il n’y a pas « auto-engendrement » des familles et des groupes. Comme Freud le précisait pour les individus, chaque famille naît, s’inscrit et vit dans une filiation, une chaîne générationnelle qu’elle doit perpétuer.

Certes, ces trois points peuvent bousculer certaines de nos pensées théoriques fondées sur une idéologie individualiste dominante, mais il nous faut parfois ramer à contre-courant par rapport à nos convictions et références lorsqu’on travaille avec des familles.

Les repères perdus

Notre société évolue et se modifie : l’allongement de l’espérance de vie, la civilisation de l’urbain, les nouvelles modalités de liens familiaux, le nombre très important de naissances hors mariage (57 % en France), les modifications du statut de la femme et de celui de l’enfant font partie des changements auxquels sont confrontées les familles. D’autre part, la migration, phénomène naturel et universel, est de plus en plus fréquente et en provenance de pays lointains et ses conditions changent, rendant difficile l’intégration dans de nouveaux contextes, fragilisant les liens.

En tout lieu et de tous temps, les familles s’inscrivent dans une histoire et une culture, et adhèrent à un système de croyances. Cette filiation et ce « contexte » (Kaës R., 2012) ont une fonction productive et protectrice de la vie psychique. Car pour naître et se développer, le sujet a besoin d’être en lien avec d’autres sujets et de partager avec « plus d’un autre » ce qu’ils ont en commun.

Mais la continuité historique et culturelle, indispensable à la cohésion familiale et nécessaire à la vie psychique, n’est pas toujours assurée : pertes des repères sociaux et collectifs ainsi que ruptures dans le temps et dans l’espace obligent certaines familles et chacun de ses membres à trouver de nouvelles modalités d’être ensemble, à créer de nouvelles alliances.

Car, comme dans tout groupe, des alliances, conscientes et inconscientes (Kaës R., 2007) entre les éléments de l’inconscient les plus profonds, passées entre les sujets, fondent les liens de couple et de famille, liant chacun à son groupe d’appartenance et définissant un espace psychique commun et qui rassemble. Alliances, pactes et contrats, fondés sur des intérêts communs et partagés – ainsi que sur des nécessaires « laissés pour compte » et « passés sous silence » allant à l’encontre des intérêts communs – donnent un sens à ce qui tient ensemble et organise la vie psychique du groupe et dans le groupe ; ils favorisent l’établissement « d’organisateurs familiaux », qui assurent la cohésion et la cohérence du groupe familial, en étayage sur des « organisateurs sociaux » qui participent à son orientation et à ses choix. Ces accords partagés, essentiels à la vie psychique individuelle et familiale, définissent le projet familial et développent l’intersubjectivité ; ils permettent de gérer différenciation et appartenance et introduisent l’altérité ; mais ces contrats ont aussi pour fonction de retenir et masquer les germes, pulsionnels et haineux, destructeurs des liens : véritable « Boîte de Pandore » (Granjon E., 2006) dont on connaît les effets destructeurs de l’ouverture.

Parmi les organisateurs de la vie psychique familiale, nous pouvons retenir :

