L’alliance thérapeutique dans les psychothérapies
L’alliance thérapeutique dans les psychothérapies. Contrat ou pacte ?
Ludovic GADEAU – Université Grenoble-Alpes, France
Pour citer cet article :
Gadeau, L (2013). L’alliance thérapeutique dans les psychothérapies : contrat ou pacte ? Santé mentale, 181, 52-58.
Condition nécessaire pour toutes psychothérapies, l’alliance thérapeutique reste un lien complexe à engager et à définir. Elle peut être pensée suivant deux formes paradigmatiques, le contrat et le pacte, la première pouvant mener à la seconde.
Une certaine diversité existe dans la manière d’entreprendre une psychothérapie, complexifiée par le grand choix des pratiques. Cependant, d’emblée, une question est commune : qu’est-ce qui assure le maintien du patient à son traitement, notamment en son début ? Et à l’inverse qu’est-ce qui provoque sa rupture ? De quoi est fait ce tout premier lien qui offre un fil invisible et pourtant consistant entre le patient et le psychothérapeute ? Élisabeth Geblesco (2008) la pose ainsi à Lacan dans le décours de son contrôle avec lui en 1977 : « Quel est cet aspect qui est en rapport avec l’être même de l’analyste, qui le fait par exemple choisir par l’analysant ? Quand des gens viennent me trouver en vue d’entreprendre une analyse, je les envoie toujours, après la prise de contact des premières séances, trouver un confrère pour éprouver leur transfert. Quelques-uns ne reviennent pas, et c’est tant mieux, car leur analyse n’aurait pas marché, mais la majorité revient, pourquoi ? Certes, il y a un élément narcissique important, mais il n’y a pas que cela, me paraît-il. Alors ? » « C’est une question importante que vous posez là », renvoie laconiquement Lacan (Geblesco, 2008).
Le socle
Si, pour certains analystes, la question du transfert englobe toutes celles sur le lien psychothérapique, tout ajout de concepts relationnels n’apparaissant utile ni pour la clinique ni pour la théorie (Brenner, 1979), la notion d’alliance thérapeutique a cependant acquis une importance grandissante au regard de son rôle dans la prédiction des résultats thérapeutiques (Horvath & Bedi, 2002), qu’il s’agisse de cure type ou de psychothérapies (Norcross, 2002).
Épistémologiquement, la notion d’alliance thérapeutique est en partie venue répondre à l’abrasion théorico-clinique du concept de transfert que le discours sur les pratiques thérapeutiques avait tendance à ramener à la simple dimension de la relation patient-thérapeute (Sandler, Dare, Holder 1975 ; Ménéchal, 2000).
Mais trois autres moteurs sont sans doute à prendre en compte dans le développement de cette notion :
– celui des échecs thérapeutiques, notamment de début de traitement,
– celui plus récent encore des injonctions de soin,
– celui des patients se présentant comme dépourvus de demande ou dont les demandes sont colorées de consumérisme. Ce troisième moteur est à mettre en lien avec ce que l’accélération de la modernité imprime comme modifications au développement et au fonctionnement psychique (Melman, 2002, 2009 ; Lebrun, 2007 ; Gadeau, 2010, 2013).
On peut admettre que tout psychothérapeute cherche à s’assurer que le processus thérapeutique engagé aille à son terme. Dès lors, une des dimensions communes à toute thérapie en matière d’alliance thérapeutique relève de la nécessité d’accrocher le patient à son traitement. Cette préoccupation est essentielle puisque le risque de l’arrêt du soin par le patient, notamment au début, est important. À titre d’exemple, la fréquence des ruptures de soin en pédopsychiatrie a été estimée à 45 % par Fombonne (1990). C’est sans doute pourquoi tous les cliniciens accordent intuitivement beaucoup d’importance au premier entretien (Horvath 1994).
