Le concept d’empathie

Le concept d’empathie, approche philosophique

Par Emmanuelle Glon, Université Paris-Sorbonne

Pour citer cet article :

Glon, E. (2017), « Empathie », version académique, dans M. Kristanek (dir.), l’Encyclopédie philosophique, URL: http://encyclo-philo.fr/empathie-a/

Résumé

La notion d’empathie est pour le moins hétérogène, ses critères définitionnels variant avec des champs d’étude très divers, de l’épistémologie des sciences sociales à la philosophie de l’esprit, en passant par l’esthétique romantique, la psychologie scientifique et la philosophie morale.

Bien que la littérature contemporaine sur l’empathie insiste sur sa composante émotionnelle, le concept d’empathie renvoie historiquement à un phénomène beaucoup plus large que celui du partage d’affects ; il renvoie à notre capacité à saisir le monde subjectif de l’autre en utilisant nos propres ressources psychologiques. Le recours au concept, souvent associé à l’introspection, entend répondre à deux questions fondamentales : d’une part, quel est le mode d’accès le plus approprié aux phénomènes psychologiques ? Comment accéder à l’intimité psychique d’autrui ? D’autre part, qu’est-ce qui fonde l’idée d’un autrui, d’une entité psychique autre que moi mais semblable à moi ? Car nous ne percevons pas les pensées mais des actions, des gestes, des paroles, des expressions faciales, autrement dit, des signes extérieurs qui en l’espèce ne garantissent pas la connaissance intersubjective.

L’abandon de la conception cartésienne de l’esprit postulant l’existence d’états mentaux privés puis la remise en cause du béhaviorisme assimilant le discours sur notre intériorité à une projection chimérique seront les défis majeurs auxquels la philosophie de l’esprit contemporaine, après la philosophie de l’empathie du XIXème siècle, tentera de répondre. La question de l’empathie profite aujourd’hui largement du débat sur la mentalisation humaine et animale, autour de la notion de « psychologie populaire » (Stich 1983), qui à l’instar de la « physique naïve » désigne la nature des rapports coutumiers et spontanés que nous entretenons avec les autres. Mais elle profite du même coup des difficultés qu’elle soulève quant à l’origine des concepts mentaux.

Etant donné qu’il fallut bien faire des choix, nous présentons, après bref rappel historique, les principaux champs de recherche où, depuis la fin du XIXème siècle, le concept d’empathie a été introduit, avec pour ligne directrice la question solipsiste.

  1. Origine du concept d’empathie

Le terme d’empathie prend ses racines à la fin du XIXème siècle avec le terme d’Einfühlung, popularisé par l’esthétique allemande avant d’être reprise par la psychologie, sous l’influence notamment des travaux de Theodor Lippps, au tournant du XXème siècle. Il deviendra ensuite empathy sous la plume du psychologue américain Edward Titchener (1867-1927) au début du XXème siècle.

Ce néologisme aurait été introduit par le philosophe allemand Robert Vischer dans sa thèse, Über das optische Formgefühl, ein Beitrag zur Ästhetik [Le sentiment optique de la forme. Contribution à l’esthétique], publiée en 1873, où l’Einfühlung est désigné comme un lien particulier entre un objet environnemental, naturel ou non, et le sujet (Vischer 1887/2009: 57-100). Cette parenté est toutefois contestée par des historiens et philosophes tel que Berlin (1998: 359), Forster (2002: xxii), Pinotti (2010: 93) ou encore Taylor (1995) qui attribuent le terme non à Vischer mais à Herder. Suivant cette ligne, Laura Hyatt Edwards (2013) replace le terme dans le contexte particulier des débats opposant absolutistes et relativistes.

Au même titre que l’imagination, l’empathie fut dédaignée par la philosophie tout au long du XXème siècle. Les philosophes et poètes romantiques, Herder, Novalis, Schelling, les frères Schlegel prennent le contrepied de la mathématisation et, à travers elle, de la scientificité de l’art qui avait toujours prévalu (Jahoda, 2005: 153). Bien avant les travaux de Semir Zeki sur la spécialisation fonctionnelle du cortex visuel, Gustav Fechner (1801-1887) menait des expériences visant à expliquer les préférences du spectateur pour certaines formes. A contrecourant, les Romantiques insistent sur l’émotion, la symbolisation des formes et l’imagination. Marquée du sceau d’un sentimentalisme despote, la réflexion sur l’empathie fut ainsi dédaignée par la philosophie tout au long du siècle. Malgré tout, il est intéressant de noter que ces auteurs conçoivent l’empathie comme un mode de connaissance mais un mode de connaissance spéciale. Le conte philosophique Die Lehrlinge zu Sais [les Disciples de Saïs] (1798-1799) emploie pour la première fois le verbe « sich einfühlen » pour désigner une intériorisation de la nature, qui à elle seule conditionnerait ce qu’on appellerait aujourd’hui une véritable connaissance sensible.

Le phénomène de l’empathie fut parfois désigné sous le terme de « sympathie », particulièrement dans la philosophie anglo-saxonne. Tout aussi hétérogène que celle d’empathie, la notion de sympathie (sun pathein : souffrir avec) est toutefois plus ancienne puisqu’on la trouve chez Hippocrate qui l’utilise pour désigner l’interdépendance des organes. Au XVIIème siècle, la sympathie désigne un lien d’affinité entre des personnes ou entre des choses, voir entre les individus et les choses, une symbiose avec telle personne ou un lieu (Jahoda, 2005 :151). De nos jours, il est communément admis qu’elle se rapporte à l’altruisme.

Mais au même titre que l’empathie, la notion de sympathie désigne aussi un élément structurel de l’intersubjectivité, que ce soit chez David Hume, Charles Darwin, Adam Smith ou Edmund Burke ainsi que, si on la rapporte au concept de « fellow feeling », chez Shaftesbury et Hutchinson.

  1. La contribution de l’Einfühlung au fondement des sciences humaines et sociales ?

  1. Le paradigme herméneutique de Wilhelm Dilthey

Précurseur aux côtés de Weber de la tradition kantienne-herméneutique dans les sciences humaines et sociales et fervent promoteur d’une psychologie de l’empathie, Wilhelm Dilthey (1833-1911) fut, vis à vis de cette dernière et de sa survie dans l’espace de réflexion philosophique, une sorte de père infanticide.

Influencé par les Romantiques auxquels il consacra un ouvrage, Dilthey prête à l’Einfühlung des vertus supérieures qui feraient de lui la base même de l’idéal herméneutique, qu’il qualifie « critique de la raison historique ».

Le paradigme herméneutique est une méthode inductive associant l’interprétation des textes à celle du comportement via l’empathie, visant à fixer le sens des concepts relatifs au monde social et historique – considérés comme des « concepts psychologiques de second ordre » (psychologische Begriffe zweiter Ordnung) en les rapportant aux « concepts psychologiques de premier ordre » correspondants (Dilthey 1883: 45). Selon cette perspective, l’empathie est une activité exclusivement réflexive de projection mentale dans le monde « intérieur » des autres.

Aussi, malgré son ascendance esthétique, la réflexion sur l’Einfühlung s’inscrit dans une perspective épistémologique consistant à fixer, pour les Geisteswissenschaften, littéralement les « sciences de l’esprit », la nature du comprendre. Puisque le savoir des sciences de la nature tire son objectivité de la mise à jour de lois naturelles universelles, quelle est l’objectivité des sciences de l’esprit ? A quel paradigme méthodologique subordonner l’expérience vécue de manière à en faire une expérience objective ?

Le concept d’empathie appartient, chez Dilthey à une vision épistémologique bipartite, elle-même dépendante d’une conception dualiste de l’esprit. En opposant deux concepts l’expliquer (erklären) et le comprendre (verstehen), l’Introduction à l’étude des sciences humaines [Einleitung in die Geisteswissenschaften], publiée en 1883, Dilthey semble à première vue fidèle à la théorie kantienne du jugement (empirique vs transcendantal). Mais il marque un point de rupture par rapport à elle en rejetant l’exigence transcendantale, les actions humaines, contrairement aux atomes, ne pouvant être abstraites du contexte historique dans lesquelles elles se sont produites (1922: 408). De ce point de vue, Dilthey aurait pu faire sienne ce que Dewey (1931/1985: 5-7) appelle l’« erreur analytique », consistant à abstraire un objet, à l’atomiser et à l’isoler de son contexte social et historique. Au contraire, « plus nous découvrons des connexions et des interactions, plus nous connaissons l’objet dont il est question » (Dewey 1929/1984, vol. 4: 214)

« Ainsi l’ensemble de l’expérience vécue, de l’expression et de la compréhension est-il partout la méthode spécifique par laquelle l’humanité existe en nous en tant qu’objet des sciences de l’esprit […]. C’est ici seulement que nous atteignons une caractéristique tout à fait claire où la délimitation des sciences de l’esprit peut être définitivement accomplie. » (W. Dilthey, 1910/2013: 98)

Reprise à l’historien Droyen (1808-1884), la distinction Erklären versus Verstehen vise à établir l’autonomie épistémologique des sciences humaines et sociales relativement aux sciences de la nature en les séparant tant au niveau de leurs méthodes et de leurs objets que de leurs modalités cognitives: la physique, la médecine et la biologie fournissent des explications causales et nomologiques – à la troisième personne – des faits externes, alors que les sciences compréhensives nous permettent de saisir par la concrétude de l’expérience vécue (Erleben), l’être humain dans le temps et dans l’espace. Aussi, les Geisteswissenschaften, à savoir l’histoire, la philosophie, le droit, la science politique, l’économie politique, la science des religions, la poésie, la musique, l’étude de la littérature et la psychologie exigent un autre usage de la pensée que la recherche de régularités nomologiques.

C’est au XIXème siècle que les sciences sociales commencent à s’affirmer en Europe comme disciplines spécialisées indépendantes de la religion et de la politique. Le dualisme méthodologique participe d’un effort général visant à leur donner un cadre cognitif et méthodologique spécifique. Cette conception dichotomique de la science et partant l’insistance sur l’Einfühlung représentent avant tout une réponse théorique au tournant majeur que prend, en cette fin du XIXème siècle, le champ des savoirs, particulièrement en Allemagne, où ce tournant est marqué par la « Methodenstreit » corrélative à l’ascension des sciences expérimentales et au déclin de la philosophie. Dilthey fait de l’Einfühlung un rempart contre le régime de « fourre-tout » auquel le prestige de la médecine et de la biologie, incarné par Koch, Helmholtz et Planck, tente de la soumettre à l’apparition d’un champ nouveau, laissant craindre pour celle qui fut la discipline souveraine des Universités allemandes une prochaine mise sous tutelle. Il fallait donc par l’approche théorique contrer les prétentions à l’hégémonie de ce qu’on appellerait aujourd’hui le matérialisme physicaliste de manière à instaurer une nouvelle réalité scientifique articulée à de nouvelles stratégies institutionnelles (Waszek, 2007: 39-57).

En recourant à la fois à l’empirisme psychologique et à l’idéisme, selon lequel l’expérience n’est pas seulement l’origine mais le fondement de toute connaissance, l’herméneutique de Dilthey conduirait inévitablement à une forme d’irréalisme épistémologique. Si (1) la connaissance scientifique repose sur l’expérience sensible et (2) les entités inobservables – la psyché d’autrui – ne peuvent être appréhendées directement alors le monde social ne peut faire l’objet d’une connaissance scientifique, à moins de postuler que la réalité puisse nous être donnée directement. En l’occurrence, pour Dilthey, la réalité n’est pas une construction du sujet transcendantal mais une « attention réflexive » (Innwerden) (1897:367), notion affiliée à la phénoménologie de Brentano et de Husserl.