L’inscription de la famille dans une histoire qui la fonde et qui la guide car le passé organise le présent et oriente l’avenir. Dans toute famille se transmet sous différentes formes ce qui peut être raconté, rêvé, représenté et partagé : les souvenirs, l’histoire et les histoires de la famille, mais aussi les coutumes et certaines habitudes issues d’une pensée commune. Mais, si le passé est oublié, inaccessible ou interdit, il n’est jamais perdu et ce qui est advenu aux générations précédentes et faute d’avoir pu être pensé et représenté, a été insuffisamment transformé et soumis à des interdits ou impossibilités de dire, est transmis malgré tout, sous une forme ou sous une autre : traces et restes d’un passé inaccessible s’imposent aux générations et aux sujets descendants, les aliénant les uns aux autres, en attente de transformation et à charge des héritiers. La transmission entre les générations, les groupes, les sujets, est une des fonctions princeps de la famille et un des organisateurs de la pensée familiale, ainsi que de sa temporalité chronologique qui offre une place et un temps à chacun. La transmission est au cœur de la vie psychique familiale : elle assure le passage et la transformation du passé, participe à la construction d’une histoire et d’un roman et à l’élaboration des psychés individuelles, inscrivant le groupe familial et chacun de ses membres dans une continuité et un renouveau. Les événements qui jalonnent la vie familiale, quelle que soit leur importance, servent de point d’appel à ce qui fut ou est déjà là, réactivent restes et traces enfouis ou masqués du passé dont la famille garde la mémoire silencieuse. L’actualité sollicite les souvenirs, sert de capteur de mémoire et peut réveiller l’oubli. Ainsi, dans la famille, passé et présent sont traités ensemble, dans le même temps – que l’on pourrait appeler le « présentcomposé » (Granjon E., 2006), véritable temporalité circulaire – permettant l’élaboration des souvenirs, la construction de l’histoire et à l’origine des choix qui « orientent » la famille.

Certains mythes et idéaux sociaux et religieux inscrivent la famille dans un tissu social et culturel ; ils participent à sa cohésion et servent de repères pour chacun et ensemble. Ils masquent les brèches narcissiques et colmatent les angoisses les plus profondes ; et ils participent aussi à la gestion de la haine de l’autre. La perte des repères communs et partagés, la perte de l’ancrage mythique et historique et la destruction des alliances structurantes et défensives libèrent les germes destructeurs, pulsionnels et haineux, attaquent et fragilisent les liens d’appartenance, rendant narcissiquement obligatoire l’établissement de nouvelles alliances. Est-ce ainsi qu’il faut entendre ce que disait André Malraux : « Le xxi e siècle sera religieux ou ne sera pas » ?

Certains mythes et idéaux (sociaux et religieux, en particulier) peuvent être parfois remplacés par des idéologies totalitaires, exigeantes et destructrices, fondées sur des alliances narcissiques et des imagos omnipotentes. Ces alliances pathogènes et aliénantes avec des idéalismes plus ou moins utopiques engagent les familles et les sujets dans un monde d’illusions qui colmate les blessures narcissiques des sujets, apaise leurs angoisses et se substitue à l’effacement du passé. Mais, face à la perte des repères structurants – ceux qui ancrent toute subjectivité et laissent la place à une pensée critique – l’adhésion à une idéologie prônant la violence et l’exclusivité peut apparaître comme une tentative salvatrice pour des familles désorientées. Il nous appartient de chercher les causes profondes de cette adhésion, plutôt que d’accuser certaines idéologies d’être la source de la violence. Dans d’autres cas, « l’opinion publique » et la « collectivité horizontale » servent de nouveaux organisateurs sociaux « sans foi ni loi », donnant l’illusion d’une cohésion, mais au prix de tout processus de subjectivation et de l’altérité.

Les indicateurs de dérèglement familial : souffrance familiale, perte de la « boussole familiale »

Les familles « désorientées » expriment leur souffrance : la perte des repères communs et partagés, de l’ancrage mythique et historique permettant une pensée individuelle, porte atteinte à la cohésion groupale et à la différenciation – remplacées par la fusion et l’indifférenciation – et à la vie psychique familiale et individuelle. Des signes de souffrance groupale (confusion ou ruptures des liens), des manifestations pathologiques portées par certains sujets (psychiques ou corporelles), ainsi que de nouvelles alliances pathogènes, pathologiques ou perverses, ouvrant sur la violence et l’incestualité, alertent sur le dérèglement et la désorientation familiale. Les familles ne savent plus « où elles en sont », envahies inconsciemment par un passé non pensé et inaccessible qui se re-présente, incapables de traiter le présent et ne sachant où « jeter l’ancre ».

