Approche psychanalytique du temps et acte éducatif
Approche psychanalytique du temps psychique dans l’acte éducatif : adolescence en déshérence.
Ludovic GADEAU, Université Grenoble Alpes
Pour citer cet article :
Ludovic Gadeau, « Approche psychanalytique du temps psychique dans l’acte éducatif : adolescence en déshérence », Dialogue 2005/4 (no 170), p. 101-111.
Résumé :
L’auteur propose d’interroger deux aspects de la temporalité psychique à l’œuvre dans les pratiques éducatives. D’une part, la modalité du temps qui s’articule au registre de la Loi et participe à son expression (temps du Surmoi), d’autre part ce qui tient à la dynamique des désirs, à l’interfantasmatisation, à l’assise imaginaire de l’éducation et qui participe au fondement du sens même de tout projet (de vie, ou professionnel) pour les adolescents.
Mots-clé :
Temps psychologique ; projet ; imaginaire ; Surmoi ; Idéal du moi ; adolescence.
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Les enseignants, comme les éducateurs, sont aujourd’hui confrontés dans leur pratique auprès des élèves, qu’ils soient enfants ou adolescents, à des difficultés ou des désordres, dont l’intensité, la fréquence et la comorbidité compliquent de façon considérable les interventions éducatives. Des manifestations cliniques, aussi spécifiques soient-elles, comme l’intolérance à la frustration, l’impulsivité, les troubles attentionnels, les difficultés de repérage dans la génération, l’apragmatisme, comportent une composante temporelle importante, tout comme la difficulté pour un enfant de nommer linguistiquement le temps, d’organiser logiquement des séries temporelles (temps 1, temps 2, temps 3, etc.), de faire fonctionner des séries causales linéaires (cause è effets) ou circulaires, ou encore de se projeter imaginairement dans un futur plus ou moins lointain (horizon temporel).
Les cliniciens s’accordent aussi à considérer qu’une évolution très sensible de l’économie psychique est à l’oeuvre depuis une vingtaine d’années (C. Melman, 2002), particulièrement chez les adolescents. Les professionnels du secteur sanitaire ou social incriminent souvent les pratiques éducatives des parents, jugées trop laxistes ou en mal de fournir les bons repères aux enfants. On voit ainsi se développer des dispositifs de guidance (parentale, éducative) visant à même de mettre en travail les postures éducatives et à en consolider les fondements.
Une approche psychanalytique de la temporalité psychique est susceptible d’offrir un éclairage utile à la compréhension de ressorts spécifiques de l’acte éducatif.
Il convient d’abord de définir ce qu’on peut entendre par acte éducatif. L’acte éducatif, ce n’est pas une action, pas nécessairement une action. Par acte (éducatif), je propose d’entendre ce qui offre une fondation aux éléments de base organisant toute action contrôlée (objectifs, méthodes, moyens et techniques). Pour qu’une action ait valeur d’acte, il faut que les différents choix que l’acteur est appelé à opérer soient organisés à partir de ce que l’on peut nommer des principes, lesquels sont composés par les valeurs et les théories auxquelles le sujet se réfère (Ch. Herfray, 1993), de sorte que l’enchaînement des actions portera une valeur signifiante qui ne peut être contenue dans aucune des actions prise isolement. Mais le sujet de l’acte, en tant qu’il est sujet divisé, est agi par des désirs, des forces dont il méconnaît en lui l’existence ou l’expression, aussi ne peut-il être dans la maîtrise assurée de l’acte qu’il engendre.
