Les batailles de l’autisme

Les batailles de l’autisme : hier et aujourd’hui

Par Jacques Hochmann

Ce texte de Jacques Hochmann a été d’abord publié sur le site de Michel Balat, puis sur le site Utopsy, vendredi 20 janvier 2012.

L’autisme a été déclaré « grande cause nationale » en 2012. On ne peut que s’en réjouir et espérer, à cette occasion, l’ouverture de débats apaisés qui permettront une meilleure information du public. L’affaire semble pourtant mal partie ! Depuis son individualisation en 1943 par un psychiatre américain, Leo Kanner, ce syndrome, caractérisé par un « trouble inné du contact affectif », une tendance très précoce de l’enfant à s’isoler, à refuser les changements et l’imprévu et à s’absorber dans des rituels, des stéréotypies et des intérêts restreints, fait l’objet de véritables batailles. Des points de vue exclusifs s’affrontent, avec un refus, une caricature voire une diabolisation de la perspective de l’autre qui donnent parfois l’impression que l’autisme contaminent ceux qui s’y trouvent confrontés, parents, professionnels ou même politiques, et entraînent les polémiques sur des positions d’une intolérance dont on trouve ailleurs peu d’exemples dans nos sociétés démocratiques.

Un détour historique peut éclairer les conflits actuels. Autrefois, les autistes étaient confondus dans la grande masse des arriérés mentaux dénommés « idiots ». Ce terme dérive d’un mot grec au sens voisin de celui d’autos qui a donné autisme. Les deux mots ont subi d’ailleurs des glissades sémantiques analogues et pris un même sens insultant, très mal vécu par les intéressés et leur famille. En dehors de quelques rares expériences médico-pédagogiques vite abandonnées, les enfants autistes ont longtemps connu l’enfermement et l’abandon dans les services les plus défavorisés des anciens asiles d’aliénés où ils étaient généralement laissés sans soins et sans éducation. Seules étaient utilisées, devant les cas d’agitation, la psychochirurgie et massivement, lors leur mise en circulation, les neuroleptiques. Considérés comme des dégénérés inéducables, à l’époque où régnait une théorie pessimiste de la tare héréditaire, ils ont été victimes, dans plusieurs états des États-Unis ou en Europe du Nord, sous prétexte d’eugénisme, de stérilisation, de castration et même, en Allemagne, à la prise de pouvoir d’Hitler, d’extermination, alors que la France se contentait de l’internement à vie et de la ségrégation des sexes C’est, en réaction contre des pratiques deshumanisantes et qui leur refusaient toute perspective d’amélioration, que, à la fin de la Deuxième Guerre Mondiale, dans tout le monde occidental, des psychiatres en rupture avec la tradition asilaire, ont mis sur pied des équipes multidisciplinaires associant psychologues, assistants sociaux, éducateurs spécialisés, infirmiers et infirmières, et transformé les vieux services d’asiles en internats thérapeutiques. De nouvelles professions, d’orthophoniste, de psychomotricien, d’ergothérapeute, y ont vu le jour et le détachement d’enseignants de l’Éducation Nationale a permis d’y créer des classes spécialisées. Grâce à une prise en charge de plus en plus intensive et individualisée, un affinement de la sémiologie et une étude poussée des mécanismes psychopathologiques ont été rendues possibles. Après les premières descriptions de Kanner, les auteurs ont été amenés à regrouper, sous le nom générique de psychoses de l’enfant, un ensemble de troubles divers, dont l’autisme proprement dit ne formait qu’un sous-ensemble.

