Carences parentales précoces et états limites

Carences parentales précoces et états limites

Par Thierry Caron

Pour citer cet article :

Caron Th. (2013). « Carences parentales précoces et états limites. », Enfances & Psy, 61, 4, 179-189.


Résumé :

Face à la diversité des situations prises en charge par les services de la protection de l’enfance, n’est-il pas possible de construire quelques repères cliniques et psychopathologiques à même de constituer une « clinique du placement » ? C’est ce que propose cet article qui, à partir d’une situation clinique, tente de démontrer l’incidence des carences parentales précoces dans le développement de pathologies limites. Sous l’angle des états limites, il est ainsi possible de repérer, chez les sujets placés, des angoisses spécifiques, des modalités relationnelles particulières, des points de fixation dans le développement psychoaffectif, mais aussi de mieux saisir les impasses auxquelles peuvent être confrontés les cliniciens dans l’accompagnement de tels sujets.

Dans une étude portant sur une population d’adultes ayant été suivis par un service de l’Aide sociale à l’enfance, Mouhot (2001) observe que la moitié des sujets présente une organisation limite. Les états limites seraient-ils un paradigme nous permettant de cerner l’incidence, d’un point de vue psychopathologique, des carences parentales précoces ?

L’idée selon laquelle les pathologies limites occupent une place prépondérante, bien que non exclusive, dans la clinique telle qu’elle s’observe en protection de l’enfance, s’est progressivement imposée à moi au cours de mon expérience dans une structure de placement. Pour soutenir ce point de vue, je m’appuierai sur la situation d’Hélène que j’ai accompagnée de ses 11 ans jusqu’à ses 17 ans. Nous verrons en quoi cette situation pointe des éléments essentiels de la clinique du placement et comment ces éléments trouvent dans les théories des état-limites un éclairage pertinent.

Situation clinique

Le parcours du placement

Mme T., une femme de 21 ans, se présente aux services sociaux à sept mois de grossesse. Originaire de Martinique, elle vit en métropole depuis trois ans. Elle est sans domicile fixe. Nous apprendrons plus tard que Mme T. a subi des abus sexuels et des violences dans la sphère familiale. Elle a déjà une fille qu’elle n’a pas reconnue et qui a été placée à la naissance. Après avoir accouché d’Hélène, Mme T. est en situation d’errance. Elle confie Hélène à différentes personnes, elles-mêmes en situation précaire.

Lors d’un entretien, le travailleur social de ase note chez Mme T. des propos incohérents, une grande agitation, le sentiment que sa fille la persécute. Mme T. dit qu’elle n’a pas voulu que le père d’Hélène la reconnaisse parce qu’il était violent. Hélène sera reconnue tardivement par un autre conjoint.

Lorsque Hélène a 3 mois, elle est confiée en journée à une assistante maternelle. Quelques semaines plus tard, Mme T. « disparaît », ce qui entraîne la première mesure de placement. Hélène reste confiée à la même assistante maternelle pendant dix mois, à la suite de quoi elle est orientée vers une structure de placement familial. Le jour de son arrivée dans la famille d’accueil, Hélène est décrite comme « éteinte » par les observateurs. Très investie par l’assistante familiale, elle s’adapte rapidement à son nouvel environnement et présente un développement normal pour son âge.

Au bout de quelques mois, la mère d’Hélène se manifeste à nouveau et des visites médiatisées sont organisées. À la première visite, Hélène hurle en présence de sa mère et refuse tout contact visuel. Aux visites suivantes, Hélène se couvre de boutons. Sa mère est peu régulière, elle est enceinte et donne naissance au frère d’Hélène qui sera placé dans une autre famille d’accueil de la même institution.

Pendant trois ans, les différents professionnels observent une bonne évolution d’Hélène, bien qu’elle reste exposée aux dysfonctionnements maternels lors des visites médiatisées. Quand les rencontres ont lieu, Mme T. tient un discours sidérant, tant pour ses enfants que pour les professionnels. Elle évoque en présence de sa fille un viol qu’elle aurait subi ; elle vient à chaque fois avec un compagnon différent qu’elle présente comme le père des enfants.