  1. Le modèle explicatif de l’empathie en question

La théorie de Dilthey rencontre un certain nombre de difficultés. Parmi elles, celles liées au dualisme épistémologique qu’il défend. Une différence d’objet implique t-elle une distinction de méthode ? Quand l’historien utilise des termes tels que « donc » ou « par conséquent », ne présuppose-t-il pas l’existence de lois générales ? Selon le modèle « déductif-nomologique » (modèle DN) proposé par Hempel et Oppenheim (1948), toute explication scientifique doit pouvoir satisfaire aux réquisits formels du modèle selon lequel l’explanandum – l’énoncé qui affirme l’occurrence du phénomène à expliquer – doit pouvoir être déduit logiquement des prémisses de l’explanans – des conditions particulières et des lois générales. Le réquisit nomologique exige qu’au moins une loi de la nature fasse partie des prémisses de la déduction, de telle sorte que la dérivation de l’explanandum à partir de l’explanans implique pour être valide que la ou les lois soient contenues dans l’explanans. Ce modèle est un type de « covering law model », étant donné qu’il vise à expliquer un phénomène en subsumant les faits particuliers sous une loi générale.

Si on accepte le modèle DN, alors il est clair qu’il n’existe aucune explication historique ou sociologique qui puisse répondre aux critères de dépendance nomique qu’il impose, que ce soit sous la forme de la nécessité logique ou de la probabilité statistique. Plusieurs contre-exemples ont été fournis qui affectent sérieusement la validité du modèle DN, en réponse de quoi d’autres modèles d’explication scientifique alternatifs à celui qui domina toute la première moitié du XXème siècle ont été proposés – du côté du réalisme épistémologique (Friedman 1974, Kitcher 1981, Salmon 1984, Lewis 1986, Woodward 2003, Streven 2008) comme de celui de l’irréalisme et de ses variantes, de Poincaré à Van Fraassen.

En philosophie de l’histoire, William Dray (2000), influencé par Collingwood, place la compréhension empathique à la base de l’enquête historique et conteste le caractère sui generis de l’explication nomologique. Peter Winch (1958) utilise quant à lui l’objection wittgensteinienne des Recherches. En histoire, l’explication obéit aux mêmes paramètres normatifs que l’explication psychologique ordinaire: il s’agit de déterminer les motivations de l’agent en mettant l’accent sur les raisons susceptibles de rationaliser son comportement et non pas sur les processus causaux ayant conduit à telle ou telle action. Aussi, que l’explication socio-historique ne fasse pas appel à des lois causales ni même à des généralisations empiriques n’invalide pas son caractère explicatif.

De même Weber ne conteste pas l’idée que le comportement social puisse être régi par des lois, la question étant de savoir plutôt si ces lois seraient d’une quelconque pertinence pour comprendre « la signification culturelle des phénomènes de vie » (Colliot-Thélène, 2004).

Au risque d’une lecture trop généreuse, un partisan de l’empirisme constructiviste de Van Fraassen (1980) ou encore du « réalisme interne » de Putnam (1979), pourrait toutefois s’accommoder du dualisme méthodologique sous-jacent à l’herméneutique diltheyenne.

Certes, les débats autour de l’explication scientifique ne recouvre qu’occasionnellement la question de l’empathie. Toutefois, les difficultés conceptuelles rencontrées par le modèle DN n’ôtent pas leur pertinence aux arguments que Hempel oppose à la théorie de l’Einfühlung. Désireux que le modèle DN n’explique pas seulement des évènements mais des lois, Hempel (1965: 352) ne reproche pas à la méthode de l’Einfühlung de n’être pas une explication causale. Le propre de la science et de toute enquête rationnelle, même la plus ordinaire, est d’expliquer pourquoi un phénomène se produit, a fosteriori quand le modèle scientifique ne diffère qu’assez peu des pratiques courantes. Selon Hempel, l’empathie ne « constitue pas par elle-même une explication; elle est plutôt essentiellement une méthode heuristique » correspondant à ce que Reichenbach appelle le « contexte de découverte » par opposition au contexte de justification. Or, si elle n’a rien à voir avec l’explication physique ordinaire, alors le langage de la cause qu’utilise sous différentes formes l’explication socio-historique a-t-il encore un sens ?

La notion de pertinence causale s’impose à quiconque entend déterminer « parmi les raisons d’agir que nous pouvons assigner à un agent, celles qui sont les raisons pour lesquelles il a agi » (Engel 2000). On pourrait appliquer à l’hypothèse herméneutique le reproche que Salmon (1984) adressait à l’hypothèse DN: même si les conditions rationnelles prévues par l’explication socio-historique sont remplient, cette dernière ne peut être valide qu’à la seule condition que ses prémisses respectent le critère de pertinence causale.

La position herméneutique a des conséquences ontologiques puisqu’elle favorise le matérialisme éliminativiste: « La situation herméneutique n’est pas propre à l’interprétation et à la compréhension du langage ou des textes; elle s’étend à notre mode d’appréhension de la réalité: l’être ne nous est pas donné indépendamment du sens que nous lui donnons; la réalité est relative à nos interprétations. » (Engel, 2001:3)

La philosophie de l’empathie trouve en Dilthey un précurseur ambivalent: d’un côté, la distinction Erklärung vs Verstandung inaugure une épistémologie sociale interprétationnisme et partant anti-naturaliste; d’un autre côté, en insistant sur l’Einfühlung, il jette les bases d’une épistémologie de l’empathie qui le place d’emblée dans le sillage de la philosophie de l’esprit contemporaine et du questionnement renouvelé sur la causalité mentale.

  1. Vers une psychologie scientifique de l’empathie ?
  1. L’empathie et le problème des autres esprits

L’idée cartésienne que les états mentaux sont des états privés ou « internes » renvoie d’une part au privilège épistémique de la première personne – d’un sujet ayant accès de façon directe et infaillible à ses états mentaux. La conscience y est identifiée à un monde intérieur parfaitement transparent au sujet, de telle sorte que ses assertions sont des descriptions exactes sur ce qui se passe « à l’intérieur de lui ». D’autre part elle renvoie à une approche internaliste de l’esprit selon lequel les contenus d’états mentaux demeurent indépendants de l’environnement physique.

Corrélat spéculatif de la doctrine cartésienne du privilège accordé à la première personne, c’est à dire à une conception de l’esprit en termes d’accès direct et infaillible à ses propres états mentaux, le solipsiste qui s’exprime dans les Méditations métaphysiques, postule que je ne peux percevoir directement la vie psychique d’autrui et n’en possède aucune preuve. « En fait, dit Wittgenstein, le solipsiste demande: « “comment puis-je croire que l’autre a mal; qu’est-ce que cela veut dire que de croire cela ?” » (1965/2004: 99) Conformément à la fiction épistémique de l’homme-machine, rien ne prouve qu’autrui, en appartenance semblable à moi, ne soit rien d’autre qu’un automate intelligent, un « spectre », un « homme feint ». Ainsi, la seule chose qui nous soit permise est « de faire des inférences problématiques à partir de conduites corporelles observées chez l’autre individu et conduire à des états d’esprit que par analogie avec sa propre conduite, il suppose être indiqués dans les conduites observées » (Ryle 1949/1990:16).

A l’instar de Schleiermacher et de Husserl, Dilthey rejetait le dualisme cartésien sans vraiment en sortir: « Nous appelons compréhension (Verstehen), dit-il, le processus par lequel nous connaissons un ’intérieur’ à l’aide de signes perçus de l’extérieur par nos sens » (1924/1957:318-319). Finalement les choses se passent comme si nous n’avions le choix qu’entre une connaissance indirecte des autres, alimentée par un simple postulat, l’Einfühlung et une connaissance directe de soi-même, de part la primauté accordée à l’introspection, ces deux positions s’expliquant par leur croyance commune en une intériorité à laquelle répondrait une extériorité. Ainsi, l’idée que l’attribution d’états mentaux à autrui aurait besoin d’être justifiée dépend d’un postulat subjectiviste problématique, comme si l’intersubjectivité était en quelque sorte une somme de consciences privées dont il faudrait s’extraire comme d’un œuf.

Le behaviorisme récuse l’idée d’états mentaux internes, distincts du comportement et agissant causalement sur lui. Les actions humaines ne sont pas les produits d’intentions privées, considérées comme des entités inobservables et accessibles uniquement par l’introspection, mais elles doivent être décrites comme le résultat d’un réseau signifiant de dispositions à agir publiquement observables (Ryle, 1949/1990, II).

La critique de l’idée d’états mentaux internes trouve son expression la plus aboutie dans les arguments de Wittgenstein contre le « langage privé » développés dans les Recherches (1953) qu’on se contentera de formuler ainsi: si l’introspection aboutit à un savoir alors comment pourrais-je en fixer les termes ? Qu’est-ce qui fonde le passage entre l’expérience d’un frisson et l’expression « j’ai froid » sinon la maîtrise d’un jeu de langage ? Quand quelqu’un me dit: « j’ai mal au cœur », si je m’imagine avoir mal au cœur c’est uniquement parce que j’en possède le concept et non en vertu d’un hypothétique « sens interne » (cf. Bouveresse 1987).

Le « problème des autres esprits » serait donc un faux problème. Or, il y a plusieurs façons de renoncer au mythe cartésien, selon le ou les postulats auxquels on s’attaque, à savoir (1) le privilège accordé à la première personne par rapport à la troisième personne, (2) le dualisme des substances et (3) le caractère subjectif, « privé », de mes états mentaux.

Le statut épistémologique de l’empathie dépend étroitement du traitement infligé à au moins une de ces propositions.

  1. Jeter l’empathie avec l’eau du solipsisme ? Empathie et introspection

Historiquement, l’Einfühlung désigne un positionnement épistémologique, (non un phénomène ou un processus), consistant à adopter le point de vue d’autrui. Mais à la fin du XIXème siècle, la psychologie institutionnelle s’oriente vers une approche incarnée de l’empathie fondée sur la méthode expérimentale.

Promoteurs de l’institutionnalisation de la psychologie, Helmholtz, Fechner et Wundt amorcent les premières études expérimentales sur les faits de conscience dans une perspective résolument positiviste et réductionniste. Héritiers indisciplinés, les psychologues Edward Titchener (1827-1927), élève de Wundt, tout comme Oswald Külpe (1862-1915), chef de file de l’école de Würzburg, Edwin Boring (1886-1968) ou encore, en France, Théodule Ribot (1839-1916), ont développé des méthodes « quantitatives » de description verbale fondée sur l’introspection.

Tout au long du XIXème siècle, l’usage scientifique du jugement introspectif fut confronté à des oppositions massives. Quelle pertinence accorder à des propositions dont le contenu n’est a priori pas vérifiable ? Quand j’affirme que j’ai une mélodie dans la tête, en principe, personne d’autre moi n’est en mesure de vérifier si ce que je dis est vrai ou faux. Puisqu’on ne peut pas être à la fois dedans et dehors, éprouver et observer ce qu’on éprouve, « l’observation intérieure » n’a donc aucune valeur épistémique (Comte, 1892:30). Cette incohérence, Weber l’oppose au philosophe Theodor Lipps (1851-1914) concernant la pertinence explicative qu’il accorde à l’empathie, s’imaginant disposer de la manière la plus neutre des contenus de pensée de l’agent alors que ne s’imposent que les représentations qu’il s’en fait (1922:106). Qu’on considère ou non la notion d’empathie comme centrale dans la construction de protocoles expérimentaux en psychologie, l’activité empathique devrait s’appuyer exclusivement sur des phénomènes observables.

Dans une époque marquée par le positivisme, le béhaviorisme, l’inconscient freudien, la psychologie animale et le débat commençant sur les images mentales (Boring 1929/50; Woodworth 1906), Lipps et Titchener prennent l’époque à revers en se prononçant pour une approche de l’empathie fondée sur l’expérience interne (Debes 2015: 292). « C’est un fait que ‘colère’, ‘gentillesse’, ‘tristesse’ ne font pas partie de la réalité perçue. Mais ce que ces mots signifient, nous ne le savons que de nous-mêmes Nous ne l’éprouvons tel qu’en nous-mêmes (Lipps, 1907 :713). Les critiques anti-introspectionnistes sont en effet favorisées par les succès de la physique, de la logique et des mathématiques (Boole, Galton), disciplines qui pour leur objectivité, favorisent l’avènement de nouveaux protocoles expérimentaux (par ex. la loi de Weber-Fechner). Or, le but de Lipps et de Titchener, à l’instar de l’école de Würzburg, était de « prouver » la nature objective de l’empathie en repérant les corrélats « physiques » de l’expérience intime.