Un acte, à l’opposé de l’action [1] – « Action étant un déploiement visible de force, ne se dit pas des aspirations intérieures de l’âme ; c’est acte dont il faut se servir » Littré, t.1, p.72 , est un produit strictement humain. Il a une valeur fondatrice, instituante, qui s’inscrit dans le champ du symbolique et arrime la chose actée dans le temps et dans l’espace, l’introduit dans une filiation. L’action éducative correspond à une intervention objectivement descriptible, qui a valeur de disposition sociale, qui est sous-tendue éventuellement par les normes et règles morales qui organisent la société en un temps et un espace donnés et qui répond à une situation concrète donnée. Mais elle est immanente, contingente et peut ne trouver sa pertinence que dans l’immédiateté ou la durée d’une situation. Il peut y avoir action éducative sans acte éducatif, c’est-à-dire sans effet à valeur structurante. L’acte éducatif, lui, est sous-tendu par les structures qui instituent les rapports de l’homme à sa culture et a valeur d’inscription interne. Il est donc essentiellement transcendant, non soumis au conjoncturel, et se traduit notamment par ce qui dans l’action éducative et par l’enchaînement des actions permet de transmettre sur un mode singulièrement adressé, un sens, une valeur, un message signifiant, de sorte que le destinataire reçoit bien autre chose que ce que l’action, répondant à une situation contingente objectivable, est sensée contenir en soi. L’acte éducatif engage foncièrement l’auteur de l’acte (auctor), lequel s’adresse singulièrement à un autre sujet, de sorte qu’il ne peut y avoir de substitution possible de l’auctor par un autre. Une action éducative a valeur d’acte lorsqu’un effet de transmission intersubjective a été rendu possible qui favorise l’arrimage du sujet (à sa culture, sa filiation, aux valeurs de son groupe d’appartenance, à ses affiliations, etc.) [2] Cf. l’analyse à visée paradigmatique du « Manteau de Noé » dans Gadeau, 2001b. Il y a bien deux façons de lire la condamnation de Cham. On peut y entendre que la curiosité de l’enfant dans son insistance à forcer ce qu’il en est de la jouissance du père est traitée par le père comme une transgression qui appelle la Loi. On peut aussi y percevoir une sorte de leçon administrée sur la question du Père et sur l’articulation entre les dimensions institutionnelle et subjective qui l’opérationnalisent. En cela, l’intervention de Noé a valeur d’acte. . Enfin, il est évident qu’aucun acte éducatif n’aurait de sens sans le véhicule que constitue l’action éducative.
Aux fins d’appréhender un des ressorts spécifiques de l’acte éducatif dont la dynamique sur le destin de la structuration de l’enfant semble déterminante, je propose de décrire ici deux dimensions de la temporalité psychique [3] Je ne parlerai pas ici du rapport du moi au temps social. Pour comprendre l’articulation au niveau de l’activité du moi entre les exigences du temps social, l’impératif du temps du surmoi et la dynamique du temps du désir, cf. Gadeau , 1996. :
- l’une qui concerne la dimension de la Loi et permettra peut-être de mieux comprendre non seulement le poids des règles qui régulent les relations intersubjectives, mais aussi l’importance des déterminants de leur application, par quoi l’acte éducatif trouve son expression.
- l’autre qui trouve sa dynamique dans le champ même du désir et participe à la compréhension de ce qui détermine l’avenir psychologique du sujet, ce qui donne son moteur à un projet de vie possible (ou projet professionnel, pour se limiter au champ scolaire).
Le Temps et la Loi
Pour traduire cette liaison entre le temps et la Loi, je propose, à la suite de A. Magoudi (1992), une formule : créer du Temps produit de la Loi.
Le texte biblique de la Genèse montre combien la toute première loi imposée par Dieu à l’Homme est un moment, une fraction de temps. Shabbat, point d’orgue d’un cycle de 7 jours, jour de l’inaction, vient commémorer le repos divin. Il introduit un temps d’arrêt dans l’action, une suspension du mouvement établissant par ce fait même un tout premier lien à l’originaire et à l’Etre-créateur. Les Écritures montrent ainsi que le premier objet à honorer, à sanctifier, n’est pas un temple ou un autel, ni un lieu, mais «un grain de temps» (Sibony, 1992).
Il existe une relation primordiale entre le Temps et la figure du Père. Qu’on se réfère au nom même de Dieu, dont la révélation est faite à Moïse dans un court dialogue (Exode 3, 14) : « Moïse dit à Dieu : » Je vais aller vers les fils d’Israël et je leur dirai : le Dieu de vos pères m’a envoyé vers vous. S’ils me disent : quel est son nom ? Que leur dirai-je ? « . Dieu dit à Moïse « YHWH « . Il dit » Tu parleras ainsi aux fils d’Israël : YHWH m’a envoyé vers vous » ». On sait que tétragramme YHWH est un nom intraduisible et qu’on rend par : « Je suis celui qui je serai » ou « Je suis celui qui est », ou encore « Je suis celui qui je suis » (traduction oecuménique de la Bible [4] Ou encore dans la traduction proposée par A. Chouraqui, I H V H (Adonaï) « Je serai qui je serai (……). Voilà mon nom en pérennité, voilà ma mémoration de cycle en cycle ».). C’est bien un nom qui énonce un temps sans bornes, sans limites, un temps-éternité. Dieu se présente ainsi comme hors temps physique, sujet non barré, non castré.
