La mise en crise du fonctionnement
du système alcoolique
La mise en crise du fonctionnement du système alcoolique par l’organisation d’une approche thérapeutique à effets imprévisibles
Par Vangelis ANASTASSIOU, 1995.
1.00 Depuis Jellinek dans les pays anglo-saxons et P.Fouquet, fondateur de l’alcoologie en France, le travail clinique et les études psychopathologiques ont permis de dégager quelques concepts concernant le fonctionnement mental, le discours, les modes relationnels et les comportements de l’alcoolique. Le rappel de ces concepts, le plus souvent issus de l’élaboration des cliniciens à orientation psychodynamique me semblent incontournables à toute approche thérapeutique de l’alcoolisme.
Je crois que leur rappel doit mème précéder toute définition de l’alcoolisme et de l’alcoolique car ils sont facilement vérifiables et constants dans la clinique alcoologique.
1.10 Fouquet parle d’apsychognosie pour signaler la négligence chez l’alcoolique du fait psychique. L’alcoolique ne s’exprime que sur le factuel, sa pensée est opératoire, n’élabore pas, n’a pas de vécu, sa mémoire se réduit à des souvenirs de faits, mal ordonnés dans le temps, sans impact émotionnel ou affectif, sans conséquences psychologiques. Il se montre hyperadapté, conforme, sa parole n’est que copie de schémas idéologiques courants. Sifneos et Mc Dougall le rejoignent en parlant d’alexithymie, une sorte d’incapacité pour l’alcoolique à distinguer dans son discours ses désirs, ses émotions, ses humeurs. L’alcoolique ne parle pas, il « fait causette ». Son discours est dit pauvre, proverbial, dogmatique, se référant à des affirmations toutes faites, redondant. L’alcoolique parle mais nous ne sommes pas convaincus qu’il assume ce qu’il profère. En revanche, l’alcoolique agit. A la suite de Descombey, il convient de ne pas voir dans cet « agir » un symptôme, formation de compromis d’un conflit intrapsychique, ni un discours du corps, là où l’élaboration psychique fait défaut. L’alcoolique agit pour être. Il est dans les faits, dans l’agir, dans le factuel, il vit à travers le factuel, dans l‘ici et le maintenant. L’alcoolique agit pour être et pour rester dans l’instant, hors temps. L’alcoolique agit non seulement en buvant ou en s’abstenant, mais aussi en agressant, en s’auto-agressant, en transgressant etc… S’il cesse d’agir, il se trouverait dans un vide intenable (ce qui est par ailleurs le témoignage de sujets alcooliques après quelques semaines, voire quelques mois d’abstinence si aucune autre conduite addictive n’a pris le relais)
1.11 L’alcoolique ne néglige pas seulement le fait psychique, il néglige autant le fait biologique. Comme si son corps et ses organes ne lui transmettaient aucun signe, aucune information. Comme s’il ne se rendait compte d’aucune altération de son état général (au moins jusqu’au moment où il « touche le fond »); comme s’il voulait vivre sans considération des limites de son organisme biologique, des rythmes et de l’ordre de son corps. Le corps, dit Descombey, est accessoire, extérieur à lui, voire étranger, importun (…) L’attitude pratique est souvent de négligence corporelle, de mépris de l’hygiène et de l’esthétique, de maladresse et de gaucherie Le corps est cible d’une multitude d’accidents, le plus souvent liés à l’inattention mème en dehors de toute alcoolisation. L’asomatognosie rejoint l’apsychognosie de l’alcoolique.
1.12 Enfin l’anosognosie caractérise l’alcoolique. Plus que nier la maladie, l’alcoolique s’en désintéresse. Cela ne le concerne pas. A le suivre dans son approche de l’existence, on devrait admettre qu’ être alcoolique est un mode de la condition humaine, c’est une façon d’être (à rapprocher de l’absence de syndrome névrotique et d’une structure de personnalité spécifique). S’il souffre, ce ne serait pas de l’alcool, mais de son manque: être sans alcool (avec les autres, avec soi-même, dans le temps, dans l’accomplissement de tâches, face au passé et face à ses objectifs).
1.13 L’athanatognosie est aussi caractéristique du fonctionnement mental de l’alcoolique comme par ailleurs (ainsi que l’asomatognosie) de la majorité des conduites addictives: anorexie mentale, toxicomanie, conduites suicidaires répétitives etc…
La méconnaissance de la mort ferait dériver logiquement de l’asomatognosie et de l’anosognosie. La mort n’existe que comme accident, ne concernant que les autres. Et pourtant dans l’anamnèse familiale de l’alcoolique, on retrouve souvent beaucoup trop de morts et de deuils non faits.
D’autre part, cette méconnaissance de la mort comme du corps chez l’alcoolique rappelle étrangement le syndrôme de Cotard (et du fait, resurgit la question alcoolisme OU dépression versus alcoolisme ET dépression).
La mort serait « chose indicible », non représentable, inexistante entre l’immortalité et le néant (et voici la problématique narcissique).
1.20 Mais l’athanatognosie peut également être comprise par l’A-temporalité qui est au coeur de la problématique alcoolique. Il existe dans la négation du temps qui passe la non-intégration chronologique des faits, l’absence d’ordre temporel, le mépris des rythmes chrono-biologiques, le défi du déroulement dans le temps des rituels relationnels, familiaux, socio-culturels.
L’alcoolique se détourne du déroulement du temps. Corrélativement à l’observation clinique, on constate chez l’alcoolique:
- d’une part que le seul concept du temps possible est ce que G. Ausloos appelle temps événementiel: un temps saccadé, séquentiel, constitué par une myriade d’instants (d’événements), additionnés sans hiérarchisation, sans connotation affective, sans relation causale, sans considération d’impact. Le temps événementiel est là pour effacer le déroulement du temps et ses conséquences sur le fonctionnement mental de l’alcoolique. Ainsi, l’alcoolique échappe à toute éventuelle expérience du changement. De fait, toute imprévisibilité, tout devenir n’est que « fait divers' » journalistique.
- d’autre part, l’alcoolique se situe dans un instant hors temps, sans passé ni avenir, une sorte d’étoile inamovible qui lui autorise des flashs de temps événementiel sur les planètes autour de lui. L’instant est perpétuel car répétitif. L’alcoolique donc se situe exclusivement dans des expériences prévisibles où toute représentation du changement est simplement et purement inconcevable.
1.21 Nous pouvons alors évoquer l’hypothèse que l’alcoolique soigne sa souffrance de manque non pas par l’apport de vécus affectifs, émotionnels, créatifs, esthétiques, mais bien mieux par l’avidité d’instants, répétitive, perpétuelle, prévisible.
En ces instants, l’alcoolique fusionne avec l’alcool (de point de vue psychodynamique, l’alcool serait l’objet idéal que l’alcoolique incorpore). La fusion est magique. L’alcoolique se retrouve fort, détendu, optimiste, confiant. Non seulement rien ne lui manque mais aussi rien ne l’encombre car dans cette union miraculeuse autant que passionnelle d’avec l’alcool, l’alcoolique échappe à l’autre, s’évade de toute relation et en ce sens évite l’autre comme sujet de désir.
1.22 La particularité de la problématique alcoolique concernant la temporalité est extrémement importante pour l’organisation d’une approche thérapeutique:
1- l’a-temporalité est d’un point de vue psychodynamique l’indicateur clinique d’une organisation spécifique de la personne alcoolique (défaut fondamental de Balint, cf. 1.30)
2- L’a-temporalité est d’un point de vue cybernétique indicateur clinique d’une modalité relationnelle (cybernétique de soi des alcooliques de Bateson (cf. 1.40)
3- L’a-temporalité enfin s’avère une façon réussie de non intégration de la succession des générations. Du fait non seulement l’alcoolique se permet de ne plus envisager la mort mais il se garantit également un lien a-temporel d’avec ses parents: autant la question de sa filiation que la question de son identité demeurent ouvertes. En quête de réponses jamais clairement sollicitées et toujours renvoyées à plus tard. Ce dernier point de vue permet d’affirmer que l’alcoolisme n’est pas un symptôme résultant d’un traumatisme au sens freudien (genèse des névroses), mais trouble en devenir dans l’ici et maintenant. (voir 1.50)
1.30 Balint voit chez ses patients un défaut fondamental. Il y trouve au départ une relation duelle, sans tierce personne pouvant servir de point de référence de toute transaction entre ces deux.