L’empathie est décrite comme un processus de résonance interne – d’une imitation intérieure – d’une action motrice ou d’une forme. Si la contribution à l’esthétique est tout aussi importante, – « jouir esthétiquement signifie jouir de soi-même dans un objet sensible, se sentir en empathie avec lui » (1903:158), Lipps, au nom du réductivisme naturaliste, en fait une branche de la biologie. L’idée qu’autrui possède lui aussi des états mentaux n’est pas le résultat d’une analogie inductive à partir de mon propre cas (1907:701-710), ni d’une inférence déductive à partir de mon comportement, mais d’un « instinct » ou d’une « tendance ». Un geste perçu aboutira systématiquement à une réponse affective chez l’agent percevant, semblable à celle qui aura provoqué ce geste. De même, Titchener (1909) considère que l’intersubjectivité n’est pas le fruit d’une opération réflexive mais une réponse physiologique à l’action motrice d’un individu. Lipps ne parle pas de « mimique moteur » mais c’est à elle qu’il fait référence quand il parle de notre tendance commune à reproduire en soi les expressions faciales perçues chez les autres. L’empathie motrice est décrite comme un phénomène exogène, déclenchée directement par la perception des autres mais associée à une sorte de volition interne (1907: 719).

Il est donc possible de séparer l’approche internalise de la conception cartésienne de l’introspection, qui situe la réflexivité au fondement de la pensée. Les états mentaux conscients font d’abord référence à la conscience réflexive, laquelle « selon ce point de vue, est toujours introspective [et] fait intervenir une pensée d’ordre supérieur » (Corrazza & Dokic, 1996:10). Or l’approche empirique de l’empathie fait ici référence à une compréhension corporelle de la vie mentale. En tant que telle, elle fait appel non pas à la conscience réflexive mais à des processus pré-cognitifs reliant les expressions émotionnelles aux représentations somatosensorielles

La théorie de l’Einfühlung met donc en lumière deux types d’empathie:

(1) La première renvoie à la capacité réflexive de l’individu en tant qu’il est capable de former des représentations de second-ordre à partir de représentations de premier ordre (des représentations sur ses représentations). L’action empathique est une action méta-représentationnelle impliquant des opérations d’inhibition de ses propres croyances au profit d’une simulation des croyances des autres.

(2) La seconde renvoie à un partage d’affects, automatique et pré-réflexif.

La question est alors de savoir s’il existe un lien fonctionnel entre ces deux catégories d’empathie (cf. chap. 5 Empathie affective)

  1. La conscience phénoménale au défi de l’externalisme

Les désaccords suscités par l’usage scientifique de l’introspection et de son corrélat épistémique, l’empathie, proviennent en partie de l’hétérogénéité des phénomènes visés.

L’introspection est la connaissance directe (non inférentielle) que nous avons de nos propres états mentaux (Carruthers 2000: 66) qu’on peut classer en deux catégories: (1) les attitudes propositionnelles renvoient au mode d’expression des explications mentales qui s’effectue au moyen d’une phrase formée d’un verbe d’attitude comme « croire », « désirer », « espérer », « supposer » et reliée à une subordonnée exprimant un contenu propositionnel; (2) les « qualia » qualifie les propriétés intrinsèques de l’expérience sensible, accessibles uniquement à la première personne (les sensations visuelles, sonores, tactiles, les douleurs, les frissons, les picotements, etc.).

La reconnaissance empirique de l’introspection et sa pertinence conceptuelle profitent d’un positionnement paradoxal vis à vis du dualisme.

Le concept d’introspection repose sur le succès philosophique de l’ontologie dualiste, faisant de la matière et de l’esprit deux substances distinctes (mais pas nécessairement inconciliables). C’est ce privilège ontologique qui assurait à l’« œil de l’esprit » son infaillibilité. Quelle que soit sa forme (matérialisme éliminativiste, fonctionnalisme réductiviste, computationnalisme), le naturalisme physicaliste, corrélatif aux incohérences internes du dualisme des substances, entend triompher du cartésianisme en matérialisant l’esprit. Or, la critique de l’épistémologie fondationnaliste n’épuise pas la portée du « mythe cartésien », auquel cas le naturalisme physicaliste pourrait se voir lui-même suspecté et ce, en déplaçant le dualisme du niveau ontologique vers le niveau conceptuel (Searle 1992/1995: 51, McCulloch 1995: xi-xii).

Outre les difficultés du naturalisme physicaliste, le concept d’introspection profite des résistances du second aspect de l’approche cartésienne de la mentalisation, à savoir l’internalisme. A cet égard, les débats sur l’introspection ont été renégociés à nouveaux frais, dans le cadre de la philosophie de l’esprit, par le biais des discussions sur la conscience, en particulier la conscience phénoménale, dimension subjective du vécu de l’intégration de laquelle à la théorie de l’esprit dépendra étroitement le sort de l’empathie.

L’introspection est un problème pour quiconque défend une conception externaliste des états mentaux selon laquelle la nature intrinsèque de ces derniers est déterminée au moins en partie par l’environnement. La position externaliste varie quant à la nature des facteurs environnementaux. Parmi les solutions qui s’offrent à lui, un partisan de l’externalisme social (Burge 1996, Davidson 1993, Putnam 1975) soit cantonnera l’introspection aux propriétés intrinsèques de l’état mental (une sensation de bleu) soit admettra un « contenu étroit » renvoyant au mode de présentation psychologique par opposition à son « contenu large » constitué par ses conditions de vérité intramondaines (cf. Engel, 1994 :36-37). Un partisan de l’externalisme biologique rejettera la méthode introspective en disant que les propriétés phénoménales ne sont pas constitutives de l’expérience mais de l’objet de cette expérience (Dretske 1995, Dennett 1987).

Les images choisies par le souvenir sont aussi arbitraires, aussi étroites, aussi insaisissables que celles que l’imagination avait formées et la réalité détruites.

Marcel Proust (1922/87:232)

L’ineffabilité de l’expérience sensible confronte l’externalisme au « problème difficile » de la conscience (Chalmers 1996), consistant à expliquer, non pas des concepts fonctionnels (relatifs quant à eux au « problème facile » dans laquelle, étrangement, Chalmers range la description introspective) à savoir cette dimension « qualitative » de l’expérience échappant à la « conscience d’accès » (cf. terminologie de Block 1995).

Par conséquent, un individu n’éprouvant pas de telles expériences serait incapable de les comprendre (Chalmers 1996, Jackson 1982, Kriegel 2003, McGinn 1997; Nagel 1974). La reconnaissance du caractère phénoménal de l’expérience consciente pourvoie ainsi l’empathie d’un rôle épistémique majeur et du même coup ressuscite le dualisme !

Malgré la persistance des critiques (Dennett 2001, Lyons 1986, Nagel 1974, Nisbett & Wilson 1977), la méthode introspective n’a jamais été abandonnée par la psychologie scientifique (Jack and Roepstorff 2002, Rees and Frith 2007). La verbalisation des processus cognitifs, qui place le point de vue l’agent au cœur de l’analyse, reste un domaine de recherche à part entière.

Quant à l’étude de l’« introspection », elle est aujourd’hui consolidée par le vaste champ de la métacognition. Pour l’internaliste, la question n’est plus de savoir si la conscience introspective est infaillible mais quand elle l’est, c’est à dire pour quel type d’activité mentale l’infaillibilité pourrait s’appliquer (Burge 1996, Dehaene & Changeux, 2011).

Le sort ontologique de la conscience phénoménale et de l’introspection est étroitement associé à la question de leur intégration ou non à une théorie de l’esprit, autour de notions telles que l’accès privilégié (priviledge-access) ou la connaissance à la première personne (first-person knowledge) (Goldman, 1997, Gordon 1995, Chalmers, 1996). Parmi les questions auxquelles leurs défenseurs se trouvent confrontés, celle-ci n’est pas la moins épineuse : peut-on admettre que nous utilisions deux sources de connaissances distinctes pour expliquer le comportement, le jugement introspectif et l’observation du comportement ? Auquel cas il nous est permis de douter que l’une et l’autre puissent donner accès aux mêmes phénomènes psychiques (Dokic 2005).

  1. L’empathie et le problème de l’interprétation de l’esprit

L’anti-infaillibilisme hérité de la critique wittgensteinienne du « langage privé » introduit la possibilité de l’erreur dans le processus d’identification de mes propres états mentaux. Or, si on ne peut définir l’esprit comme une source de connaissance directe et infaillible, alors il est possible que nos concepts mentaux n’aient aucun référent réel et soit dénué de toute pertinence explicative.

  1. Première personne versus troisième personne

Constatant que son petit ami, Michel, si matinal d’ordinaire, ne se lève pas avant onze heures, qu’il reste silencieux pendant les repas, alors qu’on ne peut pas l’arrêter d’habitude, qu’il préfère rester enfermé alors qu’il fait si beau dehors, etc., Coralie en conclut qu’il est déprimé.

Au cours de sa vie, un être humain a la possibilité́ de déployer un certain nombre de concepts et de principes sous la forme d’une pratique en grande partie tacite d’explication et de prédiction du comportement. Le plus souvent, nous opérons en assignant aux autres et à soi-même des concepts mentaux, dispositionnels ou occurrents, tels que des croyances, désirs, émotions, des perceptions etc., et en recourant à des principes, des généralisations conceptuelles et des normes de rationalité formant ainsi un réseau de relations signifiantes destiné à nous offrir de tel ou tel comportement la meilleure hypothèse possible. La psychologie du sens commun est un dispositif intentionnel visant à rationaliser le comportement d’un individu en recherchant ses raisons d’agir considérées comme les causes de son comportement (Heider 1958, Stich & Nichols 1992, Fisette & Poirier 2000). Cette pratique est si « naturelle » qu’elle ne s’adresse pas uniquement à des individus de notre espèce. Il est en effet assez courent d’attribuer des états mentaux à des animaux familiers : « les moustiques adorent Bernard » ou à des objets : « Ma Kangoo débloque, je pense qu’elle a eu froid ».

Plusieurs questions apparaissent alors :

(1). Quelle méthode employons-nous pour interpréter le comportement, le nôtre et celui des autres ?

(2). Quel est son statut ? Est-elle un dispositif empirique ou une herméneutique ?

(3). Quel est le cadre de référence scientifique qui aura en charge le contrôle des entités qu’elle postule, et partant leur vérité et leur réalité ?

Que l’empathie soit considérée comme une méthode d’accès privilégiée à la conscience des autres, consistant à enchâsser sa propre subjectivité à une perspective psychologique étrangère, ne dit rien sur le type de méthode qu’elle est. Est-elle une théorie acquise au cours du développement, guidant mes hypothèses inférentielles élaborées à partir de l’observation du comportement externe ? Est-elle plutôt une pratique, fondée sur ma propre expérience introspective, me permettant d’appréhender directement la signification des événements mentaux qui constituent ma vie mentale ?

L’histoire intellectuelle de l’empathie est celle de deux usages distincts des concepts mentaux, un usage à la première personne et un usage à la troisième personne. Or, s’agit-il des mêmes concepts utilisés ici et là ?

  1. Théorie de la simulation et théorie de l’esprit

Dans le cadre de la philosophie de l’esprit contemporaine, l’opposition connaissance à la première personne versus connaissance à la troisième personne a pris la forme d’un débat entre la théorie de la simulation et la théorie de la théorie.

  1. La théorie de la théorie de l’esprit

L’idée n’est pas nouvelle (Sellars 1956/63). En suivant l’analyse de Fodor (1987), la psychologie ordinaire consiste :

A attribuer des attitudes propositionnelles à partir de leur contenu intentionnel ou sémantique (Coralie pense que Michel est déprimé).

A reconnaître que ces contenus intentionnels ont un pouvoir causal sur le comportement (Coralie pense que c’est parce que Michel est déprimé qu’il se lève à onze heures et reste silencieux).

A isoler à partir de ces attributions d’états mentaux des principes, lois et généralisations supposés régir l’ensemble des phénomènes psychiques (Coralie sait que Michel a raté le concours de l’ENA alors qu’il désirait travailler à la Cour des comptes « et rien d’autre ». Or ne pas obtenir quelque chose alors qu’elle est la plus chère à son cœur provoque généralement une perte de moral très importante). Ces généralisations sont vraies ceteris paribus, c’est à dire moyennant des exceptions (Quelqu’un qui préférerait devenir marin pêcheur serait plutôt content de rater l’ENA).

