Notes sur l’anxiété et l’angoisse

Notes philosophiques sur l’anxiété et l’angoisse

Par Juliette Vazard, Institut Jean Nicod/Université de Genève

Pour citer cet article :

Vazard, J. (2018), « Anxiété », version académique, dans M. Kristanek (dir.), l’Encyclopédie philosophique, URL : http://encyclo-philo.fr/anxiete-a/

  1. Qu’est-ce que l’anxiété ?
  • Un système d’alerte

D’un point de vue fonctionnel, l’anxiété peut être vue comme un signal d’alarme de l’organisme; un système d’alerte biologique qui prépare le corps à réagir à des situations potentiellement dangereuses. En termes physiologiques, cela se traduit par une augmentation de la fréquence cardiaque, de la pression artérielle, de l’activité des glandes sudoripares et de la respiration.

Les conceptions populaires de l’anxiété tendent à la considérer en termes négatifs: on la voit essentiellement comme un état affectif désagréable, et qui peut de surcroît nous paralyser dans les moments où nous aurions un besoin critique d’agir. En réalité, l’anxiété modérée est généralement et pour la plupart d’entre nous un état affectif ressenti pour de bonnes raisons et d’une manière qui peut s’avérer bénéfique.

En effet, les psychologues ont depuis longtemps reconnu le rôle de l’anxiété dans les accomplissements humains. David Barlow (2001), psychologue clinicien et fondateur du “Centre for Anxiety and Related Disorders” de l’Université de Boston, affirme: nous savons depuis près de 100 ans que notre performance physique et intellectuelle est stimulée et renforcée par l’expérience de l’anxiété, au moins jusqu’à un certain point. En 1908, Yerkes et Dodson ont démontré cela en laboratoire en montrant que la performance des animaux dans une tâche simple était meilleure s’ils étaient “modérément anxieux” que s’ils ne ressentaient aucune anxiété. Depuis lors, des observations similaires ont été faites concernant la performance humaine dans une grande variété de situations et de contextes. Sans anxiété, nous ne serions pas en mesure d’accomplir grand chose. La performance des athlètes, des animateurs, des cadres, des artisans et des étudiants en souffrirait; la créativité diminuerait (page 9)

L’anxiété modérée peut donc être considérée comme un mécanisme de protection adaptatif qui dirige l’attention de l’individu vers le danger, et motive un comportement d’adaptation, permettant ainsi un niveau de fonctionnement plus élevé.

Cet état existe t-il aussi chez les animaux ? Se posant la question du caractère exclusivement humain de l’anxiété, Liddell (1949) conçoit l’état de “vigilance” comme l’équivalent animal de l’anxiété, et propose que l’animal vigilant, soucieux de la menace future, développe des fonctions fondamentales de planification qui participent à l’émergence d’une certaine forme d’intelligence. Les tendances comportementales que génère l’anxiété (vigilance, attention, etc.) semblent clairement avoir été favorisées par sélection naturelle. Ainsi décrite, l’anxiété semble étroitement liée à l’émotion de peur qui remplit des fonctions connexes. Il est donc important pour nous d’aborder dès à présent la question de la distinction entre ses deux états.

  1. Peur et anxiété

Le DSM-IV (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, également désigné par le sigle DSM, abréviation de l’anglais : Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders) (APA, 1994) propose de définir l’anxiété comme “l’appréhension, la tension ou le malaise qui découle de l’anticipation d’un danger, interne ou externe” (p.392). Cette définition, semble-t-il, pourrait cependant assez bien s’appliquer à la peur. Comment les théoriciens ont-il distingué ces deux états affectifs ?

La relation entre la peur et l’anxiété fait l’objet d’un débat considérable en psychologie. Les premiers théoriciens de l’anxiété, y compris Kierkegaard et Freud, distinguaient anxiété et peur sur la base de l’absence d’une source claire de danger dans le premier, par opposition à la présence tangible de danger dans le second. La peur a donc été conçue à l’origine comme une réponse à une source spécifique de danger, et l’anxiété comme une appréhension dépourvue d’objet spécifique.

L’anxiété, a t-on suggéré, ne semble pas répondre à une menace externe identifiable (Öhman, 1993). Cependant, Epstein (1972) soutient que l’identification des stimuli externes est insuffisante pour créer cette distinction. Selon lui, c’est plutôt la manière dont la peur est liée à l’action qui la distingue de l’anxiété. L’anxiété, propose t-il, est une peur non résolue; c’est une peur qui a été bloquée dans ses tendances actionnelles (à savoir la fuite ou l’évitement). L’anxiété a donc également été conceptualisée en psychologie comme un état dans lequel l’individu est incapable de déclencher un comportement clair en réponse à l’évènement ou l’objet qui menace ses objectifs présents (Power et Dalgleish, 2015, p.177).

Néanmoins, définir l’anxiété comme une “peur non résolue” ne semble pas fournir une grande clarification conceptuelle sur la nature de l’anxiété. Au contraire, il semble que la compréhension de l’anxiété implique d’essayer d’expliquer pourquoi l’anxiété est telle qu’il est difficile pour l’individu de planifier une action en réponse au type d’évaluation qu’elle pose sur le monde.

On pourrait suggérer que la différence fondamentale entre la peur et l’anxiété consisterait dans le fait que la peur se rapporte à un danger présent, alors que l’anxiété se rapporte à un danger potentiel. Cependant, la notion de danger ne contient-elle pas en elle-même l’idée de possibilité ? Qu’est-ce que le danger, sinon la possibilité perçue d’un mal, d’un dommage, d’un préjudice ? Cette distinction apparaît donc comme peu satisfaisante.

Roberts (2003) semble proposer une solution intéressante à ce problème. Tandis que l’émotion de peur et d’anxiété semblent toutes deux être des réponses à une situation aversive ou qui présente un danger pour l’individu, “l’interprétation en termes de possibilité aversive” est moins définie dans l’anxiété que dans la peur (Roberts, 2003). Aucune délimitation claire ne semble distinguer la peur que l’ami ait un accident de voiture, de l’anxiété ressentie envers la possibilité de ce scénario, mais la peur semble concerner un degré plus élevé de probabilité du danger. Si en revanche on considère la situation comme vaguement menaçante, on aura plutôt tendance à parler d’anxiété. Plus la probabilité que l’événement redouté se produise est lointaine, plus il est probable que nous parlions d’anxiété plutôt que de peur. La définition de l’anxiété pourrait donc être formulée comme suit: “X présente vaguement une possibilité aversive d’un certain degré de probabilité; que X ou ses conséquences aversives, quelles qu’elles soient, soient évitées” (Roberts, 2003).

Étant donné que la peur a généralement un objet assez clair, la tendance à l’action qui en découle consiste généralement à essayer de nous protéger de sa source – parce qu’elle représente un danger direct pour notre intégrité corporelle par exemple – en s’en éloignant. Dans l’anxiété, nous pouvons avoir du mal à localiser la source de notre malaise et, par conséquent, nous trouver dans l’incapacité de décider d’un plan d’action à entreprendre pour nous protéger.

Selon la manière dont on distingue l’anxiété d’autres réponses émotionnelles comme la peur, on aura tendance à la conceptualiser à définir la nature de cet état comme étant plutôt assimilable à une humeur, ou a une émotion.

  1. L’angoisse

Lorsque nous retraçons l’origine du mot angoisse, il se trouve à sa base le terme grec άγχω (ankhô), un verbe qui signifie être étouffé, serré, à l’étroit au sens propret, par extension, être angoissé. De ce terme grec, dériverait les verbes latins de même racine que sont ango (et son substantif angustia) que nous pouvons traduire en français par l’angoisse, et anxio (et son substantif anxietas) que nous pouvons traduire en français par l’anxiété.