C’est aussi une des raisons qui a amené Freud à évoquer la nécessité d’un lien spécifique maintenant le patient attaché à son traitement (Freud 1913), où se mêlent motivation, désir de guérir, soumission à la règle de libre association. Il s’agit pour Freud d’une dimension non objectivable du transfert, ou en marge du transfert, qui correspond à la motivation nécessaire du patient pour collaborer avec l’analyste (Freud 1912, 1913, 1920) et à l’établissement d’un « pacte analytique » (Freud, 1938) dans lequel, en contrepartie de la libre disposition du matériel psychique apporté par le patient, et à partir du clivage du moi (Freud 1920), le thérapeute met tout en œuvre pour lever le refoulement et ouvrir l’accès au matériel inconscient. Ce lien à construire et à nourrir ne doit pas faire l’objet d’un travail interprétatif, mais au contraire constituer une sorte de socle nécessaire. Collaboration et pacte sont donc des termes précurseurs de l’alliance thérapeutique dont Freud a souligné l’importance dans la relation patient/thérapeute.
Ingrédients d’une bonne alliance
Mais la recette d’une « bonne alliance », dont les thérapeutes pourraient faire l’apprentissage, existe-t-elle ? Henry et al. (1993) ont cherché à savoir si une formation à l’alliance thérapeutique pouvait améliorer la relation des thérapeutes à leurs patients. Or, les résultats de cette recherche ont montré l’inverse de ce qui était attendu, soit une détérioration de la relation thérapeute/patient après formation [1] L’étude de Henry et al. a mis en évidence des résultats paradoxaux : les thérapeutes qui appliquaient le mieux la méthode étaient ceux qui obtenaient les moins bons résultats en matière d’efficience thérapeutique. Cette étude suggère deux hypothèses : l’activité de contrôle nuit à l’efficience de l’alliance thérapeute, et/ou ce qui sert à qualifier et évaluer l’alliance, à partir de critères objectivables, ne l’évalue pas correctement.. Cela invite donc à envisager l’alliance thérapeutique comme une donnée qui ne peut se contrôler ou se décréter, et qui résulte bien davantage d’un subtil accordage entre le thérapeute et son patient. Cet accordage n’implique pas le maintien de l’alliance, tout au long du processus thérapeutique, à un niveau constant. Il exige ainsi une souplesse de la part du thérapeute, qui ne peut donc s’enfermer dans une procédure relationnelle préétablie. On peut en effet considérer l’alliance thérapeutique comme un mouvement d’ajustement réciproque, où le lien doit pouvoir se tendre sans se rompre. Apprendre à créer intentionnellement une bonne alliance avec le patient présente alors le risque d’installer un lien trop rigide ; et cette rigidité, incompatible avec les nécessaires écarts entre le patient et son thérapeute, pourrait provoquer une rupture au premier aléa de la relation, ou au contraire une aliénation du patient au désir ou aux expectatives du thérapeute.
Le souci de ne pas enfermer le thérapeute dans une procédure figée semble présent dans les critères mis à jour par l’équipe de Lausanne (Despland, Zimmermann, de Roten, 2006 ; Despland & de Roten, 2009) pour guider le développement d’une alliance constructive avec le patient :
– un ajustement entre contenance et exploration ;
– une bonne correspondance entre le type de défense du patient mis à jour par le thérapeute et les défenses effectives manifestées par le patient ;
– une bonne correspondance entre le contenu des interprétations et le conflit relationnel central dont souffre le patient ;
– une bonne capacité du thérapeute à amener à la conscience les conflits sous-jacents entre les éléments évoqués, mais non reconnus par le patient (de Roten et al., 2007).
Ces quatre critères, repères pour le thérapeute, mettent en évidence la nécessité pour lui d’adopter une attitude souple et constamment sensible aux effets de ses interventions sur le patient. Les chercheurs de Lausanne soulignent que, du point de vue du thérapeute, ce n’est pas l’adaptation directe de ses interventions au niveau perçu de l’alliance, mais bien l’adéquation de ses interventions en fonction des caractéristiques dynamiques du patient qui favorisent l’établissement et le maintien d’une bonne alliance thérapeutique. En montrant l’importance de l’ajustement du thérapeute aux conflits et aux défenses du patient, ils invitent également à entrevoir une facette peut-être plus spécifique aux interactions thérapeutiques analytiques (Despland et al. 2006).
