Troubles narcissiques et difficultés d’apprentissage chez l’enfant

Troubles narcissiques liés aux difficultés d’apprentissages chez l’enfant

Par Christine Frisch-Desmarez

Pour citer cet article :

Frisch-Desmarez Ch. (2005). Troubles narcissiques liés aux difficultés d’apprentissages chez l’enfant, Enfance et psy, 28, 3, 87-97.


Résumé :

De nombreux enfants qui ont de petites difficultés développementales ou instrumentales présentent des difficultés d’apprentissages malgré des performances intellectuelles tout à fait  » normales « . Il existe, chez ces enfants des manques évidents au niveau de leur satisfaction et de leur plaisir à vivre et à penser.

Il est nécessaire d’insister sur la composante narcissique primaire et secondaire de ces troubles instrumentaux en revenant sur l’importance fondamentale de tous les facteurs qui permettent au sujet de développer son sentiment d’identité et d’individualité, car, bien souvent, ces enfants présentent aussi des perturbations des fonctions de représentation et des difficultés à gérer les excitations d’origine interne et externe (les origines de ces difficultés étant multifactorielles).

Il est fondamental d’adapter les apprentissages scolaires au développement propre de l’enfant car ceux-ci peuvent renforcer le narcissisme de l’enfant, ou alors le mettre à mal quand ils sont inadaptés à ses capacités. Il est aussi nécessaire de mettre en place une approche thérapeutique multidisciplinaire quand les troubles de l’enfant le nécessitent et de la poursuivre un temps suffisant. Bien souvent en effet, à cause d’une amélioration de la symptomatologie et d’un fonctionnement apparemment plus adapté chez ces enfants, la prise en charge thérapeutique s’arrête trop précocement. Ces enfants, devenus adolescents, voient, alors, se réactiver les conséquences narcissiques de leur problématique.

Mots-clés :

Narcissisme – troubles d’apprentissages – auto-dévalorisation – enjeux adolescentaires.

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Introduction :

Dans notre pratique, nous rencontrons souvent des enfants qui présentent de petites difficultés développementales, par exemple, de légers troubles de la coordination ou des troubles instrumentaux, tels qu’une dyslexie. Ces enfants ont des difficultés d’apprentissages et cela malgré des performances intellectuelles tout à fait « normales ». Nous constatons chez ces enfants des manques évidents au niveau de leur satisfaction et de leur plaisir à vivre et à penser. Nous insistons sur la composante narcissique primaire et secondaire de ces troubles d’apprentissages.

  1. La composante primaire : le narcissisme primaire est lié à la capacité que le sujet a de pouvoir se percevoir et s’investir lui-même. Le sentiment d’identité se développe chez le sujet à partir de la perception qu’il a de lui-même. Chaque bébé, chaque enfant se développe en fonction de ses compétences particulières dans les interactions avec son entourage. Pour cela, toute une série de facteurs fondamentaux sont nécessaires, ces facteurs fondamentaux relevant tout autant de l’équipement neurobiologique de base avec lequel naît chaque enfant que de ses compétences de communication, de perception, de différenciation, de représentation et de bien d’autres encore. Ces compétences sont variables pour chaque enfant à chaque moment de son évolution. Tous ces facteurs sont importants pour permettre au sujet de développer son sentiment d’identité et d’individualité et d’asseoir son narcissisme primaire. Chez les enfants qui présentent des troubles instrumentaux, nous observons des failles, des discontinuités, des manques dans le développement de certains de ces processus.
  2. Le narcissisme secondaire est profondément lié au narcissisme primaire mais sa solidité ou sa fragilité seront influencées par les expériences positives ou négatives que l’individu fait tout au long de sa vie. Il peut ainsi se trouver renforcé ou fragilisé par les interactions avec l’entourage qui renvoient au sujet une bonne ou une mauvaise image de lui-même, mais également par des expériences plus personnelles dans lesquelles celui-ci peut se mesurer à lui-même (performances sportives, par exemple). Le poids des apprentissages scolaires dans le développement du narcissisme secondaire de l’enfant et ce qu’il ressent face aux enjeux scolaires qu’il maîtrise ou non et ce qui lui en est renvoyé par l’entourage (les autres enfants, les enseignants et la famille) a un impact majeur sur la valeur qu’il a de lui-même.

