La construction des catégories diagnostiques de maladie mentale
Par : Cédric Brun, Steeves Demazeux, Pierangelo Di Vittorio, François Gonon, Philippe Gorry, Jan Peter Konsman, Fanny Lung, Yannick Lung, Michel Minard, Matthieu Montalban, Nicole Rumeau et Andy Smith
Pour citer cet article :Cédric Brun, Steeves Demazeux, Pierangelo Di Vittorio, François Gonon, Philippe Gorry, Jan Peter Konsman, Fanny Lung, Yannick Lung, Michel Minard, Matthieu Montalban, Nicole Rumeau et Andy Smith, « La construction des catégories diagnostiques de maladie mentale », Revue de la régulation [En ligne], 17 | 1er semestre / Spring 2015, mis en ligne le 30 juin 2015. URL : http://journals.openedition.org/regulation/11299 ; DOI : 10.4000/regulation.11299
Résumé :
Dans le cadre d’une approche d’économie politique, l’article propose une analyse de la construction sociale des maladies et des marchés dans le champ de la santé mentale, en lien avec les débats récents sur la classification des maladies mentales relancés autour de la publication du DSM-5. En prenant l’exemple du trouble du déficit de l’attention et de l’hyperactivité (TDAH), l’analyse du travail politique des différents acteurs (firmes pharmaceutiques, associations de familles de patients, assurances sociales, école, État, système de santé, etc.) permet de préciser leurs rôles à travers l’analyse comparative de la France et des États-Unis. L’étude de la production du discours scientifique sur la maladie précise qu’au-delà des questions éthiques, c’est une économie du financement de la recherche et de la publication scientifique qui participe au jeu des acteurs.____________________
Mots clés :
DSM, économie politique, industrie pharmaceutique, psychiatrie, santé mentale, TDAH____________________
Notes des auteurs :
Cet article s’appuie sur une recherche qui a bénéficié du financement du Conseil régional d’Aquitaine (projet C2SM), de l’Institut des sciences de la communication (CNRS) et de l’IdEx Bordeaux (programme financé par l’ANR, n°ANR-10-IDEX-03-02).____________________
Introduction
Selon certaines sources [1] 1 – Les différentes sources donnent des estimations variées. L’évaluation la plus récente (Chevreul et al., 2013) considère que 12 millions de Français souffrent de troubles mentaux., près de la moitié de la population des États-Unis souffrirait de troubles mentaux, la proportion étant plus faible en France mais significative (25 à 33 %). Ce constat d’une souffrance psychique importante, voire accrue, est paradoxalement partagé par deux courants a priori divergents. D’une part, par une approche sociologique, souvent critique, de la santé mentale [2] 2 – Alors que les économistes ont peu investi le champ de la psychiatrie, les sociologues ont depuis longtemps travaillé sur cet enjeu. Voir notamment les travaux de l’équipe santé mentale et sciences sociales du CERMES3 (UMR 8211 – U988) ou l’ouvrage de Lise Demailly (2011). qui contextualise une difficulté d’être soi dans nos sociétés contemporaines, difficulté qui se caractériserait par une dilution du lien social, alors que l’exigence d’autonomie et de performances pesant sur les individus se renforce, générant des souffrances du fait de risques psychosociaux accrus et de nouveaux troubles mentaux – voir les travaux de C. Dejours (2009), d’A. Erhenberg (2012) ou P. Di Vittorio (2013, 2014). D’autre part, par une approche plus biologisante de la maladie mentale associée à la diffusion des nouveaux artefacts de la psychiatrie que sont les classifications des troubles mentaux et les médicaments, qui a conduit à une inflation, voire à une hyperinflation du diagnostic ou, comme dans la finance, à la formation de bulles (Batstra, Frances, 2012 ; Frances, 2013 ; Gonon, 2011). Pour dépasser l’opposition entre ces approches, il nous semble nécessaire d’appréhender moins l’institution psychiatrique en elle-même que le processus d’institutionnalisation du champ de la santé mentale à travers le rôle des différents acteurs, dans la construction comme dans l’utilisation des différents artefacts – au sens de Simon (1969). Le champ de la santé mentale et de sa prise en charge psychiatrique relève en effet