Il me paraît important de retenir le postulat d’allure systémique posé d’emblée chez Balint : dans un rapport duel exclusif, aucune différenciation n’est possible: aucun des deux individus ne peut déterminer par rapport à qui la différenciation pourrait se produire. L’unité structurelle qui contribue à déterminer l’autonomie individuelle de chacun est la relation triangulaire entre les parents et l’enfant.Le défaut fondamental de Balint serait situé à une phase nécessairement pré-œdipienne du développement de l’enfant.
Dans cette relation duelle, l’un se constitue en tant que consommateur, n’ayant que des besoins, alors que l’autre est vécu, bien que tout puissant, sans désir, simple pourvoyeur, à la place d’une relation à un objet d’amour ou d’identification, ils vivent dans un lien uniquement et spécifiquement matériel. Dans ces conditions relationnelles, il y aurait échec de l’introjection des objets bons, et donc de la fonction identifiante. D’autre part, l’importance des pulsions agressives amènerait à une non-élaboration de ces pulsions agressives et de ce fait à l’échec de la fonction de représentation: lors de l’épreuve de la réalité,l’objet de satisfaction perdu n’est pas représenté, le deuil alors s’avère impossible, ce secteur de moi n’étant pas défini. Le NON est également impossible. La consolidation de cette a-structuration constitutionnelle bien que partielle se fait à travers le court-circuit addictif.
D’après Pédinielli et co., l’acte de l’addiction produit un court-circuit dans la séquence : besoin, hallucination de la satisfaction, désir, absence de satisfaction, apparition du principe de la réalité. L’addiction donc annule tout défaut de satisfaction et court-circuite toute possibilité de désir. Elle réaliserait donc un ersatz d’expérience primaire de satisfaction. Dès lors, c’est l’acte qui produit une fantasmatisation et à partir de là, c’est l’absence de l’objet d’addiction qui définit la réalité (Mc Dougall). En ce sens, l’addiction serait une façon d’échapper à l’expérience du manque, le fonctionnement biologique du corps prétendant y répondre en dehors de toute relation. L’émergence de l’affect est contournée ainsi que ses implications. Tout désir est éliminé dans la mesure où cela suppose le manque et la reconnaissance du désir de l’Autre, comme constituant et conditionnant le désir du sujet. Un objet extérieur et une partie du corps constitueraient une jouissance hors relation.
Échapper au désir, à l’affect et corrélativement à l’implication relationnelle semble être la fonction structurelle de l’addiction.
Au lieu de la dimension imaginaire du manque aboli, le sujet incorpore de l’alcool (et dans d’autres cas du toxique, de la nourriture, des gains du jeu voire des moyens du suicide).
Ces modélisations psychodynamiques font de l’addiction un processus relationnel particulier (narcissique) qui se substitue à une structure psychologique mal finie, aux contours inachevés.
L’alcoolique, comme tous les addictifs, ne disposerait pas de moyens psychiques pour composer, pour exister, pour supporter l’interface dans une relation avec un autre, voire (et surtout) avec l’absence de l’autre (perte, séparation rejet, refus, manque, déception etc…) Dans les sollicitations relationnelles, son organisation psychique ne tolère pas l’existence des affects et l’acte addictif semble être à la fois rejet de l’affect et tentative de modification de la réalité pour échapper à ce que l’affect engage.
Ce processus relationnel particulier doit nécessairement rester atemporel car il est fondé sur la répétitivité (triomphe mégalomaniaque sur la mort) et sur l’avidité (satisfaction de besoins émanant du fonctionnement biologique) à l’exclusion de toute implication relationnelle et tout commerce affectif. Le deuil est impossible, le non également. Le désir à éviter. L’autre à contourner. Le court-circuit addictif est par définition atemporel.
Ces modélisations nous montrent également qu’en matière d’un autre en relation avec l’alcoolique, le candidat le plus confortable et préférable pour l’alcoolique serait une personne sachant ne pas interpeller l’alcoolique, ne pas montrer des désirs, l’épargner des questions d’engagement et de ses conséquences avec le temps, tout en lui garantissant son incapacité à partir: en bref l’autre que l’alcoolique préfère serait son semblable, un autre addicté. La pensée psychodynamique rejoint ici les élaborations théoriques de M.Bowen sur la différenciation de soi.
1.40 G. Bateson précédant de peu (1971) les premières élaborations psychodynamiques sur l’alcoolisme et les conduites addictives propose dans son article la cybernétique du soi: une théorie de l’alcoolisme, une réflexion sur le comportement de l’alcoolique, à partir de l’appariement converse entre sobriété et intoxication. Chez l’alcoolique, la conduite addictive est engendrée lors de sa période de sobriété. Ce qui est erroné, c’est son épistémologie en état de sobriété caractérisée par l’orgueil, l’indistinction des limites, la recherche des défis à vaincre la maîtrise de soi. Selon son épistémologie, la personne se définit par ses performances et son autonomie, performance et autonomie sont recherchées au degré maximum et cette recherche du maximum constituent un impératif tyrannique dans l’épistémologie de l’alcoolique (le maximum de performance et d’autonomie seraient des fonctions identifiantes de l’alcoolique). Dès lors, l’alcoolique se livre à une lutte acharnée contre soi-même, un effort interminable à se dépasser. L’alcoolique entretient avec les autres, avec l’alcool et avec soi-même une relation symétrique. Toute réussite de maîtrise de sa conduite addictive ne peut être que précaire, instantanée, le degré maximum n’étant par définition jamais atteint dans une escalade symétrique (que lors de la destruction totale et définitive). L’épistémologie de l’alcoolique l’amène immanquablement dans une boucle cybernétique à rétroaction positive.
Cette cybernétique est par définition atemporelle est séquentielle, une sorte d’addition interminable d’instants. En outre, elle exclut l’inscription du sujet dans des interactions et des relations évoluant dans le temps. Enfermé dans son épistémologie, l’alcoolique ne manque de rien et personne ne l’encombre.
1.41 Le modèle batesonien prévoit que la relation symétrique de l’alcoolique à son environnement risque d’entraîner la destruction de son contexte de vie et par la suite de lui-même dans un processus schismogénétique qui dépasse la personne qui y est pris. Ce risque de processus schismogénétique destructeur démontre que l’épistémologie de l’alcoolique est fausse, bien qu’elle soit apparemment conforme à celle communément admise dans les sociétés occidentales (la maîtrise de soi), car au lieu de respect des limites, l’alcoolique impose l’indistinction des limites. Elle est fondée essentiellement sur deux points:
1- l’indistinction des limites, la recherche du maximum, la maîtrise voire le dépassement de soi, engendrant non seulement l’apsychognosie mais aussi le mépris et la méconnaissance du contexte dans lequel l’alcoolique vit (l’orgueil des alcooliques selon la doctrine des AA à rapprocher de l’hybris des anoréxiques d’après Selvini)
2- La recherche du maximum d’autonomie: autonomie de l’alcoolique par rapport à son contexte mais aussi autonomie de son esprit par rapport à son corps (asomatognosie).
Le processus schismogénétique décrit par Bateson concerne le maintien d’une interface entre deux groupes ou deux personnes ou une personne et un groupe, de telle sorte qu’un équilibre dynamique soit établi à l’intérieur d’un système plus large qui les réunit. Cet équilibre est dynamique car il permettrait leur différenciation tout en restant ensemble.
Un processus schismogénétique peut instaurer une différenciation symétrique, ou complémentaire ou réciproque. L’alcoolique ne semble pas savoir s’inscrire dans un processus de différenciation réciproque. L’atemporalité semble aller de pair avec l’impossibilité de différenciation réciproque de l’alcoolique dès qu’il se trouve pris dans un processus schismogénétique (que cela ait lieu dans le contexte professionnel, conjugal, de la famille d’origine ou thérapeutique). En fait, sa différenciation symétrique ou complémentaire est réactive donc addictive et contraignante, à l’opposé de la différenciation réciproque où les réponses des deux partenaires sont asymétriques.