Mais ces façons de concevoir l’alliance thérapeutique, si elles contiennent assurément des éléments communs à toute pratique psychothérapique, font apparaître également une orientation positiviste dans la conception de la relation patient-psychothérapeute dont on peut légitimement se demander si elle est généralisable et transversale à toute pratique. Nous suggérons que l’alliance thérapeutique ne saurait se définir seulement par une approche positive dans laquelle l’alliance à établir entre le patient et le thérapeute (ou le processus) se nourrirait d’éléments à ajouter (explicitation, négociation…). L’alliance trouve à s’établir tout autant à partir d’une opération de soustraction, sur du en moins. Des comportements, des conduites, des réactions ou des mécanismes psychiques d’une ligne sémantique de l’ordre du retrait, du refus, de la frustration, de l’attente… peuvent à notre sens également contribuer à l’alliance thérapeutique.
Dans le champ de la clinique, toute approche dichotomique constitue le plus souvent une réduction excessive de la réalité. Cependant, la proposition envisagée ici consiste à mettre en avant, au-delà de composantes communes, des spécificités de l’alliance thérapeutique au regard de modèles psychothérapiques fortement différenciés. Nous envisageons de questionner ce qui, derrière la dimension transversale de l’alliance thérapeutique, peut se constituer comme différence entre les pratiques psychothérapiques, c’est-à-dire comme facteur spécifique propre à chaque technique.
En mettant en regard les thérapies orientées par les théories de l’apprentissage et les psychanalytiques, il semble possible d’éclairer les conceptions de l’alliance thérapeutique à travers deux modèles implicites, celui du contrat et celui du pacte, modèles renvoyant respectivement et peu ou prou aux approches cognitivo-comportementales d’un côté et psychanalytiques de l’autre.
Contrat ou pacte ?
Nous distinguerons donc deux formes paradigmatiques de l’alliance thérapeutique, l’une se situant du côté du contrat, l’autre du côté du pacte, en présentant une orientation tendancielle des pratiques.
– Étymologie. Contrat vient du latin contrahere, « resserrer ». Il s’agit de rassembler, réunir entre elles deux personnes par un certain nombre de règles qui les engagent, dans une relation synallagmatique (réciproque) ou au contraire asymétrique. Le contrat comporte une certaine transparence, une explicitation des règles, une sorte de version réalitaire et objectivable de ce qui rapproche les contractants.
La notion de pacte, pactum, renvoie, elle, à quelque chose de plus flou, de moins circonscrit, de moins élaboré entre les contractants [2] C’est le cas notamment dans le droit romain dont la notion de pacte nu, par exemple, renvoyait à des conventions auxquelles le droit civil n’attachait aucune action., et qui voisine avec les idées de promesse, de parole, d’arrangement, en vue de faire la paix (pasciscor). Derrière la notion de pacte apparaissent la tension, l’opposition, voire la violence qui colorent ou régissent les liens entre les personnes [3] Le texte biblique fait apparaître assez clairement combien le pacte d’alliance que Dieu propose à l’Homme se trouve lié en son origine même à la violence destructrice. Dieu, comme sidéré par le débordement de rage qui l’a porté à ensevelir la terre sous les eaux, fait don de son pouvoir sur la création à l’Homme lui-même (Gadeau, 2002)..
– Temporalité. Le contrat est assorti d’une durée, consommable et reconductible, le pacte lui se fonde sur un autre rapport au temps, proche de l’atemporalité de l’inconscient : pas de durée établie a priori, un horizon temporel sans limites fixées.