d’un processus de construction sociale de la reconnaissance d’un ensemble de comportements comme pathologiques et de leur nécessaire traitement médical. Si les sciences médicales s’inscrivent dans le social (Freidson, 1970), le rapport de la psychiatrie avec le social est encore plus évident et immédiat, de nombreux malades étant tout à la fois ou alternativement pris en charge par les dispositifs de protection sociale et/ou ceux du système de santé et de l’assurance maladie. Ce champ s’autonomise et se reproduit en s’institutionnalisant sous le travail d’un ensemble d’acteurs sociaux aux intérêts plus ou moins contradictoires et par la production de savoirs et de représentations qui structurent les pratiques et finissent par faire reconnaître un ensemble de comportements et de souffrances psychiques comme relevant de la « santé » et non du « social ». Ainsi, est redéfinie, par la pratique et les représentations et savoirs mobilisés, la frontière entre le normal et le pathologique (Canguilhem, 1943), qui est aussi une frontière entre comportement normal et comportement déviant, au regard des normes changeantes de la société. On doit notamment à Michel Foucault d’avoir mis ce champ dans une perspective historique à travers son Histoire de la folie à l’âge classique (Foucault, 1972), décrivant les transformations du rapport de la société à la maladie mentale. Ces savoirs et ces représentations, notamment les catégories nosologiques et les mécanismes physiopathologiques censés être sous-jacents aux symptômes, sont mobilisés dans les pratiques professionnelles, mais aussi dans le travail politique visant à modifier les règles qui encadrent ces pratiques et dans la médiatisation des discours. C’est particulièrement le cas de la classification des troubles mentaux qu’institutionnalise depuis plusieurs décennies, plus encore que la classification internationale des maladies (CIM) publié par l’Organisation mondiale de la santé, le DSM (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders) réalisé par l’Association américaine de psychiatrie (APA). À la fois manuel de diagnostic, outil de formation et de recherche, le DSM est devenu la bible de la psychiatrie nord-américaine, voire mondiale, mais aussi l’objet de toutes les attaques et de nombreuses critiques [3] 3 – La finalisation en 2013 de la cinquième version (DSM-5) a été l’occasion de la publication de nombreux travaux qui dépassent l’essayisme pour apporter une analyse scientifique de cette dynamique (Gonon, 2013a ; Di Vittorio, Minard, Gonon, 2013 ; Demazeux, 2013 ; Minard, 2013 ; Frances, 2013).. L’histoire des différentes versions du DSM (Demazeux, 2013 ; Minard, 2013) regorge d’exemples de ce travail politique, qu’il s’agisse du mouvement gay et lesbien pour sortir l’homosexualité de sa catégorie de trouble mental dans le DSM-III (1980) – aujourd’hui la lutte s’est déplacée vers la question du transgenre – ou encore du mouvement des vétérans de la guerre du Vietnam qui a abouti à introduire la notion de stress post-traumatique dans cette même version du DSM. Ce processus d’introduction va supposer à la fois l’invention d’une catégorie nosologique susceptible d’engendrer une niche de marché, mais également un processus politique pour faire reconnaître le type de prise en charge ad hoc. Les acteurs font appel au politique pour défendre leurs intérêts dans l’espace public, en effectuant un travail de problématisation, c’est-à-dire en construisant un argumentaire visant à montrer en quoi leur problème privé relève d’une question d’intérêt général tout en constituant des coalitions. Cette politisation passe par la mobilisation de valeurs (« la santé », « le bien-être des patients », etc.) ou par un processus de technicisation, c’est-à-dire d’arguments techniques, « indiscutables », « scientifiques », bref une forme de politisation dépolitisante (Jullien et Smith, 2011). Ce qui implique le recours à une expertise professionnelle, puis sa validation par l’État (notamment pour l’inscription du traitement au remboursement, pour la mise en œuvre de recommandations à l’usage des professionnels de santé, voire de politiques plus