Clinique des troubles narcissiques

Nous observons chez ces enfants qui présentent des failles narcissiques -et ce sera le propos que je vais développer – des sentiments d’auto-dévalorisation qui peuvent se manifester par un manque de confiance en soi, l’impression de ne jamais être à la hauteur, et qui se traduisent souvent par des manifestations externes telles que des troubles du comportement. Sont bien connus, tous ces enfants qui font le clown en classe pour être regardés, voire admirés par leurs petits camarades, tant ils se sentent en difficultés au niveau des performances scolaires pour lesquelles ils sont plutôt dévalorisés par leur entourage. D’autres enfants deviennent agressifs pour se  » gonfler « , se montrer tout puissants et compenser les domaines où ils se sentent si faibles.

Nous nous apercevons souvent que malgré toutes les aides thérapeutiques (rééducation spécialisée, psychomotricité, thérapie du développement etc…) qu’on peut apporter aux enfants en difficultés d’apprentissage durant la période de scolarité maternelle et primaire, ils restent très fragiles, sur le plan narcissique. En effet, ces enfants, devenus adolescents sont soumis à de nouvelles exigences internes et externes. J’entends par exigence interne ce que l’adolescent attend de lui-même, les inquiétudes qu’il peut avoir pour son futur, par exemple, et par exigences externes tout ce que l’entourage scolaire, familial, social peut faire peser sur lui [2] . Jamais l’exigence de réussite n’a été aussi grande qu’aujourd’hui. Ces enfants voient, alors, se raviver les conséquences narcissiques de leur problématique et se défendent, bien souvent, contre toute blessure narcissique potentielle en rétrécissant leur champ d’investissement et de possibilités de développement, ce qui diminue encore leur source d’auto valorisation. Ces champs d’investissement qui pouvaient appartenir au domaine du sport, de la musique, des activités groupales leur apportaient une source de valorisation. Il n’est pas rare de voir ce type d’adolescent, refragilisé sur le plan narcissique, arrêter ces activités du jour au lendemain. Il y a sûrement plusieurs raisons à cela.

Dans certains cas, je me suis aperçue qu’à cause d’une amélioration de la symptomatologie, d’un fonctionnement apparemment plus adapté et de meilleurs résultats scolaires chez ces enfants, la prise en charge psycho-pédagogique s’arrêtait trop précocement. L’enfant veut être traité comme les autres, il refuse de continuer à recevoir un appui en classe et souvent les parents, eux-mêmes très touchés narcissiquement par les difficultés de l’enfant, préfèrent aussi faire  » comme si tout était rentré dans l’ordre  » et abondent dans ce sens.

Dans d’autres cas, cette dimension narcissique de la difficulté d’apprentissage a été sous- évaluée et pas suffisamment prise en compte par l’entourage. L’enfant a mieux réussi à répondre à la demande scolaire au prix d’efforts parfois très importants, mais il a gardé le sentiment d’être à la traîne et de ne pas arriver aussi bien que les autres et ce sentiment n’a jamais été abordé ou traité.
Dans d’autres cas encore, l’enfant n’a pas été correctement évalué et il a été orienté vers un circuit qui lui a renvoyé l’ impression de ne pas être à la hauteur, ce qui lui a confirmé son sentiment d’auto dévalorisation et encore plus attaqué la confiance qu’il pouvait avoir en lui-même. Comment pourrait-il croire en ses capacités si les adultes lui renvoient une image d’incompétent ?
D’autres figures de cas existent encore, bien entendu, je ne donne ici que quelques exemples auxquels je suis régulièrement confrontée en consultation.

J’illustrerai mon propos par plusieurs vignettes cliniques, celles d’enfants dont l’histoire familiale, personnelle et les symptômes sont différents mais qui souffrent tous de carences au niveau de la représentation de soi et de troubles narcissiques majeurs amputant leurs potentialités réelles.