Lorsqu’Hélène a 5 ans, des difficultés de comportement commencent à être observées à l’école. Dans sa famille d’accueil, elle s’énerve rapidement et demande beaucoup d’attention. Pendant plus de deux ans, la mère d’Hélène part vivre en province, interrompant ainsi tout lien avec sa fille. Lorsqu’elle revient, c’est encore pour entretenir des liens discontinus.

À l’âge de 7 ans, Hélène commence à bénéficier d’une psychothérapie dans un cmpp. Cet accompagnement se poursuivra jusqu’à ses 13 ans. Hélène attaque de plus en plus violemment son assistante familiale avec qui elle s’enlise dans une relation anaclitique mêlant forte dépendance et mouvements agressifs. Un lien proche et confus s’instaure entre l’assistante familiale et Hélène, l’assistante familiale considérant Hélène « comme [sa] fille », Hélène l’appelant « maman » malgré l’avis du service. Dans le même temps, Hélène exprime régulièrement des plaintes somatiques et commence à énoncer des idées suicidaires.

L’idée de mettre de la distance entre Hélène et son assistante familiale émerge progressivement au niveau du service, en ayant par exemple recours à un internat scolaire. Un événement intervient qui précipite le départ d’Hélène de sa famille d’accueil ; elle a alors 12 ans. Au retour de vacances, Hélène dénonce des attouchements qu’elle aurait subis de la part du neveu de l’assistante familiale. À ce sujet, une plainte est déposée et aboutit, deux ans plus tard, à un non-lieu. Hélène intègre la mecs de l’établissement tout en maintenant des liens avec sa famille d’accueil chez qui elle retourne certains week-ends et sur des temps de vacances. Hélène réagit dans un premier temps très violement à cette orientation, menaçant même de se suicider. La même année, une délégation d’autorité parentale est mise en place, la mère d’Hélène ne se manifestant plus depuis trois ans. Hélène bénéficie à l’internat d’un cadre où elle peut globalement s’apaiser. Elle trouve auprès de son éducatrice référente un soutien à bonne distance qui lui permet de s’autonomiser. Elle reste toutefois d’humeur changeante, pouvant passer d’un état euphorique à une attitude renfermée. Hélène est orientée vers une 3e découverte professionnelle et fait plusieurs stages. Ses résultats scolaires s’améliorent en même temps qu’elle semble davantage se socialiser auprès de ses pairs.

Malgré son évolution, Hélène continue à susciter de nombreuses inquiétudes. Elle multiplie les rendez-vous médicaux et elle nous questionne sur le rapport qu’elle entretient avec la réalité. Ainsi, Hélène dit à plusieurs interlocuteurs avoir été témoin, il y a six ans, de trois meurtres, « trois adolescents : deux hommes et une femme. Chacun a été tué de trois coups de couteaux : dans le cœur, dans l’estomac, dans les intestins ». Elle aurait rencontré le meurtrier à nouveau cette année et celui-ci l’aurait menacée de représailles si elle parlait. Il est difficile d’évaluer jusqu’à quel point Hélène adhère à son discours.

Les symptômes dépressifs d’Hélène sont de plus en plus présents. À l’approche de ses 16 ans, elle se dit prête à s’engager à nouveau dans une psychothérapie et je l’adresse à une psychologue-psychanalyste exerçant en libéral. Hélène entre en formation professionnelle. Elle s’y montre enthousiaste. Elle est décrite comme une élève souriante et ayant des capacités, ses résultats sont bons, notamment dans les matières techniques. Elle commence à envisager une orientation vers un service d’appartements partagés, tout en gardant l’envie de retourner vivre dans sa famille d’accueil. C’est au moment où s’amorce ce projet de départ qu’Hélène connaît un nouvel épisode dépressif. Elle se consacre entièrement à son projet d’autonomisation. À l’internat, elle est maintenant la plus âgée du groupe. Elle semble d’humeur moins labile et fait preuve de davantage de maturité dans ses relations tant avec les adultes qu’avec les enfants. À côté de cela, elle multiplie toujours les rendez-vous médicaux. À moins d’une semaine de son départ vers un appartement partagé, elle s’apprête à passer le week-end dans sa famille d’accueil. Hélène se saisit d’une remarque faite par une éducatrice pour entrer dans un accès de rage et l’agresse physiquement. Ce passage à l’acte montre à quel point reste vive la problématique de séparation malgré le chemin parcouru.