ambitieuses, etc.). Lorsque la décision politique intervient, elle institue de fait des règles qui sélectionnent certaines pratiques et catégories comme légitimes. Dès lors, la construction sociale d’une maladie est étroitement associée à celle d’un marché (Coriat, Weinstein, 2005), faisant intervenir tout un ensemble d’acteurs qui cherchent à faire prévaloir leurs intérêts. Ce processus a été analysé à travers le disease mongering [4] 4 – Disease mongering est souvent très mal traduit par « façonnage des maladies », alors que le suffixe « monger » signifie « marchand de», à savoir une « marchandisation d’une maladie » qui consiste à faire reconnaître une nouvelle maladie et à construire un marché autour de la prise en charge de cette maladie. Il s’agit donc à la fois de la construction sociale d’une maladie et de la construction d’un marché. Le disease mongering procède donc à une extension de la nosologie dans le but de traiter de nouveaux patients atteints de cette nouvelle maladie (Moynihan, 2006). Dans sa version élémentaire, le disease mongering serait une stratégie de l’industrie pharmaceutique qui, de la sorte, s’assurerait des marchés de plus en plus importants, voire créerait de toutes pièces ces marchés. Ainsi, la frontière entre le normal et le pathologique serait redéfinie dans le but de satisfaire aux objectifs de rentabilité de l’industrie. Il s’agit bien d’une stratégie de filière inversée (Galbraith, 1967), c’est-à-dire une stratégie de « fabrication » de la demande par l’offre, dans le but de contrôler le marché et d’assurer sa croissance régulière. C’est donc une forme de création de marché, une construction sociale des marchés et des maladies par les firmes. Depuis Berger et Luckmann (1966), les travaux autour de la construction sociale en général (Searle, 1995), et plus particulièrement sur la construction sociale des marchés (Granovetter, 1985 ; Fligstein, 2001) se sont développés. Ils s’intéressent au caractère en partie arbitraire, historique et institutionnalisé des formes marchandes, produites de rivalités entre acteurs industriels, État, consommateurs et salariés, critiquant ainsi le caractère « naturel » des marchés. Traditionnellement, la filière inversée s’explique par l’usage de la publicité et du marketing, qui auraient pour fonction de créer des modes ou des désirs chez les consommateurs. Dans l’industrie pharmaceutique, si la publicité directe au consommateur existe dans certains pays (les États-Unis pour l’essentiel), elle ne l’est pas dans la plupart des pays. De plus, le patient est rarement celui qui décide de prendre un médicament, puisque le pouvoir de prescription (au sens de Hatchuel, 1995) appartient aux médecins, généralistes ou spécialistes. Dans le champ de la psychiatrie, où il n’existe pas (pour le moment ?) de marqueurs biologiques susceptibles d’être associés à un « trouble mental », la question du disease mongering mérite d’être reposée dans un cadre plus large que celle du rapport patient-industrie, comme un processus plus global et plus complexe, impliquant à la fois les associations de patients, les professionnels de santé et l’industrie qui, elle, alimente et appuie les deux autres types d’acteurs dans leur travail politique auprès des autorités publiques de santé (Gorry, Montalban, 2014). S’appuyant sur les principaux résultats d’un programme de recherche s’attachant à étudier la construction des catégories de la santé mentale et auquel ont participé les auteurs, l’article vise à préciser ce processus de construction sociale des maladies et des marchés dans le champ de la psychiatrie en précisant, dans une première partie, le rôle des différents acteurs, leurs relations et leurs intérêts, puis les institutions de ce champ pour comprendre la forme de travail politique qui s’y pratique. Pour exemplifier ces processus, nous prendrons les cas du trouble déficitaire de l’attention avec hyperactivité (TDAH), qui a fait l’objet de nombreux débats en France (Gonon, 2013b). Ce cas illustre le jeu complexe d’un ensemble d’acteurs de la psychiatrie, de l’institution scolaire, des familles, des groupes pharmaceutiques qui ont fait surgir une maladie et un