Conscience, approche philosophique
Conscience, approche philosophique
Par Marie Guillot, University College London
Pour citer cet article :
Guillot, M. (2016), « Conscience », version Grand Public, dans M. Kristanek (dir.), l’Encyclopédie philosophique, URL: http://encyclo-philo.fr/conscience-gp/
Les difficultés d’une définition de la conscience
Je suis assise en tailleur pour une séance de méditation. La consigne est d’observer tout ce qui me traverse l’esprit. La perception des bruits de la rue ; la sensation de « fourmis dans les jambes » ; des images du film que j’ai vu hier ; la pensée qu’il faut racheter du café avant demain.
La conscience, c’est cela. C’est ce flux de l’expérience, fait de perceptions externes et internes, d’émotions, de souvenirs, de rêveries et de réflexions.
Il est facile de saisir ce qu’est la conscience (au moyen, par exemple, d’un exercice d’introspection comme ma séance de méditation), mais difficile de le dire. Qu’est-ce qui distingue les sensations, émotions, pensées, etc., que nous trouvons en examinant notre état intérieur ? Comment caractériser précisément leur « présence », leur caractère manifeste ? La conscience soulève un paradoxe. D’un côté, elle a un caractère d’évidence, parce que nous la saisissons immédiatement dès que nous regardons en nous-mêmes. Rien ne m’est plus familier que ma propre conscience ; selon René Descartes (1641), elle est ce que je connais avec le plus grand degré de certitude. D’un autre côté, définir la conscience en termes généraux est l’une des tâches philosophiques les plus difficiles.
Tout d’abord, comment délimiter le domaine de ce qui est conscient ? La conscience est ce que l’esprit trouve « en lui » lorsqu’il se tourne vers lui-même. Mais faut-il en conclure que toute activité de l’esprit est consciente ? C’est ce qu’affirment Descartes ou Franz Brentano, pour qui l’esprit est transparent à lui-même. Mais l’équation entre la conscience et le mental est aujourd’hui mise en doute. Sigmund Freud et la psychanalyse, d’un côté, et les sciences cognitives, de l’autre, suggèrent qu’il existe des processus mentaux inconscients.
Ensuite, à supposer que l’on puisse tracer précisément la frontière entre le conscient et le non-conscient, se pose la question de savoir en vertu de quoi un état mental conscient est conscient. Selon Ned Block (1995), en particulier, la notion de conscience a deux sens distincts. Un état de conscience au premier sens est une expérience : un état intérieur qui se caractérise par un certain « ressenti » subjectif. C’est la « conscience phénoménale ». Un état de conscience au second sens est une représentation accessible au sujet. C’est la « conscience d’accès ».
Le paragraphe §2 présente ces deux dimensions et leur relation. Des deux, la conscience phénoménale est la plus énigmatique. Elle pose le problème de la place de la conscience dans la nature (§3), un problème à la fois métaphysique et épistémologique.
Conscience phénoménale et conscience d’accès
Arrêtons-nous sur l’une (mais non la seule) des tensions conceptuelles compliquant la tâche d’une définition de la conscience : la distinction entre conscience phénoménale et conscience d’accès.
La conscience au sens phénoménal, c’est, dans les termes de Thomas Nagel (1974), « l’effet que cela fait » au sujet d’être au monde : son ressenti face au réel. De façon générale, selon Nagel, une créature est consciente s’il y a un « effet que cela fait » d’être cette créature. Dire qu’un être humain ou un éléphant sont conscients, alors qu’une machine n’est pas consciente, c’est dire que les animaux en question sont « affectés » d’une certaine façon lorsqu’ils perçoivent leur environnement, pensent ou agissent. Un robot équipé de capteurs peut certes détecter la présence de caféine ou de chaleur. Mais cela ne se traduit par aucune impression subjective, seulement par l’affichage d’un chiffre sur un écran, par exemple. En revanche, lorsque je bois du café ou touche une tasse brûlante, « cela me fait quelque chose », comme le dit Nagel. Le goût si particulier du café, ou l’impression de chaleur, sont des qualités (ou « qualia ») qu’il faut avoir éprouvé soi-même, « en première personne », pour savoir de quoi il s’agit. Mettre en garde un enfant contre l’amertume du café ou sa brûlure sur la langue ne peut lui donner une idée précise de « l’effet ce que cela ferait » d’y goûter. Même les machines les plus sophistiquées, à ce jour, restent fondamentalement différentes de nous, en ce qu’elles sont incapables d’expérience. (La question reste toutefois ouverte de savoir s’il serait possible en principe de créer une intelligence artificielle phénoménalement consciente, comme David, le héros du film IA de Spielberg.)