Le suivi psychologique d’Hélène dans la structure de placement

Il est nécessaire, me semble-t-il, de revenir sur certaines séquences du suivi psychologique que j’ai effectué auprès d’elle dans le cadre de son placement.

Je prends mes fonctions dans l’établissement où est accueillie Hélène alors qu’elle a 11 ans et qu’elle vit toujours dans sa famille d’accueil. Lors des entretiens (je la reçois seule ou accompagnée de son assistante familiale), Hélène me rend témoin des attaques dirigées contre son assistante familiale. Elle dit qu’elle la « teste », qu’elle cherche à « trouver ses points faibles », et essaye par tous les moyens de la faire pleurer.

Hélène a 14 ans, elle réalise en entretien un dessin qu’elle accompagne d’un texte : « Je t’aime pas/je t’aime bien. » Nous reviendrons plus loin sur ce matériel.

Lors d’un autre entretien, Hélène rédige le texte suivant : « Je fais comme si tout était normal mais derrière mes blessures, mon regard, j’ai mal. Je ne veux pas qu’on m’aide ni qu’on m’aime car je ne ressens rien moi-même. » Elle exprime ici clairement son vécu dépressif comme elle le fera au cours de la séance suivante : « En grandissant, tu souffres de plus en plus, tu t’étouffes, tu te noies et tu meurs. Physiquement, non, mais mentalement, si. Tu deviens sans vie, sans envies, les yeux vides. »

Hélène va avoir 16 ans. Elle entre en apprentissage et son mal-être s’exprime avec plus d’acuité. Elle évoque à nouveau des « idées noires » et « des envies de suicide » qui témoignent de sa fragilité au moment où s’amorce la prise d’autonomie qui la confronte de nouveau à une problématique de séparation.

Quelques mois plus tard, Hélène réalise un nouveau dessin sur lequel elle écrit : « La couleur pour oublier la tristesse de mon cœur. » Ici encore, on observe la coexistence de tendances opposées : dans le texte « couleur/tristesse » qui renvoie dans son dessin à l’opposition de couleurs vives/couleurs sombres et à l’expression du personnage qui affiche tout à la fois un sourire et des larmes.

Je rencontre Hélène quatre mois après notre dernier entretien. Elle arrive avec une énorme sucette à la bouche et elle a un bandage à la main. Je reste un peu sidéré face à la connotation sexuelle de la scène. Hélène annonce d’emblée qu’elle n’a rien à dire. Je l’interroge sur ses démarches concernant les appartements partagés et n’obtiens comme réponse qu’un « ouais » expéditif. Je me permets alors de lui formuler cette interprétation : sa sucette, son attitude, son bandage me donnent à voir une jeune immature et blessée. Hélène perd son sourire ironique et ne dit plus un mot. On peut juger, à juste titre, cette interprétation comme peu productive. Elle a manifestement une valeur défensive de ma part face à la dimension sexuelle et régressive de la scène. Ici, comme souvent auprès des adolescents placés, le contre-transfert est particulièrement sollicité, ce qui amène à s’interroger sur la difficulté à maintenir en toute circonstance une position de neutralité bienveillante. Nous verrons plus loin que cette sollicitation du contre-transfert est caractéristique des états limites.