marché en quelques années. La polémique engendrée par une étude de l’INSERM (2005) sur les troubles de conduites du jeune enfant – qui avait servi de caution aux projets de prévention du gouvernement [5] 5 – Pour un rappel du contexte autour de ce rapport de l’INSERM, cf. Rumeau-Lung (2006) et Collectif Pas de 0 de conduite (2006). – conduit à s’interroger sur la médiatisation des résultats scientifiques en se focalisant sur le cas des neurosciences, présentées par certains comme la voie de l’avenir. Dans ce travail politique, la construction d’un discours scientifique « dépolitisant » l’objet de l’hyperactivité a été une étape essentielle car elle a contribué à légitimer la position de tel ou tel acteur en « objectivant » leurs intérêts. Dans cette perspective d’analyse des conditions concrètes de ce processus de « dépolitisation », la deuxième partie de l’article démonte les mécanismes d’un processus de médiatisation d’une publication scientifique en s’intéressant à la façon dont certains acteurs contribuent à cette production d’articles scientifiques et/ou utilisent les résultats, résultats parfois précaires, avec une attention toujours particulière sur le TDAH. 1L’objectif est de comprendre les modalités de la progression du diagnostic du trouble du déficit de l’attention avec hyperactivité (TDAH) parmi les enfants et de son traitement par un médicament (le méthylphénidate), c’est-à-dire d’étudier le processus de construction de ce marché par la reconnaissance du trouble. Pour cela, nous avons comparé les expériences nord-américaine et française qui, à bien des égards, sont aux antipodes l’une de l’autre : marché très important aux États-Unis, nettement plus réduit en France mais en progression rapide. Si la consommation de méthylphénidate (Ritaline et autres marques) a été multipliée par 10 de 2002 à 2011, elle reste limitée en France : avec un chiffre d’affaires annuel de 12,5 millions d’euros, elle est marginale pour l’industrie pharmaceutique, représentant moins de 0,5 % du montant des dépenses de psychotropes remboursées par la CNAM. Cette construction du marché s’explique en partie aux États-Unis par la revanche historique de la psychiatrie « scientifique » sur la psychanalyse (qui est restée plus présente en France), mais aussi par le rôle des écoles et des politiques d’éducation, ainsi que par le marketing développé par l’industrie. En France, le décollage récent de ce marché tient plus au rôle d’une association de parents de patients et de quelques pédopsychiatres.Tableau 1
Acteurs | États-Unis | France |
Chercheurs académiques | Forte implication de la communauté scientifique dans les débats sur le TDAH | Présence limitée des hospitalo-universitaires sur le TDAH |
Corps médical | Orientation organiciste (biologisante) forte | Influences psychanalytique ou institutionnelle encore très présentes en pédopsychiatrie |
Prescription du méthylphénidate par les généralistes | Prescription hospitalière du méthylphénidate | |
Industrie pharmaceutique | Publicité autorisée et lobbying intense de l’industrie | Pas de publicité autorisée pour les médicaments |
Actions possibles par les visiteurs médicaux | ||
Associations de famille de patients | Soutien financier des associations de famille de patients par l’industrie pharmaceutique | Orientation principale sur la reconnaissance du trouble |
École | Sollicitée par les firmes pharmaceutiques | Quasi-absence de détection du trouble |
Détection quasi-systématique du trouble | École publique non évaluée sur les performances de ses élèves | |
Évaluation des écoles par les performances scolaires des élèves | ||
Protection sociale | Ouverture de droits sociaux supplémentaires après diagnostic | Régime général : pas d’intervention spécifique |
Assurance(s) maladie | Remboursement précoce de la molécule | Régime général : pas d’intervention spécifique |
- Le TDAH, une catégorie aux contours contestés ; des controverses paradigmatiques entre psychiatres aux controverses sociétales
Encadré 1
Trouble de l’attention ou pas, des pilules à l’école |
