Différencier les autismes des psychoses infantiles

Différencier les autismes des psychoses infantiles. Implications dans l’accompagnement thérapeutique

Pour citer cet article :

Delion, P. (2016). Actualité du concept de psychose infantile. Journal français de psychiatrie, 44,(2), 134-144. doi:10.3917/jfp.044.0134.

La psychose de l’enfant est une locution controversée par ceux qui ne sont pas concernés directement par la problématique qu’elle recèle, et notamment au niveau de sa prise en charge. C’est pourquoi j’ai choisi d’évoquer mon expérience directe avec les enfants psychotiques.

Avant de m’engager dans la pédopsychiatrie, j’ai travaillé une dizaine d’années en psychiatrie d’adultes, et c’est au contact des personnes schizophrènes que j’ai été amené à rencontrer des évolutions autistiques chez ces patients gravement atteints. Et c’est ce qui m’a incité à poursuivre ma formation et mes recherches en m’orientant vers la pédopsychiatrie pour mieux comprendre l’autisme infantile. Tout cela pour dire que le monde des psychoses des personnes adultes m’a passionné, mais que les enjeux ne sont pas les mêmes en raison du fait que l’enfant est un être en développement, et qu’à ce titre, les conséquences des processus psychotiques sur son développement sont majeurs.

Il est très intéressant de constater que le mot de « psychose » [1] qui a tant marqué l’histoire de la psychiatrie, a été l’objet de nombreuses discussions lorsqu’il a fallu qualifier les particularités cliniques d’enfants présentant peu ou prou des signes ressemblant à ceux que présentaient les personnes adultes diagnostiquées psychotiques. Toujours est-il que le terme de psychose infantile a été retenu, et Misès, qui en était un ardent défenseur, insistait sur les spécificités de ses signes cliniques lorsqu’il s’agissait de les comparer à ceux des adultes. La particularité de cette catégorie nosographique caractérisant des enfants, à savoir des êtres en développement, l’avait même poussé à préciser dans certains cas, que le petit patient pouvait être « pris » dans les rets d’une évolution comportant une pathologie faisant peser sur son développement une dimension désorganisatrice, par exemple une épilepsie grave, ou toute autre pathologie somatique avérée, modifiant ainsi d’autant son évolution. On sait le succès rencontré par le concept de dysharmonie évolutive de structure psychotique qui reste dans de nombreuses mémoires de cliniciens. Ce faisant, il distinguait l’aspect radicalement différent de la psychose des adultes en tant que processus stabilisé de celui des enfants engagés dans le processus de leur développement. Mais le même Misès, intéressé également par les pathologies autistiques, insistait avec sa rigueur habituelle sur le fait qu’il s’agissait des formes les plus précoces des psychoses infantiles. La classification, dite française, des troubles mentaux des enfants et adolescents, élargie plus tard aux bébés, avait d’ailleurs comme principal intérêt de toujours référer ses descriptions nosographiques à la psychopathologie et plus encore, aux indications thérapeutiques. Mais, pour des raisons que les historiens nous aideront un jour à mieux comprendre, le mot de psychose a progressivement continué (dans la même logique « par défaut » que celle de Feuchtersleben) d’être associé à celui de psychiatre et par son entremise à la folie, renvoyant tous ceux qui avaient des problèmes avec cette dernière à nécessiter des soins par le premier. En revanche, les dernières avancées en matière de découvertes scientifiques, et notamment génétiques, faisaient naître dans certains esprits séduits par la simplification de l’équation humaine l’idée que l’autisme, lui, n’avait rien à voir avec la psychose, puisque son étiologie allait bientôt être enfin trouvée par les vrais scientifiques, ce qui en faisait de facto une maladie organique, dans laquelle les aspects relationnels et épigénétiques devenaient quantités négligeables. La prise en charge de ces enfants allait donc enfin pouvoir être assurée par les spécialistes de la génétique et du neurodéveloppement. Exit les psychiatres et leurs connotations avec la folie. Exit le concept de psychose, trop suspect de rester le signe d’une contamination par les théories dépassées, parmi lesquelles la psychanalyse prenait une place privilégiée, à l’aune des tourments qu’elle allait devoir subir. Et la psychothérapie institutionnelle allait suivre le convoi des condamnations. Le simple fait d’avoir suivi un enseignement psychanalytique, d’utiliser des concepts psychanalytiques, de prononcer des conférences et/ou d’écrire des articles contenant ne serait-ce qu’une allusion à la psychopathologie psychanalytique, d’organiser votre service selon les préceptes de la psychothérapie institutionnelle, et vous voilà rangé dans une catégorie impropre à continuer à correspondre, à échanger, à chercher, à publier, à proposer des idées, des avis, des pratiques. Votre « compromission » avec la psychanalyse et la psychothérapie institutionnelle vous empêche désormais d’intervenir avec les enfants autistes, vous devez vous contenter de prendre en charge les autres qui ne le sont pas, et notamment les enfants… psychotiques. Mais même ceux-là, si vous les cherchez dans les classifications internationales, ils n’existent plus : ils ont été purement et simplement retirés des derniers dsm IV et V pour des raisons complexes [2]. Mais alors, où sont donc passés les enfants qui étaient décrits par Misès en si grand nombre ? Ils sont inclus dans la catégorie des Troubles envahissants du développement non spécifiés (tednos) dans le dsm IV, et désormais dans le dsm V, dans la catégorie des Troubles du spectre autistique (tsa). En attendant la suivante…