– Liaison. Par le contrat, à partir d’un état initial fait de différences entre patient et thérapeute, on se lie sur la base du « même », du commun, de l’accord positif. Les liaisons présentent un caractère essentiellement bijectif, symétrique. Dans le pacte, la liaison s’élabore sur la base de différences, de contradictions peut-être, qu’il faut rendre actives. Les liaisons s’organisent à partir d’un champ de forces et non à partir d’éléments facilement répertoriables. Il s’agira de produire de la différence, de l’écart dans la liaison, favorisant le repérage de la répétition de l’identique (de M‘Uzan, 1970).
– Identification. Du point de vue du mécanisme identificatoire, l’alliance thérapeutique se nourrirait d’abord d’identifications attributives, avant que les liens identificatoires ne deviennent réflexifs. Par l’identification attributive, le patient croit reconnaître chez cet étranger qu’est d’abord le thérapeute des caractéristiques (pensées, mots, traits de fonctionnement, voix…) qu’il rapporte à lui-même (à ses attentes, à ses besoins, à ses angoisses) de sorte que cet étranger et de façon extensive l’espace de la rencontre psychothérapique comportent une part de familiarité, de connu, ou encore quelque chose répondant à une attente plus ou moins explicite, rendant la situation plus supportable ou rassurante.
Tester le thérapeute
Ainsi cet homme qui, dans les entretiens préliminaires, se présente comme père de deux enfants précoces intellectuellement, lui-même ayant été un enfant précoce et souffrant d’importantes difficultés de relations tant amicales que professionnelles. Il est chercheur dans un laboratoire pharmaceutique, mais ne peut collaborer qu’avec très peu de monde. Dans les échanges, qu’ils soient scientifiques ou amicaux, il ne sait jamais où situer la nature de l’échange ni sa place. Très fréquemment, il se retrouve pris dans des joutes intellectuelles agressives desquelles il sort le plus souvent victorieux. Si cet investissement intellectuel fait défaut, il se met délibérément en marge, démuni qu’il se sent de la capacité d’investir les échanges qui lui semblent sans consistance parce sans enjeu « cérébral ». Tout à la fois, il envie et méprise ceux qui échangent des banalités et même y prennent un certain plaisir, et lorsqu’il s’y essaie lui-même il sent que le ton mal ajusté de sa voix trahit une forme de malaise et même de fausseté. Les entretiens préliminaires seront pour lui l’occasion de s’assurer que l’être du thérapeute « saura » faire face à sa propre « machine » intellectuelle, « saura » ne pas donner prise à la jouissance de la joute intellectuelle, « saura » se soustraire à l’usage de représailles si toutefois il se montrait blessant, « saura » contenir son besoin de confrontation pour exister, le mettra en somme en condition d’être élevé à la hauteur du commun (castré donc) avec la réserve (c’est-à-dire une exigence contenue et contenante) qu’un parent attentionné devrait accorder à cet enfant précoce qu’au fond il est resté.
Dans l’identification au sens réflexif du terme, c’est-à-dire l’identification primaire chez Freud (1921) le patient s’identifie à un trait de fonctionnement ou à une qualité du thérapeute. L’identification réflexive est donc le produit d’un lien déjà constitué, quand l’identification attributive en constitue un élément conditionnel.
Ce qui nous intéresse ici, c’est bien l’identification attributive. Sur le versant « contrat » de l’alliance thérapeutique, l’identification attributive peut être favorisée par les éléments négociés, par l’établissement d’une continuité entre le patient et le thérapeute fondée sur la pensée rationnelle, la définition d’objectifs, les moyens convenus pour y parvenir, ou encore la congruence entre les personnalités du thérapeute et du patient (Taber, Leibert, Agaskar, 2011)… Une alliance thérapeutique s’organisant sur le versant « pacte » supposerait du côté du thérapeute d’avoir, paradoxalement, à maintenir ou soutenir une solution de continuité [4] Au sens mathématique du terme, c’est-à-dire une discontinuité dans la continuité. acceptable pour le patient. La construction du lien thérapeutique est faite de retenue, de neutralité, de distance suffisante. Le lien ne se construit pas sur la satisfaction des demandes du patient, mais au contraire sur la réserve à les satisfaire, sur une forme de restriction, de suspension, voire de soustraction prenant forme de retrait, de refus. La notion de pacte narcissique constitue une traduction clinique de cette opération négative (Gadeau, 2002).