L’allemand et l’anglais n’utilisent qu’un terme pour exprimer ces deux verbes ainsi que leurs substantifs. En allemand, c’est le terme Angst qui est utilisé, et en anglais c’est celui de anxiety. L’utilisation de ce terme unique dans ces langues a créé maintes confusions entre l’angoisse et l’anxiété; les nuances entre les deux se trouvant alors marquées par le contexte. Etant donné ce voisinage sémantique, et la place importante de l’angoisse notamment dans la philosophie existentialiste, il convient de dire quelques mots sur les significations que cette notion a prises en philosophie.

Les philosophes occidentaux du 19e et du 20e siècles rendent compte de l’angoisse en se référant à la structure temporelle de l’existence humaine. L’angoisse est un concept phare de la philosophie existentialiste, vertige de la liberté chez Kierkegaard, refus de la responsabilité chez Sartre, et angoisse existentiale de l’homme face à l’Etre chez Heidegger.

L’existence selon Heidegger, en allemand le Dasein, mot à mot, l’”être-là”, désigne ce qu’on traduira par “la réalité humaine”. L’être-là est constitué comme être-au-monde dont les manifestations sont l’être-avec-autrui, le souci et l’angoisse. Heidegger avait précédemment analysé l’être-au-monde comme familiarité, assurance paisible de lui-même, intimité naturelle de la quotidienneté. Avec l’angoisse, au contraire, la familiarité s’effondre, le Dasein est rendu à soi-même dans un monde où il n’est pas chez soi. On retrouve ici le terme “Unheimlich” utilisé par Freud dans l’article “L’inquiétante étrangeté”.

Comme Freud, Heidegger pointe le fait que “Unheimlich” signifie à la fois l’étrange et l’angoissant. Dans la théorie de Freud, la névrose d’angoisse est une des formes principales de la maladie mentale. L’angoisse est le titre du chapitre 25 de L’introduction à la psychanalyse, et constitue la quatrième des “Nouvelles conférences”. Freud, dans l’Introduction, commence par faire le point sur ce qu’il appelle l’angoisse réelle, par opposition à l’angoisse névrotique à laquelle il va consacrer l’essentiel de son développement. L’angoisse réelle, rationnelle et compréhensible, “est une réaction à la perception d’un danger extérieur, c’est à dire d’une lésion attendue, prévue, associée au réflexe de la fuite, et donc manifestation de l’instinct de conservation” (Introduction à la psychanalyse, p. 421). Elle se produit face à des événements imprévisibles, ou résulte d’une perception assez fine du danger.

Kierkegaard propose une analyse de l’angoisse en lien avec la liberté et le péché. Le concept d’angoisse, publié en 1843, se présente comme une “simple méditation psychologique pour servir d’introduction au problème dogmatique du péché”. L’angoisse est pour lui une catégorie l’existence, qu’il nomme “vertige de la liberté”. L’angoisse est une catégorie essentielle de la pensée de Kierkegaard, et l’analyse qu’il en fait se distingue difficilement de sa dimension religieuse. L’angoisse d’autre part manifeste en l’être-là son être libre, sa liberté de se choisir et de se saisir soi-même. Par l’angoisse l’être-là se trouve confronté à la possibilité de l’authenticité de son être. Nous retrouvons ici le lien établi par Kierkegaard entre l’angoisse et la liberté. Ce lien se retrouvera chez Sartre.

Sartre se situe dans le prolongement de Kierkegaard et de Heidegger, en élaborant une philosophie qui se veut expressément une philosophie de l’existence. L’angoisse apparaît chez lui lorsqu’il développe sa conception de l’homme en qui l’existence précède l’essence, c’est-à-dire qu’il est responsable et libre, qu’ “il est d’abord un projet qui se vit subjectivement, qui se jette vers un avenir” (L’existentialisme est un humanisme, Nagel, Paris, 1954). Comme chez Kierkegaard, qu’il cite explicitement, l’angoisse est liée à la liberté. Ce sentiment de totale et profonde responsabilité est pour Sartre constitutif de l’angoisse.

L’angoisse revêt donc en philosophie un caractère distinctement existentiel; elle est un sentiment fondamentalement lié à la réalité de l’existence humaine. L’anxiété est bien distincte en ceci, puisqu’elle est davantage originaire du domaine de la psychologie et est analysée comme faisant simplement partie des nombreux états qui peuplent la vie affective des êtres humains (mais aussi sans doute des animaux). Dans ce qui suit, nous retournons donc à notre analyse de cet état affectif qu’est l’anxiété, pour tenter d’élucider sa nature et de présenter les différentes formes qu’il peut prendre.

  1. Quelle est la nature de cet état affectif ?

a.Emotion, humeur, ou disposition ?

Il convient à présent d’essayer de situer l’anxiété parmi les catégories actuelles selon lesquelles on peut classer les états affectifs, en voyant ce que cela implique. Quel genre de phénomène est l’anxiété? Tout d’abord, en vertu de son caractère ressenti, l’anxiété doit être classée comme un phénomène affectif, et distinguée des états non affectifs tels que les croyances et les jugements. Mais quel genre de phénomène affectif est l’anxiété?

La vie affective d’un individu est composée d’une variété de phénomènes, qui peuvent se manifester sous la forme d’épisodes vécus ou de dispositions. La grande catégorie des phénomènes affectifs comprend, entre autres, les émotions, les humeurs et les dispositions ou traits de caractère (voir l’article “Emotions”: http://encyclo-philo.fr/emotions-a/). Où devrions-nous situer l’anxiété à l’intérieur de cette typologie?

Les états affectifs peuvent aussi être considérés comme “négatifs” ou “positifs”. En effet, une façon de classifier les phénomènes affectifs est selon leur valence. Suivant une approche hédoniste, il est largement admis que les émotions peuvent être classées comme positives ou négatives selon “l’effet que cela fait” de les ressentir. Cependant, en examinant soigneusement la phénoménologie de nombreuses émotions, il n’est quelquefois pas clair qu’elles doivent être principalement associées au plaisir ou au déplaisir (pensez à la colère, par exemple). Ainsi, les tentatives alternatives pour classer les émotions comme positives ou négatives incluent 1) leurs tendances motivationnelles: l’attirance ou au contraire l’aversion pour l’objet de l’émotion (McLean, 1993), 2) la volonté de faire se poursuivre ou de faire cesser l’émotion (Prinz, 2004), 3) la mesure dans laquelle l’émotion est en cohérence ou non avec les objectifs du sujet (Lazarus, 1991). En ce qui concerne l’anxiété, elle semble porter, au moins la plupart du temps, une valence plutôt négative en vertu de sa phénoménologie et de ses tendances motivationnelles.

Ensuite, une distinction importante lorsqu’on parle d’anxiété est celle entre l’anxiété comme trait et comme état. L’anxiété comme trait fait référence à une tendance stable d’un individu à ressentir de l’anxiété. Le trait peut également être vu comme une disposition émotionnelle, c’est-à-dire comme une tendance à ressentir une certaine famille d’émotions (Deonna et Teroni, 2012). Par exemple, la personne prudente aura une tendance plus élevée que la plupart des gens à ressentir de l’anxiété, de la peur et de l’appréhension, à être vigilante et en alerte vis-à-vis de potentielles menaces.

L’état d’anxiété quant à lui fait référence à un épisode d’anxiété relativement éphémère. Les états émotionnels peuvent être définis comme des réponses affectives impliquant des sensations corporelles ou des sentiments qui sont dirigés vers un état de choses, un objet ou un événement spécifique (se produisant, imaginés, ou mémorisés). Lorsque l’anxiété fait référence à une émotion, il s’agit donc d’un épisode relativement court, suscité par (ou anticipant) un aspect spécifique de notre environnement.

En effet, au-delà des désaccords concernant la nature conceptuelle des émotions, il semble y avoir un consensus autour de certaines caractéristiques fondamentales que les états affectifs doivent avoir pour être appelés émotions: leur caractère ressenti, les changements physiologiques auxquels ils sont associés, le fait qu’ils ont une valence qui peut être négative ou positive, leur intentionnalité, le fait qu’ils peuvent être évalués comme corrects ou incorrects selon des normes différentes.