Hélène a 17 ans et elle s’apprête à partir vers une structure d’appartement partagé. Dix minutes avant l’heure de notre rendez-vous, elle me téléphone depuis l’internat pour me dire qu’elle ne souhaite pas venir. Sur ma sollicitation, elle arrive finalement à l’heure. Elle est furieuse et ne veut pas s’assoir. Je lui explique que je souhaitais la rencontrer pour lui signifier la fin de mon accompagnement. Elle me répond : « Tu ne m’apprends rien », et elle ajoute sur un ton de défi : « Et je te préviens que je vais rester avec ma psy ! [sa thérapeute]. » Elle ne dit plus rien et je mets fin à l’entretien. On notera le propos d’Hélène sur le maintien des consultations avec sa thérapeute qui peut être entendu comme une nouvelle manifestation du clivage : un bon psy/un mauvais psy. On repérera aussi la dimension conflictuelle de ce dernier entretien qui annonce le passage à l’acte par lequel Hélène va signer son départ.

Clinique du placement et états limites

Les carences parentales précoces dans l’étiologie des états limites

Au cœur de la problématique d’Hélène, il y a la perturbation précoce du lien mère-enfant, la situation d’abandon à laquelle elle est confrontée et la difficulté à pouvoir se référer à une figure paternelle.

Pour Lebovici et Soulé (1970), les frustrations précoces peuvent induire des « structures prépsychotiques », soit des formes pathologiques décrites ultérieurement en termes d’états limites (Misès, 1990 ; Brusset, 2006 ; Estellon, 2010). Lebovici et Soulé observent que le moment où se constitue l’objet total, entre 6 mois et 1 an, rend l’enfant particulièrement sensible à la séparation d’avec sa mère ou à une frustration précoce. Cette idée est essentielle dans la mesure où la difficulté à accéder à une représentation d’objet total constitue une problématique commune aux sujets carencés et aux états limites. Pour Misès (1990, p. 16), « les défauts d’étayage sont la règle » dans l’étiologie des pathologies limites se manifestant pendant l’enfance. Parmi les défaillances parentales auxquelles sont exposés les enfants en risque de développer des pathologies limites, Misès pointe particulièrement le défaut d’élaboration de la fonction contenante : la mère n’a pas assumé son rôle de pare-excitation, ce qui entraîne chez l’enfant d’importantes failles narcissiques. Il n’est alors pas en mesure de construire une représentation mentale garantissant la permanence de la mère en son absence ou lorsque qu’il pense l’avoir détruite par ses projections agressives, et se trouve dans l’incapacité de réparer l’objet et d’intégrer les angoisses dépressives et de séparation. Bergeret (1996, p. 138) constate dans l’enfance des états limites, « des relations initiales et précoces très mauvaises à la mère ». Pour Bergeret (1996), l’étiologie des états limites est à situer au début de l’œdipe, et serait l’effet d’un traumatisme psychique précoce ressenti par le sujet comme une frustration très vive, voire une perte. Ce traumatisme précoce est désorganisateur et a pour conséquence de stopper l’évolution libidinale à un moment où la relation d’objet est demeurée centrée sur la dépendance anaclitique à l’égard de l’autre. L’angoisse qui caractérise les états limites est donc une angoisse de perte.

Ainsi, les défaillances parentales compromettent le développement libidinal de l’enfant et l’empêchent de surmonter les angoisses de séparation. Pour M. David (2004), le « mal de placement » se caractérise par l’altération du processus de séparation-individuation et la prédominance des angoisses de perte. D’une part, les troubles précoces de l’attachement entravent la constitution de l’objet : l’enfant ne peut construire qu’un objet faiblement intériorisé. D’autre part, le placement induit lui-même une séparation qui, cumulée à la problématique initiale, a pour effet de maintenir l’enfant dans une problématique d’angoisse de perte. Toute l’énergie psychique est mobilisée pour lutter contre l’émergence de cette angoisse en faisant appel à des processus défensifs : désinvestissement libidinal massif, clivage de l’objet et de soi, etc. Dans une étude plus récente, Berger (2008), à partir des travaux de Bonneville (2008), définit les traumatismes relationnels précoces : « On parle de traumatisme relationnel précoce lorsque les capacités de régulation émotionnelle d’un enfant ne peuvent plus faire face à un afflux de stimuli désorganisateur car trop importants en quantité et qualité, imprévisibles, incompréhensibles, effrayants, douloureux, prématurément érogènes, donc angoissants. Confronté à ces stimuli, le psychisme immature de l’enfant ne peut qu’investir toute son énergie dans des défenses rigides, finalement pathogènes, au détriment des fonctions d’organisation, de construction et de création ». Bonneville (2008) remarque que ce sont les états limites qui présentent le plus de points communs avec ce qu’elle définit en termes de pathologie des traumatismes relationnels précoces (ptrp). Leurs caractéristiques communes sont, notamment, les difficultés d’élaboration de la position dépressive et du travail de séparation, les failles dans les assises narcissiques, le manque de contrôle des émotions, et des défenses caractéristiques, dont le clivage. Malgré ces similitudes, Bonneville distingue les ptrp des états limites en cela que les états limites accèdent à une capacité de différenciation soi-non soi qui fait justement défaut dans les ptrp.