Quelques rappels de la clinique

Pourtant, nous voyons régulièrement en consultation [3] et indiquons des soins pédopsychiatriques pour des enfants présentant des signes de souffrance psychique qui ne sont pas assimilables à ceux de l’autisme infantile. Leur développement se passe souvent sans difficultés repérées jusqu’à l’âge de 18 mois-2 ans et ce sont les troubles du comportement « en plus » qui les caractérisent, si l’on veut bien admettre que les enfants autistes présentent plutôt des troubles du comportement « en moins » (retrait relationnel, retrait communicationnel, repli sur soi). Les enfants psychotiques sont intrusifs pour leur entourage, ils ne cessent de vouloir « rentrer dans l’autre » (Geneviève Haag), contrairement aux enfants autistes qui se tiennent en position « collés à un objet » (objet ou personne indifféremment). Leur regard cherche sans cesse un autre regard pour confirmer la persécution dont tout leur comportement donne en permanence l’impression d’être dominé par l’hypothèse de base [4]  (Bion) « attaque-fuite », dans laquelle ils sont engagés malgré eux. Leur langage, souvent de bonne qualité, devient une arme défensive maniée avec force et crudité plutôt qu’un outil de communication au service du problème rencontré. La difficulté de les comprendre amène souvent leur entourage à constater une agressivité de base qui peut parfois se transformer en violence, même très jeunes. Dans la plupart des cas, il faut y voir une réaction de défense inadaptée de l’enfant psychotique contre les tentatives faites par les parents et les pairs d’entrer en contact avec lui. Si les comportements difficiles peuvent faire l’objet de compromis minimaux dans la vie familiale des trois premières années, quelquefois au détriment de la fratrie, la pathologie éclate au grand jour lorsque la question de la scolarisation se pose en pratique : dès les premiers jours, l’instituteur informe les parents que le comportement de leur enfant est peu compatible avec l’inclusion scolaire à moins d’en aménager des conditions d’entourance minimale, et les engage sans plus tarder à consulter un spécialiste de ces questions développementales. Les parents réagissent souvent par une douloureuse reconnaissance des difficultés rencontrées auparavant avec leur enfant et s’enquièrent de trouver un pédopsychiatre qui les aidera à mettre un diagnostic sur la difficulté de leur enfant et à le prendre en charge avec son équipe. Mais parfois, ce sont des réactions de déni, de dénégation ou de projection qui accompagnent les constatations énoncées par l’enseignant, et l’enfant va connaître un parcours chaotique fait de rejet par l’école et ses pairs jusqu’à ce que les circonstances aident enfin les parents, quelquefois très tardivement, à réaliser la pathologie de leur enfant et à décider de le faire aider.