Vignette clinique n°1 :

Bertrand a 10 ans quand je le rencontre. C’est un grand prématuré qui a présenté de grosses difficultés de développement. « Toujours en retard pour tout, dit sa mère, sauf pour sa naissance ».
Ses troubles instrumentaux ont été objectivés au début de l’école primaire et Bertrand a été très bien pris en charge sur le plan pédagogique. Cependant, Bertrand n’a jamais rattrapé ce petit retard et est toujours resté derrière les autres.

Bertrand a le sentiment d’être à la traîne, toujours le dernier, pas capable d’y arriver comme les autres, sentiments de dévalorisation entretenus par un contexte scolaire et parental jamais satisfaits. Bertrand fait de son mieux, mais son mieux n’est jamais tout à fait bien.

Ce système fonctionne jusqu’à l’adolescence, période de réactivation brutale de toute la problématique narcissique. C’est à ce moment-là, que Bertrand revient me voir.
Bertrand se sent « nul », il n’arrive à rien dans son nouveau contexte scolaire, il n’est plus dans la même classe que ses copains. Ses grands frères et soeurs, sources de soutien et de stimulation pour Bertrand, ont quitté la maison.

Bertrand sombre, se déprime et commence à voler. Pourquoi ? Parce que quand Bertrand a de l’argent en poche, il se sent tout puissant et plus fort que tous les autres. Ses parents lui donnent de l’argent de poche, mais cela n’a pas la même valeur que celui qu’il s’approprie en volant ; seul l’argent volé regonfle son narcissisme. La symptomatologie s’accroît dans les périodes de stress et de contrôles scolaires.

Depuis l’entrée en secondaire, Bertrand a également rétréci son champ d’intérêts, rétrécissement encore accentué par l’attitude des parents qui punissent Bertrand en lui supprimant ses sources de plaisir et de satisfactions narcissiques tel que le sport où Bertrand est plutôt performant. Ce cercle vicieux de dévalorisation narcissique pousse encore plus Bertrand à remplir ses poches pour se sentir tout puissant.

Dans ce cas-ci, la thérapeutique mise en place dans l’enfance s’est arrêtée trop précocement pour Bertrand qui, malgré une aide pédagogique adéquate, n’a pas pu se construire une base narcissique plus solide et se sentir à la hauteur des autres. Le travail avec les parents a été insuffisant et ils n’ont pas vraiment perçu où se situaient les difficultés de leur enfant. C’est comme si ces aides avaient bien soutenu Bertrand à mieux fonctionner, à avoir de meilleurs résultats scolaires, mais que les fondations narcissiques de sa personnalité n’avaient pas été solidifiées, comme quand on bâtit une maison sur du sable mouvant. Face au premier tremblement de terre, la maison s’écroule.

Vignette clinique n°2 :

Jean-Pierre est en traitement depuis l’âge de 10 ans. Lors des premières consultations, Jean-Pierre présente un tableau d’enfant dysharmonique, avec des performances scolaires nettement en dessous de son niveau intellectuel. Il est de plus enfermé dans une relation fusionnelle avec une mère qui ne le laisse pas se différencier d’elle.

Dès le début de sa scolarité, Jean-Pierre a présenté d’importantes difficultés instrumentales, de gros troubles de la concentration, une importante lenteur et une motricité fine peu différenciée. Jean-Pierre est totalement rejeté par sa classe, souvent battu et souffre-douleur de tous. Sa mère le surprotège, intervient en son lieu et à sa place et ne l’aide pas à gérer, lui-même, les conflits. S’ensuit une scolarité chaotique où le comble est que c’est finalement Jean-Pierre, l’enfant martyr, qui se fait mettre à la porte des différentes écoles parce qu’on estime que ce n’est pas un « enfant normal ». Jean-Pierre désinvestit le scolaire, il se sent persécuté en permanence, et il l’est d’ailleurs en partie. Il se construit progressivement un monde loin de la réalité. Il développe un sentiment de mégalomanie, il se pense le roi du monde, il est plus fort et plus puissant que tout le monde, mégalomanie qui s’écroule comme un soufflé à la moindre frustration, pour faire place à une profonde dépression. Jean-Pierre n’a aucun sentiment d’identité et une image totalement dévalorisée de lui-même renvoyée par une société qui ne veut pas de lui. Jean-Pierre alterne entre des périodes profondément suicidaires et des épisodes mégalomaniaques.