L’autre notion est celle de conscience d’accès (Block 1995). Dans La guerre des étoiles, Luke Skywalker a l’intention consciente d’anéantir le cruel Dark Vador. Mais Luke a aussi une affection inconsciente pour Vador (qui se révélera être son père caché). Dire que l’intention d’anéantir Vador est consciente, c’est dire qu’elle est accessible à l’esprit de Luke. Il peut dire cette intention. Il l’inclut aussi comme prémisse dans ses raisonnements (par exemple : « Je veux anéantir Dark Vador » ; « Dark Vador est protégé par l’Etoile Noire ; « Donc, je dois détruire l’Etoile Noire »). L’intention sert enfin à motiver rationnellement les actions de Luke, au sens où elle leur donne une raison, que Luke peut citer si on lui demande pourquoi il agit comme il le fait. (« Pourquoi attaques-tu Dark Vador ? » – « Parce que je veux l’anéantir ! »). Par contraste, un état inconscient (comme l’affection de Luke pour Vador) est « caché » au sujet. Cela ne veut pas dire que cet état n’a pas d’influence sur ses autres pensées et ses actions – c’est bien l’affection inconsciente pour Vador qui empêche Luke de lui porter le coup fatal dans Le retour du Jedi – mais cette influence n’est pas transparente au sujet, et s’exerce hors de son contrôle.
La notion de conscience d’accès est relationnelle : on dit d’une pensée qu’elle est consciente à cause des relations (de communicabilité, d’influence rationnelle) qu’elle a avec nos autres pensées, nos actions et nos discours. C’est aussi une notion fonctionnelle : les états conscients sont définis comme ceux qui jouent un certain rôle (gouverner le raisonnement et contrôler les mouvements volontaires). Selon certains, la notion de conscience phénoménale, par contraste, est non-relationnelle et non-fonctionnelle. La manière infaillible de juger qu’un état est phénoménalement conscient n’est pas d’examiner ses relations fonctionnelles avec d’autres états et comportements, mais de vivre cet état lui-même, c’est-à-dire de ressentir l’impression subjective qui le distingue intrinsèquement.
Les deux dimensions de la conscience sont-elles séparables ? Block (1995) pense que oui. A titre d’exemple de conscience phénoménale sans conscience d’accès, imaginez que nous soyons plongés dans une conversation animée. J’attire soudain votre attention sur le bruit croissant d’un marteau-piqueur dans la rue. Le bruit dure depuis un moment, et vous le perceviez depuis le début (vous aviez même instinctivement haussé la voix pour le recouvrir) ; mais avant que je ne le mentionne, ce bruit n’était pas présent à votre esprit, et vous n’auriez pas pu le rapporter. Pour le cas inverse, considérons le cas des patients souffrant de « blindsight » (« vision aveugle »). Suite à des lésions cérébrales, leur champ de vision comprend une « zone aveugle », dans laquelle ils n’ont pas d’expériences visuelles. Pourtant, si on les presse de deviner, ces patients sont parfois capables de dire quels objets se trouvent dans la zone aveugle. Ces sujets n’ont pas à proprement parler la conscience d’accès des objets en question, parce qu’ils ne sont pas capables de rapporter spontanément leur présence ; mais ils n’en sont pas très loin. On peut imaginer, à titre d’« expérience de pensée », des patients atteints de « superblindsight », qui pourraient rapporter et utiliser à volonté des informations visuelles concernant les objets placés dans la zone aveugle, sans ressentir l’effet que cela fait de voir. Même si rien de tel n’a encore été observé, il ne semble pas y avoir d’incohérence à supposer que ce genre de cas puisse exister, et cela suffit à montrer, selon Block, que la conscience d’accès est conceptuellement distincte de la conscience phénoménale.
Les rapports entre les deux facettes de la conscience restent cependant controversés. Certains soutiennent que dans l’exemple du marteau-piqueur, la mention du bruit de fond ne change rien à la conscience, mais redirige seulement l’attention. D’autres nient que la possibilité apparente du « superblindsight » corresponde à une possibilité authentique.
Quelle place pour la conscience dans la nature ?