De toute cette pathologie, il n’est plus question dans les classifications internationales de façon « positive », dans une démarche diagnostique médicale classique, authentifiant le processus de psychose infantile en marche et indiquant des soins pour endiguer les troubles développementaux majeurs qui ne manquent pas de survenir. Ces pathologies n’existent que « par défaut », référées aux pathologies autistiques dont elles n’ont pas les « signes classiques ». Tout se passe comme si la psychose infantile était un parent pauvre de l’autisme, une sorte de reliquat venant entacher le bel édifice moderne construit pour « l’autisme roi ». D’ailleurs, il n’est pas rare que des parents auxquels nous venons de confirmer un diagnostic de tednos dans le cadre de l’unité d’évaluation diagnostique du Centre ressources autismes écrivent au directeur du cra pour se plaindre du fait que leur enfant n’a pas reçu le diagnostic d’autisme, et qu’ils demandent plus ou moins bruyamment à réexaminer la situation. Lorsqu’on lit les forums consacrés à ces sujets, ce que je fais très rarement pour prévenir mes éventuelles complications coronaires, il est clair que l’autisme est devenu le nouvel étalon auquel mesurer la clinique pédopsychiatrique. De plus, statistiquement, le nombre des enfants autistes est beaucoup moins élevé que celui des enfants ted/tsa non autistes, dont un grand nombre est représenté par les enfants psychotiques.

Un peu de psychopathologie pour aider à la prise en charge

Tout cela n’est pas sans poser problème, car si le diagnostic de psychose infantile se pose par défaut, les indications de soins vont elles aussi suivre cette logique négative et la stratégie de prise en charge se fera sur le même mode impérialiste.

En effet, la prise en charge des enfants présentant ces pathologies psychotiques infantiles et autres dysharmonies évolutives de structure psychotique n’est pas superposable à celle des enfants autistes. Non pas qu’ils ne puissent bénéficier du trépied que je recommande pour la prise en charge de tous les enfants ted/tsa : éducatif toujours, pédagogique si possible, et thérapeutique si nécessaire, mais plutôt en raison du fait que leurs mécanismes psychopathologiques régissant leur « être au monde » ne sont pas les mêmes. Dans le cas des enfants autistes, leur monde interne est gouverné par des processus psychiques en appui sur « l’identification adhésive » pathologique, tandis que dans celui des enfants psychotiques, ces processus psychiques sont ceux de « l’identification projective » pathologique. Cela correspond à de très nombreuses recherches poursuivies depuis longtemps par les psychanalystes kleiniens et post-kleiniens notamment, qui ont su approcher au plus près des mondes internes de tels enfants et nous ont permis d’en comprendre les mécanismes psychopathologiques, et par ce biais, de les aider dans leurs prises en charge.

