Souffrance parentale et confinement

La souffrance parentale et le confinement

 

Ludovic GADEAU, Université Grenoble Alpes (UGA), France.

Ludovic.gadeau@univ-grenoble-alpes.fr

Pour citer cet article :

Gadeau l. (2020). Ce que le confinement nous a appris du désarroi parental. The Conversation, 17 août 2020. https://theconversation.com/ce-que-le-confinement-nous-a-appris-du-desarroi-parental-141211

 

Effets transitoires du confinement sur la dynamique familiale

Le confinement familial imposé par l’autorité publique pour répondre à la pandémie du SARS-COV-2 a produit des effets paradoxaux notamment dans sa première phase. En effet, beaucoup de spécialistes en exercice libéral (pédopsychiatres, psychologues, psychothérapeutes), et d’équipes de soin en Centre Médico Psychologique (CMP), en Centre Médico-Psycho-Pédagogique (CMPP), et même d’équipes en Centre d’Education Renforcée (CER) étaient inquiets pour les enfants ou adolescents dont l’accompagnement thérapeutique et/ou éducatif avait été brutalement interrompu. Les suivis à distance (échanges téléphoniques, téléconsultations) ont souvent montré des améliorations peu prévisibles, y compris dans certaines familles dysfonctionnelles. Des études restent à faire pour en objectiver plus finement la réalité clinique et en comprendre les ressorts.

Si le prolongement du confinement a ensuite fait apparaitre une inversion de la dynamique (quelquefois même brutale), il n’en reste pas moins que l’amélioration transitoire du fonctionnement psychologique d’enfants ou d’adolescents fragiles ouvre un angle de réflexion nouveau sur les fonctionnements familiaux, et plus particulièrement parentaux.

Je me propose ici de dessiner les contours d’une hypothèse de travail :

Les échanges informels entre collègues (psychiatres, psychologues, psychanalystes) autour de ce constat clinique contre-intuitif qui fait état d’une amélioration psychologique chez les enfants et adolescents et de ressources insoupçonnées mobilisées par des parents (qui étaient auparavant en fragilité) tournent autour de l’hypothèse d’un étayage (partagé familialement) de la protection psychique sur la protection physique : la matérialité du confinement (un dehors dangereux où circule le virus, un dedans protecteur) permet de partager une représentation psychique familiale commune (une sorte de « moi-peau-commun », Anzieu, 1985) qui met le mauvais à distance et maintient transitoirement le bon, le sécure, au-dedans de la cellule familiale.

A cette première hypothèse, on peut en ajouter une seconde : par le confinement, tout le monde est logé à la même enseigne. Autrement dit, tous les parents sont soumis aux mêmes obligations de parents (protéger la cellule familiale), aux mêmes consignes relayées sans trop de diffraction par les médias. Cela donne un cadre commun à tous les parents, une légitimité accrue à des parents dont les repères éducatifs sont friables. Il faut mettre cette idée en contrepoint de ce que les travaux sur les troubles psychologiques de la parentalité ont mis en évidence.

Les troubles contemporains de la parentalité, la perte de l’évidence de « l’être parent »

Les consultations pédopsychiatriques décrivent depuis une quarantaine d’années de nouvelles formes de souffrance dans l’exercice de la parentalité. L’invention même du néologisme de parentalité et le nombre croissant de recherches et de publications centrées sur cette thématique depuis une vingtaine d’années en sont le meilleur témoin. Être parent aujourd’hui, que ce soit du point de vue de l’exercice (point de vue législatif), de l’expérience (point de vue intrapsychique et psychopathologique) ou de la pratique (point de vue intersubjectif et éducatif), est très différent de ce que c’était il y a seulement un demi-siècle. En France, la création en 2010 du Comité national de soutien à la parentalité (CNSP) a été motivée par les transformations et la diversification des formes familiales (recompositions familiales, monoparentalité, homoparentalité, PMA, etc.) et montre les préoccupations nouvelles de l’autorité publique pour les troubles de la parentalité.

Ce que disent au fond nombre de parents qui viennent demander aujourd’hui de l’aide dans les consultations, c’est qu’ils sont en souffrance, perdus, c’est qu’ils ne savent pas comment s’y prendre avec leur enfant. Tout au quotidien est source potentielle de tensions : les préparatifs pour aller sans retard à l’école, les repas, les activités de jeu, les devoirs scolaires, le brossage de dents, la douche, le moment du coucher, les relations dans la fratrie, etc.. Tout semble se passer comme si les savoir-faire et les savoir-être à partir desquels les générations passées étaient parvenues à assumer leur fonction parentale avaient soit disparu, soit perdu leur valeur référentielle (Gadeau, 2014). Ces parents en difficulté sont rarement démissionnaires, ils sont surtout épuisés et découragés de voir que rien n’est obtenu dans le rapport à leur enfant sans un déploiement considérable d’énergie et que rien ne semble définitivement acquis sur le plan éducatif. La conflictualité en est au point que certains parents disent détester leur enfant plus qu’ils ne l’aiment. D’autres confient leur inquiétude quant à l’avenir et redoutent d’avoir à subir la domination et même la violence de leur enfant devenu adolescent (Gadeau, 2017).