1.42 La différenciation d’un individu correspond à la dialectique continuité/croissance; l’individu se différencie dans ses échanges avec l’extérieur, en définissant de telle sorte son identité que sans perdre le sens de sa continuité (il reste pareil à lui-même, identique à soi), il peut expérimenter de nouvelles modalités relationnelles (et par conséquence s’enrichir de l’expérience).
L’alcoolique s’inscrit soit dans un processus de différenciation symétrique (maximum d’autonomie) soit dans un processus de différenciation complémentaire (maximum de dépendance et de soumission dès lors l’intoxication aura raison de sa tolérance biologique et mentale et que l’alcoolique capitule et subit la loi de l’intoxication voire des soins nécessaires). Pour G. Bateson, il s’agi d’un point essentiel de l’épistémologie de l’alcoolique, sobre ou intoxiqué.
L’alcoolique conçoit son autonomie comme une fermeture sur lui-même: vainqueur triomphant ou vaincu misérable, il sera seul au-dessus ou sous les autres, à part, isolé. Son autonomie recherchée et déclarée est solipsiste et autiste. A la méconnaissance du contexte se joint la recherche de maîtrise de ce contexte (rapport symétrique ayant une fonction rassurante, apaisant l’anxiété), au sens qu’il tente à arrimer son environnement à la dérive de son univers subjectif. Il subit et il se soumet à ce qui paraît objectif, provenant du contexte, des autres, il le craint, il s’en méfie. Sa réponse symétrique est de tenter d’imposer son épistémologie. Par conséquent, la recherche de l’autonomie chez l’alcoolique correspond plutôt à une lutte anti-dépendance qu’à la construction d’une indépendance à partir d’une identité.
Nous nous rendons compte alors d’une autre boucle paradoxale dans laquelle l’alcoolique s’enferme:
1- pour être autonome, il faut que je sois indépendant
2- pour être indépendant, il faut que je m’oppose à mon contexte
3 -alors je dois rester étroitement et symétriquement lié au contexte (dépendant des autres qui m’entourent)
4- ma meilleure garantie dans cette entreprise, c’est que le contexte devienne dépendant de moi (tentative de modification de la réalité par le biais de la maladie alcoolique)
5- Donc, pour être autonomie (intouchable), il faut que je sois dépendant et malade de sorte que les autres ne puissent pas se séparer de moi.
Deux corrolaires en découlent:
1- dans toute relation, l’alcoolique se pose nécessairement « sur le point de départ »: il est « en partance », mais sa maladie maintient inlassablement ceux qui l’entourent à son contact. Cela vaut autant pour son environnement familial ou socioprofessionnel que pour tout contexte thérapeutique: séparation, trahison, manque, absence, sont en permanence mis en scène pour ne pas se séparer, ne pas manquer. Dès lors, ni demande, ni désir ne sont possibles.
2- L’épistémologie orgueilleuse du maximum d’autonomie chez l’alcoolique tente de construire une existence où les questions d’identité, d’intimité et de la nature de ses relations sont court-circuitées. L’alcoolique refusant ou craignant de s’aliéner dans des relations avec les autres, entre dans une autonomie croissante proportionnelle à son aliénation mentale (il perd sa raison pour « s’autonomiser », pour échapper aux autres).
1.50 Les différentes approches modélisantes posent tôt ou tard la question de l’identité chez l’alcoolique. L’identité correspond au sentiment subjectif de l’individu de son unité personnelle (identique à soi-même) et de sa continuité dans le temps.
En ce sens, l’identité est d’abord le produit de la différenciation de soi par rapport à un non-soi, ce qui implique des fonctions identificatoires (appropriation, de propriétés, de qualités, de fonctions, de rôles existant chez autrui et dans le contexte) tout au long des interactions de l’individu d’avec son entourage.
La dimension interactionnelle de la construction de la réalité pose le problème suivant: dire « identiques comme deux gouttes d’eau » cela suppose que l’observateur veut bien ne voir que des gouttes d’eau: le contexte est identifiant en même temps que l’individu s’identifie. L’identité est donc aussi le produit d’une transmission transgénérationnelle. Notons que cette transmission transgénérationelle ne comporte pas seulement les mythes familiaux mais aussi les valeurs familiales et les secrets familiaux.
Le sentiment d’identité semble être facilement mis en doute chez l’alcoolique ainsi que son épistémologie orgueilleuse soit le meilleur rempart à toute agression. Le processus de différenciation de soi reste indéfinissable, interminable, fondamentalement inachevé. Descombey insiste sur le sentiment confus de filiation chez l’alcoolique et sa non-intégration des successions des générations, de sorte qu’on pourrait se demander si la transmission transgénérationnelle est permise dan sa famille d’origine. Dès lors, il est légitime de se demander non seulement quelle place occupe l’alcoolique dans la constellation familiale mais aussi dans la mythologie familiale.
1.60 En 1982 il est paru dans la revue Thérapie familiale, n°3, un fascinant article de G. Ausloos: la thérapie familiale dans l’alcoolisme et les autres toxicomanies: brève revue de la littérature américaine. Ce travail trace la trajectoire de la pensée systémique face aux problème psychopathologiques et thérapeutiques posés par l’alcoolisme.
Pour ma part, je propose un rappel de la pensée de M.Bowen et de P. Steinglass.
1.61 M.Bowen reprend sa théorie de différenciation de soi. Dans le cas de l’alcoolique, cette théorie explicite bien deux points importants:
1- le conjoint de l’alcoolique est aussi peu indifférencié, aussi immature que l’alcoolique. Il est co-dépendant, c’est à dire il (elle) a besoin de la maladie alcoolique (pour s’affirmer) autant que l’alcoolique a besoin de l’alcool. Il participe au maintien et à la consolidation de l’alcoolisme.
2- L’alcoolique a un attachement très important à sa famille d’origine, plus particulièrement à sa mère. Son attitude révoltée et « super-indépendante » dissimulerait ses besoins relationnels. Cela vaut également pour son conjoint dans sa relation avec sa famille d’origine.
1.62 Les travaux de P.Steinglass, de D.I.Davis, et de Th.Jacob ont abouti à une modélisation intéressante du système alcoolique. Dans ce système, l’alcoolique stabilise le fonctionnement de l’ensemble bien plus qu’il ne le désorganise. L’alcoolisme réduit l’imprévisibilité naturellement inhérente dans les interactions intra-familiales, mais aussi dans les échanges entre la famille et son contexte. Dès lors, l’anxiété du système s’apaise. L’alcoolisme impose des séquences interactionnelles prévisibles, « programmées » dans le fonctionnement familial, il garantit la cohésion familiale; il fonctionne comme régulateur du système face aux situations de stress. Les expérimentations faites par P. Steinglass et Th. Jacob ont montré que les alcoolisations facilitent l’expression des émotions et des affects entre les époux. En même temps, la maladie alcoolique maintient l’apparence d’un couple distancé, dissocié. Ce qui permet aussi bien à l’alcoolique qu’à son conjoint de maintenir une apparence d’attachement privilégié à leurs propres familles d’origine (ainsi que M.Bowen le suggère) tout en se préservant des séquences d’intimité émotionnelle et affective, comme entre parenthèses, toujours prêts à les nier (la maladie justifiant l’affectivité). Cette modélisation opte pour la fonction adaptative de l’alcoolisme. En fait, au lieu d’essayer d’identifier les causes de l’alcoolisme, ces cliniciens cherchent à comprendre ce qui maintient la maladie alcoolique.
1.70 La compréhension de la maladie alcoolique aussi bien que l’élaboration des approches thérapeutiques ne peuvent pas faire l’économie de l’étude du fonctionnement des groupes néphalistes et plus particulièrement des Alcooliques Anonymes
1- Lorsque l’alcoolique rejoint un groupe d’AA, il admet implicitement et par la suite explicitement être un alcoolique, quelqu’un qui souffre d’une maladie. Il passe donc de l’agir à la représentation, et ce passage se fait par une action, une adhésion. Dès lors, le changement épistémologique s’amorce car la dichotomie corps.esprit est abolie en même temps que la dichotomie agi/ élaboration mentale. Tous deux sont fondues dans un acte relationnel qui est l’adhésion au groupe AA.