La psychiatrie dans son ensemble connaissait alors une véritable révolution, En France, un corps de psychiatres publics, dont beaucoup étaient issus de la Résistance, découvraient, avec horreur, le parallélisme entre la situation des malades internés survivants de la famine qui avait décimé les hôpitaux psychiatriques pendant l’Occupation et celle des rescapés des camps de concentration. Ils se convertissaient progressivement à l’approche psychopathologique. Issue des travaux d’un certains nombres de médecins, psychologues et philosophes, elle consistait, au delà des comportements observables, à chercher à se mettre à la place du patient pour tenter d’envisager le monde de son point de vue et essayer de comprendre de l’intérieur ses croyances, ses désirs, ses émotions. Se fondant sur un mode de connaissance particulier, l’empathie (et pas seulement sur la perception visuelle ou auditive ), elle permettait de construire des hypothèses sur la signification d’un symptôme, sur la place qu’il prend dans le vécu global d’un patient, sur la manière dont il s’inscrit dans son histoire personnelle. Ce dialogue générateur à la fois de connaissance et aussi de thérapie (le sentiment d’être compris par un autre entraînant une meilleure compréhension et une meilleure gestion de soi-même) était certes facilité par l’introduction des nouveaux « médicaments de l’esprit » qui calmaient les formes les plus violentes de folie. Mais il était rendu surtout possible par une modification générale du climat institutionnel où des groupes jusque là condamnés à s’observer sans se parler (les soignants et les soignés) commençaient à communiquer entre eux. C’est ce qu’on a appelé, en France, la « psychothérapie institutionnelle ». Elle rejoignait les pratiques des communautés thérapeutiques anglaises et la milieu therapy américaine. Certes, sur le plan théorique, elle devait beaucoup aux apports de l’écoute particulière de l’autre inaugurée par Freud et à sa formulation d’une « autre scène » inconsciente sur laquelle se déploient des représentations articulées en scénarios (les fantasmes) que le sujet conscient ignore, mais qu’on peut reconstituer à partir de ses rêves, de ses lapsus, de ses actes manqués et des associations libres auxquels ces éléments donnent lieu dans un échange spécifique, la cure analytique. Mais on a encore trop tendance à confondre avec la psychanalyse une psychiatrie dynamique aux sources beaucoup plus diverses (l’éducation active de Freinet, la phénoménologie, la psychosociologie, la dynamique des groupes) et qui n’a jamais oublié son ancrage médical : la prise en compte des désordres organiques et l’utilisation des médicaments pour les corriger.

D’abord expérimentée dans les services d’adultes, ces orientations ont rapidement gagné les services d’enfants. Avec les mêmes outils théoriques, mais en utilisant beaucoup moins les médicaments, les pédopsychiatres de la deuxième moitié du siècle dernier, ont développé des approches pluridimensionnelles où la vie quotidienne rythmée par un certains nombres d’activités éducatives, pédagogiques et thérapeutiques était utilisée pour permettre à l’enfant d’acquérir, avec des compétences sociales et scolaires, un développement des facultés d’imagination et de symbolisation. Au début à temps plein, ces prises en charge institutionnelles, ont évolué, avec la mise en place, en 1972, des secteurs de psychiatrie infantojuvénile, mais aussi avec l’évolution de la société et des demandes des parents, vers des prises en charge à temps partiel (hôpital de jour) voire très partiel (centre d’accueil thérapeutique à temps partiel) en substituant progressivement aux classes en établissement sanitaire une scolarisation en milieu normal, d’abord à l‘école maternelle puis dans les autres degrés du système scolaire. Cette inclusion scolaire, entreprise de manière isolée, dès le début des années 80, à l’initiative d’un certain nombre d’équipes pédopsychiatriques, a été généralisée par une loi en 2005. Parallèlement, le secteur médico-social, mis en place à la Libération principalement par des associations de familles d’enfants dits « inadaptés », en collaboration avec des professionnels, accueillait dans ses instituts médico-éducatifs un certain nombre d’enfants autistes ou atteints d’autres troubles graves du développement. Il connaissait une évolution similaire et, malgré des obstacles administratifs, aujourd’hui surmontés, travaillait de plus en plus en collaboration et en complémentarité avec le secteur sanitaire. Au côté des ateliers utilisant des médiations sportives, culturelles, artistiques, et des rééducations du langage ou de la motricité, diverses formes de psychothérapies individuelles ou groupales ont cherché à aider l’enfant à mieux comprendre ses émotions et à maîtriser, en les comprenant mieux, les angoisses, parfois violentes, qui pouvaient le traverser. Ces psychothérapies avaient d’abord été expérimentées aux États-Unis et en Angleterre principalement par deux écoles de psychanalystes issues l’une de la fille de Freud, Anna, qui préconisait d’associer une perspective éducative à la psychothérapie d’un enfant, l’autre de Mélanie Klein, qui soutenait une approche exclusivement interprétative qu’elle avait tenté avec succès, dès 1929, auprès d’un enfant manifestement autiste. Déjà, alors que les bombardements faisaient rage sur Londres, des controverses vigoureuses avaient opposé, au sein de la Société britannique de psychanalyse, les tenants de ces deux approches. Les auteurs français ont généralement occupé une position pragmatique médiane. Ils ont surtout multiplié les dispositifs de prise en charge, de façon hélas inégale sur le territoire national, avec des moyens qui, même si, dans un premier temps, ils ont connu une progression rapide, se sont vite révélés insuffisants avant de subir actuellement une réduction drastique. Poursuivant leurs recherches, ils ont repéré les dimensions psychotiques réversibles de certaines arriérations mentales tenues alors pour irréversibles et donc changé le pronostic d’enfants déficients intellectuels. En même temps, en affinant une distinction déjà proposée aux États-Unis par Margaret Mahler, ils différenciaient l’autisme proprement dit des dysharmonies psychotiques et, avec Roger Misès, mettaient en évidence à côté des psychoses (autistiques, dysharmoniques ou déficitaires) la catégorie des « pathologies limites » où domine l’élément dépressif et la mauvaise structuration de la personnalité qui peut se manifester par divers troubles du comportement. Certains psychothérapeutes ont été surtout inspirés par les recherches de psychanalystes anglais postkleiniens, comme Donald Meltzer et Frances Tustin qui, s’intéressant plus particulièrement à l’autisme, ont enrichi la sémiologie en décrivant les particularités du fonctionnement sensoriel des autistes (aujourd’hui retrouvées et précisées par les sciences cognitives) et approfondi l’étude psychopathologique. D’autres, comme René Diatkine ou Serge Lebovici, ont rapporté et commenté des cures détaillées et prolongées. D’autres encore ont trouvé dans les théories et malheureusement dans une utilisation parfois obscure et pas toujours bien comprise du vocabulaire de Jacques Lacan la justification de ce qui s’annonçait comme des dérives, considérées à tort comme affectant le service pédopsychiatrique public tout entier.