La psychiatrie qui correspond à ces formes spécifiques de prises en charge est une psychiatrie qui intègre les différentes dimensions constitutives de la médecine en général, aussi bien les aspects scientifiques les plus actuels que les questions tenant à la qualité de la relation entre le patient et son médecin, les aspects familiaux que les conditions de vie quotidienne. Je propose de nommer transférentielle une telle psychiatrie, car elle sait enrichir les éléments scientifiques de la médecine des nécessaires avatars de la relation entre patient et médecin, et plus largement entre le patient et ses soignants. Mais si l’histoire de la psychiatrie nous enseigne les étapes par lesquelles cette aventure du transfert est passée depuis son invention par Freud, il est nécessaire de ne pas en importer le concept sans l’articuler avec la psychopathologie de chaque patient concerné. C’est ainsi que la relation transférentielle d’un névrosé occidental poids moyen n’a besoin « que de » son psychiatre/psychothérapeute/psychanalyste (c’est selon) pour dérouler un travail psychothérapique basé sur les préceptes freudiens. En revanche, une relation de soins entre une personne schizophrène et ceux qui vont l’accueillir et la soigner repose davantage sur la compréhension renouvelée par Bleuler (le concept de dissociation) et Oury (le concept de transfert dissocié), impliquant des modifications du cadre incluant la notion incontournable d’institution. Je renvoie à l’étude des nombreux travaux [5] de Jean Oury, de François Tosquelles et de beaucoup d’acteurs de la psychothérapie institutionnelle, mot désormais objet de la nouvelle chasse aux sorcières de la has et de ses commissaires politiques projetée par les ministres des handicapés. Les créateurs de ce mouvement de psychothérapie institutionnelle ont su réinventer une métapsychologie pertinente aux transferts spécifiques des personnes psychotiques. De la même manière, en ce qui concerne les psychoses des enfants, il est important de tenir compte des mécanismes spécifiques de l’être au monde de tels enfants pour mieux approcher les singularités de leurs transferts, que je propose d’appeler en l’occurrence des « transferts projectifs ». Il est utile de distinguer deux grands types de transferts avec les enfants présentant de graves pathologies telles que les enfants autistes et psychotiques. Avec les enfants autistes, la forme de transfert qui les caractérise est un « transfert adhésif ». Il repose en grande partie sur la constatation que ces enfants construisent leur monde avec les mécanismes déjà évoqués de l’identification adhésive normale puis pathologique. Ces processus psychiques répondent en partie à la nécessité dans laquelle ils vivent de façon prévalente de « faire avec » les angoisses archaïques les plus primitives. On comprend aisément que l’identité adhésive pathologique mise en forme par les réflexes archaïques d’agrippement, ceux qui ont décidé Bowlby à compléter la théorie psychanalytique par celle de l’attachement, soit fort utile dans une telle circonstance. Si je tombe de la falaise, je m’agrippe à tout ce qui peut me tenir et me retenir. Si à chaque franchissement de seuil, cette angoisse m’envahit, je m’agrippe à tout ce qui passe à portée de mes mains, voire à moi-même. Et le comble de l’autisme est de s’agripper à soi-même. Par contre, les enfants présentant des pathologies psychotiques, plus élaborées, car apparaissant plus tardivement dans le développement, et souvent une fois le langage déjà acquis au moins en partie, vivent des angoisses archaïques moins désorganisantes – ce qui ne veut pas dire moins graves – que les précédentes.

Dans le cas des enfants autistes, les angoisses présentées correspondent aux premières agonies primitives décrites par Winnicott dans son article sur la crainte de l’effondrement, et notamment la plus « élémentaire », l’angoisse de « tomber sans cesse/ne pas cesser de tomber ». Lorsque l’on est en contact quotidien avec ces enfants, il est relativement aisé de comprendre de quelles angoisses il s’agit : à chaque surgissement d’une telle angoisse, l’enfant s’agrippe à vous, avec son corps à votre corps, et vous en gardez les souvenirs impérissables dans votre chair sous la forme de cicatrices diverses et variées, inscrites dans votre peau, sur le dos des mains, sur les avant-bras, autour du cou, venant témoigner de moments au cours desquels vous avez été le support salvateur de l’enfant vis-à-vis de ses agonies primitives. Faites le tour de vos amis et collègues engagés dans un tel travail transférentiel, et examinez-les, non sans leur avoir demandé. Ces souvenirs transférentiels sont ce que je propose de nommer des « adhésiles », comme autant de signes incarnés de la forme spécifique du transfert adhésif. D’un certain point de vue, il s’agit de « formations de l’inconscient » (Lacan) de l’enfant qui se fabriquent dans le transfert avec un de ses soignants et qui viennent indiquer le niveau de ses angoisses et des défenses qu’il crée contre elles pour survivre en milieu archaïque hostile.