2- en participant aux réunions du groupe AA, l’alcoolique accepte l’aide qui peut lui être proposée par un groupe de paroles et de relations. Il admet que sa maladie est morale, psychique et relationnelle. L’apsychognosie sera à terme dépassée.
3- La première étape du programme des AA lui ébauche une identité: être alcoolique, c’est une façon d’être . On peut avoir une identité sans en avoir honte, ni culpabilité de « dettes impayées ». La théologie des AA lui propose une transmission, un héritage, une (af)filiation gratuitement. Qu’il boive ou non, cela ne change en rien ni leurs attitudes vis à vis de l’alcoolique ni leur épistémologie. Ils n’ont aucune attente ni exigence pourvu qu’il se sente bien. Qu’il boive ou non, cela ne change rien quant à sa condition (identité) d’alcoolique et à sa (af)filiation au groupe. De toute façon, il est autonome, il est responsable et ils sont avec lui, car ils sont tous des alcooliques devant Dieu, l’alcool et les autres (société, contexte).
4- Le fonctionnement du groupe AA assure à l’alcoolique toute possibilité d’autonomisation, de différenciation et de séparation par rapport au groupe. En outre, le groupe lui garantit des retrouvailles à tout instant. On dirait que le groupe lui propose un contexte pour finir avec son adolescence. La transgression en reste une, mais elle n’est menaçante pour personne. L’épistémologie orgueilleuse des rapports symétriques et de la recherche d’un maximum de performance ou d’autonomie, ou de pouvoir devient obsolète et inutile.
5- La référence à Dieu est essentielle dans le programme des AA. Dieu, « tel qu’on l’entend », est l’instance tierce incontournable pour tout processus de différenciation entre l’alcoolique et son contexte, l’alcoolique et la bouteille, l’alcoolique et le groupe AA. Le rapport de l’alcoolique avec son groupe AA ne sera jamais une relation de dépendance, car Dieu est là, évoqué d’emblée et au préalable de tout échange pour empécher l’instauration de relation duelle. L’épistémologie alcoolique est battue en brêche car toute amorce d’un processus schismogénétique s’avère être une initiation à la complexité des relations.
6- L’adhésion de l’alcoolique au groupe AA se fait dans le temps. Les jours, les mois, les années de l’abstinence sont constitutifs de l’identité alcoolique. Le groupe évolue, des nouveaux arrivent, des anciens partent mais la continuité du groupe et de son programme sont inébranlables.
2.00 Les différentes données psychopathologiques et les modélisations faites concernant l’alcoolique permettent de dégager une série de principes qui balisent son approche thérapeutique. Avant de composer un modèle d’intervention thérapeutique, il me paraît nécessaire de bien expliciter ces principes.
2.10 Il s’agit d’abord de préciser les termes alcoolisme et alcoolique. Alcoolique est toute personne ayant perdu la liberté de s’abstenir de boire de l’alcool (P.Fouquet). De fait, il y a alcoolisme lorsqu’il y a perte de la liberté de s’abstenir de consommer de l’alcool avec ou sans complications médico-psycho-sociale. Ainsi, l’accent est d’emblée mis sur le caractère fondamentalement addictif de la maladie
- l’alcoolique n’est pas un individu avec des mauvaises habitudes alimentaires ou sociales
- l’alcoolique n’est pas quelqu’un qui « ne tient pas assez bien l’alcool »
- l’alcoolique n’est pas un faible qui manque de volonté, ni un « dépravé moralement », ni un « inconscient »
- l’alcoolique n’est pas un « mal élevé » ou un « mal éduqué »
- l’alcoolique n’est pas un névrosé ou un psychotique qui pratique l’automédication sans retenue (il se peut bien entendu que des névrosés ou des psychotiques aient recours à l’alcool pour soulager leurs angoisses).
Tous les auteurs s’accordent pour dire qu’il n’y a pas de personnalité alcoolique spécifique. En fait, l’alcoolisme en tant que conduite addictive est un processus relationnel particulier qui tient lieu d’identité. Ce n’est pas sa personne que l’alcoolique engage dans ses rapports à autrui mais une façon particulière de traiter l’autre et d’attendre d’être traité par l’autre. Cela ne concerne pas seulement les personnes mais tout ce qui est en rapport avec l’alcoolique, tout contexte (voire l’univers). L’alcoolisme relève d’une problématique de lien; une conception de comment l’alcoolique est lié aux autres et au monde. En ceci, être alcoolique relève d’une sorte d’épistémologie (G.Bateson) ou d’une spiritualité (Alcooliques Anonymes). Sa prise en charge requiert ce que M.Elkaim appelle une psychothérapie de réel tenant compte de ce qui est agi, de l’instant et du rapport immédiat instauré entre l’alcoolique et le thérapeute.
2.20 Son apsychognosie et son alexithymie dans un premier temps ne permettent aucun travail sur son propre fonctionnement mental ni sur ses représentations. Il n’y a pas de demande: il est anosognosique. Le plus souvent, il ne se plaint de rien. Il n’aurait tout simplement que quelques ennuis avec certaines personnes. Il serait mal compris. Son asomatognosie peut prendre les allures délirantes du déni mélancolique.. La médicalisation de la relation thérapeutique est banalisée, disqualifiée. « On fait la vidange et on repart comme avant. » Il s’agirait juste de « se retaper », une simple remise en forme. Peut-on mobiliser ses ressources pour qu’il s’implique dans la thérapie en lui faisant peur? Mais il est athanatognosique et dépressif. Et si on lui parlait de sa vie, de sa famille, de ses problèmes juste pour réussir à nouer le contact ? Tout sera réduit à des événements, des faits divers, des actes qui requièrent d’autres actes en guise de réponse symétrique, bien entendu. Lui faire la morale, faire appel à son Moi, son amour propre ? On ne trouvera que de l’orgueil. Par ailleurs, nous l’avons vu, il ne cherche qu’à se maîtriser, à se montrer à la hauteur des exigences inatteignables. Alors, la coercition ? Cela revient à dire que le thérapeute au lieu d’exprimer son impuissance et sa perplexité, présente à son patient alcoolique son orgueil blessé, en oubliant lamentablement ce qui est propre à la conduite addictive: une épistémologie qui transcende la dichotomie sobriété / intoxication. Mème sans boire de l’alcool, un alcoolique « fonctionne comme un alcoolique ». Alors, le thérapeute et son patient alcoolique vont entrer dans un marché de dupes:
- je ne sais pas vous traiter, mais laissez-moi vous offrir mes soins.
- Je sais que vous ne pouvez rien pour moi, mais je veux bien consommer vos soins.
En fait, rien n’interdit une deuxième addiction supplémentaire.
2.21 Ce qui est extrémement difficile à établir dans la thérapie de l’alcoolique, c’est la relation duelle en même temps menaçante et encombrante.
Mème lorsqu’elle est établie, l’alcoolique a du mal à supporter l’autre tout en craignant constamment son absence. Solliciter son implication relationnelle, son affect, se fait au risque permanent de la rupture parfois dramatique. Sinon, le thérapeute se bat sans cesse avec les tentatives inlassables de l’alcoolique à modifier le contexte thérapeutique. Ces tentatives ne sont pas des défenses. Elles sont à la limite de l’analysable. Du manque de l’alcoolique aucun désir, ni élaboration, ni créativité, ne jaillissent.
Le risque que la relation psychothérapique se transforme en rapport symétrique est à tout moment vrai et possible.
2.22 Le thérapeute peut tout de mème interpeller l’alcoolique à deux niveaux:
- celui de son épistémologie
- celui de son contexte
A la suite des travaux de Steinglass et de TH.Jacob, l’alcoolisme a une fonction stabilisante et organisatrice au sein de son contexte familial.