La conscience au sens phénoménal est celle qui soulève le plus de questions. Quelle place occupe-t-elle dans la nature ? Ce problème est à la fois d’ordre métaphysique – comment la conscience peut-elle exister dans la nature ? – et d’ordre épistémologique : comment pouvons-nous décrire et comprendre la place qu’elle y occupe ?
Un problème métaphysique
Le progrès des sciences cognitives nous permet de cerner de plus en plus précisément les « corrélats neuraux » de la conscience, c’est-à-dire les zones et mécanismes du cerveau qui sont actifs lorsque nous avons certains types d’états de conscience. Pour l’exemple, supposons que la douleur corresponde exactement à l’activation de certaines fibres nerveuses – les « fibres C », disons. Joseph Levine soutient que cela n’éclairerait pas vraiment la nature de la douleur en tant qu’impression subjective. Pourquoi l’activité de ces fibres-là se traduit-elle par cette sensation-ci ? Pourquoi une sensation de douleur, plutôt qu’un chatouillement ou un goût de chocolat ? Entre le niveau neural et le niveau phénoménal, reste un « fossé explicatif » à combler (Levine). L’activation des fibres C semble se situer sur un tout autre plan que l’expérience vécue.
David Chalmers (1996) va plus loin. Ne peut-on concevoir un organisme dans lequel l’activation des fibres nerveuses C suffirait à déclencher les réactions comportementales utiles (retirer sa main d’un plat brûlant), sans s’accompagner d’une expérience de douleur ? (C’est la figure imaginaire du « zombie philosophique ».) On peut se demander si, d’un point de vue fonctionnel, retirer la conscience du monde changerait quoi que ce soit. Dès lors, l’existence de la conscience peut paraître superflue, et à ce titre, surprenante. Cette perplexité alimente un débat métaphysique sur la place de la conscience phénoménale dans la nature. La conscience peut-elle, malgré les apparences, être réduite à des propriétés physiques ou fonctionnelles ?
Un cas particulier du problème métaphysique concerne les relations entre le corps et l’esprit. Certains animaux, dont les humains, ont à la fois un corps fait de matière, et une conscience. Comment ces deux dimensions peuvent-elles coexister et interagir au sein d’un même organisme ? Pour les dualistes (Descartes, Chalmers), la conscience est d’une nature tout autre que celle du corps. A l’autre extrême, pour les éliminativistes comme Daniel Dennett (1991), la conscience phénoménale est une illusion et n’existe pas réellement. Différentes positions intermédiaires visent à unifier corps et conscience.
Un problème épistémologique
L’existence de la conscience phénoménale dans le monde physique pose aussi un problème épistémologique. En l’état actuel de nos connaissances, la conscience se présente comme une caractéristique de certaines formes de vie complexes (les humains, et probablement beaucoup d’autres animaux). On devrait donc pouvoir la traiter comme un aspect de l’histoire du vivant, et l’intégrer, à ce titre, aux sciences de la nature. Mais pour comprendre et décrire la place de la conscience dans la nature, il faut un langage commun pour parler de l’une et de l’autre. Peut-on parler adéquatement de la conscience dans le langage de la science ?
Une difficulté est que les descriptions scientifiques sont, généralement, relationnelles et fonctionnelles : on définit une certaine entité en relation avec d’autres, en décrivant son action sur elles. (Par exemple, on peut caractériser le photon comme ce qui transmet l’énergie nécessaire à l’éjection d’électrons hors d’un matériau lorsque celui-ci est frappé par la lumière). Cette approche semble adaptée pour préciser le concept de « conscience d’accès », qui est lui-même un concept relationnel et fonctionnel. Par contre, la « conscience phénoménale » paraît être, à première vue, un aspect non-relationnel et non-fonctionnel de l’esprit. On ne peut faire comprendre à quelqu’un en quoi consiste le goût unique du café par des descriptions en termes de relations entre des causes et des effets ; le seul moyen de savoir est d’avoir soi-même l’expérience du goût de café. Parler de l’impression qualitative elle-même (plutôt que de ses causes ou de ses effets) est donc un vrai défi pour la science.