La psychologie ordinaire s’apparente à une théorie ou à une théorisation : elle vise à expliquer le comportement « externe » (casser une chaise) ou « interne » (ressentir une angoisse) à l’aide de concepts mentaux et sur la base d’observation systématiques et d’intuitions logiques. L’articulation de ces propositions aux connaissances normatives ainsi acquises permettra de faire des hypothèses qui serviront à leur tour à effectuer des prédictions et de nouvelles hypothèses plus sophistiquées.

La solution TT au problème solipsiste est le suivant : le constat évident qu’autrui a lui aussi des états mentaux relève d’une « hypothèse explicative » directe et spontanée, laquelle, assistée des structures nomologiques qui sous-tendent notre psychologie quotidienne, se justifie en tant qu’elle est la meilleure des hypothèses explicatives possibles. Les attributions d’états mentaux ne prennent ni la forme béhavioriste d’une relation typologique stimuli-réponses, ni la forme analogique d’une connexion inductive à la première personne, mais plutôt d’un lien hypothético-déductif à base factuelle (Churchland 1994).

Partant, l’agent est considéré comme effectuant des attributions et des prédictions mentales indépendamment de ses propres états mentaux. La lecture de l’esprit s’opère dès lors à la troisième personne, y compris lorsque je suis ma propre cible.

L’hypothèse théorie-théoriste (TT) est un monisme méthodologique supposé encourager la redescription de la psychologie ordinaire dans les termes d’une science de l’esprit. Le dispositif conceptuel de la psychologie populaire fait d’elle un cadre théorique fonctionnellement séparé mais néanmoins dépendant du cadre théorique strictement scientifique. La sémantique des termes mentaux est garantie conceptuellement par des lois ou au moins des généralisations bâties à partir d’un riche commerce de prédictions et d’explications vraies, implicites et explicites, en première instance, un « ensemble de platitudes » (Lewis 1972) qu’il s’agira ensuite d’expliciter à l’aide des catégories plus fertiles circonscrites par les sciences de l’esprit.

Il existe toutefois une possibilité pour que l’approche TT favorise le matérialisme éliminativiste : dire que la psychologie ordinaire est une théorie empirique est une chose, dire que cette théorie est vraie en est une autre (Churchland 1981, Von Eckart 1994)

  1. La théorie de la simulation mentale

A la différence de l’hypothèse TT, l’hypothèse simulationniste (ST) rejette le critère nomologique: qu’elles soient des règles prototypiques, des principes théoriques ou empiriques, l’explication et la prédiction du comportement n’impliquent pas le recours systématique à des lois. La méthode simulationniste est essentiellement un « savoir-comment » (know-how) et elle possède les caractéristiques suivantes :

L’internalisme : même s’il fait appel à des connaissances externes, il n’en reste pas moins que l’identification des contenus mentaux repose essentiellement sur mon propre dispositif cognitif et motivationnel. On parle alors d’imagination recréative par rapport à l’imagination créative (Currie & Ravenscroft 2002)

Le privilège de la première personne : elle postule que nous interprétons le comportement en imaginant les états mentaux des autres à partir de nos propres états mentaux.

L’introspectionnisme: il ne suffit pas de simuler le contenu d’un état mental, par exemple « que la boîte de chocolat est dans le tiroir de droite », mais aussi la croyance qu’elle y est et savoir distinguer cette croyance de mes propres croyances. Aussi, l’identification de mes propres états mentaux repose sur l’idée d’un accès direct non-inférentiel aux marques qualitatives respectives de chacune de leurs occurrences (Goldman 2004, Harris 1995b).

Le perspectivisme : j’impute aux autres mes propres perceptions et jugements, moyennant des ajustements entre ma propre situation, interne et externe, et celle de la personne visée.

L’isomorphisme : la simulation est un processus mental qui est, ou vise à être, isomorphe sous certains aspect, pertinents avec le processus cible qu’il vise à imiter. Ce critère est ce qui permet de distinguer la méthode simulationniste du raisonnement hypothétique (Goldman 1995, Currie 1995a, Harris 1993)

  1. L’empathie cognitive comme simulation mentale

L’empathie cognitive exhiberait les deux caractéristiques principales de la simulation, à savoir le perspectivisme et l’isomorphisme. Le fait que la simulation soit une procédure essentiellement perspective signifie que sur le plan développemental, l’acquisition d’un savoir-faire sera fonction des états faciles/difficiles à simuler et dont l’évaluation dépendra du degré de similarité qu’il y a entre les états mentaux du simule et ceux du simulateur.

L’exemple canonique est celui de la « Poupée Maxi » en psychologie développementale (Wimmer & Perner 1983, Baron-Cohen, Leslie & Frith 1985): un groupe d’enfants assistent à la scène suivante composée avec deux poupées: Maxi range à la demande de sa mère des chocolats dans le placard rouge puis s’en va. Entre-temps, celle-ci a sorti les chocolats pour les mettre, cette fois, dans le placard bleu. On demande alors aux enfants où Maxi va t-elle aller voir pour dégotter les chocolats en douce. Un enfant sachant distinguer ce qu’il croit de ce que les autres croient devra répondre : « dans le placard rouge » et c’est ce que peuvent prédire des enfants âgés d’au moins quatre ans. Un partisan de l’hypothèse TT estime que cette réussite s’explique par la maîtrise du concept de croyance fausse et plus généralement des états méta-représentationnels. Pour un partisan de l’approche simulationniste, l’erreur égocentrique des plus jeunes enfants provient du niveau trop complexe de projection mentale impliqué dans la procédure (Barresi & Moore 1995).

L’enjeu du débat entre l’hypothèse ST et l’hypothèse TT repose en grande partie sur les données développementales disponibles, la question étant de savoir si oui ou non il existe une asymétrie entre l’attribution d’états mentaux à la première personne et celle à la troisième personne, en termes de difficulté et de précocité.

Cette présentation cache toutefois des divergences importantes :

(1) Au sein même de la ST, entre la version empiriste de la simulation (Currie 1995a, Goldman 1995, Harris 1995a, Decety, Gallese & Goldman, 1998) et la version a aprioriste (Gordon 1995, Heal 1996). Les choses se compliquent lorsqu’on s’avise que certaines approches empiristes de la simulation mentale obéissent parfaitement au cadre conceptuel de la TT (cf. l’hypothèse de la simulation off-line: Stich et al. 1998, Stich & Nichols 2003, Perner 1998, Gopnick & Wellman 1995).

(2) Même ambigüité du côté de la TT qui comprend une version innéiste postulant l’existence d’un module mental qui se déploierait au cours du développement ontogénétique (Fodor 1983, 1995, Baron-Cohen 1995, Leslie 1987), lequel pourrait s’accorder à la conception aprioriste de la ST.

  1. L’empathie cognitive et « la routine de la montée sémantique »

A l’approche empiriste et internaliste de la simulation mentale s’oppose une approche aprioriste,  externaliste et anti-introspectionniste: la simulation n’est pas un processus de modélisation des états psychiques d’autrui à partir de ma propre vie cognitive et affective mais une procédure consistant en un faire-semblant qui prend pour base, non pas les catégories d’états mentaux mais uniquement leur contenu assertif. Ainsi la « routine de la montée sémantique » (RMS) permettrait de se passer à la fois de l’usage de concepts et de principes ainsi que de l’introspection et de son corolaire l’inférence analogique.

Selon l’hypothèse empiriste de la simulation mentale, l’attribution d’états mentaux à autrui implique que l’interprète imagine la situation d’autrui (Michel ne veux travailler qu’à la Cour des comptes et il a raté l’ENA), s’attribue à lui-même les états qu’il aurait s’il était dans cette situation (Je serais désespéré) et à l’aide du principe de similarité (Un type qui pense avoir raté sa vie ne doit pas être tellement différent de moi si je pensais avoir raté la mienne) opère une inférence de soi à autrui et conclut : Michel désire en finir.

En revanche, pour un externaliste, on n’attribue pas des propriétés psychiques comme on attribue des propriétés physiques. La simulation mentale n’est pas un transfert de moi vers autrui mais une « transformation » de soi : de même que j’ai accès au contenu de mes états mentaux, c’est à dire les états que j’ai, j’ai accès au contenu que je n’ai pas, c’est à dire que je fais semblant d’avoir. Nul besoin de maîtriser les concepts mentaux pour simuler autrui : il suffit de prendre pour prémisse, non pas ma situation réelle mais la situation de la cible, laquelle est pour moi une situation hypothétique et de former les représentations correspondantes. « Ce ne sont pas les phrases qui attribuent une croyance qui expliquent l’action, mais plutôt les phrases qui expriment la croyance : par exemple, « il pleut » ou « je vais être trempé si je ne cours pas. » (Gordon 2000).

En recourant à la méthode indexicale, l’hypothèse de la co-cognition rejoint la RMS en ce qu’elle n’implique pas la maîtrise de concepts. Simuler une personne c’est penser son contenu de pensée. En préconisant un recourt à des concepts théoriques de type mental dans nos procédures d’explication psychologique, l’hypothèse TT « ne décrit pas bien la direction du regard du simulateur. [Ce dernier] ne regarde pas le sujet mais l’environnement du sujet. C’est ce que le monde fait penser au simulateur qui est la base des croyances qu’il attribue au sujet. » (Heal, 1995:48)

  1. Le retour de l’homme feint

Si une bonne partie des débats TT vs ST se situe dans la détermination d’un critère susceptible de distinguer une authentique théorie de l’esprit du simple usage d’informations contextuelles dont l’apport pourrait ou non favoriser une explication concurrente (cf. débat Davidson vs Gordon sur les « motifs mixtes »), le véritable enjeu se trouve dans la détermination de la nature ontologique de la simulation mentale: la simulation est un dispositif de déploiement conceptuel a priori dont l’unique fonction consiste à expliquer comment nous parvenons à acquérir des concepts mentaux et non à formaliser les processus infra-cognitifs responsables de nos comportements (Dokic, 2005).

La question ontologique agit directement sur la question conceptuelle :

Un partisan de la ST distingue 2 types d’opérations là où la RMS n’en voit qu’une (Carruthers 1998).

(a) faire semblant d’asserter « p » ou « je crois que p » en simulant A

(b) faire sous une forme assertive l’attribution « A croit que p »

La difficulté proviendrait du fait que le passage de (a) à (b) implique une maîtrise conceptuelle préalable : le simulateur doit pour faire-semblant que p savoir déjà ce que c’est de « croire que p ». Aussi, la RMS ne permet pas d’expliquer l’acquisition du vocabulaire psychique puisqu’elle le présuppose.

Gordon admet lui-même que la méthode de la RMS est une procédure d’identification pré-conceptuelle des états mentaux. En l’espèce, elle n’est pas une maîtrise des concepts mentaux et d’autre part, elle ne permet pas de psychologiser le discours : elle permet à l’enfant de passer de « p » à « je crois que p » mais pas de lui permettre de comprendre par exemple que « Je » peut désigner n’importe qui (1995 :65).

L’approche a priori de la simulation mentale est une herméneutique : l’objectivité de nos procédures d’attribution d’états mentaux est un leurre. Si c’est en simulant les autres que j’apprends à me simuler moi-même c’est finalement parce que la conscience de soi et la conscience d’autrui ne constituent pas deux faits distincts dans l’ameublement du monde mais un seul fait catégorisé de deux manières différentes.

« Peut-être que cela revient à dire que mon attribution apparente de croyance n’est pas réellement traitée comme un fait. Si les soi-disant attributions d’états mentaux n’ont pas de condition de vérité mais sont simplement des expressions dans des exercices de simulation (comme « Aïe ! » exprime la douleur) alors elles n’ont pas besoin que l’on recourt à des principes psychologiques sous-jacents » (Davies & Stone, 2001: 38).