La situation de Jean-Pierre semble actuellement sans issue. Il est tout à fait marginalisé, perpétuellement renvoyé à son sentiment d’incapacité. Jean-Pierre n’a pu, pour différentes raisons, principalement la discontinuité et l’insuffisance d’un cadre thérapeutique perpétuellement attaqué par la mère, trouver une assise narcissique suffisante pour affronter les exigences internes et externes de son adolescence.

Vignette clinique n°3 :

La situation clinique de Joanne illustre bien le contraste qu’il peut y avoir entre le langage verbal d’un enfant bilingue précoce [7] et son langage écrit en cas de troubles d’apprentissages. Joanne est une petite fille de 7 ans dont le père est allemand et la mère française. Joanne parle couramment le français et l’allemand. Ses parents parlent les 2 langues avec elle depuis qu’elle est née. Joanne est allée à l’école maternelle luxembourgeoise et a très rapidement assimilé la langue véhiculaire du pays. Son entourage tant familial que professionnel lui prédisait une progression scolaire facile avec ce bagage qui semblait déjà acquis. Mais, à la fin de la première année primaire, Joanne ne sait toujours pas lire et elle peine beaucoup pour reproduire quelques mots écrits qu’elle déforme systématiquement. Les enseignants évoquent un manque de maturité chez l’enfant et préconisent aux parents de prendre patience.  » Cela va venir « , répètent-ils. Les parents deviennent très inquiets quand ils se rendent compte, au cours de la seconde année primaire, que  » Joanne se renferme, pleure souvent et a mal au ventre le matin avant d’aller à l’école « . Ils décident, alors de consulter un spécialiste. Celui-ci rencontre une petite fille très fragilisée, avec de profonds sentiments d’auto-dévalorisation, qui ne comprend pas ce qui lui arrive. Devant ce tableau clinique d’enfant déprimée, blessée narcissiquement, naît un sentiment d’urgence. Joanne est testée, évaluée et elle présente des troubles dyslexiques, des troubles d’orientation spatio-temporelle et une extrême lenteur. Son inhibition est grande et son sentiment d’incapacité permanent. Ces troubles ne semblaient pas avoir été remarqués plus précocement, probablement parce qu’ils étaient masqués par le bilinguisme et l’apparente facilité de Joanne à parler les différentes langues. La symptomatologie a également été renforcée par l’échec de la confrontation directe aux apprentissages et la blessure narcissique que cela a entraîné chez l’enfant et chez les parents. Les mesures thérapeutiques telles que la mise en place d’une rééducation orthophonique et une psychothérapie de soutien ont permis à Joanne de reprendre son évolution.

Ces trois situations cliniques à la fois ressemblantes et différentes montrent comment, dans le cas de Jean-Pierre, les troubles du narcissisme liés, entre autres, à de difficultés développementales et instrumentales génèrent d’importants sentiments de persécutions entretenus eux-mêmes par le cercle-vicieux des troubles relationnels eux-mêmes entretenus par un entourage familial pathologique. Ainsi qu’une fuite vers la mégalomanie avec perte de la réalité en alternance avec d’importants épisodes dépressifs.

Dans le cas de Bertrand, la compensation de la blessure narcissique se fait par des passages à l’acte qui lui donnent une toute puissance illusoire.

Dans le cas de Joanne, le développement du langage verbal cache les déficits instrumentaux qui entraînent d’importantes difficultés d’apprentissages dont l’impact narcissique renvoie à Joanne un important sentiment de dévalorisation. Cela provoque chez elle une angoisse importante qui aurait pu évoluer vers une symptomatologie beaucoup plus grave si cela n’avait pas été repéré.

Ces trois enfants ont souffert de troubles d’apprentissages, repérés relativement vite pour Joanne mais pas pour les 2 autres. Il faut souligner, dans la situation de Jean-Pierre un entourage familial extrêmement pathologique qui a largement potentialisé sa problématique.