« J’ai besoin d’être bousculée »
Une patiente, dans un premier entretien, rapporte qu’elle a, peu de temps auparavant, entamé un travail ailleurs, mais l’a interrompu après quelques séances. Elle ressentait sa psychothérapeute comme bienveillante, l’encourageant, validant ses pensées et ses projets, soutenant ses propres analyses introspectives. Pourtant, elle éprouvait un malaise de plus en plus grand. C’était finalement cette forme de bienveillance qui l’insupportait. Elle avait, en fait, besoin de sentir une pensée et une présence qui la déloge de ses « certitudes », qui lui donnent le sentiment d’une rupture possible avec son mode de fonctionnement. « J’ai besoin d’être bousculée », finira-t-elle par dire. Un volet de la thérapie fera plus tard apparaître l’asservissement psychique dans lequel elle se sentait prise dans la relation imaginaire à sa sœur jumelle, et le poids de la soumission inconsciente à la parole (prescriptive et proscriptive) de son père. Cette patiente fonctionnant en faux self, on comprend que tout indice venant de l’analyste et vécu comme soutenant tel ou tel aspect de son fonctionnement, ne pouvait que produire des effets délétères sur le lien thérapeutique. Ces indices étaient interprétés par elle comme « preuve » de ce que le thérapeute prenait pour juste l’image fausse qu’elle donnait d’elle-même et donc ne faisait pas autrement que tous ces autres qu’elle (en faux self) croisait dans son existence.
À partir du modèle théorique de Bordin [5] Bordin différencie trois dimensions : les liens (développement d’un attachement interpersonnel positif entre le patient et le thérapeute incluant confiance et respect mutuels), les tâches (perception par chaque partenaire de la pertinence et de l’efficacité des tâches de la thérapie, ainsi que le partage d’une responsabilité dans leur exécution) et les objectifs (compréhension, validation et acceptation par les deux partenaires des objectifs de changement de la thérapie). (1994) ou des études de mesure de l’alliance thérapeutique (Horvath & Luborsky, 1993), on peut suggérer que l’alliance thérapeutique sur le versant contrat privilégierait les tâches et les objectifs, ou encore la collaboration, tandis que sur le versant pacte dominerait la dimension du lien interpersonnel, de l’attachement, de l’amour/haine engagés dans le transfert. Le pacte analytique apparaît comme comportant un double implicite selon S. de Mijolla-Mellor (2009). Il repose sur une exigence très lourde : pouvoir se laisser aller à l’amour du côté du patient tout en acceptant que le thérapeute y réponde en dérivant l’amour vers la construction d’un projet commun, soit la découverte de la vérité inconsciente du sujet.
Les caractéristiques générales de l’alliance thérapeutique sur chacun des versants peuvent être présentées sur un mode opposé (voir tableau), même si la clinique ne se laisse assurément pas enfermer dans des cases. Pour nuancer, j’invite à considérer ces dimensions contrat/pacte comme définissant un continuum polarisé, de sorte que dans la pratique, les forces qui déterminent la position du curseur sont déterminées en partie par le paradigme promu par le psychothérapeute, mais aussi par son style et par les modalités de fonctionnement psychique du patient.