L’acquisition de concepts mentaux repose essentiellement sur des exercices de simulation, dont nous faisons varier la focale en fonction des contextes. Or la RMS modélise la conscience de soi sur la conscience des autres : l’attribution d’états mentaux à soi-même dépend logiquement de l’attribution d’états mentaux aux autres. Si l’idée d’un usage commun de termes mentaux se trouve assurée, c’est donc au détriment de la réalité référentielle de ces concepts. Car le défi solipsiste a bel et bien été relevé : autrui n’est pas un fantôme puisque nous le sommes tous !

  1. L’empathie affective

Il existe de grandes divergences dans la littérature quant aux critères qui définissent l’empathie affective. L’hypothèse cognitiviste postule que l’empathie est un état imaginatif, intentionnel et conscient, au même titre que la croyance et le désir contra l’hypothèse neuro-simulationniste qui l’identifie au contraire à un phénomène direct, involontaire et spontané d’imitation.

  1. Empathie et cognition sociale : bottom-up vs top down

Dans le sillage de Lipps et de Titchener, la philosophie de l’esprit et les neurosciences cognitives contemporaines considèrent l’empathie comme un puissant moyen de coopération et de coordination interpersonnel consistant à partager des émotions avec les autres. Bien que le terme « empathie » dérivée de l’Einfhülung est récent, nombreuses sont les définitions qui admettent, explicitement ou non, la dimension fondamentationnelle du phénomène de l’empathie dans la constitution et le maintien des groupes sociaux ou au moins son l’utilité épistémique fondamentale, en particulier sa fonction prédictive et environnementale. Elle offrirait en outre une connaissance plus complète d’autrui. Je peux m’imaginer ce qu’éprouve Norbert à l’idée de prendre prochainement l’avion, étant donné ce qu’il me dit, les trous d’air quand il avait survolé Moscou, la mauvaise réputation d’Aeroflot en matière de sécurité aéronautique, etc., mais cette représentation demeura incomplète tant que je n’aurais pas éprouver ce qu’il éprouve en m’imaginant de l’intérieur, affectivement et sensoriellement, son angoisse.

Les différents modèles empiriques et théoriques de l’empathie se distinguent quant à la nature de l’empathie elle-même — partage affectif vs expression affective — et au mécanisme sous-jacent — simulation vs perception directe.

Certains modèles simulationnistes considèrent l’empathie comme étant au fondement de la mentalisation interpersonnelle (Decety 2005; Gallese 2001, 2009; Goldman 2006; Stueber 2006 ; de Waal 2008) alors que d’autres lui attribuent des propriétés spécifiques, indépendantes du « mindreading », l’attribution de contenus mentaux à soi-même et à autrui (de Vignemont and Singer 2006; Coplan 2009, 2011 ; Jacob 2011). Certains modèles sont spécifiques (de Vignemont & Singer 2006) quand d’autres visent à intégrer plusieurs phénomènes, (Hoffmann 2000 ; Goldman, Zahavi 2011, 2014).

  1. Le modèle neuro-simulationniste

La réponse au défi solipsiste pourrait venir non pas des pensées mais de l’action ou plutôt d’un caractère essentiel de l’action, son caractère intentionnel. L’implication des systèmes sensori-moteurs dans le traitement conceptuel des individus, selon qu’ils sont intentionnels ou non, trouve un appui empirique puissant dans la découverte récente d’une classe de neurones, les « neurones-miroir » (NM) qui non seulement permettraient aux agents de saisir la signification d’une action en activant soi-même une représentation motrice de cette action mais constitueraient un véritable système de partage émotionnel direct entre soi et les autres. Cette découverte a permis en outre à certains partisans de l’hypothèse simulationniste d’asseoir le concept d’empathie sur des bases empiriques fiables et de donner corps à ce que Théodule Ribot identifiait à la « sympathie », incarnée par la mimique-moteur et à la contagion émotionnelle (1896/2005).

Lipps considérait l’empathie motrice comme un produit causal direct de l’observation d’indices corporels, le système de réplication motrice étant directement lié au mécanisme de l’affectivité. L’observation de l’action motrice d’une personne est corrélative à la stimulation d’un réseau « miroir », constaté d’abord chez le macaque (sillon temporal supérieur STS, pariétal et cortex prémoteur F5), avant qu’il ne soit observé une aire fonctionnelle semblable chez l’homme (STS, pariétal et cortex prémoteur ventral et dorsal). Suggéré dans un premier temps pour la reconnaissance de l’action motrice, (Rizzolatti et al., 2001 ; Gallese et al., 2004; Iacoboni, 2005) ce mécanisme d’imitation interne a été par la suite reconnu comme mécanisme sous-jacent au partage d’affects (Calder et al. 2000 ; Winckers et al. 3003). L’empathie miroir est assimilée à une réponse sensorielle directe aux états affectifs des autres (Lipps 1903, McDougall 1908/23 ; Prinz 1992, Walton 2015 ; Preston & de Waal, 2002, Gallese et al., 2004, Decety 2005 ; Keyser et al. 2004). Ainsi la vision de quelqu’un qui souffre active chez l’agent les aires somatosensorielles correspondantes (Singer et al. 2004 ; Botvinick et al. 2005 ; Jackson et al. 2005), de même pour le toucher (Keysers et al. 2004 ; Blackemore et al. 2005) ou pour le dégoût. Observer la mimique faciale du dégoût et éprouver soi-même du dégoût partageaient la même structure neurale (l’insula antérieure) (Wicker et al., 2003). Certaines études en neuro-imagerie indiquent même que certains patients cérébrolésés qui ne peuvent éprouver des émotions telles que la peur, se trouvent être aussi incapables de reconnaître ces émotions chez autrui alors même que la reconnaissance du visage lui-même est intacte (Adolphs 1994, 1995). Aussi, la recognition d’émotions se ferait par « résonance non médiée » (Goldman &Sripada 2005). Lorsque nous percevons des expressions faciales d’émotions basiques comme la joie ou la colère, une réaction musculaire faciale s’ensuit spontanément et demeure distincte en fonction de l’émotion évaluée, même si l’observateur ne perçoit pas consciemment le visage. Ce dispositif commun à l’expérience en première personne et en troisième personne des émotions basiques constituerait non pas un savoir théorique indirect (par analogie) mais un savoir pragmatique immédiat du répertoire émotionnel, une connaissance « expérientielle » directe et préréflexive, autrement dit un « programme d’affects » ayant pour rôle de contrôler nos expressions faciales (Dimberg et al. 1998, 2000 ; Freedberg & Gallese 2007a&b).

Comme l’empathie basique, la contagion émotionnelle, s’exprimant par des mimiques faciales, vocalisations et postures comportementales diverses est un partage d’affects consistant à éprouver comme le sien propre l’état sensoriel de quelqu’un d’autre, donc sans prise de perspective (Goldman 1992, Decety & Philip 2004). Quand, par la technique du masquage rétrograde, des sujets sont exposés à des photos d’expressions faciales pendant quelques millisecondes, ils réagissent spontanément et rapidement par des réactions musculaires distinctes selon que les émotions sont positives ou négatives (Eckman 1993, Dimberg, Thunberg & Elmehed 2000).

Assimilée à une réponse sensorielle directe aux états affectifs des autres, l’empathie en serait la confirmation neurobiologique. Le dispositif par lequel la représentation d’un état affectif par le sujet est automatiquement activée par la simple attention à des expressions corporelles est assimilé à la simulation incarnée (embodied simulation) inscrite dans le code génétique humain et considérée comme la base neurale de l’empathie. De même que l’observation d’une action motrice déclencherait, automatiquement et indépendamment du contexte, une représentation de cette action chez l’agent observant, la représentation d’un état émotionnel par le sujet serait automatiquement activée par la simple attention portée aux expressions corporelles de cet état.

L’empathie recréative (capacité de communication intersubjective) et l’empathie miroir (capacité innée de résonance affective avec la vie intérieure non consciente d’autrui) s’appuient l’une et l’autre sur la perception d’indices environnementaux donnant lieu à certains types de représentations censées correspondre aux états réels de la personne. Si elles renvoient à des types d’attitudes différents, l’approche empirique de l’empathie postule qu’elles sont néanmoins les symptômes d’une même capacité fondamentale consistant à utiliser ses propres ressources psychologiques (cognitives, émotionnelles, sensorielles, etc.) afin de saisir les états mentaux des autres (Gallese & Goldman 1998). La simulation incarnée est considérée comme la source informationnelle unique où puisent aussi bien les mécanismes de niveau personnel impliqués dans des actes de projection imaginative (le fait de se mettre à la place des autres) que les processus subpersonnels de l’empathie miroir (Gallese 2001, 2003, 2009 ; Freedberg & Gallese 2007; Rizzolatti & Craighero 2005; Goldman 2006 ; Rizzolatti & Sinigaglia 2008 ; Keysers 2011). Aussi, elle participe d’une vision naturaliste et réductionniste de l’empathie comme partage d’affects, automatique, pré-réflexif et non-conscient, visant à rassembler différents phénomènes d’ordinaire admis comme des phénomènes empathiques, en les amarrant à « une aire de l’empathie », faisant de l’empathie miroir et de la contagion émotionnelle les formes embryonnaires de l’empathie cognitive, suivant une ligne allant des séquences d’empathie épistémologiquement les plus pauvres jusqu’aux formes de connaissances empathiques les plus riches.

L’hypothèse réductionniste de l’empathie rencontre toutefois plusieurs difficultés, aussi bien théoriques qu’empiriques (Stueber 2006 (chap.4-6) ; Jacob 2008a ; Debes 2010 ; de Vignemont 2010 ; Coplan 2011). Du côté des neurosciences cognitives, certaines études soulignent l’importance d’une modulation top-down — des variations contextuelles et interpersonnelles dans l’activation de l’empathie basique (Hein & Singer 2008, Singer & Lamm 2009 ; Decety 2011 ; Zaki 2014), d’autres tendent à désigner cette dernière comme un système neuro-fonctionnel multiple (Preston & de Waal 2002 ; Decety & Jackson 2004), distinct de la théorie de l’esprit (James & Perschardt 2002 et l’ensemble du vol. consacré à PAM ; Frith & Frith 2003 ; Singer 2006 ; Lamm & Majdandzic 2015). D’autres remettent en cause le mécanisme même de la résonance motrice et l’implication des NM dans la compréhension de l’action intentionnelle (Csibra 2008), voir de l’action tout court (Hickok 2009 ; Heys 2010 ; Steinhorst & Funke 2014).

  1. Le modèle action-perception

Le modèle action-perception (perception-action model ou modèle PAM), développé par Preston et de Waal, semblable à l’hypothèse de l‘empathie miroir, conçoit l’empathie comme un partage affectif direct qui tire sa justification de l’histoire phylogénétique des animaux sociaux (de Waal 2008). Plusieurs espèces animales, telles que les rats, les souris et les macaques rhésus sont capables de capter l’état de stress observé chez leurs congénères (de Waal 2004, 2008 ; Preston & de Waal 2002). De même, les symptômes corporels que je perçois activent en moi une représentation de l’état affectif correspondant, laquelle génère automatiquement les mêmes réponses somatiques observées chez l’autre. L’observation d’indices émotionnels activerait des aires motrices associées au contrôle cognitif (cortex préfrontal dorsolatéral) et à l’évaluation de l’action (cortex cingulaire antérieur) (Frijda 1986 ; de Gelder 2004). De part son pouvoir motivationnel, la résonance affective conditionnerait le déploiement d’activités plus sophistiquées, liées aux comportements pro-sociaux comme l’empathie cognitive et à la sympathie. (« Modèle des poupées russes »). Le modèle PAM soumet cependant le partage affectif à l’influence top-down de l’expérience et aux compétences de l’agent, en termes de mémoire de travail et de contrôle inhibiteur (Preston & de Waal, 2002 :19-20).

A l’hypothèse réductionniste s’oppose une approche plus heuristique, la plus communément admise à ce jour dans les neurosciences cognitives de l’empathie, cherchant à distinguer les différents processus à l’œuvre dans nos activités empathiques et leurs relations fonctionnelles possibles.