Traumatismes, migration, déracinement

À l’origine de ces souffrances et désorientations, nous repérons :

D’une part, des traumatismes, actuels ou anciens, qui jalonnent l’histoire familiale, sans pouvoir être élaborés, ni pensés, et se répètent avec leur potentiel destructeur et leur charge émotionnelle. Ne pouvant s’inscrire dans le récit de l’histoire familiale, ils envahissent la vie psychique des familles désorientées et portent atteinte à leur cohésion.

Nous pouvons dire que la gestion du trauma est groupale, car même s’il concerne un sujet, il en touche plusieurs. En effet, faute de pouvoir lier l’énergie et les émotions que provoque un événement traumatique, faute de pouvoir représenter, penser, raconter cet événement qui fait effraction, ceux qui sont concernés vont isoler et cliver ces fragments insensés, enfouir dans des alliances inconscientes, ou enfermer dans des « contenants de négatif » (Granjon E., 2006), les restes et traces de ce qui ne peut se penser ni se souvenir mais n’est jamais perdu. Et, nous le savons, une trace chassée de la mémoire, étrange en soi, peut être, quelle qu’en soit la forme, graine de ré-enracinement ou noyau traumatique. Confiés à « la mémoire groupale familiale » et à charge des héritiers, les dégâts traumatiques s’imposent et se répètent, s’actualisant, à l’occasion de certains événements, sous une forme ou sous une autre, corporelle ou comportementale, non liés, non symbolisés et non pensés. Ces « résurgences traumatiques » abolissent les écarts générationnels et individuels, induisent la confusion et affolent la « boussole temporelle » (comme le propose Serge Arpin, 2015). Hors temps et hors sujet (c’est-à-dire hors d’un lieu psychique défini susceptible de le traiter), le trauma risque d’être réactivé avec ses effets dévastateurs, ou risque de s’incruster dans les corps de certains héritiers qui en prennent la charge, de s’incorporer, prenant la forme de somatisations. La famille est le lieu de la « mémoire de l’oubli » en attente de figuration et de représentation. Il appartient aux liens de couple et de famille de traiter cet héritage dans l’intersubjectivité du groupe, et le « concept d’après-coup » appliqué à la famille (Serge Arpin, 2015) nous aide à penser ces effets : les « phénomènes d’écho », retrouvés dans les couples et les familles, de « contagion », de répétition, signent la souffrance de l’appareil psychique familial, l’impossibilité du groupe à traiter cet héritage transgénérationnel, son incapacité à construire une histoire (sur la question de la transmission de la vie psychique, cf. Granjon E., 2006).

D’autre part, le déracinement, lié en particulier à la migration non choisie jalonnée de violences et de pertes, impose ruptures et désancrages sociaux et culturels : comment assurer la transmission sans les repères coutumiers, sans ce « drapage culturel » indispensable à la vie psychique ? Les familles migrantes, et en particulier celles qui sont parties « en laissant tout », sans projet, sans but, en fuite, souvent en urgence voire sous la menace, ont perdu leurs liens d’appartenance. Leur « désaccordage » (Kaës R., 2012) par défaut, rupture ou destruction des garants environnementaux et fondateurs, par perte des repères sociaux, culturels, historiques, entraîne un déséquilibre profond, voire une crise structurelle et rendent difficile leur insertion dans un contexte socioculturel différent et la reprise d’un projet de vie. Envahies par des sentiments d’effondrement et d’abandon, isolées et souvent bloquées dans un présent répétitif et oppressant, leur présence ici n’a pas de sens et certaines familles s’enferment sur elles-mêmes. Sans leurs repères habituels, dans la précarité, l’environnement leur paraît hostile, voire menaçant, et un « métissage culturel et social » s’avère difficile, d’autant plus que les sociétés « accueillantes » répondent souvent par l’exclusion et la répression (Granjon E., 2014a). Ce « malêtre » (comme le propose René Kaës, 2013) engendre détresse et désorientation, et peut être à l’origine soit de manifestations de souffrances psychiques sévères, de comportements insensés ou de somatisations, soit de tentatives de réaccordage, en nouant de « nouvelles alliances » établies individuellement ou en groupe et fondées sur la notion de danger et de mort ; mais au prix d’une aliénation nécessaire. Et certains comportements extrémistes trouvent probablement leur source dans ces états de désaccordage et de détresse.