Le moment où le thérapeute se trouve interpellé par l’alcoolique et sa famille, cette fonction est mise en question non tant sur son efficacité (aucun membre du système familial ni l’alcoolique lui-même ne songent pouvoir faire autrement) mais sur son coût et ses conséquences Autrement dit, le système alcoolique espère que le thérapeute puisse réduire le coût de la fonction de l’alcoolisme et mème éviter ou surseoir les conséquences. Le système alcoolique souhaiterait et tenterait de remplacer l’alcoolisme dans sa fonction stabilisatrice et organisatrice par l’association alcoolisme + thérapeute. Or, cela peut constituer une modification importante et imprévisible du système. Car les modifications que le thérapeute peut introduire dans le système vont éprouver l’épistémologie de l’alcoolique. Ses difficultés à maîtriser son contexte vont l’engager dans une relations avec le thérapeute. Cette relation sera essentiellement interactionnelle et exploratrice. Que faire de ce thérapeute et comment gérer ce nouveau contexte imprévisible ? Cette démarche exploratrice peut devenir une expérience de deutero-apprentissage relationnelle.
2.30 Autant les auteurs psychodynamiques que systémiques aboutissent au postulat que le conjoint de l’alcoolique est un co-dépendant. Ceci est également postulé par la pratique des Alcooliques Anonymes. Nous pouvons faire l’hypothèse que la co-dépendance caractérise également les autres membres (les enfants) de sa famille actuelle. Ils partagent donc tous la même épistémologie. Trois notions doivent être introduites très rapidement dans le système alcoolique:
1-L’appariement converse entre sobriété et intoxication de sorte qu’un état résulte de l’autre en tant que tentative de correction. L’intoxication « est préparée » lors de la sobriété et la sobriété ne signifie aucunement un retour à la santé. Dès lors, aucun membre de la famille ne doit exiger ou espérer la sobriété de l’alcoolique. Cela ne sert à rien aussi longtemps qu’il ne modifie pas sa façon d’être avec ses proches et avec les autres.
Corrélativement, ils doivent changer leur façon d’être avec lui. Peuvent-ils s’interroger sur leurs propres prémisses quant à leur vie relationnelle, leurs valeurs dans la vie, leurs expectatives avant qu’ils ne demandent autant de leur alcoolique ?
2- Rien ne prouve que si les membres de la famille actuelle de l’alcoolique changent, il changera sa façon de vivre et son rapport à l’alcool. Mais dans le pire des cas, ils réussissent leurs changements, ils vivront mieux et indifféremment de l’évolution de l’alcoolique.
3- Personne n’est responsable de la maladie alcoolique.L’alcoolisme est une façon d’être et pas un projet. En revanche, on est responsable des moyens qu’on se donne pour réussir des changements dans son propre comportement. L’appel à la volonté est inutile car ils ne se sont pas trouvés à dessein dans cette situation.
L’imprévisibilité initiale peut résulter des paradoxes inhérents dans ces affirmations:
- la situation est présentée comme inéluctable et inamovible mais le système familial est appelé à interagir à propos du changement, sans mise en cause de la consommation alcoolique.
- L’alcoolisme est connoté comme une maladie du point de vue des autres mais comme une philosophie de vie pour l’alcoolique
- La possibilité de se représenter et de s’introspecter est proposé comme défi.
- Le changement de l’alcoolique est mis en équation avec les changements possibles chez les autres membres de la famille mais tout rapport de causalité est dénoncé. Cela ne pourra être qu’une occurence.
- Tous les membres du système familial sont explicitement invités à réfléchir sur leurs projets de vie et il est clairement connoté que les projets personnels peuvent et si nécessaire doivent évoluer indépendamment les uns des autres, de façon autonome.
- On n’est ni responsable ni coupable de la maladie mais ils sont responsables de la réussite de la thérapeutique
- L’objectif de la thérapeutique est à définir (il restera indéfinissable jusqu’à la fin de la thérapie) En revanche, ils peuvent se définir dans leurs rapports, et face à leurs aspirations.
Cette invitation à se définir va mettre en question leur épistémologie orgueilleuse de maximum d’autonomie, de maximum de performance, de la maîtrise d’autrui et de l’inévitable escalade symétrique qui en résulte.
2.31 Dans un premier temps, nous avons considéré comme système alcoolique la famille actuelle du patient. Introduire l’imprévisibilité rapidement avait comme objectif d’organiser le système thérapeutique (l’alcoolique, sa famille actuelle et le thérapeute) sur un mode qui intègre l’éventualité des changements comportementaux, interactionnels et relationnels, la cohésion du système familial étant garantie par le système thérapeutique. Nous avons postulé que faciliter l’option d’une évolution indépendante de chaque membre de la famille et promouvoir une attitude réfléxive sur leurs propres rapports mèneraient l’alcoolique à abandonner sa fonction régulatrice du système familial et il reprendrait sa propre différenciation de soi.
Les résultats étaient contrastés. D’une part, nous avons constaté une nette et rapide diminution des alcoolisations. Le début d’une abstinence était fréquent. Les aménagements relationnels du système familial se faisaient facilement et ils étaient vérifiables. Les enfants surtout témoignaient d’un sentiment de liberté retrouvée. Ils se sentaient autorisés à se dégager de la partition interactionnelle familiale et prendre des décisions les concernants.
D’autre part, le système familial témoignait d’un malaise. On se supportait mal les uns les autres, on était agressif, rancunier. On se montrait méfiant et pessimiste quant à l’avenir. On venait mème à regretter la période où l’alcoolique était intoxiqué. En outre, on faisait état d’un sentiment de confusion et de perplexité. Pourquoi on était là ? Qu’est-ce qu’ils faisaient ensemble ? Pourquoi et comment rester ensemble ? Pourquoi en sont-ils arrivés là ? Comment ont-ils fait depuis tant d’années ? Qui sont-ils ? Que doivent-ils faire ? Nous avons l’impression que les deux conjoints avaient de très importantes difficultés à mener une vie conjugale, à être adultes, à supporter leur vie .
Si la constitution d’un système thérapeutique fondé sur l’imprévisibilité rendait la fonction de l’alcoolique obsolète, en revanche, le système familial plongeait dans un désarroi dépressif.
2.40 Nous avons déjà considéré l’hypothèse que l’alcoolique s’inscrit dans un processus schismogénétique lors de tout engagement relationnel. Nous avons également évoqué l’hypothèse de la co-dépendance du conjoint de l’alcoolique qui présente les mêmes prémisses épistémologiques que l’alcoolique. Il est alors logique d’admettre que la connivence de leur couple se tisse sur un rapport schismogénétique de type symétrique pendant longtemps et de type complémentaire dès que l’intoxication a eu raison de la tolérance de l’alcoolique. Notre démarche thérapeutique butait sur le processus schismogénétique asymétrique qui resurgissait dès que l’abstinence avait été acquise. Or, nous avons du élargir le concept du système alcoolique aux familles d’origine des deux conjoints. Car le processus schismogénétique s’établit entre chaque conjoint et son partenaire inclu dans sa propre famille d’origine. Pour l’alcoolique ainsi que pour son conjoint, leur engagement marital, affectif et émotionnel met en doute leur fidélité et leur loyauté eu égard à leur propre famille d’origine (M.Bowen-L.Cassiers). S’inscrire dans un processus schismogénétique symétrique avec la belle famille leur semble être la seule réponse adéquate. De fait, leur couple est intenable entre leur engagement affectif et l’obligation qu’ils se font de se montrer dissociés. L’équilibre instable du couple peut être consolidé par l’introduction d’un régulateur tel que la maladie alcoolique: la maladie expliquerait les dysfonctionnements, les « coups bas »,les « déloyautés » conjugales, sa rémission justifierait les retrouvailles affectives,les précautions que la maladie impose légitime un « programme » relationnel rigide et répétitif.
Comme si les deux conjoints n’avaient pas les moyens, ils n’étaient pas autorisés par leur famille d’origine à constituer un couple et une famille à eux.
Il était important donc de réunir l’alcoolique et sa famille d’origine et dans la mesure du possible, le conjoint avec sa propre famille.