Elles avaient commencé aux États-Unis où s’était étendu avec le recours extensif au diagnostic de schizophrénie infantile (aujourd’hui très limité) l’idée d’une origine purement psychologique des troubles psychiques graves de l’enfant attribués, sans preuves convaincantes, à un dysfonctionnement des interactions précoces mère-bébé, lié à une problématique inconsciente dépressive ou agressive de la mère. On proposait donc aux mères une psychanalyse associée à celle de leur enfant. La paternité de cette psychogenèse exclusive est fautivement attribuée à un éducateur de formation psychanalytique, Bruno Bettelheim, directeur d’une école spécialisée à Chicago, où se pratiquait une milieu therapy de qualité, et qui a surtout eu le tort d’utiliser pour décrire le monde tel que l’enfant se le représente (et non tel qu’il est réellement), une métaphore empruntée à son expérience personnelle dans les camps de concentration et comprise par les parents comme une insupportable et injuste mise en accusation.

En France, cette idéologie psychogénétique a été répandue, malgré les critiques d’autres psychanalystes, par des ouvrages à grand succès éditorial, tel « L’enfant arriéré et sa mère » d’une psychanalyste d’origine belge, élève de Françoise Dolto, Maud Mannoni. Elle faisait de l’enfant autiste, psychotique ou déficient, la victime des désirs mortifères de la mère qui était supposée le réduire à l’état d’un « phallus inclus dans sa propre jouissance » (sic). En même temps, se développait une antipsychiatrie qui accusait le système en place de vouloir normaliser de force les anormaux pour les soumettre aux exigences de la société et voyait dans la famille et dans l’école les principaux agents de transmission des forces de répression. On était au décours de Mai 68, qui avait vu, entre autres, la séparation de la neurologie et de la psychiatrie. Pour répondre à une demande en extension et combler un grand retard de l’équipement sanitaire, un effort considérable de formation aboutit à la mise sur le marché rapide et mal contrôlée de plusieurs générations de psychiatres, de psychologues, d’éducateurs ou d’infirmiers dont certains, pris dans l’air du temps, se jetèrent goulûment, sans toujours bien les digérer, sur des clichés qui alimentaient leur propre rébellion contre l’ordre établi. Malgré les efforts de lieux de formation solide, à l’origine principalement parisiens, comme la Fondation Vallée à Gentilly, le Centre Alfred Binet dans le XIIIème, l’Institut de Puériculture, l’Institut Montsouris, ou suisse (les facultés de médecine de Genève et de Lausanne), malgré la multiplication ensuite en province des enseignants-chercheurs de pédopsychiatrie et de psychologie clinique associés à quelques équipes de secteur particulièrement performantes, les nouveaux professionnels, formés sur le terrain, n’intégraient pas toujours la psychopathologie dans toutes ses dimensions complexes et ses nuances subtiles. Des oppositions binaires se propageaient entre l’organique et le psychologique, le corps et l’esprit, la maladie et le handicap, le soin et l’éducation et entretenaient des égalités simplistes : psychologique=curable=maladie=soin exclusif, organique=incurable=handicap=éducation spécialisée. Elles étaient entretenues par la séparation entre les budgets sanitaires et les budgets médico-sociaux, dépendant de directions et parfois de ministères différents. D’où une tendance d’abord généreuse, mais aux conséquences néfastes, à nier la dimension somatique et le handicap, à ne tenir compte, de manière exclusive, que de la psychologie et d’un processus morbide et à en attribuer l’étiologie à l’entourage familial, afin de maintenir un espoir de changement. D’où la tendance aussi à minimiser les objectifs éducatifs et pédagogiques au nom d’un « tout thérapeutique », dans l’attente de l’éveil spontané chez l’enfant d’un désir de connaître et d’apprendre.