La gravité des situations est différente pour ces trois exemples cliniques mais nous sentons bien la fragilité et la vulnérabilité de ces enfants qui peuvent, pour certains, fonctionner tant que l’étayage extérieur est suffisant et adéquat, mais qui décompensent face à de nouveaux enjeux.

En effet, si l’appareil psychique de l’enfant reçoit trop de stimulations et que l’enfant se trouve débordé dans ses capacités à les assimiler, soit que son rythme propre n’ait pas été respecté et que l’enfant ait éventuellement été soumis à un forçage [5] , soit que d’autres facteurs interviennent dans le processus déficitaire (familiaux ou sociaux par exemple) pour expliquer que l’enfant ne dispose pas de support narcissique nécessaire pour servir d’appui aux mécanismes de pensée, l’enfant va manifester un retard d’organisation du raisonnement, des troubles instrumentaux ou d’autres dysfonctionnements [5, 9] .

Dans notre clinique, nous observons chez certains enfants une rigidité de la pensée liée à ces difficultés, comme si le plaisir de l’apprentissage était remplacé par une obligation scolaire sans que l’enfant développe suffisamment ses capacités créatives et puisse véritablement introjecter toutes les potentialités ludiques des apprentissages. Je ne peux que souligner la nécessité de développer chez l’enfant le plaisir de jouer avec les pensées, la créativité et la curiosité dans les apprentissages.

Enjeux adolescentaires

Il est bien évident que dans une situation où l’enfant est mal structuré et mal différencié, il est, plus qu’un autre, candidat aux frustrations et aux échecs. Cela le renvoie de manière cumulative à une image dévalorisée de lui-même, à tel point que, souvent, ces enfants devenus adolescents désinvestissent les fonctions qui étaient investies jusqu’alors. Face aux nouveaux enjeux de l’adolescence et suite au cercle vicieux des blessures narcissiques, inhibitions et échecs dans le contexte d’une identité floue, l’adolescent peut -alors – développer une symptomatologie pathologique que ce soit dans le registre du retrait ou de l’agi, au sens où l’entend P. Jeammet [9] .

Nous pouvons aussi observer que l’organisation des processus secondaires peut être entravée. L’organisation fantasmatique semble pauvre et le refoulement inopérant ou alors, comme on le voit dans le cas de Jean-Pierre, apparaît bien souvent un vécu persécutoire, provenant en fait des persécutions internes générées par des tensions psychiques ingérables par l’enfant. Il est bien évident que la genèse de l’identité et l’organisation psychique dépendent de la mise en place de mille et une choses, mais il semble important de souligner, au risque de paraître réducteur, l’importance d’un bon développement pour une bonne assise narcissique. Trop souvent, les troubles développementaux ou instrumentaux sont négligés quant à leurs conséquences sur le narcissisme de l’enfant et du futur adolescent et sur la construction de son d’identité. Ceci, d’autant plus que nous vivons actuellement dans une société où tout est fait pour combler les trous et les manques et non pas pour apprendre à vivre avec nos failles.

Il suffit d’entendre parler tous ces enfants ou ces adolescents de la honte ressentie quand ils ne peuvent être à la hauteur des exigences sociales, scolaires, sportives,… ou de la honte ressentie de devoir montrer à l’autre leurs failles, pour ne plus douter du poids narcissique de ces difficultés. Nous vivons actuellement dans un monde avec une grande exigence de réussites et de performances narcissiques mais aussi marqué par un avenir incertain, les perspectives du chômage et le manque d’outils pour y faire face.

 » Pour la première fois, l’avenir des adolescents est très différent de celui des parents, ceux-ci ne peuvent plus, sur certains points représenter des modèles identificatoires. Pour pouvoir se détacher de sa dépendance aux parents, le jeune se voit contraint à une évaluation de ses ressources internes, ce qui active ses failles narcissiques et le confronte à ses angoisses de ne pas pouvoir répondre aux exigences internes et externes  » [10] .