2.41 Ces expériences cliniques ont confirmé l’hypothèse d’un processus schismogénétique symétrique entre chaque conjoint et sa belle famille. Il n’existe que rarement de conflit ouvert et toute agressivité est constamment et activement niée et dissimulée. Tel alcoolique fait le tour des caves avec son beau-père, ou il se dévoue pour accompagner sa belle-mère faire des courses ou des examens médicaux. Telle épouse d’alcoolique voue une admiration immodérée pour son beau-père, sa trempe, sa réussite professionnelle, et elle ne se permet aucune décision au sujet des enfants sans consulter sa belle-mère. Il s’agit tout de mème d’un processus schismogénétique de différenciation symétrique entre le conjoint et sa belle-famille: qui aime le plus ? Qui se dévoue entièrement ? Qui contribue financièrement le plus ? Les valeurs de qui sont socialement les plus performantes ? Qui est le plus doux ou le plus généreux ?
Dans la majorité des cas, nous semble-t-il, la famille actuelle de l’alcoolique est fondée sur ces deux mythes négatifs et iconoclastes: le processus schismogénétique et l’alcoolisme. Ces deux mythes constitutifs de la famille sont agis et transmis aux enfants: « dans notre famille on est unis malgré l’opposition permanente, car on est fier »; « nos parents sont braves, même dans l’alcoolisme de l’un et le sacrifice de l’autre » etc… Ces deux mythes signent la rupture et l’opposition aux mythes des familles d’origine comme si les deux conjoints voulaient prétendre être issus d’une parthénogénèse. Tout rappel de filiation semble insupportable, et ils tentent de l’effacer.
2.50 Le travail clinique avec l’alcoolique et sa famille d’origine montre des interactions symétriques. L’alcoolique se montre révolté et il cherche à s’affirmer en épousant les contre-valeurs de sa famille. De leur côté, ses parents lui opposent farouchement leur déception mais surtout ils lui reprochent son désir d’être différent qu’eux. De fait, ils ne veulent rien lui léguer tant qu’il se montre différent d’eux. Son attitude d’annulation de sa filiation serait liée à cette escalade symétrique qui maintient sa famille d’origine immobilisée et elle fige le temps.
Les séances cliniques avec les alcooliques et leurs familles d’origines se sont toujours déroulées dans un climat extrémement tendu, conflictuel, très chargé émotionnellement. Très souvent lorsqu’elles étaient annoncées mais avant qu’elles ne débutassent, elles ont été marquées par des intoxications massives de l’alcoolique. Après que nous ayons instauré ces rencontres familiales et malgré leurs déroulements orageux, l »alcoolique a repris son abstinence (dans tous les cas, elles ont été précédées par une série de séances avec la famille actuelle de l’alcoolique). La série de ces rencontres familiales a toujours fonctionné comme une machine à remonter le temps jusqu’à la constitution de la famille. Deux aspects de leur vie ont surtout attiré les échanges familiaux: la post-adolescence de l’alcoolique et la compréhension qu’il a de son couple parental. Bien qu’on pouvait s’y attendre au vu surtout de la littérature psychodynamique, les échanges familiaux ont apporté des éléments intéressants.
2.50 Dans toute famille, l’autonomisation de ses jeunes membres (adolescents et jeunes adultes) est un processus paradoxal qui implique d’une part la reconnaissance du jeune comme appartenant à la famille et d’autre part l’acceptation par les parents des conduites, des choix et des comportements nouveaux (à visée exploratrice) d’apparition imprévisible et de premier abord incompréhensible voire inquiétant. Les parents doivent renoncer à contrôler le processus d’autonomisation des enfants. La différenciation ne supporte pas le contrôle et elle ne peut être prescrite, quitte à laisser sa place à l’opposition provocatrice.
De fait, la différenciation annoncée du jeune adulte met à rude épreuve les capacités contenantes (rituels, repères, valeurs, règles) du système familial, ses capacités morphogénétiques ainsi que l’affirmation de soi des parents. Tout comportement nouveau, toute relation naissante, tout engagement moral, idéologique ou affectif, marquant l’ouverture vers l’extérieur de la famille peut être vécu comme une trahison, un début d’abandon, une perte. Travaillant avec les familles d’origine, nous avons trouvé que cette éventualité a eu lieu. Les parents se sont trouvé face à un dilemme dramatique: soit faire le deuil précipité, anticipé du jeune qui était sur le point de partir (et ils avouent ne pas s’y résoudre même actuellement), soit mettre en place des stratégies de récupération (et ils affirment continuer mème actuellement).
Il est extrémement important de noter que l’alcoolique et ses parents (parfois même les frères et soeurs ou les grands parents) affirment de façon véhémente et résolue continuer actuellement ce jeu interactionnel. Depuis l’adolescence, et jusqu’à maintenant, le patient redoute et se défend de se faire sollicité, désiré, interpellé. Dans toute configuration relationnelle, il cherche à se situer à mi-distance. En même temps, l’addiction aidant reste dépendant de la famille d’origine (comme par la suite de son conjoint). Ses parents se voient confirmer dans le rôle de pourvoyeur. Telle mère se charge de combler les besoins vestimentaires, tel père assume tout déboire financier du patient,ou il devient un tuteur omniprésent d’une carrière professionnelle vacillante etc…
Le manque était devenu caractéristique du fonctionnement familial. Souvent, tous les membres de la famille se découvriront en état de manque: qui manque d’amour, qui manque de repos, qui manque d’honorabilité, qui manque d’argent, etc… De mème, chaque membre de la famille s’avère être la cause du manque de quelqu’un d’autre: la mère manque d’argent à cause du père, le père manque d’honorabilité à cause du fils, le fils manque d’amour à cause de la plus jeune soeur, la fille manque à ses rêves à cause de la mère etc…
Pendant cette période du début de la vie d’adulte,le patient s’est trouvé pris dans une série de « doubles liens »:
- « sois performant mais nous ne te reconnaîtrons aucun choix libre ni des conduites imprévisibles »
- « sois autonome ainsi que je t’ai éduqué »
- « sois autonome ainsi que nous l’avons prévu sinon ce sera de ta faute si on se perd de vue »
- « pour être autonome, il faut savoir reconnaître ses limites, bien que comme tu le sais, nous avons toujours admiré ceux qui savent se dépasser et aller jusqu’au bout de leurs rêves »
Pour le système familial, faire face au manque revient en effet à se prémunir contre toute imprévisibilité. En état de manque, le système familial ne peut pas transmettre car les parents ne veulent pas reconnaître l’achèvement de son enfance, l’achèvement de leur désir, que le temps ait passé. L’atemporalité du système alcoolique lui est constitutionnel. Dès lors, l’alcoolisme, en tant qu’addiction, va constituer pour le futur patient, une sorte de conduite paradoxale d’affirmation négative de soi (Ph.Jammet) en:
- agissant les contre-valeurs familiales (preuve et référence de son appartenance)
- produisant des conduites d’échec spectaculaire (preuve de sa différenciation)
- sabotant son propre corps (preuve de son autonomie et défiance des limites, de la fonction contenante de la famille)
- court-circuitant toute implication affective à terme, tout engagement relationnel (preuve de non-trahison)
Nous assistons souvent dans les familles avec un parent alcoolique à la parentification des enfants qui soutiennent le conjoint sacrificiel. Dans la majorité des cas, ces enfants sont également et principalement pris en charge autant sur le plan matériel que psychologique par les grand-parents qui de fait ont l’occasion d’un « second round » de parentalité. L’alliance grand-parents, petits-enfants revient a fortiori à faire l’économie de la génération du milieu dans un système tri-générationnel. Effectivement, l’alcoolique et son conjoint se voient refuser la filiation qu’ils ne cessent de combattre.