L’adoption internationale, fondée sur une double rupture filiative, pose certaines questions (Granjon E., 2013). Cette transplantation est aussi une migration pour l’enfant qui doit quitter son groupe d’origine, sa culture, sa langue, son pays ; mais il est attendu et en attente d’un projet qui oriente son devenir : faire partie d’une famille, être fils ou fille de. Quel contrat permettra de tisser des liens d’appartenance et une inscription dans une filiation familiale ? Et quels en sont les enjeux ? L’enfant adopté a déjà été accueilli dans son groupe d’origine. Que reste-t-il de son ancrage premier ? Accepté ou rejeté, aimé ou haï, il a été désigné par un contrat de naissance qui lui a donné un statut d’humain, une place dans un ensemble et une filiation, et l’a inscrit dans des liens, stables ou précaires. Cette alliance fondatrice lui ouvre les voies de l’humanité, en fait un être de paroles relié à l’Origine. Par ce contrat, l’enfant s’inscrit dans une chaîne de transmission et il est chargé d’une mission de continuité générationnelle et sociale, avec ses bénéfices et ses dettes, constituant « l’inconnu de son origine ». Le contrat narcissique passé à sa naissance fonde sa subjectivité singulière et sa subjectivité sociale. Que reste-t-il de cet engagement fondateur ? Par quelles alliances inconscientes est-il tenu ? De quelles dettes est-il redevable ?

Les liens premiers, ceux établis avec son groupe d’origine, ont pu être rompus plus ou moins tôt, mais les investissements fondamentaux du contrat originaire restent aux fondements même de sa psyché naissante, et en font un « sujet singulier en devenir ».

Pour que l’adoption ne soit pas un exil, ni un déracinement, mais permette un accordage entre la vie psychique naissante (ou établie) et l’environnement familial et social qui l’accueille, l’entrée dans la famille d’un enfant adopté, son inscription dans le lien familial, nécessite l’établissement d’une nouvelle alliance, d’un nouveau contrat, entre l’enfant et la famille, qui respecte les germes de sa subjectivité. Une place lui est offerte dans le groupe familial, dans la filiation, dans l’ensemble social qui l’accueille  : la place de l’enfant non-né de la famille. Par cette « affiliation » et à cette place, il pourra exister en tant qu’enfant de la famille, s’inscrire dans une filiation dont il devient l’héritier bénéficiaire et obligé ; accompagné par ceux qui l’accueillent, il pourra développer sa subjectivité singulière dans un accordage entre ce qu’il est et ce qui lui est proposé de devenir.

Sur quels « inconnus » se fonde cet accordage, se tisse le lien d’adoption ? Tout enfant a sa part d’inconnu et d’inconnaissable. Mais l’enfant venu d’ailleurs, l’enfant étranger dont on ne connaît pas les origines, porte les marques de sa différence, de son mystère et de son étrangeté. Cependant, l’adoption interroge aussi la filiation familiale, marquée, blessée par la fracture traumatique que représente la non-continuité génétique souvent en écho avec d’autres ruptures filiatives enfouies dans les limbes de l’histoire familiale. Dans l’adoption, la part d’inconnu de l’enfant réveille les ombres de l’histoire familiale ; et l’enfant devient un véritable attracteur de fantasmes et de fantômes. Quel mystère, quelle énigme, quelle part inaccessible de l’héritage transgénérationnel de la famille vient en écho à l’inconnu et l’étrangeté de l’enfant ? Ainsi, aux fondements même du lien d’adoption se nichent et se cachent l’inconnu de la famille et l’inconnaissable de l’enfant. C’est sur ce double « non-su », sur ce silence de part et d’autre, que se scelle le contrat d’adoption, ce « contrat d’affiliation-filiative » (Granjon E., 2013), et que se tissent les liens familiaux. L’enfant adopté venu d’ailleurs participe à l’organisation de scénarios fantasmatiques familiaux qui sollicitent particulièrement les fantasmes transgénérationnels de la famille, avec ses traumatismes et ses fantômes, où énigmes et non-sus dominent. Il est alors porteur à son insu d’une part de l’irréductible familial : il figure l’inconnu. Cette fonction phorique (Kaës R., 2007)qui le tient et l’engage dans la famille contient aussi l’impensable de ses origines ; mais son devenir implique qu’il s’en dégage.