Il est fondamentalement nécessaire d’adapter les apprentissages scolaires au développement propre de l’enfant. Sans cela, un décalage entre les exigences scolaires et les potentialités de l’enfant peut mettre à mal son narcissisme et engendrer toute une série de symptômes apparents tels que les défenses maniaques pour lutter contre les sentiments d’impuissance, les troubles du comportement, même graves, de type délinquants, les états dépressifs, les replis phobiques. Tout cela assorti du cortège des réactions négatives de l’entourage.

Thérapeutique

Avant de proposer toute thérapeutique, il est important de poser un diagnostic fin et nuancé sous-tendu par une approche interdisciplinaire coordonnée. Les traitements doivent, aussi, se faire par une approche multidisciplinaire (rééducations psychopédagogiques, thérapies psychomotrices, psychothérapies individuelles et/ou institutionnelles et/ou familiales). Ceux-ci ont pour but de restaurer le narcissisme et le plaisir de fonctionner chez l’enfant tout en construisant avec lui un contenant psychique qui permettra à sa pensée de se structurer et de s’organiser. D. Flagey, dans son livre  » Mal à être, mal à penser  » [5] insiste aussi sur le travail avec la famille. Elle pense essentiel d’aider celle-ci à comprendre et élaborer tous les cercles vicieux psychopathologiques qui se sont installés autour de la problématique de l’enfant. L’auteur pense qu’il est important que le traitement de ces situations cliniques, aux facettes multiples, soit coordonné par un référent. Ce référent joue un rôle essentiel tant pour la mise en place et le suivi des mesures thérapeutiques interdisciplinaires que pour la gestion des entretiens familiaux. Son engagement dans tout le processus thérapeutique semble contribuer considérablement à l’amélioration des troubles de l’enfant.

L’abord thérapeutique plus détaillé de ce type de problématique développementale dans l’enfance est un sujet vaste et complexe qui ne sera pas traité ici. Ces problématiques, et les réflexions de D. Flagey, M. Berger, B. Gibello et R. Misès [2,3,4,7] vont dans ce sens, nécessitent des traitements très longs, souvent de plusieurs années, un cadre à la fois strict et souple et la mise en place d’une grosse « batterie » thérapeutique. D. Flagey [5] fait le constat que les troubles instrumentaux des enfants et les échecs scolaires qui en découlent sont insuffisamment pris en compte par leur entourage alors qu’ils relèvent d’un véritable problème de santé publique. Cet auteur insiste sur la nécessité absolue d’une approche multidisciplinaire de cette problématique et elle s’insurge contre les clivages institutionnels qui empêchent de penser l’enfant dans sa globalité.

Malheureusement, comme je le soulignais plus haut, je me suis souvent aperçue, qu’à cause d’une amélioration de la symptomatologie et d’un meilleur fonctionnement chez ces enfants, le traitement est arrêté trop précocement [6] . De plus, ces problématiques sont souvent traitées dans l’enfance par des approches rééducatives ou pédagogiques qui ne tiennent pas suffisamment compte de l’aspect psychique des difficultés de l’enfant ni non plus de l’absolue nécessité de restaurer un plaisir à penser et à apprendre chez ces enfants. La dimension ludique et créatrice de l’apprentissage n’est souvent pas suffisamment investie par les enseignants et par l’entourage de l’enfant. Souvent, les familles ne sont pas non plus conscientes des conséquences à moyen ou long terme de ces troubles, ou bien les parents ne sont pas prêts à les entendre et ils arrêtent dès que possible la thérapeutique car leur propre blessure narcissique d’avoir un enfant qui ne fonctionne pas bien à l’école est trop douloureuse.