2.52 Lors des entretiens avec sa famille d’origine, l’alcoolique s’est toujours montré incapable de rendre compte de la relation qui unissait ses parents. Interrogé à ce sujet en leur présence, il s’est montré souvent agacé, perturbé, cherchant à esquiver les questions par des généralités conformistes: « ils m’ont bien élevé », « ils sont très gentils », « ils s’aiment beaucoup », « comme dans tous les couples, il y a des conflits », « mis à part grand-mère il n’y a jamais eu de conflit chez nous ». Peu à peu, nous avons eu droit à des présentations de plus en plus paradoxales, contradictoires, perplexes: « ils sont durs mais justes », « ils ne peuvent pas me comprendre, mais ils sont de bonne foi », « je n’ai jamais compris ce qu’ils font ensemble mais ils se complètent bien », « ils auraient dû divorcer depuis longtemps mais je crois qu’ils s’aiment beaucoup » ou l’inverse: « bien que divorcés depuis ma jeune enfance, ils se sont toujours très bien entendus », « ils ne sont d’accord sur rien mais ils font tout ensemble », « Ce sont deux personnalités complètement différentes mais cela leur convient très bien ».
Nous étions intrigués de constater que les parents acquiesçaient gentillement à ces descriptions confuses et paradoxales, et ils les prenaient par la suite à leur compte.
Un deuxième constat nous a également intrigué. Lors des séances familiales en présence de l’alcoolique, les parents se montraient rarement en accord entre eux, en étalant mème la diversion de leurs points de vue comme si l’alcoolique étaient une occasion de tester leurs différences. Nous les avons alors vu en l’absence de l’alcoolique, et nous étions étonnés face à leur convergence quasi-absolue et leur communication harmonieuse. En outre, ils se sont montrés interchangeables. Chacun a prétendu avec l’accord de son partenaire qu’il pouvait représenter le couple à tout instant sans concertation préalable. Ils n’ont pas nié les différences et les oppositions dont leur enfant avait fait état, mais ils considèrent que ces divergences n’ont jamais eu aucune conséquence dans leur vie, et dans leurs comportements personnels.
Notre hypothèse actuelle est que l’alcoolique est issu d’un contexte familial particulier: dans plusieurs cas, nous avons trouvé que depuis sa naissance sinon sa prime enfance , il « était prédestiné » à constituer le point autour duquel les parents pouvaient organiser leurs divergences, exprimer leur agressivité réciproque et réaliser leur différenciation. Il focalise et organise autour de lui tout ce qui est agressif, ou dysfonctionnel dans la relation conjugale de ses parents. Nous postulons que sa famille d’origine était d’emblée organisée sur ce mode que cette place était « programmée » dans la structuration de la famille et que le patient d’aujourd’hui l’a toujours occupée. Son autonomisation et sa différenciation sont donc compromises.
Dans ce contexte familial, les opinions exprimées, les accords comme les divergences ne portent pas à conséquence; seulement les actes posés indépendamment de leurs explicitations peuvent modifier les rapports des uns aux autres et appeler d’autres actes.
Le couple parental crée l’impression d’être en équilibre instable mais perpétuel, conditionnant ainsi une ambiance familiale d’urgence et de précarité.
Par ailleurs, ces familles semblent s’auto-alimenter de leurs propres événements relationnels et elles sont fermées au monde extérieur, qu’on ignore volontiers.
On renonce activement à toute expérience avec le monde extérieur qui les entoure. A sa place, la famille considère un ensemble d’idéaux moraux (une sorte de programme ou d’impératifs) qu’elle secrète et qu’elle soutient. De ce fait, on ne peut pas transmettre des expériences vécues, mais plutôt des impératifs moraux absolus. Ces impératifs moraux absolus sont censés d’une part expliquer et justifier le fonctionnement du couple parental et d’autre part « verrouiller » les secrets familiaux. Ce sont des impératifs intangibles, inabordables, à l’origine des contradictions observées dans le fonctionnement du couple parental. La rigidité qui en résulte aboutit, lors de l’adolescence du futur alcoolique à l’incapacité du système famillial à s’ouvrir vers le monde extérieur, à accueillir de nouveaux membres ou à partager les siens.
3.00 Les réflexions et les expériences cliniques citées nous ont amenés à composer un modèle d’intervention thérapeutique dans l’alcoolisme.
Notre contexte du travail est tantôt un cabinet médical en ville, tantôt la consultation d’alcoologie à l’hôpital de Saint-Cloud. Les patients pris en charge sont des hommes et des femmes qui se situent entre 35 et 50 ans. Dans la majorité des cas, l’alcoolisme s’est installé à la fin de l’adolescence ou à la post-adolescence. Les quelques cas où l’alcoolisme a débuté autour de la trentaine, présentent dans leur anamnèse qu’il a été précédé soit par d’autres troubles addictifs: anorexie mentale, boulimie, poly-toxicomanie soit par des troubles du comportement équivalents: personne violente, crise d’adolescence prolongée avec troubles asociaux, et enfin un profil idoine concernant certains hommes dont l’âge de jeune adulte (de l’âge de 20 à 30 ans) est caractérisé par le travail acharné, une réussite socio-professionnelle fulgurante, l’absence de relations sociales, amicales et affectives et la difficulté marquée de l’expression des sentiments et des émotions. Au moment de la mise en place de notre modèle thérapeutique tous les patients étaient mariés ou vivaient maritalement et ils avaient des enfants. Tous les patients peuvent être considérés insérés socio-professionnellement: soit ils avaient une activité professionnelle, soit ils étaient des chômeurs, qui malgré leur maladie alcoolique ont retrouvé un poste de travail, soit il s’agit de mères de famille au foyer ayant en outre ces activités sociales. Leur alcoolisme évolue depuis au moins une dizaine d’années. Notre échantillon comporte une cinquantaine de patients alcooliques et leurs familles. Dans la grande majorité des cas, nous avons pu travailler avec la famille actuelle et la famille d’origine.
Tous les patients avaient plusieurs cures de désintoxication dans leur anamnèse, avant le début de notre prise en charge. Lorsque nous les avons pris en charge, ils s’alcoolisaient tous. Leurs alcoolisations n’étaient pas un motif d’annulation des séances. La très grande majorité de ces patients participaient de façon régulière ou périodique aux réunions des groupes AA.
3.10 Notre modèle d’intervention thérapeutique comporte trois types d’entretiens à périodicité différente.
- des entretiens hebdomadaires avec le patient alcoolique seul
- des entretiens avec sa famille actuelle toutes les deux ou trois semaines
- des entretiens avec sa famille d’origine tous les mois
La périodicité différentielle des séances fait émerger des configurations des discours imprévisibles.
Ces entretiens sont menés soit par un thérapeute, soit par deux; dans ce cas, l’un se charge des entretiens individuels et l’autre des entretiens familiaux.
En outre, les patients sont suivis soit par un médecin alcoologue, soit par leur généraliste à un rythme qui leur appartient. Les patients et leurs familles savent que les différents intervenants communiquent régulièrement entre eux au sujet de l’évolution de la prise en charge.
La coordination des différents intervenants se fait toujours par le thérapeute ayant à charge les entretiens familiaux. Les patients et leurs familles sont au courant de cette particularité. Par définition, le thérapeute des entretiens familiaux s’accorde, s’aligne et il cautionne les positions et les décisions des autres intervenants. Le thérapeute des entretiens familiaux occupe dans le sous-système thérapeutique une place censée entrer en résonance avec la place que l’alcoolique occupe dans ses systèmes familiaux. Ce thérapeute dispose d’un pouvoir de communication et de coordination. Tout au long de la prise en charge, il cherche à transmettre au système alcoolique le principe que ce pouvoir va de pair avec son impuissance opérationnelle lorsqu’on lui demande de faire changer les autres.