En ce qui concerne les enfants psychotiques, leurs formations de l’inconscient sont souvent intrusives, envahissantes, voire violentes, mais trouvent dans leur développement d’autres moyens, davantage « psychisés », de se « répandre » dans et par le transfert : vous vous réveillez en proie à un cauchemar dans lequel l’enfant psychotique vous persécute, vos pensées sont captées par cet enfant dans des moments au cours desquels vous n’êtes plus en contact physique direct avec lui, vos fantasmes à son propos sont actifs et parfois persécutifs. L’enfant a pu utiliser ses mécanismes d’identification projective pour lutter contre ses angoisses persécutives propres, et ainsi « attaquer et fuir » à l’abri de votre appareil psychique personnel, à l’intérieur duquel il se sent protégé et contenu, au prix d’une certaine souffrance psychique de son, ou mieux de ses thérapeutes. Je propose de nommer les armes qu’il utilise dans son transfert des « projectiles », qui s’apparentent beaucoup à ce que Bion appelait des objets bizarres cherchant un appareil à les penser sans jamais le rencontrer. Tout l’art du thérapeute est de mettre son appareil psychique à la disposition des enfants psychotiques sans dépasser la « dose maximale admissible » des projectiles à transformer, sous peine de « burn out ».

Conséquences institutionnelles

Mais une autre des particularités de ces adhésiles et projectiles est de se déployer en deçà de la relation d’objet ordinaire (névrotique), ce qui oblige à considérer l’institution qui accueille ces enfants comme un ensemble coordonné et non seulement comme une équipe composée de parties sans liens les unes avec les autres. Si c’est l’équipe des soignants qui peut recevoir les transferts adhésif et projectif, le dispositif qui permet de les penser est la réunion de la « constellation transférentielle », c’est-à-dire l’espace-temps au cours duquel les membres au contact de l’enfant peuvent véritablement échanger sur leur contre-transfert spécifique, sans entrer dans une logique, habituelle dans les collectifs, celle de la « mentalité de groupe » (Bion) : « Oh, ce gamin, si ça continue, je vais le foutre par la fenêtre ! », et tous les membres de l’équipe d’acquiescer. Mentalité de groupe dominante. Alors que dans d’autres équipes, lorsque l’un dit : « Si ça continue, je vais le foutre par la fenêtre », un autre peut dire qu’il emmènerait bien le même enfant en séjour thérapeutique. Possibilité de donner des avis différents sans avoir à subir la pression uniformisante du groupe.

On le voit, une telle réunion, pour pouvoir se tenir, demande un certain nombre de conditions, et notamment la garantie que la parole qui sera utilisée par chacun pour parler de son contre-transfert sera respectée en tant que telle, que les témoignages des uns auront autant de valeur que ceux des autres, et que la transformation ainsi accomplie pourra avoir des effets de contenance sur l’enfant dont il est question. Pour Morgan, enfant psychotique accueilli à l’hôpital de jour, qui ne va pas à son rendez-vous chez le pédopsychiatre, ni chez son orthophoniste, ni chez sa psychomotricienne, et encore moins chez son institutrice spécialisée, et qui passe son temps à envahir Janine, l’ash qui tente de s’occuper des repas, l’équipe a le choix entre deux options stratégiques thérapeutiques : soit elle considère que la réunion concerne les professionnels patentés statutairement, et les échanges cliniques vont être relativement pauvres et sans grandes perspectives ouvertes sur une prise en charge active ; soit elle observe que Morgan a un lien quasi exclusif avec Janine, et l’invitant à la réunion de la constellation, elle s’appuie sur la constatation du lien entre Morgan et Janine pour élaborer une prise en charge qui prenne en considération ce fait transférentiel, et, ce faisant, elle enclenche l’ouverture d’une perspective psychothérapique. Est-ce à dire que Janine peut s’installer comme psychothérapeute en ville ? Elle ne le voudrait même pas elle-même. En revanche, sa participation à la constellation transférentielle comme premier maillon du traitement est fondamentale pour Morgan.