Or, une certaine surveillance, même à travers des contacts discontinus, devrait se poursuivre pour, éventuellement, accompagner l’enfant et la famille dans la crise narcissique adolescentaire et ses questions face a une identité mal ou non définie. Les troubles dont souffrent ces enfants sont beaucoup plus profonds qu’il n’y paraît et la problématique narcissique est presque toujours mésestimée comme si on ne voyait que la pointe de l’iceberg. Elle met en question leur plaisir à vivre et à penser. Si cette problématique n’est pas abordée en profondeur, certains secteurs risquent de ne pas être travaillés et d’évoluer de manière pathologique face aux exigences et aux enjeux de l’adolescence. Ce sont des enfants dont la souffrance psychique est souvent peu accessible et qui sollicitent peu l’attention des psychothérapeutes, ils sont trop souvent orientés vers une prise en charge qui n’est que pédagogique. Souvent les psys n’interviennent que quand la symptomatologie est bruyante, que l’enfant devient agressif ou ingérable, mais peu quand l’enfant est plutôt dans le registre de celui qui ne dérange pas les autres. Et, quand une aide est proposée, trop souvent, alors, seul un appui en classe est organisé et celui-ci s’arrête dès que l’enfant va mieux. Les « psy » n’expliquent pas, non plus, suffisamment aux parents les difficultés à long terme de ces problématiques développementales et transmettent trop souvent le message que ces difficultés s’arrangeront quand l’enfant aura grandi.

C’est bien le contraire et le cercle vicieux de l’auto-dévalorisation s’accentuera encore à l’adolescence, provoquant même le désinvestissement de secteurs jusque- là investis. Il est donc essentiel d’expliquer aux parents la fragilité persistante de ces sujets de façon à ce qu’ils puissent re-consulter en cas de difficultés.

Conclusion

J’ai suivi un grand nombre d’enfants et d’adolescents pour lesquels un cadre à la fois pédagogique et psychothérapeutique, multidisciplinaire, a pu être mis en place. J’ai la conviction que, pour ces enfants-là, devenus adolescents, ce travail a été fructueux, source d’une assise narcissique plus solide. J’aimerais, donc, attirer l’attention sur l’importance de ne pas négliger les conséquences néfastes chez l’enfant de difficultés développementales et instrumentales, même légères, sur sa solidité narcissique, son sentiment d’identité et de représentation de soi. J’aimerais aussi insister, quand c’est possible, sur la mise en place d’un cadre thérapeutique au moment de la crise narcissique adolescentaire afin de tenter de pallier, un tant soit peu, à ces conséquences.

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Bibliographie

  1. [1]↑– ALSTEENS A, (1988), La situation de l’adolescence et la psychanalyse, Revue belge de psychanalyse, 12, pp 35-57
  2. [2]↑– BERGER M, (1992), Les troubles du développement cognitif – Approche thématique chez l’enfant et l’adolescent, Edition PRIVAT, Paris
  3. [3]↑– BERGER M, (1990), Des entretiens familiaux à la représentation de soi, Edition ASPYGEE, Paris
  4. [4]↑– FLAGEY D, (1977) L’évolution du concept de troubles instrumentaux, Psychiatrie de l’Enfant, XX, 2
  5. [5]↑– FLAGEY D, (2002), Mal à être, Mal à penser, Troubles instrumentaux et pathologie narcissique, Edition Erès, Paris
  6. [6]↑– FRISCH-DESMAREZ C, (1996), Devenir clinique des troubles narcissiques de l’enfance à l’adolescence, Cahiers de Psychologie Clinique, n°6, pp 53-62
  7. [7]↑– FRISCH-DESMAREZ C, VERVIER JF, (2003), Le multilinguisme comme condition d’apprentissage au Luxembourg, Neuropsychiatrie de l’enfant et de l’adolescence, Octobre, 51, n°6, pp 329-335
  8. [8]↑– GIBELLO B, (1984), L’enfant à l’intelligence troublée, Edition PAIDOS/LE CENTURION, Paris
  9. [9]↑– GIBELLO ML, (2003), D’Oedipe à Euclide. Les enjeux du développement et des apprentissages pour l’enfant de 5 à 8 ans, Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence, Octobre, 51, n°6, pp 282-287
  10. [10]↑– MISES R, (1990), Les pathologies limites de l’enfance, PUF, Le fil rouge, Paris
  11. [11]↑– JEAMMET P, (1985), Actualité de l’agir, Nouvelle Revue de Psychanalyse, 31, pp 201-222
  12. [12]↑– JEAMMET P, (2004), Conférence Congrès AEPEA, Octobre, Paris