Il y a un type d’intentionnalité qui est spécifique aux émotions, et qui les distingue notamment des humeurs et des sensations. En effet, la colère, la peur, le dégoût portent sur des objets ou des situations du monde extérieur: je suis en colère contre mon petit ami, j’ai peur des araignées, etc. De plus, les émotions évaluent leur objet d’une manière qui leur est propre à chacune: la peur évalue son objet comme menaçant ou dangereux, la colère comme offensant, l’amusement comme drôle, etc. Ainsi, l’intentionnalité des émotions peut être considérée comme double: elles sont dirigées vers un objet particulier, qui est présenté comme porteur d’une certaine propriété évaluative. Lors de l’expérience d’une émotion (peur, dégoût, etc.), un objet est donc présenté comme incarnant une propriété évaluative (le dangereux, le dégoûtant, etc.). Bien que nous puissions avoir peur de nombreux objets divers, c’est toujours la même évaluation que nous portons sur ces objets qui nous font peur: nous les évaluons tous, d’une manière ou d’une autre, comme représentant une menace. L’intentionnalité des émotions se caractérise donc par le fait qu’elles permettent d’appréhender une variété d’objets et de situations comme porteurs d’une même propriété évaluative pertinente pour nous.

Ainsi, les philosophes pensent généralement que les émotions sont des expériences de valeurs (De Sousa 1987, Goldie 2002, Deonna et Teroni 2012 et Tappolet 2016). Etre effrayé par un chien, c’est éprouver ou appréhender le chien comme dangereux. Une idée similaire est au cœur de l’une des théories les plus influentes de l’émotion en psychologie: la théorie dite de l’“appraisal” (Scherer, Schorr & Johnstone 2001; Moors et al 2013). Selon cette théorie, les émotions sont suscitées par des évaluations cognitives de la situation, en particulier l’évaluation de cette situation comme étant nouvelle ou non, favorable ou défavorable par rapport à nos objectifs présents, surmontable ou insurmontable, etc.

Les humeurs, comme les émotions, sont associées à des sensations corporelles et à des sentiments (elles ont une phénoménologie spécifique), mais elles durent généralement plus longtemps. De plus, et c’est probablement la distinction principale entre les deux, alors que les émotions ont des objets intentionnels, les humeurs ne semblent pas diriger leurs évaluations vers des objets spécifiques. Ainsi, alors que les émotions appellent souvent des raisons et peuvent être considérées comme correctes ou incorrectes, nous n’avons pas tendance à penser que les humeurs sont justifiées (ou correctes) ou injustifiées (ou incorrectes).

Justifier une émotion implique souvent de faire référence au contenu de la base cognitive des sujets, à sa relation avec l’objet de l’émotion et à sa manière d’appréhender les aspects de sa situation. Des explications plus riches peuvent impliquer l’évaluation d’états mentaux comme les croyances sur lesquelles les émotions peuvent être basées, ou mentionner l’ensemble des motifs du sujet.

L’anxiété a parfois été considérée comme une humeur plutôt que comme une émotion. Par exemple, David Barlow (2001), dont nous avons déjà parlé, définit “l’appréhension anxieuse” (selon lui un terme plus précis que l’anxiété) comme “un état d’esprit orienté vers l’avenir dans lequel on est prêt ou prêt à tenter de faire face aux événements négatifs à venir”. Nous allons maintenant examiner ce qu’implique une conception de l’anxiété comme humeur, et quelles caractéristiques on peut alors lui attribuer.

b.L’anxiété comme humeur

Comme nous l’avons vu, alors que les émotions sont des états intentionnels dirigés vers des objets et des situations particuliers, la question de savoir si les humeurs doivent être considérées comme des états intentionnels est encore débattue. Si les humeurs ne semblent pas souvent cibler des objets spécifiques, peuvent-elles quand même avoir un contenu intentionnel, et si oui, lequel ?

Certains philosophes comme Eric Lormand (1985) ont défendu l’idée selon laquelle les états d’humeur sont des états non intentionnels, et qu’être d’humeur irritable ne signifie pas être irritable à propos d’un sujet particulier. D’autres, comme Robert Solomon et Peter Goldie, ont fait valoir que les humeurs ont un contenu intentionnel, qui n’est pas centré sur un objet particulier, mais plutôt d’ordre général (Solomon, 1976; Goldie, 2002). Selon ce point de vue, les humeurs sont des “émotions généralisées”, c’est-à-dire des réactions affectives au monde en général. Dans cette théorie, les émotions et les humeurs peuvent être placées sur un continuum. Goldie affirme ainsi que la distinction entre les humeurs et les émotions est une question de degré, les émotions étant dirigées vers des objets plus spécifiques que des humeurs (Goldie, 2002, p.17).

Cependant, un problème dont cette théorie des humeurs comme “émotions généralisées” ne tient pas compte est la question de la distinction entre une humeur et une émotion sans objet, comme un épisode de colère qui ne serait pas dirigé vers un évènement ou une personne spécifique (Price, 2006). Carolyn Price propose donc un troisième modèle dans lequel les humeurs devraient être considérées comme des états intentionnels, avec un contenu intentionnel distinct de celui des émotions. Price propose de considérer les humeurs non comme des émotions généralisées, mais comme des “états de vigilance” (Price, 2006). Comme nous le verrons, la théorie de Price permet aux humeurs de remplir une fonction à part entière pour la survie et le bien-être du sujet.

Price se concentre essentiellement sur deux humeurs – l’irritabilité et l’appréhension – qui peuvent facilement être considérées comme des états affectifs, et sont de surcroît naturellement associées à des émotions correspondantes (la colère et la peur). Price propose d’adopter une théorie téléosémantique de l’intentionnalité, dans laquelle le contenu intentionnel se présente sous deux formes : contenu descriptif ou indicatif d’une part, et contenu impératif ou directif d’autre part. Le contenu descriptif d’un état est l’information qu’il véhicule typiquement, et le contenu directif est une action que l’état motive.

De nombreux états présentent une combinaison de contenu descriptif et directif, en ce sens qu’ils représentent une situation comme nécessitant une certaine réaction de la part du sujet. Pour cette raison, la douleur est considérée comme un état intentionnel, car non seulement elle porte l’information de la blessure, mais elle garantit aussi que le sujet est motivé à réagir pour y faire face. La question de savoir si les états d’humeur sont intentionnels dépendra donc de si: 1) ils nous aident parfois à réagir à une situation et 2) ils signalent qu’une telle situation s’est produite.

Les humeurs motivent-elles les actions? Bien que Price réponde négativement, elle soutient que les états d’humeur comme l’irritabilité influencent les états psychologiques, et en particulier les émotions. Lorsqu’on est d’humeur irritable, on a tendance à se fâcher plus facilement, par exemple. De plus, elle pointe vers des preuves suggérant que l’humeur négative influence nos jugements concernant la probabilité d’événements négatifs (Morris, 1989, pp. 71-99). Les humeurs telles que l’irritabilité et l’appréhension influencent ainsi les actions du sujet, mais seulement indirectement, en influençant ses émotions et ses jugements.

Bien qu’il ne soit pas controversé parmi les philosophes et les psychologues que les émotions contribuent à la survie et au bien-être du sujet de multiples manières, en l’aidant à gérer les situations critiques de manière efficace, l’idée que les humeurs peuvent avoir une fonction précise est moins évidente. Néanmoins, comme le souligne Price: “un sujet irritable ou craintif sera à l’affût d’un certain type de situation et, le cas échéant, répondra plus rapidement et plus solidement.”

Si tel est le cas, alors les humeurs contribuent à aider le sujet à faire face à un certain type d’environnement (comme par exemple un environnement dangereux). Ainsi, propose Price, “on pourrait suggérer que les états d’irritabilité et d’appréhension ont des fonctions – des fonctions qui sont tout à fait distinctes des fonctions jouées par la colère et la peur” (Price, 2006). L’hypothèse selon laquelle l’irritabilité et l’appréhension fonctionnent comme des états de vigilance semble représenter une manière plausible d’expliquer pourquoi ces états prennent la forme qu’ils prennent. La vigilance, semble-t-il, peut être définie comme un état soutenu d’alerte et d’attention à l’égard d’éventuels dangers ou difficultés. Si la fonction principale des humeurs, comme le suggère Price, est de préparer le sujet à la survenance d’un certain type d’événements (comme une offense ou une menace), alors cela explique pourquoi le sujet en proie à cette humeur est alerte, à l’affût, ou disposé à se mettre en colère plus facilement.