Du contrat au pacte
Une patiente entreprend une énième démarche psychothérapique. Elle a derrière elle un long passé de prises en charge : une psychanalyse durant plusieurs années qui a, selon elle, « tourné en rond », puis diverses tentatives auprès de thérapeutes dont l’éclectisme, voire l’exotisme, le dispute à la diversité. De toutes ces démarches, elle considère n’avoir obtenu qu’un bénéfice faible, peut-être celui de ne pas avoir sombré dans le désespoir. De quoi souffre-t-elle ? De n’avoir de désir que pour des hommes qui n’en ont pas pour elle et de n’avoir plus de désir pour les hommes qui commencent à s’intéresser à elle. Elle se décrit comme une « prédatrice » qui jouit de consommer les hommes se prêtant au jeu d’une séduction de l’instant. Mais elle craint de finir sa vie seule, sans liaison durable et solide sur laquelle elle pourrait fonder un couple ou une famille. Durant la première année de cette nouvelle psychothérapie (en face à face), aucune intervention du thérapeute ne lui semblait compréhensible ou profitable, sauf les interventions auxquelles elle accordait un caractère factuel, celles qu’elle pensait pouvoir convertir en action dirigée, en plan de conduite, comme s’il s’était agi de conseils ou de recommandations qu’elle pourrait juger sur pièce. Elle recevait les autres interventions en les déformant de façon telle qu’elles finissaient par apparaître comme absurdes, vides de sens, ou incompréhensibles. Son investissement transférentiel s’apparentait au transfert paradoxal décrit par D. Anzieu (1975). Chaque séance fonctionnait comme isolée des précédentes, le lien devant se reconstituer et s’éprouver à chaque nouvelle rencontre. Bien que les fantasmes les plus crus aient pu être facilement confiés (exhibés serait plus juste pour rendre compte du mode d’exposition), la pensée très rationnelle et contrôlée de la patiente n’accordait aucun vagabondage imaginaire, aucune véritable libre association qui ferait surprise. Dans le même temps, la patiente multipliait les oublis (sans pouvoir/vouloir les questionner). Au début, c’était des erreurs d’agendas, puis de paiement de sorte que se révélait progressivement en acte une sorte d’intention cachée, celle de vérifier la fiabilité de l’étayage, mais aussi la probité du thérapeute. Ces actes manqués diminuèrent en fréquence le jour où le thérapeute téléphona à la patiente pour l’informer qu’elle avait réglé en fait une séance de trop, alors qu’il avait pensé l’inverse au moment du paiement et qu’elle disait ne pas être sûre de ce qu’elle devait. Sans pouvoir (se) le dire, la patiente redoutait d’être manipulée et que le thérapeute n’abusât de la confiance qu’elle désirait pourtant mettre en lui. Cette confiance nouvellement installée, la patiente commença à entendre autrement les interventions de l’analyste, à les vivre comme non dangereuses (sans les accepter pleinement cependant), à cesser de les traduire sur un mode praxique susceptible d’une « validation immédiate ». Pour cette patiente, le curseur du lien avait ainsi sensiblement glissé du « contrat » au « pacte » et ouvert l’espace à un transfert moins paradoxal. Plus tard, elle essaya à de multiples reprises d’éprouver la position de réserve du psychothérapeute en cherchant à négocier le paiement de séances manquées, à établir de nouvelles règles de fonctionnement (qui se présentaient en fait comme des non-règles), en exigeant du thérapeute qu’il s’installât dans une relation plus symétrique d’échanges. Si le thérapeute avait un tant soit peu cédé à ces demandes pour le confort ou l’agrément supposé de la patiente, le processus psychothérapique eut perdu, dans le mouvement même, son principal levier. Sans en avoir pris la mesure, elle consommait les thérapeutes comme les amants, cessait d’investir les thérapies dès qu’elle estimait en avoir fait le tour, c’est-à-dire avoir obtenu des thérapeutes un nouveau contrat…
Transfert et alliance, les deux faces du lien psychothérapique
Cette distinction que nous opérons entre alliance-contrat et alliance-pacte n’a son plein sens, le plus souvent [6] On voit que ce n’est pas le cas pour la patiente précédente., qu’en début de traitement. Elle perd de son intérêt lorsque le travail analytique est bien avancé et que les risques de rupture thérapeutique s’éloignent.