Nous avons vu, dans la situation d’Hélène, comme c’est souvent le cas dans la clinique du placement, à quel point la fonction paternelle pouvait être niée ou malmenée. À ce sujet, Lebovici et Soulé (1970, p. 438) notent : « On a reproché aux théoriciens de la carence maternelle d’avoir négligé la notion de carence paternelle […] lorsqu’un enfant est placé, en institution par exemple, il serait plus juste de parler de carence parentale. » Si la plupart des auteurs lacaniens récusent l’idée d’une structure propre aux états limites, certains (Rassial, 1999 ; Lebrun, 2001) leur reconnaissent néanmoins une existence au plan clinique. Selon cette conception, le sujet en état limite « erre », faute de pouvoir se référer de façon suffisamment stable au Nom-du-père, soit à une métaphore paternelle.

Relation d’objet anaclitique

C’est ainsi que j’ai pu qualifier la relation qu’a développée Hélène à son assistante familiale. Elle définit un mode relationnel marqué par une dépendance extrême. Une telle avidité affective ne peut être qu’insatisfaite et renvoyer le sujet à la dépression et à un contre-investissement hostile à l’égard de l’objet. Lebovici et Soulé (1970) relèvent cette sensibilité aux menaces de séparation chez les sujets exposés aux carences précoces. Les auteurs renvoient à la description de la névrose d’abandon de G. Guex (1950), qui s’exprime par une extrême dépendance à autrui, la recherche d’un amour inconditionnel et la mise à l’épreuve constante de l’objet investi. Pour Bergeret (1996), les états limites se caractérisent par le clivage entre, d’une part un mode de fonctionnement adapté à la réalité, d’autre part un registre anaclitique qui émerge lorsque le sujet est confronté à une menace de perte de l’objet.

Transfert et contre-transfert

La manière dont Misès (1990) décrit le transfert spécifique des états limites fait particulièrement écho à notre expérience avec Hélène : « Le praticien n’est pas seulement tenu à distance, il est aussi attaqué directement […] il essaie vainement de se repérer, s’interroge sur sa place, qui n’est pas loin d’une interrogation plus précise encore sur ce qu’il fait là. Le risque est grand de réagir alors en miroir par éloignement, le lâchage, ou par un forcing dont on se demande quel vide il veut combler, celui du patient ou du clinicien » (Misès, 1990, p. 36). Kernberg (2001) va dans le même sens lorsqu’il indique que, face au sujet limite, le thérapeute est confronté à l’émergence de ses propres angoisses liées aux pulsions précoces, en particulier les pulsions agressives qui risquent d’être dirigées contre le patient ou au contraire inhibées au point d’entraîner une soumission quasi masochique à l’agressivité de celui-ci. Ce type de relation demande au clinicien d’être capable de « donner quelque chose de bon et de recevoir en retour quelque chose de mauvais » (Kernberg, 2001, p. 91). Dans son travail auprès de ces sujets exposés à des défaillances parentales, le clinicien est à son tour exposé à des projections agressives rendant nécessaire un travail sur soi pour supporter de se trouver en position de mauvais objet. Il importe d’ajouter que, dans une structure de placement, le psychologue n’est pas seul à supporter le transfert ; les différents intervenants (assistants familiaux, éducateurs, etc.) sont autant de supports transférentiels auxquels les sujets vont, de manière clivée, attribuer la place de bon ou de mauvais objet. Cela peut être tout autant source de conflit dans les équipes qu’un levier thérapeutique si les professionnels sont à même de surmonter ces effets de clivage pour proposer à l’enfant une « enveloppe institutionnelle contenante » (Rottman, 2009, p.78).