Il semble en effet que l’état d’appréhension comporte parfois l’information qu’une menace est plus probable que d’habitude. S’il en est ainsi, le contenu descriptif que l’on peut attribuer aux humeurs est en termes de probabilité d’occurrence d’un certain type d’événement: “le contenu descriptif de ces signaux d’humeur […] concerne la probabilité qu’une offense ou une menace se produira dans un avenir proche” (Price, 2006).

Le contenu d’une humeur irritable peut donc être formulé comme suit: “Il est plus probable que d’habitude que les gens se comportent de manière offensive envers moi dans un avenir proche”. Alors que les émotions concernent des items particuliers, les humeurs considèrent la survenance d’une situation d’un certain type (par exemple, une offense, une menace, etc.). Le contenu de l’appréhension ne précise pas le genre de menace que le sujet est susceptible de rencontrer, et sa fonction est simplement de préparer le sujet à tous types de menace qu’il est susceptible de rencontrer dans un avenir proche.

Price insiste sur le fait que tout ce que cette théorie téléosémantique des humeurs requiert est de reconnaître que les humeurs ont – quelquefois, dans le passé – véhiculé une telle information. De ce point de vue, les humeurs comportent une valeur épistémique pour le sujet, car elles incarnent – ou du moins ont incarné – certaines des connaissances du sujet sur son environnement.

c.L’anxiété comme émotion

Certains philosophes défendent aussi l’idée que l’anxiété n’est pas seulement une humeur, mais peut aussi se manifester sous la forme d’épisodes émotionnels courts suscités par un évènement particulier (comme un examen, une représentation en public, un vol en avion, etc.).

Si l’anxiété est considérée comme une émotion, alors, comme pour toutes les expériences émotionnelles, l’anxiété doit impliquer que nous appréhendions notre situation en attribuant certaines propriétés évaluatives significatives pour nous à un aspect de notre environnement. Dans les théories des émotions comme “appraisals”, les troubles anxieux sont liés à des évaluations du sujet concernant l’incertitude qui entoure la survenue d’évènements négatifs, ou à l’idée que: “si un événement spécifique se produit, il peut avoir des conséquences défavorables” (Beck et Emery, 1985, p 65). Il semble donc que dans l’anxiété l’évaluation soit “conditionnelle”, et donc intimement liée à l’incertitude.

L’anxiété, lorsqu’elle est considérée comme une émotion (c’est-à-dire un épisode émotionnel court et lié à un évènement particulier), peut en effet être définie comme une réponse émotionnelle négative à l’incertitude concernant une menace ou un danger potentiel, ce qui suscite des tendances cognitives et motivationnelles visant à répondre à l’incertitude en question. Charlie Kurth (2015) propose ainsi de situer l’objet formel de l’anxiété – ou la propriété évaluative qu’elle appréhende dans l’environnement – dans l’incertitude problématique. L’anxiété est donc une sorte d’évaluation de certains aspects de notre environnement comme révélant que notre ignorance pourrait nous rendre vulnérables face à une menace possible. Cette incertitude doit être résolue, car elle implique potentiellement une perspective jugée néfaste pour l’individu. Selon Kurth, ressentir de l’anxiété, c’est considérer sa situation présente comme impliquant “une menace ou un danger dont le potentiel est imprévisible, incontrôlable ou autrement sujet à caution” (Kurth, 2015). Par conséquent, l’incertitude qui entoure la menace est ce qui distingue le contenu évaluatif caractéristique de l’anxiété de celui de la peur.

L’anxiété, à l’instar d’autres phénomènes émotionnels, joue un rôle motivationnel important en nous préparant à agir en réponse au type d’évaluation qu’elle pose. Ressentir de l’anxiété, c’est donc aussi être motivé à répondre à cette incertitude problématique en déclenchant les réponses cognitives et comportementales appropriées. Toutes les réponses émotionnelles sont caractérisées par des tendances d’action spécifiques – les comportements auxquels elles nous incitent – étant donné les propriétés des objets de notre environnement qu’elles rendent manifestes (Deonna et Teroni, 2009). C’est donc parce que l’anxiété équivaut à vivre une situation comme présentant une menace possible, que ses tendances comportementales associées visent à: 1) résoudre l’incertitude (rassembler des informations pour déterminer s’il y a effectivement menace ou danger, délibérer, rejouer certains évènements sous la forme d’images mentales) et 2) minimiser les chances de matérialisation de la menace potentielle (Kurth, 2015).

Maintenant que nous avons éclairé les formes que peut prendre l’anxiété, la nature des propriétés de l’environnement qu’elle appréhende et auxquelles elle répond, et ses tendances actionnelles lorsqu’elle fonctionne correctement, il est temps de nous pencher à présent sur les formes que l’anxiété peut prendre lorsqu’elle dysfonctionne, et qu’elle est ressentie de manière inappropriée ou excessive.

  1. Troubles anxieux

a.Une anxiété inappropriée

L’anxiété et ses troubles associés représentent la forme la plus courante de maladie mentale officiellement répertoriée aux États-Unis aujourd’hui; plus fréquente que la dépression et les autres troubles de l’humeur. Elle touche au moins 40 millions d’adultes aux États-Unis, soit 18,1% de la population chaque année (Simpson et al. 2010, Kessler et al. 2005). Dans l’Union européenne (UE), plus de 60 millions de personnes souffrent de troubles anxieux au cours d’une année donnée; ce sont donc les maladies psychiatriques les plus répandues dans l’UE (Wittchen et al., 2011).

L’anxiété et l’inquiétude sont communes à de nombreux troubles émotionnels, mais dans le trouble d’anxiété généralisée (TAG), l’anxiété est le principal critère de diagnostic. Les personnes souffrant de TAG sembleraient donc fournir un exemple particulièrement clair d’anxiété excessive.

Un exemple connu de la forme que peut prendre une anxiété récurrente, inappropriée, et handicapante chez un individu est sans doute Woody Allen : Il semble trouver partout des occasions de s’inquiéter et vit en conséquence dans un état de stress constant. Un autre exemple célèbre d’anxiété inappropriée et désastreuse se trouve à chaque page du récent mémoire du journaliste américain Scott Stossel, My Age of Anxiety (2013). Stossel raconte comment il est resté pétrifié lors de conférences et de présentations publiques et a été obligé de quitter la scène, comment il a dû renoncer à des rendez-vous romantiques, à passer des examens, des entretiens d’embauche, à prendre des avions, des trains, des voitures, ou simplement à marcher dans la rue, à cause de l’anxiété qui le ronge depuis son plus jeune âge. Il raconte comment, même lors de journées ordinaires il a des milliers de fois été frappé par la peur existentielle, la nausée, le vertige, les tremblements, et une panoplie d’autres symptômes physiques, convaincu que la mort, ou pire encore, était imminente. Constamment tourmenté par l’inquiétude (à propos de sa santé, la santé de sa famille, les finances, le travail, la fuite d’eau au sous-sol, la vieillesse, l’inévitabilité de la mort, etc, etc.), il éprouve souvent des difficultés à respirer, à avaler, et même à marcher. Stossel raconte les décennies passées à essayer tous les types possibles de traitements thérapeutiques et médicamenteux, et les cocktails whisky-Xanax qui l’aident parfois à rendre certains trajets en avion (à peine) tolérables.