La thérapie familiale psychanalytique : un groupe pour traiter la famille désorientée

Face aux souffrances des familles désorientées, ayant perdu leurs repères, déracinées ou envahies par les dégâts traumatiques que l’actualité révèle, face aux familles en crise ou en dérive, face à l’inédit de certaines situations, comment les aider à retrouver cohérence et cohésion, à se restructurer ?

Seul le groupe permet d’accéder à l’impensé des souffrances familiales et en permet l’élaboration. Quelle que soit la cause de sa désorientation, c’est le groupe familial qu’il faut recevoir, accueillir, « écouter », en acceptant les modalités que prend l’expression de sa détresse. Malgré nos repères théoriques et notre expérience, ces familles suscitent en nous inquiétude, désarroi, parfois désorientation, qui sont les points d’accès à une souffrance souvent indicible. Cela demande une certaine disponibilité plutôt qu’un certain savoir (Granjon E., 2014b). Il faut pouvoir « écouter » (mais aussi voir et ressentir) et repérer les souffrances qui s’expriment en deçà des mots, être attentif et accueillir les brouhahas et les silences protecteurs de ce que les mots ne peuvent dire, les comportements chaotiques ou insensés, ainsi que les bruits perturbateurs qui expriment l’impensé et l’irreprésentable familial : il nous faut accueillir tous ces « vides » remplis de pièces à conviction, avec leurs charges émotionnelles, ces masques et leurres qui comblent les fractures de l’originaire et les lacunes représentatives de la famille. Il faut pouvoir accepter d’être en empathie, c’est-à-dire accepter le partage de leur souffrance, et entrer en immédiate et réciproque relation avec des familles ayant perdu leur boussole, hors de nos repères habituels, y compris avec ces « familles aux volets clos » qui nous laissent sur le pas de la porte.

Cela nécessite que nous acceptions nos propres émotions, ces sensations, impressions ou images qui nous viennent à la place des pensées, notre incompréhension ainsi que notre « désespoir » face à une situation de détresse, sans intervention signifiante préconçue. Tout cela constitue un « bruit de fond » incompréhensible et incohérent qui emplit l’espace physique et psychique de ce groupe que nous formons avec la famille.

C’est sur ce « bruit de fond » (Avron O., 2012) que va se construire le néogroupe, le groupe que nous constituons avec la famille. Car c’est bien une situation de groupe que nous proposons aux familles que nous recevons : groupe constitué par la famille quelle qu’en soit la composition, et le(s) thérapeute(s), offrant ainsi à la famille un dispositif groupal, ainsi qu’un cadre et une écoute psychanalytiques. C’est ce que j’ai proposé d’appeler le « néogroupe » (Granjon E., 2007), proposition faite à partir du constat de la capacité des familles à entrer en relation et remettre en jeu, dans un autre espace psychique groupal, des formations de l’inconscient jusque-là non transformées et stockées dans les liens et les alliances inconscientes du groupe familial et inaccessibles autrement. Dans le néogroupe, nous offrons un nouvel espace groupal où l’inconscient, quelle qu’en soit l’origine (intrapsychique, intersubjectif, groupal) va pouvoir se déployer, circuler, se modifier.