Mais la réponse du Dieu-Père à la question de Moïse est aussi une réponse qui introduit une interdiction : celle de connaître à jamais son Nom, son essence. On pourrait ainsi en percevoir la problématique proprement oedipienne : [Moïse] – » Qui es-tu ? « . [Dieu ] – » Je suis qui je suis ! » (i.e. : Tu n’as pas à savoir qui je suis !). Sous cette forme, on voit émerger le questionnement oedipien : « Que fais-tu ? (….) Quel est l’objet de ta jouissance ? », demande l’enfant. A quoi le père répond « Tu n’as rien à en savoir ! Ta chambre est ta chambre, ma chambre est ma chambre ! ». Dans la forme par laquelle le nom même de Dieu est livré, on peut inférer l’existence sommative d’une proscription, d’un interdit.
En sa fonction symbolique, le Père a valeur de processus séparateur (séparation mère/enfant ouvrant à l’individuation), de dispositif de promulgation de la Loi, de garant de la castration symbolique. Cette fonction se trouve mise à l’œuvre à travers différents supports : en premier lieu, la mère par son discours référé au père, mais aussi la société par les règles qui la fondent et les institutions qui l’animent, et bien sûr le père tel qu’il apparaît dans la réalité du sujet (Gadeau, 2001b).
Le temps psychique individuel trouve à se construire à partir de ces deux fonctions organisatrices que sont la fonction paternelle et la fonction maternelle, lesquelles ne sauraient être confondues avec les père et mère concrets (Gadeau, 1997). Dans le registre de la fonction maternelle, on serait du côté de l’union, de la liaison, de l’effusion, de la relation en miroir, de l’amour inconditionnel, alors que dans la fonction paternelle, on se situerait du côté de la séparation, de la coupure, de la « défusion », de la relation tierce (…. au nom de), de l’amour conditionnel marqué par la figure du surmoi et de l’instance idéale. La fonction maternelle s’inscrit dans le registre de la loi naturelle, de la transmission par la sensorialité. On est ici sur le versant de l’éprouvé, du lien naturel et sacrificiel. De façon opposée et complémentaire, la fonction paternelle s’inscrit dans le registre de la loi symbolique, de la transmission par la cognition. On est là sur le versant de la preuve et de l’épreuve, du lien culturel et d’alliance.
Le temps linéaire, le temps qui s’écoule paisiblement, sans rupture, sans fracture, qui d’une certaine façon dénie la dimension même du temps, c’est le temps représenté par la fonction maternelle. C’est le temps de l’inconscient, temps des rythmes pulsionnels mère-enfant, temps éprouvé dans le sentiment océanique (Freud, 1929), temps du narcissisme primaire, de l’accordage affectif (Stern, 1989), temps de l’immédiateté dans la réalisation des désirs. La temporalité introduite par la fonction paternelle a pour conséquence la médiatisation des désirs en y mettant de l’ordre (aux deux sens du mot « ordre » : « soumettre l’autre à l’impératif de la parole » et « sérier, hiérarchiser, arranger »). Elle introduit des ruptures, de la succession dans les événements, permettant par là l’inscription de la durée dans des limites. Elle rompt avec le temps imaginaire, avec la toute-puissance des désirs (temps synchronique des désirs).
Le temps du Surmoi, c’est le temps soutenu par la fonction paternelle, c’est le temps logique, le temps qui fait Loi. Il est ce qui soutient les postures et le discours, lesquels temporisent, médiatisent ou soumettent les désirs à un cadre.