3.11 Les séances avec la famille d’origine s’organisent autour des échanges entre l’alcoolique, ses parents et éventuellement des collatéraux qui concernent tout ce qui peut lui être transmis et légué. Comment ses parents se sont rencontrés ? Quels sont les caractéristiques et les valeurs de leurs familles ? Y-a-t-il des légendes, des histoires extraordinaire, des événements marquants dans la famille ? Qu’est-ce-qui unit et sépare les parents ? Quelles caractéristiques l’alcoolique relève de l’un et de l’autre ? Y-a-t-il des valeurs familiales que les parents souhaitent que l’alcoolique transmette à ses enfants ? Y-a-t-il des principes, des habitudes ou des valeurs familiales que l’alcoolique compte combattre activement pour que ses enfants ne fassent pas pareillement ? Quelle activité, hobby ou passion l’alcoolique peut partager avec le père, avec la mère, avec des collatéraux ? Dans ce cas, comment cela se passe ? Quand les parents seront disparus, qu’est-ce qui va changer dans la vie quotidienne et la pensée de l’alcoolique ? L’alcoolique étant matériellement et affectivement dépendant des parents, comment en sont-ils accommodés ? Jusqu’à quel âge (ils ont généralement entre 60 et 75 ans) comptent-ils pouvoir répondre à ses sollicitations, provocations, interpellations ? Craignent-ils de le perdre ? Dans ce cas, comment organiseraient leur vie ? Est-ce que les parents ont déjà vécu d’autres pertes ? Comment ont-ils réagi ? Est-ce que l’alcoolique a déjà vécu d’autres pertes ? Etc… Il s’agit des sujets d’échanges voire de débats qui exigent que les interlocuteurs se positionnent et prennent acte du positionnement des autres.
3.12 Les séances avec la famille actuelle sont organisées autour du temps des événements de leur vie quotidienne qui sont révélateurs de la dépendance du conjoint à l’égard de l’alcoolique, de l’éventualité de la séparation ou de la perte de l’un ou de l’autre, de la perspective de l’autonomisation et du départ de leurs enfants, de leur (in)capacité de vivre comme couple en l’absence d’un tiers (enfant, thérapeute, parent), de leur impuissance à contrôler, à changer ou à corriger l’autre, de leurs craintes à se sentir phagocytés et « normalisés » par leurs belle-familles, de leur (in)capacité à exprimer leur affectivité et leurs émotions ainsi que de la facilité complémentaire avec laquelle ils expriment de la colère, de l’agressivité, de la frustration, de l’utilisation de leur orgueil et de leur dignité.
Lorsque les membres de la famille parlent des comportements de l’alcoolique, le thérapeute requalifie ces comportements comme habituels dans le cas de la dépendance, inhérents à la maladie, et ils les invitent à réfléchir s’ils n’en ont pas d’analogues. Il leur demande également la réaction à ces comportements afin d’établir des boucles comportementales et réfuter toute caractéristique morale ou idéologique de ces comportements. Le thérapeute qualifie la famille comme excessivement unie ne sachant pas comment se séparer. Il défie leur capacité d’avoir des vécus intimes, le sentiment d’une pensée intime. Il les défie constamment sur leur capacité à produire une attitude, une pensée, un comportement, une envie pouvant surprendre les autres.
Le thérapeute nie officiellement toute capacité de l’alcoolique et de son conjoint à se produire de façon autonome eu égard à leur relation de couple et par rapport à leur propre famille.
Toute apparition de nouveaux comportements, ou tout événement imprévisible, même l’abstinence, est qualifié par le thérapeute comme parfaitement prévisible dans le processus de la maladie et aucunement significatif d’un changement radical (effectivement pour qu’il y ait guérison, il faut absolument que la maladie ait précédée).
Pendant ces séances, il est posé comme principe que chaque participant ne parle qu’à son propre nom et à son propre sujet. De fait, il n’y a que l’alcoolique qui peut parler de l’alcool. Toutefois, c’est un règle maintes fois transgressée mais ces transgressions offrent de très intéressants exemples pour les échanges.
3.13 Les entretiens individuels avec l’alcoolique ont un triple intérêt:
1- l’alcoolique est encouragé pour exprimer son état émotionnel et pour rendre compte de ses impressions et sentiments durant les entretiens collectifs familiaux. Ainsi, l’alcoolique trouve des mots pour qualifier ce qu’il a ressenti et il se rend compte du « fait psychique », de son importance, et de son impact sur ses comportement et son addiction.
2- l’alcoolique peut élaborer les informations relationnelles qu’il a eu pendant les entretiens familiaux et considérer les conséquences de ses réactions. Il peut également faire l’expérience de l’existence de plusieurs scénarios alternatifs quant à sa façon de réagir au positionnement relationnel des autres. Il peut enfin faire le rapprochement entre ses expériences dan les entretiens familiaux et sa participation aux réunions de groupe AA. Ainsi, des thèmes comme le manque, la honte, l’agressivité, l’appréhension de la perte et de la dépression, l’identité et l’être différent, l’intimité personnelle et relationnelle, l’appartenance et la loyauté (famille, groupe, société), l’autonomie et l’aliénation peuvent être abordés et sceller l’amorce d’un processus de différenciation.
3- les entretiens individuels ont une fonction de métronome: ils « sonnent » le temps qui passe, les changements qui interviennent et le devenir induit par l’écoulement du temps (parents qui vieillissent, enfants qui grandissent, goûts, options idéologiques, envies et désirs qui se modifient en fonction de l’âge; corps qui change ). Enfin les entretiens individuels évaluent la qualité et l’intérêt du processus psychothérapique. Il est important que l’alcoolique ne prenne pas conscience du temps uniquement à travers le vécu et les comportements des autres membres de la famille mais qu’il se rende compte que le vécu du temps est intime, subjectif et personnel, constitutif de son identité.
3.20 Nous disposons actuellement d’un follow-up qui va de 18 à 36 mois, concernant notre échantillon de cinquante patients et de leurs familles traités selon cette pratique thérapeutique. Les deux tiers sont abstinents. Leur abstinence a été obtenue dans les deux premiers mois après la mise en place du processus thérapeutique, soit dans la majorité des cas, à l’aide d’une cure hospitalière de désintoxication que les patients seuls ont sollicitée soit moins souvent avec une aide médicale et médicinale ambulatoire. Le tiers restant présente des consommations d’alcool régulières mais espacées (deux à trois jours toutes les deux ou trois semaines, souvent pendant le week-end), tantôt modérées, tantôt excessives sans toutefois qu’elles soient associées à la kyrielle des comportements pathologiques habituelles dans le passé. Effectivement, tous les patients et leurs familles notent une amélioration de la qualité de leur vie relationnelle. De leur part, les thérapeutes impliqués ont observé une augmentation de modifications des modalités relationnelles dans la famille: changements de domicile, départ du domicile des enfants, changements professionnels, modification des rituels familiaux (déjeuner dominical, vacances d’hiver, occupation du mercredi des grands parents), augmentation de la densité des relations amicales et sociales. Nous avons aussi observé la persistance d’un reliquat de comportement addictif, d’allure compulsive, focalisé autour du travail et de la relation conjugale; il y manque toutefois l’aspect répétitif et le besoin de consommation immédiate. Il s’agit des comportements qui semblent être au service d’un besoin de contrôle rassurant.
Enfin, nous avons échoué avec deux patients bien que nous ayons pratiqué notre modèle d’intervention pendant un an. Leur point commun nous semble être notre impossibilité de maintenir et de structurer les séances avec la famille d’origine. Il y a eu peu de séances avec les parents de l’alcoolique faites de façon épisodique, dans un climat dramatique et conflictuel, sabotées par des intoxications massives du patient, mettant sa vie en danger. La relation entre le patient et ses parents n’a pas été même abordée et toute question de legs ou de transmission a été énergiquement réfutée par les parents.
4.00 Dans notre modèle thérapeutique, nous avons cherché à faire face aux cinq pièges majeurs dans le traitement de l’alcoolique cités par D.Berenson:
1- tenir compte de la pluralité des niveaux de contexte et intervenir sur plusieurs niveaux simultanément
2- éviter un raisonnement causal et introduire rapidement dans la pensée familiale les notions de circularité et de boucles cybernétiques dans les interactions structurées autour de l’alcoolisme
3- échapper au piège du moralisme, de la prise de conscience et de l’appel à la volonté. Solliciter la responsabilité, promouvoir la projection dans l’avenir et réintroduire le temps
4- faire la démonstration de l’impuissance à changer autrui. Demander que chacun se préoccupe le son propre changement. Faire admettre l’impuissance face à l’alcool
5- considérer explicitement comme objectifs de la thérapie non seulement l’abstinence mais aussi la modification des relations dans la famille.