Le 9 octobre 2012, le New York Times publie en première page un article d’Alan Schwarz intitulé « Trouble de l’attention ou pas, des pilules à l’école » (Schwarz, 2012). Schwarz interviewe un médecin généraliste, le docteur Michael Anderson. Ce pédiatre, lorsqu’il apprend « que ses petits patients de familles pauvres se débrouillent mal à l’école, leur donne habituellement des échantillons d’un puissant médicament, l’Adderall® ». Ce médicament amphétaminique est censé stimuler la concentration et le contrôle des impulsions des enfants porteurs de ce trouble. Bien que le docteur Anderson porte ce diagnostic, il avoue que ce diagnostic est faux et que c’est simplement un prétexte pour prescrire ces pilules afin de traiter ces enfants qui ont une vraie maladie : de misérables performances scolaires dans des écoles inadaptées. « Mais il dit qu’il n’a guère le choix avec toute sa pauvre clientèle du comté de Cherokee, au nord d’Atlanta (Géorgie). Et il ajoute : Nous, la société, nous avons décidé que modifier l’environnement des gosses coûterait trop cher. Alors, il nous faut donc modifier les gosses. » Le docteur Anderson est un des plus véhéments partisans d’une idée qui gagne du terrain aux États-Unis : il faut prescrire des stimulants aux enfants qui ont des difficultés scolaires dans des écoles privées de moyens, non pas nécessairement pour traiter un hypothétique déficit de l’attention avec hyperactivité, mais pour booster leurs performances scolaires. Il n’est pas certain qu’Anderson soit représentatif d’un courant majoritaire. Mais quelques experts pointent du doigt le fait que, de même que les riches étudiants abusent de stimulants pour faire les meilleures études universitaires possibles, les élèves pauvres des écoles élémentaires utilisent des médicaments pour réussir, pour le plus grand plaisir de leurs parents. […] Michael Anderson, au nom de la justice sociale, utilise donc comme d’autres, ces pilules qui procurent souvent un très grand soulagement aux familles. C’est ainsi que Jacqueline Williams se dit très satisfaite de la prescription de Concerta® – encore une amphétamine, plus connue sous un autre nom commercial, Ritaline® – à ses trois enfants qui, même s’ils ne voulaient pas au début prendre ces médicaments, ont fini par comprendre qu’ils amélioraient leurs performances scolaires. Et de plus Medicaid couvre intégralement ses frais de médecin et de pharmacie. Bien sûr, certains experts s’élèvent contre les risques physiques et psychologiques encourus. Mais en 2007 on estimait que 9,5 % des jeunes Américains de 4 à 17 ans étaient porteurs du trouble, soit environ 5,4 millions d’enfants. Un diagnostic du DSM et des pilules ad hoc, quoi de mieux pour faire grimper la prévalence de ce trouble ? Même si ce diagnostic n’est pas posé selon les règles, plus de 20 % des médecins avouant ne se fier qu’à leur seul instinct. Certes, l’addiction guette ces jeunes enfants, lorsqu’ils seront devenus adultes. Et la dépendance aux amphétamines sera toujours là lorsque les symptômes du déficit de l’attention avec hyperactivité auront disparu. Schwarz rapporte l’histoire édifiante du jeune Quintn, un patient d’Anderson, qui, comme ses deux frères et sa sœur, se sont gavés de médicaments dans leur enfance. Quintn a commencé par l’Adderall® vers l’âge de 6 ans du fait de son comportement perturbateur à l’école, ce qui l’a immédiatement calmé et a fait de lui un bon élève. Mais au moment de la puberté, il s’est mis à se battre avec les enfants de sa classe, sous prétexte qu’ils insultaient sa mère, ce que ces enfants niaient. En fait, Quintn avait des hallucinations, effet rare, mais connu, de l’Adderall®. Et il devint suicidaire ce qui nécessita une hospitalisation psychiatrique et la mise sous Risperdal®, un neuroleptique, mais aussi sous clonidine, un antihypertenseur utilisé dans les troubles du sommeil et autorisé par la FDA comme traitement du déficit de l’attention. Interrogé à 11 ans par Schwarz sur les raisons pour lesquelles on lui avait donné de l’Adderall®, Quintn répondit : « Pour m’aider à me concentrer sur mon travail à l’école et à la maison, pour écouter maman et papa et pour ne plus faire ce que j’avais l’habitude de faire avec mes professeurs : les énerver ! » Malgré