De trop nombreux parents se sont alors trouvés face à des interlocuteurs qui refusaient de leur donner un diagnostic, sous prétexte de ne pas « chosifier » l’enfant en l’enfermant dans un destin immuable. En même temps, le succès de certaines théories issues des thérapies familiales systémiques, quelquefois repensées par une psychanalyse dite « transgénérationnelle », conduisait certains thérapeutes à ne voir dans la destinée de l’enfant malade que l’incarnation des difficultés de communication du système familial tout entier ou le poids d’une transmission de secrets et de non dits remontant à plusieurs générations.

Interrogés parfois de manière intrusive sur leur propre histoire, les parents, venus consulter pour leur enfant, se sentaient malgré eux engagés dans un processus thérapeutique qui ne correspondait pas à leur demande. La culpabilité naturelle que tout parent peut éprouver quand son enfant est en difficulté était aggravée par cette curiosité maladroite. De plus, appliquant à un domaine où elles sont inadaptées les prescriptions de la cure psychanalytique, certains soignants refusaient d’informer les parents sur le contenu des séances thérapeutiques et allaient jusqu’à leur interdire l’entrée dans les lieux de soins, réservés aux seuls enfants et où, comme on l’a dit, les perspectives éducative étaient mises à l’écart. Cette culture du secret ne pouvait qu’entretenir des fantasmes de séduction ou de détournement de l’affection de l’enfant qui sont inévitables quand on confie son enfant à des tiers. Quant au refus de l’éducatif, il témoignait d’un désintérêt pour les attentes des parents souvent vécu par eux comme un mépris. Enfin et surtout, l’absence de résultats spectaculaires et immédiats dans des pathologies graves et de longue évolution, le refus d’évaluer de manière objective des pratiques considérées de l’ordre de l’ineffable accentuaient une défiance légitime. Face à des situations qui n’avaient rien d’exceptionnel ( même si elles n’étaient pas aussi répandues que des rapports successifs ont pu le prétendre, sans aucune enquête sérieuse), on comprend qu’un petit groupe de parents soit allé chercher d’autres méthodes et une autre écoute. Ignorant tout le travail entrepris quotidiennement sur le terrain et dans plusieurs congrès par des parents et des professionnels pour rapprocher leurs points de vue et mieux se comprendre, ils ont fait sécession avec la principale association de familles de personnes autistes (la Fédération Sésame Autisme) et sont partis s’informer aux États-Unis. Une réaction virulente contre l’attribution exclusive de l’autisme à des facteurs psychologiques environnementaux s’y était produite dès les années 60. Elle avait abouti à la création d’un puissant lobby : l’Autism Society of America qui avait obtenu la reconnaissance légale de l’autisme comme une incapacité développementale, au même titre que l’épilepsie, l’arriération mentale ou l’infirmité motrice cérébrale. Participant à l’élaboration d’une nouvelle nomenclature des troubles mentaux, alors en cours, cette association avait réussi à faire bannir le terme de « psychose de l’enfant », considéré comme stigmatisant, et à le remplacer par celui de « trouble envahissant du développement ». D’abord tenu pour un de ces troubles, l’autisme en était devenu, au fil des réactualisations de la nomenclature, le noyau autour duquel se disposait tout les autres, au sein d’un « trouble du spectre autistique » dont les critères allaient s’élargissant, multipliant par vingt la prévalence du trouble autistique. Aujourd’hui encore, les enquêtes américaines en population générale qui reposent sur des questionnaires adressés à toute personne pouvant professionnellement se trouver au contact d’enfants (enseignants, pédiatres, puéricultrices, moniteurs de centres de loisir etc…) traduisent plus la prévalence des représentations sociales de l’autisme que celle du trouble lui-même. Le diagnostic est en effet fondé non sur des tests biologiques ou sur une imagerie médicale particulière, mais sur une typologie consensuelle, soumise comme tout consensus aux groupes de pression, en quête de statut social et de compensations. Profitant d’un amendement de la constitution américaine qui oblige les états à assurer l’éducation de tous les enfants, un psychologue formé initialement par Bruno Bettelheim mais qui s’était brouillé avec lui, Eric Schopler, eut l’habileté de proposer à l’état de Caroline du Nord un programme extensif pour les personnes autistes ou présentant des handicaps de la communication, qui associait étroitement les parents à des prises en charge individualisées et structurées, selon des modèles calqués étroitement sur les particularités du fonctionnement autistique. Le développement de chaque enfant était régulièrement évalué à l’aide de tests spécifiques et le traitement adapté à l’émergence de leurs compétences. Ce programme, le programme TEACCH, fut d’abord expérimenté, en France, par un petit nombre d’établissements médicosociaux et par un nombre encore plus restreint d’établissements sanitaires. Présenté déjà par certains de ses promoteurs comme une machine de guerre contre le service public de psychiatrie et la psychanalyse qui, prétendument, l’inspirait exclusivement, il fit en retour l’objet d’attaques en règle des psychanalystes les plus intégristes et de leurs collaborateurs.