  1. L’hétérogénéité des phénomènes empathiques

La cartographie de l’empathie affective a donc pris dans la littérature deux directions principales selon lesquelles l’empathie désigne soit (1) une réponse viscérale au comportement d’autrui à partir de signaux sensoriels soit (2) une simulation des états émotionnels d’autrui. Les mécanismes de la contagion émotionnelle et de l’empathie miroir se distinguent de l’empathie cognitive (simulation empathique, simulation-perspective, simulation à la troisième personne) par leur automaticité et leur caractère involontaire. L’empathie cognitive est en effet un phénomène endogène, c’est à dire motivé par un désir de compréhension de l’autre alors que la contagion émotionnelle est provoquée de manière exogène ; elle est causée par l’activité du cerveau des autres.

L’empathie cognitive appartient à un niveau fonctionnellement beaucoup plus élaboré que celui des manifestations physiologiques typiques à l’œuvre dans l’empathie miroir. Hugo, lycéen de 17 ans, déclare en cours de philosophie qu’à l’intercours, il s‘est fait voler sa tablette. Regardant ses camarades un à un, ainsi que son professeur, il avertit qu’il trouvera le ou la coupable et le lui fera salement regretter. C’est alors que Léopold se met à rougir et se plonge dans son Smartphone tout en se tapotant le front avec la mine de son stylo Mont-Blanc. Un témoin, Sarah, remarque sa réaction et l’angoisse l’envahit, car loin d’accuser Léopold du vol de la tablette, elle le connaît assez pour supposer que la crainte d’être accusé à tort s’est déjà emparée de lui, et le tétanise quand bien même le regard suspicieux de Hugo se porterait sur quelqu’un d’autre.

Il est évident que des niveaux d’interprétation de l’esprit plus sophistiqués que la « simple » captation de signaux sensori-moteurs sont à l’œuvre ici. Les symptômes du trouble — rougeur, tremblement, clignements nerveux, etc., ne peuvent à eux seuls avertir l’observatrice du type d’état mental dans lequel se trouve Léopold. Si Sarah parvient à éprouver de l’empathie pour lui, c’est parce qu’elle a procédé à un raisonnement inférentiel en usant de concepts mentaux, d’informations contextuelles et de normes de rationalité, le tout de façon consciente et pour partie volontaire.

  1. Le modèle perspectiviste

Face au problème de l’hétérogénéité de l’empathie, plusieurs modèles a priori ont été développés, insistant sur (a) le partage affectif, (b) l’imagination, (c) la distinction moi/autrui et (d) la dimension perspective (Coplan 2011 ; Goldie 2002). L’empathie consiste en une séquence d’imagination complexe selon laquelle l’agent simule les états affectifs et cognitifs de la personne-cible en vue de ressentir de l’intérieur ce qu’il/elle ressent. Il s’agit donc de tourner consciemment et intentionnellement sa propre perspective en vue d’imaginer être l’autre, par quoi nous partageons ses pensées, sentiments, décision et autres aspects de sa personnalité mais en distinguant nettement sa propre situation de celle de la personne visée en vue de ne pas la contaminer avec ses propres idiosyncrasies (Wispé 1986 ; Gordon 1995 ; Davis 1996 ; Stueber 2006 ; Coplan 2011). Plusieurs études empiriques attestent qu’à un niveau infra-cognitif, l’individu active un dispositif inhibiteur de la cognition autocentrée permettant d’adopter une perspective étrangère sur le monde (Carlson & Moses, 2001 ; Perner, Lang & Kloo, 2002). Une séquence empathique consiste fondamentalement à imaginer ce que l’autre ressent dans la situation qui est la sienne. Au contraire, imaginer ce que moi je ressentirais si j’étais dans sa situation peut faire figure d’empathie ou de proto-empathie à certaines conditions, en l’occurrence assez rares (Coplan 2011). L’empathie cognitive reprend les critères d’isomorphisme et de perspectivisme propres à l’attribution d’états mentaux à autrui (Piaget 1947, Goldman 1995b, Nussbaum 2001, Prinz 2007, Underwood & Moore 1982, Decety & Hodges 2006).

Il faudrait alors distinguer (Wollheim 1984 ; Goldie 2002, 2011 ; Currie 2004 ; Coplan 2011 ; Walton 2015) :

S’imaginer soi-même dans la situation de l’autre : Sarah s’imagine voir le regard menaçant de Hugo et s’imagine ce qui se passerait s’il l’accusait, ce qu’elle ressentirait.

Imaginer l’autre dans sa situation : Sarah s’imagine être Léopold et s’imagine voir le regard menaçant de Hugo, elle qui (feintivement) n’a pas confiance en elle, n’ose pas parler en public, et s’imagine ce qui se passerait s’il l’accusait, ce qu’elle ressentirait.

Imaginer la situation de l’autre : Sarah imagine que Léopold est d’un caractère inhibé, qu’il n’a pas confiance en lui et imagine alors qu’il serait sûrement tétanisé s’il était accusé du vol de la tablette.

(3) n’aboutit pas à un état affectif mais à une supposition ; (1) aboutit à un état affectif diamétralement opposé à celui de Léopold. Car que se passerait-il si Sarah se trouvait dans la situation de Léopold ? N’ayant pas les mêmes dispositions affectives que lui, elle dirait à Hugo d’aller se faire voir et qu’il n’aura pas sa tablette ; (2) correspond à l’empathie.

L’empathie cognitive équivaut à un projet épistémique (Currie 2004 ; Goldie 2002) visant à se rapprocher le plus possible de l’état affectif réel de la personne-cible, le biais égocentrique étant la situation par défaut de nos rapports aux autres (Coplan 2011). Il se peut en effet que Sarah ne veuille voir que ce qui l’arrange. En l’occurrence, plusieurs études empiriques soulignent les faibles performances de l’imagination introspective (Van Boven et al. 2005 ; 2013 ; Wilson & Gilbert 2003 ; Gutsell & Inzlicht 2010). Or il faut pouvoir appréhender affectivement autrui dans des situations psychologiques confuses, voir irrationnelles. Léopold, se dit Sarah, a peut-être un TOC et dès qu’il entend le mot « tablette » perd tous ses moyens. Sarah devrait, dans la mesure du possible, récolter les informations pertinentes — dispositions, tempérament, compétences, etc. — concernant Léopold et en faire, consciemment et intentionnellement, les prémisses de sa réplication mentale. Mais l’empathie est peut-être tout bonnement contre-productive : elle suscite en nous des sentiments désagréables qui altèrent notre jugements — Sarah déteste d’autant plus Hugo qu’il cause de l’embarras à Léopold, lui qui est si sensible, mais n’exagère-t-elle pas un peu ? Etant donné nos préférences subjectives, sociales et culturelles (Horstein 1978 ; Xu et al. 2009 ; Mathur et al. 2010), souvent partisanes, on peut même estimer qu’elle entretient notre égoïsme et notre manque de discernement (Maibom 2010 ; Prinz 2011a&b ; Goldie 2011).

Concernant les rapports entre les comportements moraux et l’empathie, les positions varient aussi en fonction précisément du cadre de référence choisi: si à un niveau infra-cognitif ou « sub-personnel », plusieurs études empiriques mettent en évidence le rôle motivationnel de l’empathie (Batson et al. 1987, 1991 ; Eisenberg 2000 ; Decety & Hodge 2006 ; de Waal 2008), il n’est pas contradictoire de reconnaître son insuffisance dès lors qu’on se place au niveau personnel, rationnel et conscient, et partant la nécessité d’un recours à des normes de rationalité et à des lois (Hoffman 1981, 2000).

Stefan Zweig, dans La Pitié Dangereuse, avertit le lecteur contre les mollesses du sentiment, « qui n’est en réalité que l’impatience du cœur de se débarrasser le plus vite de la pénible émotion qui vous étreint devant la souffrance d’autrui, qui n’est pas du tout la compassion, mais un mouvement instinctif de défense de l’âme contre la souffrance étrangère ».

  1. Les modèles hybrides

(3) Parmi les approches hybrides de l’empathie, le modèle dit des « deux voies » (« Two Routes Model »), en s’appuyant sur une approche fonctionnaliste de la simulation mentale, distingue deux niveaux épistémiques de l’empathie :

(a) l’empathie de bas niveau ou « primitive » automatique et non-intentionnelle et (b) l’empathie de haut niveau ou « imagination énactive » soumis à un contrôle cognitif (Goldman 2006 ; 2009 ; 2011).

Cette distinction recoupe les positions respectives de Hume et de Smith autour du concept de « sympathie. » Si nos pensées émotionnelles sont arrimées aux sensations corporelles, a priori elles ne peuvent s’appliquer qu’aux situations qui les ont produites, soit à l’expérience subjective. Comment dépasser le contexte immédiat de l’expérience corporelle ? La liaison structurelle avec l’imagination est une constante dans l’histoire de l’empathie. La sympathie pour quelqu’un renvoie au mécanisme par lequel « [P]ar l’imagination, nous nous plaçons dans sa situation, nous concevons comme endurant les mêmes tourments (…) » (1761/2007:24) alors même que nous pouvons ne pas approuver ses actions. Smith, comme Hume, ne réduit pas la sympathie à l’altruisme mais nie que nous puissions appréhender directement la vie affective d’autrui, d’où cette nécessité de décentrement de sa perspective vers celle de l’autre. Hume quant à lui se rapporte à l’empathie de bas niveau : la « sympathie » est une réponse directe sous-tendue par un mécanisme de résonance affective. Cependant, son utilité morale exige qu’elle soit régulée par « la délicatesse de l’imagination » (cf. Frazer 2010: 48).

  1. Les mécanismes de l’empathie

  1. Simulation off-line et co-cognition

Selon l’approche fonctionnaliste naturaliste de la simulation empathique (modèle STE), une séquence d’empathie cognitive repose sur des mécanismes de simulation processuelle (Goldman 1995c), à savoir un processus de suspension provisoire du réel, au sens où l’entrée sensorielle ne suit pas une réponse comportementale sous la forme directe d’une action motrice, mais opère « hors circuit », c’est à dire via d’autres réponses produites par la représentation de la situation d’autrui en première personne, en particulier les réponses émotionnelles. L’output décisionnel aboutit non pas à une résolution personnelle mais se trouve réinvesti sous forme d’attribution de contenu mental. La procédure est « processuelle » car non nomologique ; il s’agit d’une procédure à la première personne qui en l’espèce ne fait pas appel à des lois ou des principes théoriques et elle est naturaliste puisqu’elle fait référence à des mécanismes réels de l’organisme. Ainsi Sarah imagine être à la place de Léopold, et, moyennant des ajustements en termes de croyances, désirs, etc., entre sa situation et la sienne (Sarah, pour sa part, se fiche éperdument d’être accusé du vol de la tablette), introduit les différents types d’informations fournies (a) par le comportement de Léopold et (b) par le contexte extérieur, à titre d’inputs dans sa propre économie cognitive et laissant opérer son propre système de décision, aboutit à une représentation de l’émotion de Léopold. Le modèle STE obéit au critère perspectif selon lequel l’état initial pris comme input est la contrepartie off-line de l’état affectif de Léopold (et non pas l’état affectif réel de Sarah). Le partage affectif signifie ici que la réponse émotionnelle de Léopold a été répliquée par Sarah sous la forme d’un état « comme si », la question étant de savoir si l’output du système, à savoir l’état affectif ‘partagé’ de Sarah, est bel et bien une pseudo-émotion (Wollheim 1984 ; Walton 1990 ; Goldie 2005) ou une émotion réelle (Currie & Ravenscroft 2002).

L’introduction du concept cartésien d’introspection est liée au défi solipsiste : je ne peux attribuer des états mentaux que si je possède déjà le concept d’état mental. L’opération qui consiste à « se mettre à la place des autres », tout comme l’inférence par analogie, repose donc sur l’hypothèse d’états mentaux premiers. Comment alors puis-je faire une première entrée dans votre monde mental sans régression à l’infini ? « Il a toujours semblé plausible, antérieurement à la théorisation philosophique, que notre compréhension naïve des concepts mentaux devrait éminemment impliquer des éléments introspectifs et pas seulement causaux/relationnels. » (Goldman 1995c :94). Le recours au concept d’introspection permettrait donc de spécifier la simulation mentale par opposition à un répertoire de techniques cognitives sous-tendu par des lois. Aussi, si je suis capable de reconnaître une croyance donnée comme une croyance, c’est en vertu non pas de son caractère causal ou fonctionnel mais en vertu de ses qualités intrinsèques, quitte à ce qu’ensuite, en observant certaines régularités dans mon comportement et mon affectivité, j’acquière certains principes ou normes d’espèce théorique (cf. 4.2. infra).