L’évidence étant la caractéristique de ce qui s’impose à l’esprit avec une force telle qu’on n’a besoin d’aucune autre preuve pour en connaître la vérité ou la réalité, l’affaiblissement de l’évidence de l’être-parent signe la perte de cette force « tranquille » et constante, la perte du sentiment d’assurance et de légitimité. Et, pour les parents qui ont encore des ressources pour appeler à l’aide, le désarroi se traduit par la recherche de conseils, de recettes, d’arguments d’autorité, etc., toutes choses qui viendraient du dehors de soi, un peu comme une prothèse venant en suppléance d’un membre défaillant, leur donner les clés du comment faire, comment dire, et leur garantir une consistance éducative qu’ils semblent ne jamais avoir été en mesure d’éprouver.

Relégitimation des positions parentales

De nombreux travaux (Lyotard 1979, Lipovetsky 1983, Melman 2002, Bauman 2005, Descombes 2005, Rosa, 2010, Gadeau 2015a et 2015b) ont bien mis en évidence certains impacts sur le développement et le fonctionnement psychologique de l’accélération des changements que la société hypermoderne et ses évolutions technoscientifiques permanentes provoquent. La perte de l’évidence de « l’être parent » tient en partie à la perte des références communes stables (transmises par la culture, la tradition, etc.) et la multiplication des propositions désarrimées de tout socle commun, de tout ancrage historique et véhiculées par les médias, les réseaux sociaux, la publicité, au gré des modes, des théories en vogue (développement personnel, psychologie positive, etc.). Au supermarché de l’éducation, les rayons sont si nombreux que les parents ne savent plus vraiment à quel saint se vouer et passent erratiquement d’une proposition à une autre, comme si l’efficace éducative était toute entière contenue dans la méthode ou la recette proposée. Or, l’efficace d’un dire n’est contenu dans le dire lui-même, mais dans ce qui le motive (consciemment et inconsciemment). Chacun peut en faire phénoménologiquement l’expérience en observant que le pouvoir d’un NON adressé à quelqu’un, ne tient pas dans le NON lui-même, mais dans ce qui motive intimement ce NON, ce qui le rend légitime pour la personne qui le soutient.

Le confinement a peut-être fonctionné comme un pare-excitation général (« moi-peau-familial ») protégeant le dedans contre un dehors menaçant. Mais en concentrant les obligations parentales sur quelques fondamentaux simples, en rendant ces obligations communes à tous les parents, il a peut-être amorcé (transitoirement) une opération de relégitimation des positions parentales, en recréant temporairement une transcendance, une Loi commune restaurant ainsi le sentiment d’évidence. Que les parents dans leur très grande majorité aient respecté à la lettre la règle du confinement n’est peut-être pas étranger à cela. Les effets de l’expérience du confinement sur la parentalité n’ont été souvent que transitoires, ce qui en montre le caractère éminemment artificiel, prothétique en somme.

Références

ANZIEU, D. 1985. Le moi-peau. Paris : Dunod.

BAUMAN, Z. 2005. La vie liquide. Paris, Editions Pluriels, 2016.

DESCOMBES, V. 2005. Les institutions du sens. Paris, Editions de Minuit.

GADEAU, L. 2014. Psychanalyse de l’Acte éducatif et de soin. Une théorie du temps psychique. Toulouse, Erès.

GADEAU, L. 2015a. Vers une société du narcissisme pervers. Connexions, 2/104, 165-176.

GADEAU, L. 2015b. Accélération du changement et temporalité psychique : le glissement de l’autorité institutionnelle vers la (dé)responsabilité individuelle. Dialogue, 2/208, 125-138.

GADEAU, L. 2017. Etre parent aujourd’hui. Comment la psychologie peut vous aider au quotidien. Paris, Editions In Press.

LYOTARD, J.-F. 1979. La condition humaine : rapport sur le savoir. Paris, Editions de Minuit.

MELMAN, C. 2002. L’homme sans gravité. Jouir à tout prix. Entretiens avec J.-P. Lebrun, Paris, Denoël.

LIPOVETSKY, G. 1983. L’Ère du vide. Essais sur l’individualisme contemporain. Paris, Gallimard.

ROSA, H. 2010. Accélération. Une critique sociale du temps. Paris, Editions La découverte.