Avec le temps, les oppositions semblaient s’atténuer et nombre d’enseignements des méthodes schoplériennes ainsi que le souci d’évaluation commençaient à diffuser un peu partout, sans annuler pour autant les acquis d’une réflexion psychopathologique ni l’attention portée à la vie intérieure des personnes autistes, aux modalités particulières de leur pensée et de leur gestion des émotions. Un certain nombre des dérives mentionnées plus haut, étaient en voie de résorption. À la suite de directives ministérielles, la pratique du diagnostic se généralisait. Les institutions sanitaires et médicosociales s’ouvraient à un partenariat effectif avec les parents, et les équipes, mieux formées, se montraient plus prudentes dans le maniement d’hypothèses causales vécues comme culpabilisantes. La neurobiologie et la génétique restaient encore pauvres en résultats probants (la plupart des dysfonctionnements ou des mutations relevées ne s’appliquant qu’à un petit nombre d’autistes et n’étant souvent pas spécifiques de l’autisme). Mais la recherche se poursuivait. Les sciences cognitives, en particulier la psychologie du développement, apportaient de nouvelles compréhensions de certains facteurs psychopathologiques et laissaient envisager une sortie par le haut des oppositions stériles inné-acquis, organique-psychologique, soin-éducation, maladie-handicap qui avaient si longtemps obscurci les débats.