Une structure psychique indéterminée : au-delà de la psychose, en deçà de la névrose 

Dans son ensemble, le tableau clinique d’Hélène est dominé par des éléments dépressifs et le recours aux processus primaires, soit des opérations de court-circuitage de la pensée se manifestant par des symptômes psychosomatiques et des passages à l’acte. Nous pouvons noter le polymorphisme des manifestations symptomatiques, certaines semblant relever d’une sémiologie névrotique et plus particulièrement hystérique (somatisation, théâtralisation, identification aux symptômes des autres), d’autres de la psychose (sentiments de perte d’identité, épisodes mélancoliques).

Dans les pathologies limites, Misès (1990) note que, malgré les défaillances de son environnement, l’enfant a su mettre en place des défenses pour se prémunir contre l’envahissement d’angoisses primaires propres à la psychose. Contrairement à la psychose où prédominent les angoisses de morcellement et de néantisation, ce sont les angoisses dépressives et de séparation qui sont au premier plan dans les états limites. Sur le rapport existant entre pathologies limites et névrose, Misès constate dans les états limites une ouverture à une relation triangulaire œdipienne qui reste malgré tout limitée par le maintien de fixations précoces et des failles narcissiques ne permettant pas d’affronter l’angoisse de castration. La différence père-mère ne se fait pas par rapport à la différence des sexes mais s’effectue en fonction d’une logique bon/mauvais.

Kernberg (2001) relève l’hétérogénéité des manifestations pathologiques dans les troubles limites de la personnalité, celles-ci pouvant s’exprimer aussi bien sous la forme de névroses polysymptomatiques que de structures prépsychotiques (personnalité paranoïde ou schizoïde). Pour Kernberg, ces différentes manifestations peuvent être organisées le long d’un continuum allant d’un échelon supérieur à un échelon inférieur selon l’importance relative des mécanismes de refoulement et de clivage. Il distingue ainsi trois groupes : les personnalités hystériques (personnalités névrotiques d’échelon supérieur), les personnalités infantiles d’échelon moyen (typiques des pathologies limites), les personnalités narcissiques d’échelon inférieur et moyen. Si nous suivons ce découpage et l’idée d’un continuum entre les différents types de personnalités, il nous semble qu’Hélène peut être située dans une position intermédiaire entre personnalité hystérique et personnalité infantile. Pour Kernberg, ces deux catégories ont en commun la labilité affective, un besoin de dépendance et de théâtralisme, une pseudo-hypersexualité dissimulant une inhibition sexuelle, des composantes masochistes. Brusset (2006) souligne également la proximité entre névrose hystérique et fonctionnement limite, tous deux se caractérisant par un polymorphisme symptomatique, une identification au désir de l’autre et une adaptation apparente. Ce qui signe le fonctionnement limite est la prévalence de la problématique dépressive, la nature régressive du mode d’organisation et la présence d’autres manifestations de nature différente des troubles névrotiques : les passages à l’acte (suicidaires, antisociaux), les conduites addictives, les troubles du caractère et des relations à autrui.

Les états limites entre clivage et ambivalence, entre position paranoïde-schizoïde et position dépressive

Nous avons vu que, chez Hélène, coexistaient des sentiments contradictoires amour/haine, particulièrement mis en valeur dans les textes qui accompagnent les deux dessins que nous avons évoqués, et au sujet desquels on peut se demander s’ils relèvent du clivage ou de l’ambivalence. Si le premier énoncé « je t’aime pas/je t’aime bien » semble opérer une coupure propre au clivage, on remarquera dans le deuxième, « la couleur pour oublier la tristesse de mon cœur », un début d’articulation, matérialisé par la préposition « pour », s’inscrivant davantage dans un registre ambivalent.