l’expérience malheureuse de Quintn avec l’Adderall®, ses parents ont décidé d’en donner aussi à sa sœur Alexis et à son frère Ethan, qui n’avaient aucun symptôme de déficit de l’attention avec hyperactivité, simplement pour qu’ils réussissent bien à l’école et parce qu’Alexis était, selon son père, un petit peu barbante. Ledit père, interrogé sur l’utilité de ce médicament purement cosmétique pour Alexis, répondit pour ses enfants sous Adderall® : « Si ça les rend plus positifs, plus heureux, mieux socialisés, si ça les aide, pourquoi pas ? » Cette partie de l’enquête de Schwarz illustre bien, s’il en était besoin, le possible rôle néfaste des parents dans la santé (pas seulement psychique) de leurs enfants, lorsqu’ils sont appuyés par des médecins complaisants et guidés par les seules règles de la compétition sociale et la doxa d’une intégration de leur progéniture à n’importe quel prix. Des éducateurs que Schwarz voulait interroger sur le déficit de l’attention et son traitement ont décliné son offre, reconnaissant plus ou moins que ce diagnostic était problématique. Un directeur d’école de Californie a bien voulu répondre sous couvert de l’anonymat. Il a déclaré que dans son école les taux de diagnostics de ce trouble et d’utilisation de psychostimulants ont grimpé au fur et à mesure que les moyens financiers de l’école dégringolaient. « C’est effrayant de penser que nous en soyons arrivés là. Comment la baisse du financement de l’éducation publique – financement nécessaire pour faire face aux besoins des enfants – a-t-elle pu conduire à cela ? […] Peut-être que ce n’est pas intentionnel, mais ça pourrait bien être la conséquence du fait qu’un médecin, voyant un gosse échouer dans des classes surchargées avec 42 autres gosses et ses parents frustrés lui demandant ce qu’ils peuvent faire, réponde : “C’est peut-être bien un déficit de l’attention avec hyperactivité ; donnez-lui donc ça pour essayer” ». Et le docteur Anderson de conclure : « Peut-être ne connaissons-nous pas bien les effets à long terme de ces médicaments, mais nous connaissons les effets à court terme de l’échec scolaire, qui est bien réel lui. Je m’intéresse à l’individu et à ce qui est bien pour lui maintenant. Je soigne le patient, pas la société ». |
Conclusion
Le champ de la santé mentale apparaît exemplaire de l’apport d’une approche en termes d’économie politique analysant le jeu de l’ensemble des acteurs qui participent à la construction d’une maladie et d’un marché à travers leur travail politique. Le cas du TDAH souligne les pièges de la naturalisation des catégories diagnostiques et l’impérieuse nécessité de questionner ces catégories en étudiant la façon dont elles sont construites, diffusées et utilisées. Il montre aussi le besoin de dépasser les analyses qui se focalisent sur le seul rôle de l’industrie pharmaceutique pour appréhender la complexité des actions et interactions d’un ensemble plus large d’acteurs (associations de parents d’enfants, médecins, école, assurance maladie, État, etc.). Ainsi l’analyse du travail autour du discours scientifique relatif aux avancées des neurosciences illustre-t-elle la façon dont les différents acteurs (scientifiques, éditeurs, universités, médias) participent à la dépolitisation des enjeux sociétaux de la maladie mentale. Entre la position naturaliste du mainstream et la posture dénonciatrice (de big pharma ou des dérives éthiques des professionnels), il s’agit de coproduire, avec les acteurs du secteur, des analyses qui n’ont pas pour seule vocation de produire une connaissance académique pour les chercheurs, mais aussi de permettre aux acteurs d’avoir prise sur leur environnement.______________________
Notes
- [1]↑– Les différentes sources donnent des estimations variées. L’évaluation la plus récente (Chevreul et al., 2013) considère que 12 millions de Français souffrent de troubles mentaux.
- [2]↑– Alors que les économistes ont peu investi le champ de la psychiatrie, les sociologues ont depuis longtemps travaillé sur cet enjeu. Voir notamment les travaux de l’équipe santé mentale et sciences sociales du CERMES3 (UMR 8211 – U988) ou l’ouvrage de Lise Demailly (2011).