C’est alors qu’une nouvelle guerre a éclaté. Elle a pour objectif premier de faire la promotion d’une méthode déjà ancienne, développée aux États-Unis par un psychologue d’origine norvégienne, Ingmar Lovaas, alors que le courant qu’on a appelé « béhaviorisme » (traduit par comportementalisme) était dominant dans les facultés de psychologie américaine. Issu de la découverte des réflexes conditionnés par Pavlov, ce courant considérait l’intériorité psychique comme inaccessible à la science et réduisait tout le fonctionnement mental à une succession et à une généralisation de réponses à des stimulus. Jugé aujourd’hui comme dépassé par les neuroscientifiques, ce modèle a inspiré une série de traitements de modification du comportemnt par un système de récompenses et de punitions : l’ABA (en anglais applied behavioral analysis, analyse appliquée du comportement). Appliqué de manière intensive, jusqu’à quarante heures par semaine, à l’autisme, il a été présenté par son initiateur comme capable de ramener à la vie normale près de la moitié des enfants autistes dépistés précocement (ce que des évaluations postérieures ont mis sérieusement en doute, faisant état de biais de recrutement). Après avoir connu un grand succès dans les pays anglosaxons et d’Europe du Nord, il y semble actuellement en reflux, d’une part pour des raisons économiques mais aussi parce qu’il fait l’objet de critiques d’un certain nombre d’usagers (les autistes dits de « haut niveau » ou « syndrome d’Asperger) qui contestent une méthode vécue par eux comme un conditionnement dégradant. Plusieurs travaux publiés ou en cours de publication ont, par ailleurs, relativisé l’évaluation de ses résultats . Il est présenté néanmoins, en France, par certaines associations de parents, comme le seul validé scientifiquement. Ces associations, médiatiquement très introduites, ont relancé la bataille contre un ennemi largement construit par leurs attaques. Celles-ci ont en effet pour cible une « psychanalyse » qui, pour ces parents représente le mal absolu, en continuant, selon eux, à les culpabiliser et à leur refuser l’accès aux lieu de soins. À entendre la campagne menée par ces associations, qui n’hésitent pas à mettre en cause voire à menacer de poursuites des praticiens respectables, le diagnostic serait toujours refusé aux parents ou, quand il serait enfin formulé, le serait dans des termes que ces parents récusent car ils persistent à recourir à un vocabulaire d’inspiration psychopathologique. En continuant à pratiquer avec les enfants une « psychanalyse » dont on aurait démontré l’inefficacité (qui ? et où ?), la pédopsychiatrie française se rendrait coupable d’une véritable maltraitance. Sous ce terme global de « psychanalyse » ces associations n’ entendent pas seulement des psychothérapies analytiques authentiques (qui, faute d’un personnel formé en nombre suffisant, ne concernent, dans des indications précises, qu’un très petit nombre d’enfants, dont les parents sont en règle générale demandeurs ). Elles entendent plutôt l’ensemble des prises en charge institutionnelles multidimensionnelles développées dans les hôpitaux de jour et les instituts médico-éducatifs, où les théories psychanalytiques issues des travaux de quelques chercheurs offrent simplement une base théorique qui continue à donner du sens au travail quotidien. Une pratique, peut-être parce qu’elle est plus codifiée que les autres et fait l’objet de formations spécifiques, suscite surtout leur colère. C’est une méthode empirique d’enveloppements humides, le packing, utilisée d’abord avec des patients schizophrènes puis appliquée aux enfants autistes surtout dans les cas d’automutilations, afin d’apporter à l’enfant un contact apaisant, réunifiant une image du corps ressentie comme morcelée. Utilisée par un petit nombre d’équipes, dans un petit nombre de cas, cette méthode a fait l’objet d’une expertise du Haut Conseil de la Santé publique qui, sous réserve de suivre une procédure rigoureuse, l’a tenue pour inoffensive. Elle n’a, de toutes manières, rien à voir avec la psychanalyse, même si certains praticiens utilisent des concepts d’origine psychanalytique pour expliquer ses effets. Les parents réclament son interdiction. Bien introduits dans diverses instances officielles, ils ont obtenu, d’autre part, la promulgation d’un « socle commun de connaissances » dont ils voudraient faire une sorte de pensée unique imposée à tous les centres de formation. On a pu les voir ainsi revendiquer auprès d’un président d’université la suppression d’un module où il était question d’étudier, sur un plan historique, les diverses théories de l’autisme… dont celles de certains psychanalystes honnis par eux ! Espérant ainsi obtenir la haute main sur la formation, ils demandent d’avoir seuls le choix des traitements de leurs enfants, et exigent le redéploiement des budgets actuellement consacrés à l’autisme vers le financement des méthodes qui leur conviennent.