Ce qui spécifie ce groupe thérapeutique particulier est doublement fondé sur les caractéristiques et les enjeux de la communauté psychique de la famille, donc en rapport avec ce qui relie les sujets et les tient ensemble, ainsi que sur notre présence, notre engagement et nos appartenances.

L’alliance thérapeutique va se nouer sur la mobilisation de part et d’autre, du côté de la famille ainsi que du côté des thérapeutes, d’éléments inconscients enfouis dans les liens d’appartenance, dans une collusion et une contamination des traumas de part et d’autre, contenus et repris dans les liens (en particulier les liens transféro-contretransférentiels) et l’espace du néogroupe. De nouvelles alliances se construisent, proposant de nouveaux ancrages. Le néogroupe devient alors le lieu où se répètent, se réactualisent et peuvent être repris et transformés les formations en latence, où peut être élaboré l’impensé familial.

À partir des manifestations et des effets de ce qui est mobilisé, contenu et qui s’accorde dans cette situation – à partir de ce qui se présente et est accueilli dans l’espace psychique du néogroupe – et de sa reprise dans les liens transféro-contretransférentiels, un travail psychique groupal de transformation devient possible, permettant de figurer puis de représenter et donner sens à ces formations de l’inconscient mises en commun et partagées dans le néogroupe. Certaines formes et figures insensées et non liées, construites dans et par le néogroupe (tels que les « objets bruts » (Granjon E., 2006), expriment et supportent ce qui n’a pas encore de mots pour se dire, ce qui n’est pas encore inscrit, comblant et masquant le vide de représentation. Ces « contenants de négatif » construits en séance suturent en quelque sorte les failles de la chaîne associative et évitent la désintégration du groupe. Ce sont, pourrait-on dire, des « transmédiaires ». Tout ce matériel appartient au néogroupe et non à la famille, mais il porte la mémoire, la trace de l’originaire familial que notre incompréhension accueille et sollicite.

La chaîne associative groupale (Kaës R., 2007) qui se construit et se développe au fil des séances est polymorphe, hétérogène et complexe. Elle permet de relier ces fragments et formes insensées déposés et créés dans l’espace psychique du groupe thérapeutique (le néogroupe devient une scène où peuvent se jouer les scénarios traumatiques), de proposer des mots, des dessins ou des jeux qui puissent exprimer l’indicible, de construire un récit, une histoire : celle du groupe thérapeutique et non celle de la famille, mais qui pourra ici raconter autrement ce qui ne peut se dire dans la famille.

Ainsi, le néogroupe offre à la famille un réancrage et un réaccordage permettant un métissage culturel et certaines affiliations ; une nouvelle orientation est alors possible.

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Bibliographie

Arpin S. (2015), L’après-coup, le trauma sexuel et le couple, Le Divan familial, 34, Paris : In Press.

Avron O. (2012), La pensée scénique, Paris : Érès.

Granjon E. (2006), S’approprier son histoire in La part des ancêtres en collaboration avec Eiguer A., Granjon E., Loncan A., Paris : Dunod.

Granjon E. (2007), Le néogroupe, lieu d’élaboration du transgénérationnel, Le Divan familial, 18, La famille en quête d’auteurs, Paris : In Press.

Granjon E. (2013), L’adoption, une affiliation filiative, Journal Funzione Gamma, Italie.

Granjon E. (2014a), Migration : projet de vie ou imposée, Humanitaire, 37, Paris : Médecins du Monde.

Granjon E. (2014b), Recevoir une famille en groupe, RPPG, 63, L’observation psychanalytique dans les pratiques groupales, Paris : Érès, p. 137-146.

Kaës R. (2007), Les alliances inconscientes, Paris : Dunod.

Kaës R. (2012), Le Malêtre, Paris : Dunod.