- [3]↑– La finalisation en 2013 de la cinquième version (DSM-5) a été l’occasion de la publication de nombreux travaux qui dépassent l’essayisme pour apporter une analyse scientifique de cette dynamique (Gonon, 2013a ; Di Vittorio, Minard, Gonon, 2013 ; Demazeux, 2013 ; Minard, 2013 ; Frances, 2013).
- [4]↑– Disease mongering est souvent très mal traduit par « façonnage des maladies », alors que le suffixe « monger » signifie « marchand de»
- [5]↑– Pour un rappel du contexte autour de ce rapport de l’INSERM, cf. Rumeau-Lung (2006) et Collectif Pas de 0 de conduite (2006).
- [6]↑– Cette hyperinflation concerne aussi d’autres diagnostics en pédopsychiatrie comme l’autisme ou la bipolarité (cf. Frances, 2013).
- [7]↑– Il faut distinguer trois prévalences. Les enquêtes de prévalence du TDAH recherchent dans un échantillon représentatif de la population générale le pourcentage d’enfant souffrant du TDAH. Aux USA, suivant les études, ce chiffre varie et l’estimation moyenne donne 8 à 10 % (voir Lecendreux et al., 2011). Ensuite il y a le pourcentage d’enfant ayant effectivement reçu un diagnostic de TDAH. Ce chiffre a beaucoup augmenté depuis le début des années 1990. Enfin, il y a le pourcentage d’enfants effectivement traités par un psychostimulant. Ce pourcentage est souvent plus faible que le précédent, mais pas toujours, notamment dans certaines sous-populations aux USA.
- [8]↑– Source : Physician Drug and Diagnostic Audit, 1990-1994 et International Narcotics Control Board (Gorry, Montalban, 2014).
- [9]↑– À l’inverse de l’autisme, dont l’occurrence du diagnostic semble plus élevée dans les familles à haut revenu et niveau élevé d’éducation.
- [10]↑– Ceci renvoie à la question récurrente d’un usage inadapté des médicaments psychiatriques. Cf. Verdoux, Begaud (2006).
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Auteurs
- Cédric Brun ; Maître de conférences en philosophie, université de Bordeaux Montaigne, SPH, EA4574, Bordeaux, cedric.brun@u-bordeaux3.fr
- Steeves Demazeux : Maître de conférences en philosophie, université de Bordeaux Montaigne, Bordeaux, steeves.demazeux@u-bordeaux3.fr
- Pierangelo Di Vittorio : Docteur en philosophie, post-doctorant MSHA, Putignano (Bari), Italie, pierangelodivittorio@gmail.com
- François Gonon : Directeur de recherche CNRS, université de Bordeaux, Institut des maladies neurodégénératives (IMN), UMR CNRS 5293, francois.gonon@u-bordeaux.fr
- Philippe Gorry : Docteur en médecine, maître de conférences, université de Bordeaux, GREThA, UMR CNRS 5113, Bordeaux, philippe.gorry@u-bordeaux.fr
- Jan Peter Konsman : Chargé de recherche CNRS, université de Bordeaux, UMR CNRS 5536, Bordeaux, jan-peter.konsman@u-bordeaux.fr
- Fanny Lung : Docteure en sociologie, Directrice de la SOFOR, chercheure associée au Centre Émile Durkheim, université de Bordeaux, UMR CNRS 5116, Bordeaux, fanny.lung@yahoo.fr
- Yannick Lung : Professeur de sciences économiques, université de Bordeaux, GREThA, UMR CNRS 5113, yannick.lung@u-bordeaux.fr
- Michel Minard : Psychiatre honoraire des hôpitaux, Dax, miminard930@orange.fr
- Matthieu Montalban : Maître de conférences en sciences économiques, université de Bordeaux, GREThA, UMR CNRS 5113, matthieu.montalban@u-bordeaux.fr
- Nicole Rumeau : Sud Ouest Formation Recherche (SOFOR), Bordeaux, rumeau.nicole@club-internet.fr
- Andy Smith : Directeur de recherche FNSP, université de Bordeaux, Sciences Po Bordeaux, Centre Émile Durkheim, UMR CNRS 5116, Bordeaux, a.smith@sciencespobordeaux.fr