Face à des attaques d’une telle ampleur, on aurait pu s’attendre à ce que les pouvoirs publics cherchent à calmer les passions et favorisent une discussion entre les divers protagonistes. Ils se sont, au contraire, rallié de manière unilatérale à la position défendue par les associations les plus virulentes. Il est ainsi étonnant que, contrairement à ce qui se passe dans d’autres ministères, les autorités ne prennent pas davantage en compte l’honneur des personnels,souvent nommés par concours, qui dépendent statutairement de l’Université, des Affaires Sociales ou de la Santé et dont les diplômes sont nationalement reconnus. Il est étonnant aussi qu’à l’heure où l’on vient d’attribuer leur autonomie aux universités, on puisse envisager d’unifier par décret ou par la loi le contenu des enseignements et l’orientation des recherches dans le seul domaine de l’autisme. Alors que dans les années 60 et 70, la Direction Générale de la Santé, en lien avec les professionnels et avec les associations familiales avaient soutenu fortement l’évolution des structures psychiatriques, il semble qu’aujourd’hui, sous l’influence d’une opinion et de politiques peut-être mal informés, on s’oriente vers la destruction du dispositif existant pour obéir à une véritable dictature des usagers ou, du moins, de ceux qui affirment être représentatifs de ces usagers et parler en leur nom (S’il y a, comme on l’affirme, 400.000 personnes autistes en France, combien parmi elles ou leur famille sont associées aux associations à la pointe du combat). Assimilant probablement la psychanalyse à une molécule dangereuse, un député vient même de proposer une loi interdisant son utilisation dans l’autisme, ce qui n’est pas sans rappeler fâcheusement des régimes où la pratique et la pensée psychanalytiques furent proscrites comme science « juive » ou comme science « bourgeoise ». Faudra-t-il un jour invoquer l’exception d’inconstitutionnalité pour pouvoir poursuivre des recherches hors du champ très étroitement limité des méthodes comportementalistes que le projet de loi voudrait promouvoir ?

Une grande cause nationale mérite mieux que ces combats. Nul ne saurait nier qu’il existe des manques criants dans l’équipement national. Le problème est à la fois quantitatif et qualitatif. En dépit de réels progrès, beaucoup d’autistes, notamment les plus lourdement frappés ne trouvent pas de places adaptées. Les enfants et les adolescents commencent à être scolarisés de manière plus large, mais cette scolarisation n’est pas toujours accompagnée comme il conviendrait. Elle reste souvent symbolique et les enseignants sont laissés seuls pour assurer une pédagogie qui nécessite présence, attention et créativité. L’entrée dans l’âge adulte est un moment particulièrement difficile et angoissant pour les familles comme pour les sujets autistes. Il demande un accompagnement spécifique qui est rarement assuré. Comme l’a dit récemment dans le Monde un psychiatre, Moïse Assouline, l’intensité de la prise en charge est plus importante que telle ou telle méthode estampillée. J’y ajouterai la diversité, la complémentarité en réseau entre plusieurs approches éducatives, pédagogiques et soignantes au sens large (pas exclusivement « psychanalytiques » ou supposées telles). Cela nécessite de sortir des affrontements et des intolérances véritablement « autistiques ». Cela nécessite aussi des recherches et des évaluations qui ne peuvent se poursuivre que dans un climat de tolérance mutuelle et d’ouverture . On aimerait ainsi, pour commencer à sortir de l’image stéréotypée d’une pédopsychiatrie aliénée à une caricature de psychanalyse, que soit lancée une grande enquête sur ce qui se fait réellement dans les institutions pédopsychiatriques et médicosociales où, malgré les restrictions financières de l’heure, malgré le manque de places et de personnels, malgré aussi le discrédit dont on cherche à les frapper, sont accueillis actuellement la grande majorité des autistes. On aimerait aussi que soit engagées (ou poursuivies) des recherches sur la validité des conceptions psychopathologiques qui inspirent la plupart des prises en charge institutionnelles. Les grandes revues médicales internationales, dominées par les modèles biologiques et par une conception restrictive de la science, qui a fait ses preuves dans les sciences de la nature, mais qui ne s’applique pas aussi aisément aux sciences humaines, ne sont pas très ouvertes à ce type de recherches. Cantonnées dans des revues de moindre diffusion, adoptant souvent une méthodologie d’évaluation clinique différente de celles de l’Evidence Based Medicine appliquées à la chirurgie ou aux médicaments, elles restent mal connues de l’opinion. Celle-ci est plus sensible aux effets d’annonce répétitifs, mais souvent sans lendemain, de la découverte d’un gène ou d’une zone cérébrale responsables de l’autisme. Il ne faudrait pas que des effets de mode infléchissent, par à-coups, l’accompagnement d’un trouble qui affecte le plus souvent la vie entière et qui exige stabilité et continuité.