Plusieurs éléments peuvent concourir à cette facilitation. Tout d’abord, le fonctionnement hiérarchique habituel d’une équipe est déterminant dans ce processus. Si l’équipe fonctionne sur le mode hiérarchique type armée ou sncf, c’est-à-dire avec un fonctionnement vertical, les décisions du chef doivent s’appliquer de façon impérative, au sens étymologique, de telle sorte que les personnes qui appliquent la décision du chef ne se posent pas de questions subjectales, c’est-à-dire en leur nom propre : si la division blindée qui doit libérer Paris en août 1944 est sommée de le faire de telle manière et tel jour à telle heure, on voit mal le général Leclerc décider qu’il peut en être autrement, car cet événement prend place dans une stratégie d’ensemble qui est orientée vers la victoire. De la même manière, la décision qu’un aiguillage de la sncf soit positionné sur telle direction plutôt que telle autre ne souffre pas de discussion, car de l’application de cette décision hiérarchique dépend le passage sans problème du train vers telle destination ou, dans le cas contraire, la survenue d’une terrible collision entre deux trains. Cette hiérarchie, que je qualifie de statutaire, est nécessaire dans certaines circonstances. Mais dans notre champ pédopsychiatrique et psychiatrique de façon plus générale – si nous acceptons cette logique qui s’impose de manière réglementaire, chacun de nous est statutairement psychiatre, psychologue, infirmier et touche un salaire en rapport avec son statut –, nous ne sommes pas tenus, pour des raisons techniques liées à la spécificité de notre psychiatrie transférentielle, de nous en tenir à cette seule approche. Nous devons l’enrichir d’une autre hiérarchie, que je propose de nommer « subjectale », qui résulte de la logique transférentielle. La constellation transférentielle définie antérieurement, réunit les personnes en contact avec l’enfant psychotique. On voit mal un pédopsychiatre dire à un des membres de la constellation de suivre un protocole défini a priori dans la relation avec l’enfant concerné. En revanche, dans la logique transférentielle, la possibilité de parler a postériori de l’expérience partagée avec cet enfant est une nécessité absolue pour mieux approcher la réalité clinique qui est la sienne, pour mieux en comprendre les mécanismes et donc mieux répondre aux angoisses archaïques qu’il traverse trop souvent seul.

Ensuite, il est maintenant bien connu que ces pathologies archaïques sont des sources fréquentes de clivages institutionnels, entraînant les équipes soignantes dans des conflits délétères s’ils ne sont pas travaillés suffisamment. Il s’agit de la fameuse recherche entreprise par Stanton et Schwartz, notamment à Chestnut Lodge aux États-Unis, et rapportée par Racamier dans son ouvrage princeps Le psychanalyste sans divan. Plusieurs thérapeutes prennent en charge une personne schizophrène qui projette chez chacun d’eux des éléments parfois antagonistes, issus du processus de dissociation dont elle est le théâtre. Il peut se faire que les thérapeutes développent des relations d’hostilité induites par la qualité du transfert dissocié envers chacun d’eux, et que cela complique singulièrement la tâche de l’équipe soignante devenue à son tour le théâtre des opérations guerrières du monde interne dissocié de la personne schizophrène, projeté sur plusieurs de ses membres, rendus de ce fait perplexes sur le sentiment dont ils deviennent les sujets sans toujours le savoir clairement. Stanton et Schwartz concluent de cette recherche qu’il est indispensable de se réunir ensemble pour évoquer de façon authentique les conflits ainsi mis au jour pour les transformer, et ils constatent de surcroît que la somme des contre-transferts des membres de la constellation transférentielle, opérant une action anti-dissociative, et transformant ainsi les éléments projetés séparément en éléments issus d’une même personne, dégage une fonction contenante voire pare-excitante dont les effets sont quasi immédiats sur le malade en question. Oury, généralisant le principe de Stanton et Schwartz au long de sa grande expérience des transferts dissociés, nous ouvre la porte de l’utilisation de la constellation transférentielle au service des transferts adhésifs et projectifs, notamment à l’œuvre chez les enfants présentant des pathologies archaïques. Enfin, ces réunions permettent de présenter aux parents et aux partenaires, dans le respect du secret médical partagé bien compris, les fruits de nos réflexions, non pas sur le mode théorico-abstrait et souvent dissuasif pour ceux qui n’ont pas participé à leur élaboration, mais plutôt sur le mode du résultat d’un partage authentique d’expérience avec l’enfant, appelant de la part des parents et des partenaires la réciproque, centrée sur la vie quotidienne dans les dimensions éducatives, pédagogiques et thérapeutiques.