Le transfert (Uberträgung) est une affaire de transport, de déplacement, de transmission, mais aussi de répétition. Son essence est dans le mouvement qui déporte et répète un mode de relation. Il n’est pas cette relation, il en est le transfert. Quelque chose se déplace à l’insu du sujet, change de lieux et de temps, passe d’un contexte où la chose est attendue, à un où elle est inattendue. C’est un « quiproquo à contre-temps », comme l’appelle joliment Michel Neyraut (1974), autrement dit, quelque chose qui est à fois familier au sujet parce que de l’ordre de la répétition et qui cependant fait surprise parce que cela lui échappe. Ce peut être une pensée, un mot, une image, une intention à peine esquissée, une liaison représentative, dont le sens échappe au sujet et qui pourtant le représente. S’il accepte que ce qui est dit, pensé, imaginé ne peut être repris, à charge alors pour lui d’admettre que ce mot, cette pensée, cette image le représentent, bon gré mal gré. Cette non-maîtrise de la pensée, de la parole, c’est la condition du transfert. Cette ouverture à l’inconnu, à travers l'(auto)interprétation, permet de dénouer le lien imaginaire et les identifications réflexives qui alimentent le lien du patient au thérapeute. Ce lien libidinal oscille de l’amour à la haine. Mais ce travail exigeant dans lequel le sujet se risque suppose une mise en sécurité suffisante, une confiance dans le thérapeute que traduit l’alliance-pacte thérapeutique et dont l’analyse du contre-transfert est sans doute la garantie première. C’est aussi en ce sens que l’on peut comprendre l’idée formulée par M. Neyraut selon laquelle le contre-transfert antécède le transfert.
Cadre et processus
La différenciation entre cadre et processus (Bleger, 1979) permet de situer l’alliance-pacte du côté du cadre, et le transfert du côté du processus thérapeutique. Le cadre présente un plan matériel, organisant la rencontre (lieu, horaires, durée, rythme, paiement, objectifs et durée du traitement…) mais aussi un plan psychique : c’est la création d’un espace de pensée permettant un travail élaboratif. Pour J. Bleger, toute situation thérapeutique comprend deux types de phénomènes :
– d’une part le processus qui fait l’objet d’analyse, d’interprétation,
– d’autre part le cadre, conçu comme « un non-processus » en ce sens qu’il est fait d’un ensemble d’éléments constants à l’intérieur duquel le processus lui-même a lieu.
Le processus varie, évolue dans le temps. Le cadre reste constant, réédite le présent à chaque rencontre, c’est une institution. Mais une difficulté vient de ce que le cadre n’est pas une chose extérieure et que l’on pourrait imposer au patient. Le patient apporte aussi son cadre, c’est-à-dire ce qui représente son non-moi, la part la plus primitive et la moins organisée sur laquelle le moi se structure, son « monde fantôme », pour reprendre une expression de Bleger, de sorte que le cadre de travail résulte de ce qui apparaît possible pour les deux protagonistes. L’alliance thérapeutique est, de ce point de vue, la mise en résonnance relative de ces deux cadres.
L’implicite
Dans le transfert, la nature du lien est d’amour/haine que l’(auto)interprétation va conduire à repérer et dénouer. Elle est lien d’attachement et de confiance dans l’alliance-pacte. L’interprétation du transfert permet au patient d’accéder, représentativement et à partir de sa « vivance », à la nature répétitive des investissements objectaux infantiles sur le thérapeute. Le mécanisme correspondant en jeu dans l’alliance thérapeutique en début de prise en charge pourrait être l’implicitation (Grice, 1975), c’est-à-dire un mode d’échange conversationnel et conventionnel traduisant la « coopération », entre le patient et le thérapeute à travers ce qui n’est pas dit, et qui reste implicite dans l’échange.