Il y a 30 ans à peine, l’anxiété n’existait pas en tant que catégorie clinique en soi. En 1927, d’après la liste de Psychological Abstracts, seuls trois articles scientifiques sur l’anxiété ont été publiés et, jusqu’en 1950, il n’y en avait que 37. Seulement en 1980 – après que de nouveaux médicaments conçus pour traiter l’anxiété ont été développés et mis sur le marché – les troubles anxieux ont finalement été introduits dans la troisième édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux de l’American Psychiatric Association, remplaçant ainsi les névroses freudiennes auxquelles l’anxiété appartenait jusqu’alors.

b.Classifications contemporaines

Dans les classifications contemporaines, les troubles de l’anxiété prennent de multiples formes. Les phobies, les attaques de panique, le stress post-traumatique, les obsessions, l’inquiétude pathologique, sont autant d’étiquettes pour la peur et l’anxiété pathologiques. Ces émotions deviennent généralement pathologiques lorsque les sujets éprouvent une peur excessive face à des objets relativement inoffensifs, ou lorsqu’ils développent des croyances que des objets sont menaçants quand ils ne le sont pas. Dans d’autres cas, la peur ou l’anxiété peuvent être appropriées mais généralisées, comme dans l’inquiétude pathologique ou dans le stress post-traumatique. On peut distinguer une émotion simplement inappropriée d’une émotion ressentie de manière pathologique sur la base du handicap que génère cette émotion, en mettant à mal le bien-être et les capacités de l’individu à poursuivre ses activités. Ma peur des araignées est inappropriée, puisqu’elle appréhende comme dangereux un être qui est en réalité inoffensif. Cependant, c’est seulement lorsque cette peur inappropriée m’empêche de fonctionner et impacte ma vie quotidienne de manière significative qu’on pourra alors parler de phobie. Il est à noter que la dernière version révisée du DSM, le DSM-5 (APA, 2013) ne compte plus le stress post-traumatique et le trouble obsessionnel-compulsif comme des troubles de l’anxiété, mais propose que les réactions de stress post-traumatique constituent un nouveau groupe de troubles pouvant ou non être basées sur l’anxiété.

Le trouble panique se manifeste par la récurrence d’attaques de panique anticipées, combinées à de la préoccupation quant à ces attaques. Les phobies sont définies par une peur excessive et inappropriée centrée sur des stimuli spécifiques et distincts, tels que les petits animaux, la hauteur, le sang, les situations sociales impliquant une évaluation par d’autres, etc.). Le trouble de stress post-traumatique (TSPT) génère des réactions de peur qui sont le résultat d’une exposition à un événement traumatique, potentiellement mortel. Dans le TSPT, l’événement traumatique est revécu, par exemple sous la forme de flashbacks ou de cauchemars, accompagnés de symptômes d’hyperactivité. La peur pathologique peut également prendre la forme d’un trouble anxieux généralisé, dont nous avons donné quelques example plus haut, dans lequel l’individu souffre d’une anxiété excessive concernant des domaines comme la santé, les relations, etc. Bien que l’hétérogénéité émotionnelle du trouble obsessionnel-compulsif (TOC) ait conduit les réviseurs du DSM-5 (2013) à le séparer des troubles anxieux, certains types d’obsessions semblent être principalement basés sur la peur et l’anxiété.

Il existe un degré considérable de comorbidité entre les troubles anxieux, et les personnes qui en souffrent sont susceptibles de rencontrer des problèmes issus d’autres catégories de troubles anxieux au cours de leur vie. Il est donc plausible que la compréhension de la nature de l’anxiété puisse nous aider à mieux identifier les liens entre ces troubles.

Cependant, il semble important de ne pas limiter notre compréhension de l’anxiété à une compréhension de ses troubles. L’anxiété est un état affectif à part entière qui, comme nous l’avons déjà suggéré plus haut, remplit probablement des fonctions précieuses à l’homme lorsqu’il est ressenti de manière modérée et appropriée, c’est-à-dire tel qu’il se manifeste la plupart du temps. Dans ce qui suit, nous allons explorer plus en détail les arguments en faveur de la valeur d’un état tel que l’anxiété dans les domaines de la morale et de la connaissance humaines. Comme nous le verrons, l’anxiété n’a pas toujours été considérée par les philosophes comme précieuse ou même utile.

  1. Maîtriser l’anxiété

  2. L’anxiété, un obstacle à la vie vertueuse ?

En philosophie, l’anxiété, et peut-être les émotions négatives plus généralement, ont longtemps été considérées comme des obstacles à la poursuite d’une vie vertueuse. Traditionnellement, l’agent vertueux se caractérise davantage par la “sérénité” et une “harmonie” des croyances au sein d’un “esprit tranquille” (Kant, 1797/1996, Annas, 1993, 2011, Hursthouse, 1999, McDowell, 1998). L’idée que les émotions “captent et consomment” notre attention d’une manière qui peut avoir “un effet délétère sur notre position épistémique” est aujourd’hui encore souvent soulignée dans les traitements philosophiques de l’émotion (Brady, 2013, p.159). Pour Kant, pour qu’un individu soit vertueux, il doit amener toutes ses capacités et inclinations sous le contrôle de sa raison. A cet égard, les émotions, et surtout les émotions négatives, sont problématiques dans la mesure où elles rendent la réflexion impossible ou plus difficile. L’image qui émerge de tout cela n’est pas flatteuse: les émotions négatives sont pernicieuses, intrinsèquement désagréables et incompatibles avec la vertu humaine.

Lorsque nous nous posons la question de la valeur instrumentale d’une émotion, nous tentons généralement de savoir si des occurrences appropriées de cette émotion peuvent se révéler utiles pour l’individu, étant donnés ses objectifs. Les théories mentionnés ci-dessus suggèrent que les émotions négatives ne sont pas utiles car elles interfèrent avec le jugement et l’action. Il est vrai que les émotions peuvent être inutiles, par exemple lorsqu’elles véhiculent systématiquement des informations erronées sur notre environnement, ou qu’elles nous motivent à agir de manière problématique. Des émotions négatives comme la peur peuvent être inutiles quand elles se déclenchent à la vue des films d’horreur, mais pas lorsque nous considérons des aspects qui posent de réels dangers pour nous, tels que le changement climatique ou les véhicules motorisés. La colère peut également se révéler inutile quand elle est vécue avec une intensité disproportionnée par rapport à l’offense commise, ou quand elle est mal dirigée (vers la mauvaise personne).

En ce qui concerne l’anxiété, il faut dire également que la recherche sur cette émotion, ainsi que ses rares apparitions médiatiques se sont concentrées quasiment exclusivement sur les cas où elle se manifeste de manière handicapante. Scott Stossel ne donne guère une image de l’anxiété comme une émotions pouvant contribuer à la vertu, ni même à la santé ou au bien-être. Des exemples d’anxiété telles que la vivent Stossel et Allen peuvent à juste titre susciter de l’inquiétude quant à l’adéquation et à la valeur instrumentale de l’anxiété. Cependant, il convient de prendre une certaine distance vis-à-vis de ces exemples bien connus, pour nous demander si les personnes qui souffrent de troubles anxieux sont de bons exemples pour tenter de comprendre la manière dont l’anxiété fonctionne en règle générale, ou plutôt des cas atypiques et extrêmes d’une anxiété qui dysfonctionne.

  1. Crainte et courage chez Aristote

Dès Aristote, on trouve la vertu de courage mise en relation avec une certaine attitude face à la peur.

Aristote applique au courage sa conception de la vertu comme habitus, juste milieu et choix volontaire. Aristote définit la vertu comme “une disposition acquise volontairement par rapport à nous, dans la mesure, définie par la raison conformément à la conduite d’un homme réfléchi. Elle tient la juste moyenne entre deux extrémités fâcheuses, l’une par excès, l’autre par défaut” (Ethique à Nicomaque, 1107a). L’homme peut ainsi ainsi acquérir la vertu de courage, et donc la capacité de ne pas céder à la peur, en prenant l’habitude de poser des actes courageux. Selon Aristote, c’est en nous habituant dès notre plus jeune âge à tenir tête au danger que nous devenons courageux: “une fois que nous le sommes devenus, c’est alors que nous serons le plus capables d’affronter le danger” (E.N. 1104b).