Réflexions conclusives

On le voit, la psychose infantile existe. Mais considérer que la psychose infantile existe, sinon dans les catégories nosographiques internationales, du moins dans la vie réelle et donc dans nos pratiques quotidiennes, demande l’organisation d’un dispositif spécifique qui ne peut se satisfaire des seules recommandations de l’has en matière d’autisme puisqu’il s’agit d’enfants présentant des pathologies radicalement différentes. Sans compter que les dites recommandations font l’objet d’une défiance généralisée des acteurs de la pédopsychiatrie, et même de la très sérieuse revue Prescrire [6] qui ne s’est pas gênée pour en souligner les écarts notables d’avec ses prétentions scientifiques. Les secteurs de psychiatrie infanto-juvénile sont aptes à répondre à ces spécificités de la manière la plus adaptée, y compris en lien avec les parents, cela va de soi, mais également avec les éducateurs des méthodes que les parents ont choisies, avec les pédagogues qui pratiquent l’inclusion scolaire et avec les équipes du médico-social qui les accueillent, soit dans les sessad pour soutenir l’inclusion scolaire, soit dans les différents types d’établissements médico-éducatifs en fonction du niveau intellectuel de chaque enfant. Il n’est pas acceptable que les politiques, de droite comme de gauche, surfant sur des arguments démagogiques, puissent s’engager dans une voie antipédopsychiatrique [7] qui aurait comme principal inconvénient de laisser sur le bord du chemin les enfants présentant des pathologies psychotiques sous le seul prétexte de leur étiologie incertaine… Les enfants psychotiques existent, nous les avons rencontrés ! Et ils doivent être pris en charge en tenant compte de leurs spécificités, ce qui ne peut en aucun cas être résumé dans des recommandations standardisables.

Mais plus loin que tous ces aspects polémiques, il est intéressant de constater que la clinique rattrape toujours ceux qui veulent en faire l’économie pour diverses raisons. À nous de continuer à militer pour une psychiatrie transférentielle [8] et complémentariste [9] celle qui peut bâtir un compromis entre toutes les forces en présence, sans oublier les critiques que nous devons nous adresser sur des pratiques qui ont pu nourrir en leur temps les incompréhensions dont nous sommes parfois l’objet de la part de certains parents. Le retour du concept de psychose infantile pourrait aider à nuancer le débat simplificateur actuel sur les ted/tsa.

Notes

  • [1]↑– Feuchtersleben a décrit la maladie mentale sous ce terme en 1845 dans son Manuel de psychologie « dans son sens premier très global de maladie de l’esprit, par opposition aux névroses qui désignaient alors des affections des nerfs, sans lésions décelables et dans lesquelles les troubles mentaux étaient considérés comme inconstants » (J. Postel, C. Quétel, Nouvelle histoire de la psychiatrie, Paris, Privat, 1983, p. 627.
  • [2]↑– Je renvoie ici à l’excellent livre de Michel Minard, Le dsm Roi, paru en 2013 aux éditions érès.
  • [3]↑– P. Delion, La consultation avec l’enfant, Paris, Masson, 2010.
  • [4]↑– Bion, dans son livre Recherche sur les groupes (Paris, Puf, 1965), décrit comment l’hypothèse de travail que chaque groupe poursuit consciemment est « sous-marinée » par trois types d’hypothèses de base (basic asumptions) inconscientes : dépendance, couplage et attaque-fuite.
  • [5]↑– P. Delion, Accueillir et soigner la souffrance psychique de la personne, Paris, Dunod, 2011.
  • [6]↑– Prescrire, tome 33, n° 354, avril 2013, p. 305.
  • [7]↑– Comme l’inanité des commentaires de M.-A. Carlotti, ministre déléguée chargée des personnes handicapées, à l’occasion de la sortie du troisième Plan autisme l’a montré…
  • [8]↑– P. Delion, Écouter, soigner la souffrance psychique des enfants, Paris, Albin Michel, 2013.
  • [9]↑– Au sens de Devereux, tel que le film d’Arnaud Desplechin le présente dans sa version de Jimmy P. Psychothérapie d’un Indien des plaines (2013).