Cependant, l’importance du paradigme introspectionniste selon lequel les autres ne sont que des répliques de soi dans des conditions étrangères satisfait aux réquisits de l’empathie miroir (Decety & Meltzoff 2011), mais menace la fiabilité de l’empathie cognitive au-delà des cas stéréotypiques, alors que nous sommes supposés éprouver de l’empathie pour des personnes très différentes de nous. De manière générale, le modèle STE hérite des difficultés invoquées à propos du modèle fonctionnaliste de la simulation, y compris dans sa version introspectionniste (cf. 4.3.). Par ailleurs, l’approche STE demeure assez ambiguë sur les rapports entre empathie, théorie de l’esprit et simulation mentale. Or, l’hypothèse selon laquelle l’empathie cognitive, la contagion émotionnelle et la sympathie appartiennent à des mécanismes fonctionnellement différents fait l’objet d’un certain consensus en neurosciences cognitives (de Vignemont & Singer 2006 ; Rogers et al. 2007, Smith 2009 ; Batson 2009 ; Jacob 2011 ; Decety 2010a, Decety and Cowell 2014).

La version la plus stricte de l’empathie cognitive a été proposée par de Vignemont & Singer (2006). L’empathie cognitive n’est ni une réponse affective ni une représentation abstraite mais une pro-attitude modulée par des facteurs top-down.

On dira alors que Sarah est en empathie avec Léopold ssi son raisonnement pratique répond aux conditions suivantes :

L’affectivité : Sarah et Léopold font l’expérience d’un état affectif (empathie vs interprétation de l’esprit)

La similarité interpersonnelle : l’état affectif de Sarah O est isomorphe à celui de Léopold E (empathie vs sympathie)

La chaîne causale : O a été produit en répliquant E par l’imagination

L’attribution : Sarah attribue intentionnellement O à Léopold

Le souci de l’autre : Si Sarah a de l’empathie pour Léopold, c’est parce qu’elle se préoccupe de lui et se sent concernée par son bien-être affectif.

La contagion émotionnelle et l’empathie diffèrent selon les critères (d) et (e) et d’une certaine manière (b). Les auteures fondent empiriquement la distinction contagion émotionnelle/empathie en s’appuyant sur le cas paradigmatique de la douleur. Il est communément admis que (1) la matrice de la douleur peut être stimulée en l’absence d’input sensoriel et c’est le cas, en particulier, pour les réponses empathiques à la douleur d’autrui et (2) que la matrice-douleur (pain matrix) comportent une fonction sensorielle (cortex somatosensorielle primaire et secondaire et insula postérieur) et une fonction affective (insula antérieur et cortex singulaire antérieur). La contagion émotionnelle stimulant surtout la composante sensorielle, et l’empathie surtout la composante affective, modulée qui plus est par des facteurs top-down, l’une et l’autre constitueraient deux fonctions distinctes (de Vignemont & Singer 2006 ; de Vignemont & Jacob 2012).

Les conditions (b) et (c) soulèvent plusieurs questions. Jusqu’où E et F doivent-ils être semblables ? Quel(s) critères(s) d’isomorphisme retenir, entre (1) le type d’émotion (angoisse, colère, honte, joie, etc.) (2) la valeur (négatif vs positif), (3) la dimension qualitative (intensité et durée), (4) l’objet intentionnel, (5) la dimension évaluative (objet formel de l’émotion), (6) le rôle motivationnel ?

La similitude qualitative (3) semble difficile à satisfaire. Il y a des risques pour que l’angoisse de Sarah ne soit pas aussi intense que celle de Léopold et qu’elle le serait encore moins si ce dernier n‘était pas son petit ami. Espérons qu’elle le soit un peu. Quant à la similitude typologique, elle ne suffit pas à fonder l’isomorphisme (Zahavi & Overgaard 2012). Imaginons que Sarah éprouve de l’angoisse en voyant Léopold éprouver de l’angoisse, mais parce qu’ayant caché la tablette de Hugo, elle espérait pouvoir le narguer alors qu’il s’apprête à accuser Léopold à sa place ! Or, si on admet qu’un état émotionnel possède un objet intentionnel, en plus de ses qualités subjectives non-intentionnelles alors Sarah n’éprouve pas d’empathie pour Léopold, leur émotion n’ayant pas le même objet. On peut même nier qu’une similitude en termes de propriétés phénoménales soit nécessaire pour l’empathie cognitive, au contraire de l’empathie miroir qui implique une semblance qualitative entre les deux états (Gallagher 2012a; Goldie 1999; cf. pour discussion : Michael, 2014). Le rôle motivationnel de l’émotion (6) identifie l’émotion à une disposition à l’action (Dewey 1896 ; Solomon 1993 ; Fijda 1986, 2010 ; Scarantino 2014). La colère causée par l’injuste accusation de Hugo peut inciter Sarah à s’interposer, à plus forte raison si elle a fait le coup. Nos émotions peuvent même nous dicter des conduites alors même que nous disposons d’alternatives plus fiables (Lowenstein 1996 ; Lowenstein & Lerner 2003).

La condition (c) interroge la fiabilité de la relation causale entre Sarah et Léopold, à savoir la pertinence des informations dont elle dispose à son propos. Imaginons que Léopold, au contraire de ce que pense Sarah, n’est nullement angoissé à cause du vol de la tablette mais à cause de Louise dont il attend ardemment le like sur son mur Facebook. Les conditions (a)-(e) étant réunies, la relation de Sarah à Léopold est-elle pour autant une relation empathique ? On peut estimer que leur fausseté invalide son jugement et rend caduque la relation empathique (Gallagher 2012a).

La condition (d) exige que Sarah soit consciente que c’est l’état affectif de Paul qui est répliqué, sans quoi la différence entre l’empathie et la contagion émotionnelle s’effondre. Ce critère d’attribution est toutefois contesté par les tenants d’une conception a prioriste de la simulation (Gordon 1995; 1998 ; Heal 1998). Au modèle STE s’oppose l’hypothèse co-cognitive de l’empathie (Gordon, 1995 ; Heal 1998 ; Gallagher 2012a) (cf. 4.4 infra).

La condition (e) est contestée par Goldie (1999), Zahavi (2011), Snow (2000) (cf. Michael 2014) bien qu’elle satisfasse l’intuition. Imaginons que Sarah ayant captée l’angoisse de Léopold, se sentant mal « avec » lui, s’exclame : « M’en fiche ! », est-ce de l’empathie ? Toutefois, ne pourrait-on, du moins théoriquement, envisager une conscience qui puisse capter les émotions d’autrui non par souci pour lui/elle mais par pure utilité égoïste, par hédonisme ?

La distinction conceptuelle entre l’empathie et l’attribution d’états mentaux repose sur sa dimension affective spécifiée par la condition (a). Au contraire, pour Hogan (1969) ; Hoffmann (2000) ou Darwall (2006), l’empathie subsume des attitudes pro-sociales non spécifiquement affectives, voir les fonde (Zahavi 2011 ; Zahavi & Overgaard 2014). De même, l’empathie étant en elle-même un état affectif irréductible impliquant autrui, Gallagher (2012a) rejette la condition (a) de la similarité interpersonnelle sous sa forme affective, autorisant le cas où nous ressentirions de l’empathie pour quelqu’un qui éprouve des difficultés sans qu’elles puissent être nécessairement d’ordre émotionnel mais par exemple d’ordre moral ou intellectuel, du moment que les objets intentionnels soient les mêmes.

  1. Le modèle expressiviste

 

Le modèle expressiviste rejette le paradigme de la similitude interpersonnelle et du partage affectif (Zahavi 2011, 2014 ; Zahavi & Overgaard 2014 ; Gallagher 2005 ; Gallagher & Zahavi 2008). L’empathie est une forme sui generis basique de la compréhension interpersonnelle, telle que la reconnaissance de l’altérité des autres personnes n’est pas médiée par des représentations, que ce soit l’imagination ou la simulation, ou des opérations inférentielles, mais par l’expérience vécue, une conscience en acte, non quantifiable, par quoi Zahavi entend dépasser le clivage première personne vs troisième personne ainsi que l’opposition sujet/objet. Au même titre que l’hypothèse perspectiviste, l’hypothèse expressiviste est une hypothèse a priori, qui ne se prononce pas sur la réalité physique du modèle qu’elle vise. Elle s’inscrit largement dans le courant phénoménologique — en particulier Scheler et Husserl (Gallagher & Zahavi 2008 ; Zahavi 2010) mais peut-être plus encore Merleau-Ponty. L’intentionnalité de la conscience est conçue comme une « intentionnalité opérante » c’est à dire incarnée dans le « schéma du corps » (Merleau-Ponty 1910-1911). De même, Zahavi substitue à la notion de compréhension empathique, trop riche cognitivement, celle de « perception sociale directe » (2011: 9). Quand Sarah apprend un nouveau morceau, ses mouvements se limitent à un découpage cinématique plus ou moins laborieux, et morcellent son attention, puis, au fil des répétions, son jeu, intégré, à des automatismes, devient plus fluide et plus rapide, et lui permet de se concentrer sur les propriétés expressives du morceau. En cela, l’évolution de ses capacités sensori-motrices influent directement sur son expérience cognitive. Le modèle expressiviste est-il si différent des modèles STE ci-dessus ? On se contentera d’une métaphore. Un film n’est pas fait pour être arrêté en court de route, le rythme étant partie intégrante de l’expérience esthétique qu’il autorise, et certaines informations doivent rester fugaces. La durée d’un plan est donc essentielle et sur elle repose une bonne part de nos réponses émotionnelles. En même temps, arrêter la bande permet de surmonter les défaillances de l’attention et de l’expertise ; on voit alors tout ce qu’on avait manqué. Mais voyons-nous le même film ? Le modèle expressiviste nous oppose le même dilemme : en arrêtant la bande filmique, le modèle STE dénaturerait l’expérience vécue (cf. pour discussion : Michael, 2014).

L’ « empathie expressive » est-elle empiriquement testable ? Peut-elle prétendre à expliquer causalement le comportement et faire de l’empathie expressiviste un phénomène naturel ? Conscients du problème, Gallagher et Zahavi proposent une approche naturaliste de l’empathie, via la neurophénoménologie (2008a&b, 2014 ; Gallagher & Zahavi 2007). Ce faisant, ils prennent le contrepied de la phénoménologie husserlienne, très critique à l’égard de l’étude empiriste et quantitativiste de la conscience, et proposent une version naturaliste du modèle expressiviste avec la contribution conjuguée de l’hypothèse de l’énaction, à savoir d’un sens immanent au monde biologique (cf. Varela, Thompson & Rosch 1991 ; Noë 2004) et de la théorie écologique de la perception directe et du concept d’affordance développés par J.J. Gibson (1979). L’ambition est de taille mais outre la question de la fiabilité de l’énaction et des fondements d’une perception sociale directe (Jacob 2008b, 2011 ; Schumacher 2008) se pose le problème, toujours ouvert, de l’applicabilité empirique des concepts a priori de la phénoménologie (cf. Petitot, Varela, Pachoud & Roy 1999 ; Gallagher 2012b, 2014).