L’implicitation aurait pour fonction première d’assurer ou de maintenir le lien, de garantir un niveau de compréhension mutuelle juste suffisant entre le patient et le thérapeute et permettant au patient d’éprouver un accord minimal et une sécurité suffisante. Un patient en retard à l’une de ses premières séances dit : « Difficile de se garer, dans ce quartier ! ». Ce qui n’est pas dit explicitement dans cette parole, mais que le ton employé véhicule implicitement, c’est que le patient établit un lien entre son retard et le problème de parking et qu’il suppose que le thérapeute le fera également. Mais cette implicitation contient beaucoup d’indétermination qu’il serait tout à fait prématuré en début de traitement de vouloir lever (en accréditant par un geste ou une parole la pensée du patient, ou par une relance qui inviterait le patient à questionner sa propre remarque…). Le patient pourrait par exemple se dire : « Si je suis en retard, c’est parce que votre cabinet se trouve dans un quartier encombré ; je vous tiens donc pour responsable de ce retard autant que je le suis ». Ou encore : « Vous pourriez me reprocher ce retard, entendez que c’est parce que j’ai eu du mal à me garer dans votre quartier, que je suis en retard ; j’anticipe donc un reproche que vous pourriez m’adresser ». Mise en réserve donc.
Mais on comprend bien qu’en cours de traitement, une part de ce qui circule comme implicite et qui a pu participer à la sécurité du lien, doit pouvoir faire l’objet d’une exploration et s’inscrire dans le processus thérapeutique, et donc entrer dans le champ du transfert et de l’interprétation. Dans l’exemple qui précède, il pourra s’agir de mettre en travail la part d’agressivité anale contenue dans le fait d’être en retard, ou de déceler la part projective (reproche supposé), ou encore de mettre en liaison dynamique la plainte : ne pas trouver de (sa) place.
Passé, présent, futur
Si l’alliance et le transfert sont les deux faces du lien thérapeutique, ils se différencient dans la mise en jeu de la temporalité. Le transfert est un nouage du lien objectal du passé dans le présent, il est transport du passé dans le présent, actualisation du passé, reviviscence. L’alliance thérapeutique, elle, prend sa source dans l’ici et maintenant, elle articule le lien dans un rapport du présent au futur immédiat. La flèche du temps est orientée vers le passé dans le travail sur le transfert, vers le futur dans le travail sur l’alliance-pacte, laquelle comporte la visée de transformer l’amour/haine dirigés par répétition aveugle vers le thérapeute en recherche/découverte de la vérité inconsciente du sujet.
Amour/haine contre connaissance, tels seraient au fond les termes du pacte analytique. Cette opération de transformation, cet enrichissement psychique se fondent dynamiquement à partir d’une opération soustractive, de retenue, de mise en réserve, qu’est l’alliance sous son versant pacte.
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- [1]↑– L’étude de Henry et al. a mis en évidence des résultats paradoxaux : les thérapeutes qui appliquaient le mieux la méthode étaient ceux qui obtenaient les moins bons résultats en matière d’efficience thérapeutique. Cette étude suggère deux hypothèses : l’activité de contrôle nuit à l’efficience de l’alliance thérapeute, et/ou ce qui sert à qualifier et évaluer l’alliance, à partir de critères objectivables, ne l’évalue pas correctement.
- [2]↑– C’est le cas notamment dans le droit romain dont la notion de pacte nu, par exemple, renvoyait à des conventions auxquelles le droit civil n’attachait aucune action.
- [3]↑– Le texte biblique fait apparaître assez clairement combien le pacte d’alliance que Dieu propose à l’Homme se trouve lié en son origine même à la violence destructrice. Dieu, comme sidéré par le débordement de rage qui l’a porté à ensevelir la terre sous les eaux, fait don de son pouvoir sur la création à l’Homme lui-même (Gadeau, 2002).
- [4]↑– Au sens mathématique du terme, c’est-à-dire une discontinuité dans la continuité.
- [5]↑– Bordin différencie trois dimensions : les liens (développement d’un attachement interpersonnel positif entre le patient et le thérapeute incluant confiance et respect mutuels), les tâches (perception par chaque partenaire de la pertinence et de l’efficacité des tâches de la thérapie, ainsi que le partage d’une responsabilité dans leur exécution) et les objectifs (compréhension, validation et acceptation par les deux partenaires des objectifs de changement de la thérapie).
- [6]↑– On voit que ce n’est pas le cas pour la patiente précédente.
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Bibliographie
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