De manière schématique, on peut considérer que le clivage est le mécanisme privilégié de la position schizo-paranoïde et l’ambivalence, qui n’est pas un mécanisme de défense, comme caractéristique de la position dépressive. Le clivage et l’ambivalence sont des indices déterminants pour apprécier la différence entre les états psychotiques et les organisations névrotiques. Hélène se situe dans un entre-deux, caractérisé par la coexistence de ces deux types de fonctionnements. Pour Brusset, c’est justement cet entre-deux qui signe les fonctionnements limites : « Dans la conception kleinienne, la place est toute trouvée pour la théorie des fonctionnements limites comme intermédiaire entre la position paranoïde-schizoïde et dépressive » (Brusset, 2006, p. 39).

Conclusion

Le défaut d’étayage parental auquel a été exposé Hélène a entraîné des manifestations pathologiques entrant dans le cadre descriptif des états limites : mode de relation anaclitique, recours aux processus primaires (agir, somatisation), fonctionnement psychique hétérogène empruntant à la névrose et à la psychose, prévalence de l’angoisse de séparation et incapacité à élaborer la position dépressive. Si nous avons pu situer Hélène dans une forme d’état limite que l’on qualifiera de pseudo-hystérique, d’autres configurations peuvent être envisagées dans d’autres cas : les personnalités « comme si » (Deutsch, 2007) ou en faux-self (Winnicott, 1988), les psychopathies, les troubles de la symbolisation, les troubles de la personnalité plus proches de la psychose (Chabert, 2013). L’exploration de ces différentes formes cliniques constitue une perspective de recherche sur les liens qu’entretiennent états limites et clinique du placement.

Nous avons laissé Hélène au moment où elle amorçait son entrée dans l’âge adulte et nous avons vu à quel point cette période venait raviver chez elle des angoisses de séparation, et accentuer les symptômes dépressifs. Sur la question de l’évolution des pathologies limites à l’âge adulte, Bergeret (1996) indique que les organisations limites peuvent se maintenir toute la vie. Outre cette fixation à un état d’astructuration consécutif à un traumatisme psychique précoce, il distingue deux types d’issues : « les aménagement spontanés » (notamment les aménagements caractériels) et « l’éclatement de l’aménagement » à l’occasion d’un deuxième traumatisme psychique. Ce deuxième traumatisme remet en cause les aménagements antérieurs et aboutit, selon les cas, à une entrée dans la névrose (le sujet accède au niveau génital de la structuration œdipienne), dans la psychose (principalement sur un registre mélancolique) ou dans la voie psychosomatique. Je fais ici l’hypothèse que la fin d’un placement de longue durée peut constituer un second traumatisme tel que le définit Bergeret, ayant un effet structurant ou au contraire extrêmement désorganisateur. Cette hypothèse se fonde sur une expérience de fins d’accueils difficiles (rupture de liens, dépression, passage à l’acte suicidaire, décompensation psychotique) pour des jeunes qui se trouvent précipités dans la vie adulte. L’approche de la majorité est une période particulièrement sensible pour les sujets ayant connu un placement long car elle correspond à un terme possible du placement, la limite définitive étant fixée à 21 ans. Comme le montre Van de Velde (2009) dans une approche sociologique, les jeunes Français acquièrent en moyenne leur indépendance résidentielle à 23 ans et ils restent généralement dépendants financièrement de leurs parents au-delà de cet âge. Les jeunes adultes, pour qui les dispositifs d’accompagnement socio-éducatifs ont eu jusque-là pour objectif d’en faire des jeunes « comme les autres », se trouvent alors brutalement confrontés à la singularité de leur parcours et en proie à des angoisses de séparation non élaborées. Plutôt que de participer au déni de la singularité de leur histoire, il me semble au contraire utile de les préparer assez précocement à la question du « devenir adulte » par exemple, comme j’en ai l’expérience, en proposant dès l’âge de 16 ans des groupes de parole sur ce thème.

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Bibliographie

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