  1. Empathie et esthétique
  1. Imagination, fiction et empathie cognitive

Si on admet que les conditions de possibilité de la fiction esthétique et celles des sociétés humaines sont les mêmes, à savoir notre capacité à capter les émotions des autres et plus généralement à envisager des états mentaux qui ne sont pas les nôtres, alors on reconnaîtra que la narration fictionnelle, outre ses qualités plastiques, possède une qualité épistémique fondamentale, celle d’offrir des modèles de comportements, des formes de vie mentales et sociales schématisées, des abstracta nous offrant la possibilité, par l’imagination, d’envisager des possibles sociaux et psychologiques. De fait, nous exerçons notre imagination pour des personnages de roman comme pour des personnes réelles (Currie 1995b, 1995c, 2002 ; Walton, 1990, Goldman 1995b, Harris, 2000). Toutefois, il existe un certain désaccord sur la possibilité d’un rapport empathique aux personnages de fiction. Coplan (2004, 2006), Currie (1995a&b), Currie & Ravenscroft (2002), Gaut (1993, 1999, 2010), Neill (1996), Smith (1995) et Grodal (1997) admettent que l’empathie-perspective avec des personnages de fiction est possible, voir souhaitable, au contraire Carroll (1990, 1998, 2012) estime que notre expérience émotionnelle de la fiction ne repose pas sur le partage affectif, ni ne nécessite l’adoption du point de vue du personnage ou même la simulation, sauf cas particulier. Autrement dit nous réagissons aux scènes par la peur, la joie, l’excitation et pouvons avoir de la sympathie ou de l’antipathie pour un personnage, mais les informations dont nous disposons à son propos ne sont pas assez précises pour que l’empathie soit possible. De l’aveu de l’auteur, la raison en est surtout l’hétérogénéité et le manque de consensus autour du concept d’empathie (2012 :330), ce qui a priori n’est pas pas insurmontable.

L’empathie basique et ses proto-phénomènes (contagion émotionnelle, mimique moteur et résonance sensori-motrice) restreignent quant à eux le champs de l’esthétique aux représentations visuelles, la littérature n’offrant aucun indice sensoriel direct sur lequel fonder notre imaginaire : pas de son, pas d’image. La danse, le théâtre, le cinéma comme la peinture et la photographie autorisent au contraire des « imaginaires perceptifs » (Currie 1995b: 182), ce qui limite l’imagination du spectateur par rapport au lecteur tout en préservant son expérience de l’indétermination. Un roman, de par son statut descriptif, autorise quant à lui des « imaginaires symboliques » puisqu’il ne peut pas nous introduire directement dans son espace fictionnel, l’expérience du roman étant une expérience fondée sur notre maîtrise des symboles du langage naturel. Il faut donc disposer d’un savoir normatif pour partager la culpabilité de Raskolnikov, alors qu’il suffit de voir le visage de Peter Lorre pour partager la terreur de M le Maudit à l’approche de ceux et celles venus le lyncher.

  1. L’enracinement esthétique de l’empathie-miroir

  1. Vischer et la physiologie de l’art

Animé par un certain scientisme teinté de moralisme mais insistant tout autant que les Romantiques sur l’intériorité, les travaux de Robert Vischer (1847-1933) témoignent assez bien des difficultés soulevées par un phénomène en apparence simple : l’art possède un puissant impact affectif alors qu’il est un « simple » objet.

Le projet de Vischer consiste, comme tout esthéticien allemand à cette époque, à pouvoir expliquer notre expérience des œuvres d’art indépendamment de leur contenu. Vischer s’appuie sur la théorie optique de l’époque, une approche mécaniste de la perception, selon laquelle les « sensations visuelles » sont le résultat causal d’une impression des objets extérieurs sur le nerf optique. Mais une expérience esthétique n’est pas une sensation (Empfindung), c’est un sentiment (Gefühl), au sens qu’en donnait la classification phénoménologique de Wilhelm Wundt (1832-1920), en distinguant la « sensation sonore » du « sentiment sensoriel » (Wundt, 1886: p.525), autrement dit le percept de sa qualité phénoménale ou qualia. Comment de la vision désagréable d’un soldat blessé, pour reprendre un de ses exemples, passe-t-on d’un sentiment véritablement humain, tel que l’horreur, l’effroi, la douleur  qui ne sont pas réductibles au simple produit du circuit physiologique ? Pour Vischer, la sensation de soi (Selbstgefühl) doit pouvoir aboutir à « un sentiment partagé du genre humain » (Mitfühlung), autrement dit, la sensation de déplaisir ainsi produite, pour autant qu’elle fasse « vibrer » l’humanité en moi, devient un sentiment véritablement empathique, manière d’inscrire en quelque sorte dans la chair la seconde formule de l’impératif catégorique.

Cependant, on ne voit pas comment cette théorie pourrait expliquer des sentiments tels que la cruauté ou la vengeance, des sentiments d’humanité non sympathique. La sensation de voir un soldat à l’agonie ne pourrait-elle susciter une sensation de dégoût et aboutir à un sentiment de plaisir ? Après tout, un soldat a toujours des ennemis. S’il faut aller chercher derrière le lyrisme et la métaphore, Vischer relève néanmoins deux aspects que retiennent les neurosciences cognitives contemporaines: d’une part, l’empathie ne s’adresse pas exclusivement à mes semblables mais aux animaux d’autres espèces, ainsi qu’aux objets inanimés, et d’autre part, ce mécanisme s’effectue par le biais d’une « imitation inconsciente ». Malheureusement, il faut bien admettre que les exemples retenus par Vischer relèvent davantage d’un anthropocentrisme que d’un quelconque mécanisme d’imitation. En outre, l’idée parfois défendue que sa théorie psycho-physiologique aurait esquissé un lien fonctionnel entre sensation visuelle et fonction motrice outrepasse les limites de la lecture attentive. Vischer ne parle que du mouvement de l’œil, rien d’autre. Aux théories neuroesthétiques visant à expliquer l’expérience de l’art en termes de réponses empathiques et de simulation incarnée, et plus d’un siècle avant elles, Vischer aura malgré tout donné rétrospectivement un troublant écho.

iii. Empathie et esthésis

Dans le sillage de Lipps et de Titchener, l’approche « neuro-simulationniste » (NS) vise à fonder une approche empirique de l’empathie. Elle a aussi le mérite de rappeler son enracinement esthétique, mais devrait-on parler plutôt d’esthésique, la vision d’une œuvre étant réduite à des effets somatiques et viscéraux immédiats. En outre, leur pertinence se limite à des représentations naturellement génératives (Schier, 1986) à savoir des images dont le contenu est identifié sur la base de nos capacités recognitionnelles ordinaires.

Dans le sillage de Gibson, Lopes (2004 :189), ou encore Currie (2011), envisage le mécanisme de résonance motrice entre le spectateur et les dépictions en recourant aux neurones canoniques. Il distingue ainsi la dimension descriptive de l’image à sa dimension directive : percevoir un objet manipulable équivaut à saisir directement des affordances de cet objet (Gibson 1979). Les neurones canoniques s’activent en effet lors de l’exécution d’une action. La perception de l’objet ne fournit donc pas seulement des informations visuelles sur cet objet mais un savoir moteur immédiat relatif aux actions permises par cet objet. Au concept de vision perceptive, il faudrait donc ajouter celui de vision motrice.

Le pouvoir empathique des images serait donc lié au mécanisme par lequel un spectateur simulerait les événements corporels (mouvements, postures, altérations par mutilation par ex.) représentés dans l’œuvre afin d’en recueillir les effets sensoriels et des images. L’approche de David Freedberg et Vittorio Gallese (2007a&b) est plus ambitieuse. Elle a pour base empirique d’un part les « neurones miroir » (NM) et d’autre part, les neurones canoniques (NC), qui non seulement permettraient aux agents de saisir la signification d’une action en activant soi-même une représentation motrice de cette action mais constitueraient un véritable système de partage émotionnel direct entre soi et les autres (Rizzolatti, Forgassi & Gallese 2001, Gallese et al. 1996, Rizzolatti & Craighero 2005) Si le mécanisme de résonance motrice s’applique aux émotions, alors on devrait supposer que la perception de comportements émotionnels, comme voir une expression de peur ou de dégoût, active chez l’observateur les processus sous-jacents à l’expérience de cette émotion en première personne (cf. 5.1.)

L’expérience esthétique des œuvres d’arts visuelles est ainsi assimilée à un processus empathique incarné neuralement, soit, un mécanisme de « résonance motrice », nous permettant non seulement de réagir émotionnellement aux contenus des œuvres, mais aussi, dans certains cas, de saisir, par un processus de rétroaction, les intentions ayant présidé à l’exécution de l’œuvre (Freedberg &Vittorio Gallese 2007a&b). La vision d’image enclencherait un processus de simulation motrice ayant des effets sensoriels au niveau des parties du corps (de l’observateur) normalement engagées dans l’exécution de ces actions intentionnelles. Le système-miroir est en effet supposé être neutre sur l’existence ou non du mécanisme à répliquer. Ce peut-être une personne réelle, comme un personnage virtuel, lequel n’a pas d’activité cérébrale (Goldman 2009).

Le bénéfice pour l’expérience esthétique serait lié aux conséquences sensorielles et émotionnelles de la simulation d’action concomitante à la vision des œuvres. L’observation des mutilations des corps représentées dans Désastres de la guerre de Goya ou encore la tension des muscles des Esclaves de Michel Ange engendrerait une réponse physique circonscrite par les parties du corps ciblées par la représentation. L’image des lacérations assortie à la sensation de douleur qu’elles impliquent fonctionnerait comme des stimuli visuels susceptibles d’activer une simulation motrice relative aux régions corporelles normalement associées à cette douleur.

Certains genres filmiques — le gore et la pornographie — sont même exclusivement destinés à produire chez le spectateur des sensations par procuration, à savoir des sensations produites non pas par l’action effective ou la réalisation de gestes responsables causalement des sensations en question mais par des représentations d’actions. Ainsi, les mécanismes miroir permettraient d’expliquer l’expérience de la pornographie et ses effets physiologiques. L’excitation sexuelle du spectateur/trice serait causée par une réponses affective à des stimuli, associés aux composantes visuelles et sonores des films. En exagérant les parties du corps par le gros plan (associés le plus souvent à des choix morphologiques bien particuliers), par l’emploi répété de gestes tactiles d’espèce diverse, le porno, relativement aux préférences du spectateur/trice, stimulerait des représentations d’actions sexuelles. Or, l’action des autres étant éprouvée comme étant mon action, l’excitation ne serait que le profit sensoriel de cette réplication interne, viscérale et motrice, de l’activité sexuelle de quelqu’un d’autre (Ponsetti et al. 2006). Cependant, on peut estimer que si les NM sont réellement impliqués dans l’expérience du porno, les NC sont peut-être plus déterminants encore (cf. Pour une analyse, Morin 2007).

L’approche neuroscientifique de l’esthétique, en insistant sur l’implication du système moteur dans l’expérience visuelle, conduit à une refonte des catégories artistiques, par exemple entre la danse et la peinture ou la photographie. Ainsi, regarder des personnes danser ne consisterait pas seulement à les voir mais aussi, en un sens, à danser avec eux (Calvo-Merino et al., 2005).

Ce processus de simulation motrice diffère du mécanisme de la contagion émotionnelle, au niveau notamment du résultat final du processus de réplication qui dans le cas de la contagion revient à exécuter soi-même l’action observée. Comme la mimique moteur, la contagion émotionnelle est un processus exogène et pré-reflexif tel que l’émotion d’autrui est éprouvée comme étant la sienne propre. Les images fortement génératives comme le cinéma ou la photographique et des techniques comme le gros plan facilitent le mécanisme de la contagion émotionnelle en ciblant l’attention du spectateur sur le visage de l’acteur/actrice et en augmentant l’intensité des sensations visuelles (Smith 1995 ; Plantinga 1999 ; Coplan 2006).

Un même mécanisme ne saurait toutefois à lui seul expliquer les effets esthésiques, au demeurant fort différents, des expressions faciales représentées dans Persona (Bergman 1966), Faces (Cassavetes, 1968) et dans la série gore des Saw, particulièrement hard-core. L’approche neuroesthétique, outre celles spécifiques à l’hypothèse de Freedberg & Gallese, hérite des difficultés de l’hypothèse neurosimulationniste en général, concernant notamment l’« automaticité » supposée du mécanisme de résonance affective et l’influence des composantes top-down (voir 5.1. infra). Partisan d’une approche de l’empathie comme réponse sensorielle directe à des stimuli, Plantinga reconnaît lui-même l’influence importante des facteurs non filmiques – facteurs dispositionnels et biais cognitifs, en termes de classes sociales, de genre, etc. – sur nos réponses émotionnelles (2009:4-5).

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