Chez Aristote, le courage équivaut à une disposition vis-à-vis de l’émotion de peur, qui traduit un juste milieu: “Puisque le courage est la disposition la meilleure par rapport à la crainte et à la témérité et qu’il fait n’aitre pas comme les téméraires (car ils sont d’un côté insuffisants, de l’autre excessifs) ni comme les lâches (car eux font de même, sauf que ne c’est pas vis-à-vis des mêmes choses mais de leurs contraires, puisqu’ils manquent de confiance et ont trop de crainte), il en résulte évidemment que la disposition intermédiaire entre la témérité et la lâcheté est le courage, car c’est la meilleure” (Ethique à Eudème, 1228b).

La témérité comporte ainsi un excès de confiance et un manque de peur, alors que la lâcheté comporte un excès de peur et un manque de confiance. Aussi bien le téméraire que le lâche se trompent dans leur évaluation de ce qui est à craindre ou de ce qui ne l’est pas. L’homme courageux, lui, se caractérise par sa juste vision de la réalité, pour craindre ce qui doit l’être et ne pas craindre ce qui e doit pas l’être.

L’analyse qu’offre Aristote des passions que sont la peur et l’audace montre qu’elles peuvent conduire aux excès que sont la lâcheté et à la témérité, dont le courage est le juste milieu.

  1. Bienfaits de l’anxiété

Ainsi, comme le suggère Aristote, la crainte n’est pas une émotion qu’il s’agirait de supprimer, mais à laquelle il faudrait parvenir à tenir tête. En effet, comme l’explique David Barlow (2001), l’anxiété a sans aucun doute une valeur instrumentale pour nous: “l’anxiété sert à avertir d’une situation de danger potentiel et déclenche le recrutement de mécanismes internes de défense psychologique”. En tant que tel, elle a le “but adaptatif de protéger l’intégrité de l’individu”. De la même manière que la peur et la colère prennent des formes spécifiques pour nous aider à aborder les types de problèmes auxquels elles répondent, l’anxiété entraîne des comportements tels que la prudence et la vigilance. Il apparait donc que la question n’est alors pas de savoir si l’anxiété appropriée peut être utile pour nous, mais plutôt : quand et pourquoi l’anxiété se révèle t-elle utile? C’est une question empirique importante que les psychologues et les chercheurs en sciences cognitives et en sciences affectives commencent tout juste à comprendre.

Une technique couramment utilisée dans les publicités sur la santé et la sécurité publiques consiste à exposer des images graphiques, audio et textuelles qui suscitent l’anxiété et ses émotions connexes (inquiétude, malaise, etc) afin de réduire le tabagisme, la conduite en état d’ébriété et d’autres comportements jugés néfastes pour les individus. L’anxiété que ces campagnes publicitaires déclenchent est généralement appropriée puisque les images présentent aux individus des informations sur des menaces potentielles réelles. Comme le remarque Kurth (2018), étudier l’efficacité de ces campagnes nous aide à comprendre les conditions dans lesquelles ressentir de l’anxiété peut présenter des bénéfices (en termes de santé et de sécurité par exemple) pour les individus. En effet, il a été remarqué que les publicités les plus efficaces sont celles qui transmettent le sentiment au spectateur 1) qu’il est vulnérable face à ce comportement risqué, et 2) qu’il peut faire quelque chose pour éviter ses méfaits (Lewis et al., 2007).

Cela suggère que l’anxiété sera utile dans les cas où elle ne rend pas seulement les menaces et les défis potentiels plus saillants, mais aide aussi à identifier des solutions potentielles ou à mettre en valeur notre capacité à agir pour prévenir ces menaces. En revanche, l’anxiété est susceptible d’engendrer des problèmes lorsqu’elle est associée à des sentiments de vulnérabilité et d’inefficacité (Kurth, 2018).

Kurth a également souligné qu’une émotion négative telle que l’anxiété pouvait se révéler d’autant plus bénéfique qu’elle était ressentie non seulement au bon moment mais aussi de la bonne manière. En d’autres termes, idéalement notre anxiété doit être ressentie avec une intensité calibrée de manière appropriée à la menace ou au défi auquel nous faisons face. Une anxiété disproportionnée risque d’induire des comportements démesurés et donc de représenter une réponse sous-optimale au défi en question. Cette idée nous ramène à l’injonction aristotélicienne d’atteindre le juste milieu.

  1. Anxiété et vertu

  2. L’anxiété morale

Certaines théories contemporaines défendent le caractère vertueux d’une anxiété bien calibrée, qui représenterait un guide précieux dans nos décisions morales, et dans nos activités épistémiques.

Comme nous l’avons vu, l’anxiété agit comme un signal que la situation dans laquelle nous nous trouvons contient une incertitude que nous devrions résoudre. Cela peut se produire dans différents contextes et domaines de la vie humaine, et le philosophe Charlie Kurth suggère que nous pouvons distinguer différents types d’anxiété selon le contexte auquel l’émotion s’applique.

Par exemple, l’anxiété sociale peut être définie comme une réaction émotionnelle à un aspect d’une interaction sociale impliquant une incertitude problématique (ai-je dit quelque chose de déplacé, ai-je été grossier?). Dans ce contexte, l’incertitude concerne l’idée que j’aie ou non violé des normes sociales.

De même, l’anxiété morale peut être comprise comme une réponse à une incertitude problématique quant à la justesse d’une décision morale que je suis en train d’envisager ou ai déjà prise (Kurth, 2015). Ainsi, se sentir moralement anxieux, c’est considérer sa décision morale comme susceptible de faire l’objet d’objections à caractère moral.

Kurth (2015) soutient donc que l’anxiété morale – l’anxiété qui prend pour objet une décision morale spécifique – sert de signal que la décision que nous considérons peut être la cible d’une objection morale: “lorsque notre anxiété morale est appropriée à la situation dans laquelle nous nous trouvons, nous avons une émotion qui peut nous aider à surveiller, évaluer et réguler notre pensée et notre action morales”. L’anxiété morale est donc une émotion que nous devons cultiver.

b.La préoccupation morale

On est à présent en droit de se demander si l’anxiété ainsi conçue ne pourrait pas être considérée comme constitutif d’une vertu morale. Eminent neurochirurgien, Henry Marsh considère son anxiété comme une manifestation de sa longue expérience chirurgicale; il se fie par exemple à elle pour décider si retirer davantage de tumeur: “vous arrêtez quand vous commencez à devenir plus anxieux. C’est l’expérience qui parle” (Knausgaard 2015). Comme l’a remarqué Kurth (2018), l’anxiété dans le cas de Marsh n’est pas seulement bénéfique, elle révèle aussi quelque chose d’important à propos de son caractère. Son anxiété démontre une sensibilité aux risques chirurgicaux et à l’incertitude inhérente à son activité. Cette sensibilité peut-elle cependant être assimilée à la manifestation d’une vertu ?

On considère généralement les vertus comme étant composées de croyances, de motivations et de sentiments qui, ensemble, révèlent des qualités de caractère. Les vertus doivent impliquer plus que de simples occasions où les actions et les habitudes d’une personne donnent des résultats moralement positifs. Au contraire, une vertu est une excellence de caractère qui est sous-jacente aux dimensions cognitives, conatives et affectives, et elle doit être le résultat de croyances, de motivations et de sentiments spécifiques (Kurth, 2018).

Dans la théorie de Kurth, les individus vertueux se distinguent par une certaine “préoccupation morale”. La préoccupation morale est une vertu qui consiste à vouloir défendre ce qui est précieux et à être sensible à l’incertitude. Or, la forme épistémique de l’anxiété est une émotion qui concerne l’incertitude et qui incite à la prudence et à l’interrogation (collecte d’informations, délibération, réflexion). Ce type d’anxiété répond donc bien à la dimension de la préoccupation morale qui implique une sensibilité et une réceptivité à la possibilité que notre jugement soit erroné.