Une difficulté voisine, soulignée par Nagel (1974), vient de ce que la conscience phénoménale nous donne un point de vue subjectif sur le monde. Comme nous, les chauve-souris sont vraisemblablement des êtres conscients. Mais notre « ressenti », quand nous percevons notre environnement, est complètement différent du leur au moins sur un point. La chauve-souris possède une capacité sensorielle que nous n’avons pas : l’écholocation. Elle localise ses proies en analysant la réverbération d’ultrasons qu’elle émet vers elles, comme un radar. Nous savons comment marche l’écholocation, mais non l’effet subjectif qu’elle produit pour l’animal. Quel effet cela peut-il bien faire de « voir » par les oreilles ? Quel effet cela fait-il d’être une chauve-souris ? Nous l’ignorons, car notre perspective subjective sur le monde est différente.
Le problème est donc que la conscience phénoménale est subjective. Pour vraiment la connaître, il faut, semble-t-il, la vivre « de l’intérieur ». Comment pouvons-nous alors espérer la décrire « de l’extérieur », dans un langage neutre, indépendant de notre propre perspective, comme celui des sciences ?
Conclusion : la conscience est-elle ineffable ?
La conscience occupe donc une place singulière dans la nature. Certains auteurs pensent que la conscience est ineffable (dans certains types de langage). Elle pourrait l’être à trois niveaux différents. Premièrement, la conscience phénoménale, en général, serait inexprimable dans le langage relationnel et fonctionnel des sciences de la nature. Deuxièmement, le point de vue d’une espèce animale consciente (comme les chauve-souris) serait intraduisible depuis le point de vue d’une autre espèce différemment consciente (comme les humains). Enfin, d’après certains, les expériences d’un individu sont incomparables avec celles d’un autre individu, faute d’un point de vue unique depuis lequel elles seraient toutes données. (Songeons à la difficulté pour deux personnes de comparer leurs expériences visuelles respectives lorsque l’une seulement souffre de daltonisme.)
Les difficultés mentionnées ne veulent pas dire que la conscience échappe nécessairement à une description objective et à une explication scientifique ; plusieurs pistes sérieuses existent pour y parvenir, grâce à l’avancée des sciences cognitives et aux efforts philosophiques récents. Mais ces recherches n’en sont encore qu’à leurs débuts. La conscience est donnée à chacun comme la plus claire des évidences lorsqu’il se tourne vers son for intérieur ; elle reste cependant, pour l’instant, un défi pour le théoricien.
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Bibliographie
Block, Ned. « On a Confusion about the Function of Consciousness. » Behavioral and Brain Sciences, 1995. Cet article spécialisé présente la tension conceptuelle entre « conscience d’accès » et « conscience phénoménale ».
Chalmers, David. L’esprit conscient. A la recherche d’une théorie fondamentale, Paris : Ithaque, [1996]2010. Ce livre subtil et difficile expose les problèmes que soulève une conception physicaliste de la conscience.
Dennett, Daniel. La conscience expliquée. Paris : Editions Odile Jacob, [1991]1993. Dennett aborde la conscience à la lumière des sciences cognitives, et tente de réfuter l’idée qu’elle serait ineffable ou occuperait une place spéciale dans la nature.
Descartes, René. « Méditation seconde », in Méditations métaphysiques, Paris : Garnier-Flammarion, [1641]1979. Ce texte fondateur défend la thèse selon laquelle notre conscience est ce que nous connaissons de la façon la plus certaine. Descartes affirme aussi que tout ce qui est mental est conscient, équivalence mise en doute par Freud et par les sciences cognitives.
Freud, Sigmund. Psychopathologie de la vie quotidienne. Paris : PUF, [1901]2012. Une introduction accessible à la notion d’inconscient en psychanalyse, à partir d’exemples de la vie quotidienne (actes manqués, lapsus, oublis, etc.).
Levine, Joseph. « Omettre l’effet que cela fait », dans D. Fisette et P. Poirier, Philosophie de l’esprit, tome II, Paris : Vrin, [1993]2003. C’est à Levine que l’on doit la notion d’un « fossé explicatif » créé par la conscience dans les sciences de la nature.
Nagel, Thomas. « Quel effet cela fait d’être une chauve-souris », in D. Dennett & D. Hofstadter, Vues de l’esprit, Paris : InterEditions, [1974]1987. Peut-être l’introduction la plus accessible à l’énigme de la conscience. Nagel y avance l’idée que, d’une espèce à l’autre, les animaux conscients peuvent avoir des types d’expériences radicalement différents. Plus généralement, il pointe le problème posé par le point de vue subjectif, inséparable de la conscience, dès que l’on tente de décrire celle-ci dans des termes neutres et objectifs.