Il y a certaines décisions qui, étant donné leur nature, sont difficiles à prendre; c’est-à-dire qu’elles impliquent un certain malaise du décideur vis-à-vis de la décision (comme par exemple mettre votre mère dans une maison de retraite, défendre votre collègue contre votre patron, influencer vos collègues à embaucher votre meilleur élève, etc.). Si quelqu’un prenait une telle décision facilement, nous aurions l’impression qu’il ne mesure pas bien ce qu’une telle décision représente et implique en termes de conséquences. Concevoir l’anxiété comme une émotion constitutive d’une vertu comme la préoccupation morale nous aide à expliquer une telle réaction de notre part. L’anxiété peut ainsi être comprise comme une manifestation de notre appréciation de la complexité et de l’importance de certaines décisions.

Ainsi, Kurth défend l’idée selon laquelle l’anxiété est précieuse en raison de la contribution qu’elle apporte à notre caractère moral : les individus vertueux sont préoccupés par la dimension morale de leurs décisions, et se caractérisent donc par l’anxiété qu’ils ressentent face à un choix difficile ou nouveau. L’anxiété est donc importante non seulement en raison des bénéfices qu’elle peut apporter, mais aussi pour ce qu’elle révèle quant au caractère de l’individu qui en fait l’expérience.

Nous allons voir maintenant comme la disposition à ressentir de l’anxiété révèle un caractère non seulement moralement vertueux, mais aussi intellectuellement vertueux.
  1. L’anxiété comme manifestation d’une vertu intellectuelle ?

Comment une disposition émotionnelle telle que la disposition à ressentir de l’anxiété peut-elle contribuer à la capacité d’un sujet à acquérir des connaissances de manière adéquate ? De la même manière que l’anxiété adéquate et modérée peut soutenir l’action vertueuse, il a aussi été proposé qu’elle pourrait soutenir une activité intellectuelle vertueuse. En effet, de même que pour l’agent vertueux, il est important pour l’enquêteur vertueux d’être épistémiquement vigilant, prudent et consciencieux, entre autres vertus intellectuelles (Montmarquet 1992, Zagzebski 1996, Roberts & Wood 2007).

Dans le domaine intellectuel, l’anxiété comme trait de caractère d’un individu ou comme disposition, peut être assimilée à ce que Roberts et Wood (2007) nomment la prudence intellectuelle. Cette vertu intellectuelle consiste à ajuster ses comportements aux dangers perçus dans son environnement – dangers sociaux, intellectuels, physiques, et peut donc être conçue comme une forme de “bonne anxiété”.

Roberts et Wood (2007) présentent la prudence et le courage comme deux vertus qui sont aussi des dispositions se rapportant à l’émotion de peur. Comme le courage, la prudence est une vertu qui est une disposition par rapport à la peur. Plus précisément, si le courage est une disposition à atténuer et surmonter nos peurs, la prudence est une disposition à cultiver, et à écouter ses peurs, considérant qu’elle nous fournissent des informations précieuses à ne pas manquer. La prudence n’est donc rien d’autre qu’une disposition à craindre ce qui est digne d’être craint, à le craindre assez (mais pas trop) et de la bonne manière, et ensuite à (tenter de) l’éviter. Roberts et Wood rappellent ainsi que la peur et l’anxiété sont des émotions qui nous font percevoir des situations comme menaçantes, et qu’elle méritent parfois d’être atténuées, et parfois aussi d’être cultivées.

Comme toutes les activités humaines, les pratiques intellectuelles (telles que la recherche, l’investigation, l’enquête, etc.) comportent d’importantes menaces. Être capable de distinguer les menaces épistémiques réelles des menaces apparentes, et de gérer la peur et l’anxiété qui en résultent, est constitutif de l’individu intellectuellement vertueux. La disposition à éprouver de l’anxiété peut être d’une aide précieuse pour l’intellectuel vertueux, puisqu’elle assure qu’il demeurera vigilant et sensible aux menaces épistémiques (telles que les croyances fausses), et motivé à s’en prémunir (Roberts et Wood, 2007).

Si nous admettons que la prudence est une attitude précieuse à adopter lorsque nous nous adonnons à des activités intellectuelles, alors les capacités émotionnelles qui soutiennent la prudence (la capacité de ressentir de la peur et de l’anxiété face aux menaces épistemiques) peuvent être considérées comme de précieux companions à nos activités intellectuelles.

  1. Une émotion épistémique ?

  2. Les émotions dans la recherche de la connaissance

Si l’anxiété peut être dirigée spécifiquement vers des menaces épistémiques pouvant intervenir lors de nos processus d’acquisition de croyances, ne pourrait-elle pas faire partie de cette classe d’émotions que l’on appelle les émotions épistémiques ?

Récemment, une révolution affective a eu lieu en épistémologie, et les philosophes reconnaissent maintenant l’importance des émotions pour le raisonnement et la formation des croyances. En effet, il a récemment été soutenu que les émotions peuvent être d’une aide précieuse dans nos questionnements et nos investigations quotidiennes, autant que dans nos enquêtes scientifiques (Hookway 2002, 2003, Thagard 2002, Brun, Doguoglu et Kuenzle 2008, de Sousa 2009). Thagard (2002) fournit par exemple une typologie complète du rôle des émotions dans la recherche scientifique. Des émotions telles que l’intérêt, la curiosité, l’espoir interviennent dans la phase d’investigation, l’excitation et le plaisir jouent un rôle clé dans la phase de découverte, l’élégance et la beauté dans la phase de justification.

L’investigation, qu’elle soit de courte ou de longue durée, de nature pratique ou à but scientifique, est une activité qui comprend de multiples facettes, et le succès épistémique dépend d’une gamme de facultés, parmi lesquelles on compte désormais les émotions. On pense que certaines émotions en particulier jouent un rôle distinct dans nos tentatives d’acquérir des croyances que nous avons des raisons de former. Ces émotions ou sentiments constituent une catégorie controversée et diverse. Ces états peuvent être appelés émotions épistémiques. Qu’il existe réellement des émotions spécifiquement épistémiques, et quelles émotions cette prétendue catégorie comprend, sont des questions encore en débat aujourd’hui[1].

Même si la plupart des émotions ne sont pas épistémiques en ce sens qu’elles ne sont pas principalement orientées vers la connaissance ou la croyance, il est à noter que la plupart des émotions suscitent néanmoins un intérêt pour la connaissance. Par exemple, puisque la peur est dirigée vers la menace, elle génère une motivation de découvrir comment s’éloigner de l’objet effrayant (Morton, 2010). Certaines émotions, cependant, semblent être spécifiquement orientées vers la réalisation d’objectifs épistémiques. L’exemple le plus évident d’une telle émotion est peut-être la curiosité, mais d’autres états affectifs tels que la méticulosité, l’excitation, la prudence, l’émerveillement, l’intérêt et bien d’autres pourraient être considérés comme relevant de cette catégorie.

La persévérance et la patience nécessaires pour acquérir et revendiquer une croyance nécessitent une force motivationnelle puissante, qui est la marque des émotions épistémiques. Ces émotions agissent comme de puissants motifs d’investigation, et elles provoquent des comportements tels que la recherche d’informations, la vigilance, l’imagination, l’exploration, etc., qui jouent un rôle crucial dans le processus qui nous conduit à acquérir les croyances que nous détenons.

Il a par exemple été proposé que les émotions épistémiques comme la surprise contribuent à la révision des croyances (Lorini & Castelfranchi 2007), et que les sentiments de certitude et de confiance jouent un rôle dans la cessation de l’activité d’investigation (Hookway 2002, 2003). Des travaux ont également été réalisés sur le rôle des émotions épistémiques telles que l’émerveillement (Schmitter 2002), la perplexité (Matthews 1997), et le doute (Peirce, 1877; Hookway 1998) au cours de la première phase de l’enquête.

Lauria, Preissman, et Clément (à paraître) tentent de dresser une cartographie des émotions épistémiques et proposent de séparer cette classe d’émotions en trois groupes. Le premier groupe comprend les émotions épistémiques de “l’obscurité” telles que le doute, la perplexité ou la confusion, qui impliquent l’expérience d’un obstacle cognitif. De telles expériences impliquent une évaluation de notre propre potentiel d’adaptation cognitive à la situation comme faible, et on éprouve simplement un obstacle. Cela ne veut pas dire que les émotions épistémiques “d’obscurité” ne sont pas fructueuses. Comme le souligne Lauria, en s’interrogeant et en doutant de la bonne manière, on est frappé par les bonnes questions, ce qui conduit souvent à l’ouverture d’une enquête fructueuse. On se rend compte que quelque chose s’est mal passé sur le plan épistémique, ce qui peut ensuite nous conduire à réouvrir l’enquête. Ces émotions sont donc cruciales dans la reconnaissance de nos lacunes et des menaces épistémiques qui pèsent sur nos enquêtes.

Comme nous allons le voir dans les sections qui suivent, la dimension épistémique de l’anxiété a été mise en avant par certains philosophes, qui ont parfois souligné ses affinités avec l’état de doute.

  1. Anxiété et doute

Dans les années 1860 et 1870, Charles Pierce a remis en question la tradition cartésienne en philosophie en attaquent le doute méthodologique de Descartes, affirmant que le doute de Descartes n’était pas justifié. Pour Pierce, les Méditations ne sont en aucun cas un exemple de véritable enquête, mais plutôt un gaspillage d’effort. Dans Fixation of Belief, Peirce considère les philosophes qui “ont imaginé que pour lancer une enquête, il était seulement nécessaire de poser une question oralement ou sur le papier”. Pour Pierce, le doute doit réellement stimuler l’esprit vers une lutte pour atteindre l’état de croyance; et lorsque le doute cesse, l’action mentale qu’il avait généré cesse avec lui.

Le doute “réel et vivant” est lié à des états affectifs d’irritation, d’excitation et de surprise. Peirce affirme donc que le doute doit être ressenti, et nous invite à ne douter que lorsque nous sommes réellement motivés par des raisons. Pour Peirce, comprendre l’importance épistémique du doute exige de préciser que le seul type de doute que nous devons prendre au sérieux est celui qui présente véritablement une proposition comme demandant notre attention immédiate.

Comme le dira ensuite Christopher Hookway (2008), si le doute manque de ce genre de saillance, alors il est raisonnable de juger qu’il ne nécessite aucune enquête. Selon Hookway, lorsqu’on se met à douter (réellement) d’une proposition, cela signifie que nous évaluons cette croyance comme épistémiquement dangereuse. Nous nous inquiétons soudain de l’usage que nous faisons d’une certaine information, et sommes motivés à réévaluer ses sources et les raisons que nous avons de nous y fier. Lorsque je doute (réellement), je deviens donc inquiet à propos d’une de mes croyances et de l’usage que j’en fais. Le doute réel représente ainsi une raison pour s’interroger sur la valeur de vérité d’une de nos croyances.

Hookway propose que le doute à la Pierce est une forme d’anxiété épistémique, une l’anxiété dirigée vers une croyance ou une proposition dont on remet soudain en cause la vérité. Cela semble suggérer que l’anxiété épistémique – l’anxiété qui concerne une croyance ou une proposition comme n’étant pas suffisamment soutenue par des preuves – est un phénomène plus large que l’état psychologique du doute lui-même. Le doute n’est qu’un exemple du genre d’états psychologiques qui peut découler de l’évaluation d’une proposition comme étant dangereuse d’un point de vue épistémique.

L’anxiété est donc un état affectif qui soutient notre capacité à nous préoccuper de manière sélective des incertitudes qui comptent, et nous fournit l’impulsion initiale nécessaire pour prendre ces problèmes au sérieux et être suffisamment motivés à les résoudre. On peut donc dire que cette émotion, lorsqu’elle se manifeste sous la forme d’une préoccupation dirigée vers certaines de nos croyances, et qui nous motive à les reconsidérer, contribue sans doute à une certaine forme de rationalité épistémique.

  1. Anxiété épistémique et enjeux pratiques

L’anxiété épistémique peut donc être comprise comme une réponse émotionnelle à une incertitude problématique sur les preuves à l’appui d’une proposition envisagée. Ainsi, se sentir épistémiquement anxieux reviendrait à considérer une certaine proposition comme potentiellement erronée ou ouverte à la falsification. L’anxiété qui est dirigée vers une proposition considérée comme présentant une incertitude (épistémiquement) problématique peut servir de signal que la proposition que nous sommes en train de considérer pourrait être la cible d’une objection.

Toutes les propositions que nous considérons comme potentiellement erronées suscitent -elles de l’anxiété ? Que faut-il pour qu’une proposition suscite de l’anxiété de façon appropriée ? L’anxiété épistémique, lorsqu’elle est appropriée, n’est ressentie que pour certaines propositions dont le caractère incertain est problématique pour des raisons spécifiques. Si je me mets à être inquiet de savoir si p, et si mon anxiété épistémique est appropriée, il se peut qu’il y ait quelque chose en jeu pour moi dans le fait d’accepter ou de rejeter la proposition en question, et sans doute qu’une de ces voies comporte des conséquences négatives pour moi.

L’anxiété épistémique a été associée à une tendance motivationnelle à investir de plus grands efforts cognitifs et à rassembler plus de preuves dans des contextes évalués comme ayant des conséquences importantes pour l’agent. Jennifer Nagel (2010) propose ainsi que l’anxiété épistémique est un label pour le besoin accru de preuves et de traitement cognitif plus approfondi, caractéristique des cas où les enjeux sont élevés. Comme le suggère Nagel, l’anxiété épistémique agit comme un signal que la résolution de p nécessitera des preuves significatives et un traitement cognitif important, compte tenu de ses implications pratiques. Etant donné les enjeux, il est important que nous nous assurions de former la croyance juste à propos de p. En conséquence, nous investirons généralement plus de ressources cognitives dans des questions à enjeux élevés. Comme le remarque Nagel, un mécanisme comme l’anxiété épistémique qui nous pousse à investir plus d’efforts dans la formation de croyances dans des circonstances à enjeux élevés est un mécanisme adaptatif.

Si cela est correct, alors nous avons une émotion qui nous aide à représenter les enjeux qui entourent la résolution d’une certaine ambiguité spécifique, et à identifier rapidement les questions qui méritent un effort cognitif supplémentaire, étant donné leur implications pratiques. Bien que l’attribution d’un effort cognitif à une question entraîne généralement une plus grande précision, les ressources cognitives humaines sont limitées, ce qui explique pourquoi nous devons être en mesure de trouver un équilibre entre précision et rapidité dans notre processus de formation de croyances. La réalisation de ce compromis exige que nous soyons en mesure de mesurer rapidement et de manière fiable le seuil de preuve qu’une question donnée devrait exiger, compte tenu des intérêts pratiques en jeu.

Conclusion

La nature de l’anxiété est encore débattue. Plus probablement, ce que les psychologues, les psychiatres et les philosophes entendent par le terme d’anxiété recouvre sans doute une multitude de phénomènes qu’il serait difficile de regrouper autour d’un noyau commun.

Malgré l’absence de catégorie claire, nous avons vu qu’il y a beaucoup à dire sur cet état affectif qu’est l’anxiété, au-delà des troubles dans lesquelles elle se manifeste de manière excessive, inappropriée, et dysfonctionnelle.

On a notamment vu qu’il était possible de présenter l’anxiété comme un cas d’émotion à valence négative mais qui comporte néanmoins des effets bénéfiques pour le bien-être des individus, et peut même être la marque d’un caractère – moralement et intellectuellement – vertueux.

Il y a sans doute encore beaucoup à dire sur le rôle joué par l’anxiété dans notre acquisition de connaissance, telle qu’elle est soumise à la rationalité pratique. L’anxiété peut en effet intervenir pour éveiller un doute quant à nos certitudes, et ébranler la confiance que nous pouvons avoir vis-à-vis de nos croyances.

  • voir à ce sujet de Sousa (2009), Morton (2010), Dokic (2012), Arango-Mun͂oz & Michaelian (2014), Meylan (2014)

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