Un exemple clinique permettra d’illustrer ce qui fait la différence entre une intervention éducative réglée par le temps du moi par rapport à ce qu’elle devrait être si elle était réglée par une temporalité surmoïque. Un éducateur, dans le cadre d’une supervision d’équipe (Baïetto, Barthélémy, Gadeau, 2003), s’étonne de ce que les interventions à caractère disciplinaire auquel il est conduit avec un adolescent, Benoît, ne produisent pas les effets attendus. Il s’agit d’un enseignant qui n’a, à l’ordinaire, pas de difficulté particulière dans l’exercice de l’autorité. Benoît se montre turbulent, agité, il perturbe le climat du groupe de vie et le travail de ses camarades, présente un comportement souvent à la limite de l’opposition face aux activités éducatives et scolaires. L’éducateur sait que cet élève a vécu, quelque six mois auparavant, un drame familial épouvantable [5] Durant l’été, à la suite d’une altercation très violente entre son père et sa mère, il a vu son père utiliser une arme à feu et blesser mortellement sa mère. , de sorte qu’il hésite souvent à le sanctionner sévèrement. Il a, en outre, observé que lorsqu’il intervenait dans un registre disciplinaire, l’adolescent se montrait souvent plus turbulent qu’à l’ordinaire. Une description précise des modes et moments d’intervention de l’éducateur au regard du comportement de Benoît fait apparaître qu’il semble accepter par moments toute une série de conduites inadaptées de la part de l’élève qui mériteraient une intervention de l’adulte. Par ailleurs, il intervient de façon vive à des moments qui sont moins en rapport avec la gravité de l’acte transgressif de l’enfant qu’en rapport avec son propre agacement, trop longtemps contenu. Souvent donc, l’intervention éducative tombe à plat ou est ressentie par Benoît comme arbitraire et même anxiogène, le poussant à une réaction défensive comportementale. On s’aperçoit ainsi que la proscription éducative n’est pas réglée sur la valeur de l’acte transgressif, mais sur les limites propres du Moi à traiter l’agressivité interne (chez l’éducateur). C’est l’identification à la part souffrante de l’adolescent ainsi que l’ambivalence à l’égard de Benoît qui conduisent à ce dérèglement temporel de l’intervention éducative, intervention soutenue ici par une temporalité moïque et non pas surmoïque [6] Pour complément, on pourra se reporter à une lecture du mythe d’Héraclès permettant de décrire le poids de la temporalité dans la difficulté du Moi à réguler le registre pulsionnel (Gadeau, 2001a)..
Le temps du désir
Interroger ce qui participe à la détermination des capacités projectives des enfants et surtout des adolescents n’est pas sans intérêt si l’on veut bien considérer qu’il y là une question clinique dont les liens à la dimension éducative sont essentiels. Dans la clinique, on rencontre – de plus en plus fréquemment semble-t-il – des adolescents et de jeunes adultes en grande difficulté au regard de leur capacité à se mettre en projet. Souvent, ils restent longtemps indéterminés quant à leur avenir, sans fantaisie projective, sans désir articulé à la réalité, comme si toute projection dans le futur n’avait aucun sens, ni consistance psychologique. Seul le présent semble être investi, garant d’une jouissance immédiate et d’un « jouir à tout prix » (Melman, 2002).
Pour montrer ce qui est à l’œuvre dans le rapport entre désir et temporalité et à des fins essentiellement didactiques, je propose de partir de ce qui se joue dans les familles d’accueil et particulièrement de ce qu’on peut identifier comme difficulté psychologique foncière quant à l’inscription d’un enfant dans une famille substitutive. Les enfants placés sont soustraits à un environnement familial souvent pathogène fait de fragilité psychologique, de misère sociale, de maltraitances en tout genre, d’acculturation, etc.. Mis en famille d’accueil, ils bénéficient souvent d’un environnement protégé, chaleureux et largement soutenu par les services sociaux. Cependant, ces séjours en famille d’accueil ne vont pas sans poser pour les enfants, trop fréquemment, d’importants problèmes développementaux autant que comportementaux (fugue, violence, vols, refus scolaire, etc.).
Partons d’un exemple. Il s’agit de deux enfants de 4 et 6 ans, réputés adoptables, qui après un cours placement dans une première famille d’accueil arrivent chez Mr et Mme A. C’est la première expérience de placement pour cette famille d’accueil. Le couple a lui-même trois enfants. A leur arrivée, les deux enfants placés étaient très souffrants. Ils présentaient les mêmes symptômes, une anorexie assez sévère et une énurésie primaire diurne et nocturne. Ils accusaient en outre un retard staturo-pondéral conséquent. Après six mois de séjours, ils avaient récupéré une grande partie de leur retard pondéral et cessé d’être énurétiques. C’est dire si l’accueil avait été contenant, chaleureux et de qualité. Après près d’un an de placement, la famille A. apprend qu’un couple stérile se porte candidat à l’adoption. Mme A. reçoit très mal ce probable projet d’adoption, se sent récusée dans son travail. Elle explique qu’elle élève les deux enfants du mieux qu’elle peut, qu’elle leur donne tout ce dont ils ont besoin, et qu’elle ne fait pas de différence avec ses propres enfants. Elle a le sentiment d’avoir tout fait pour que les enfants évoluent au mieux, aient gîte, couvert et affection. Elle dit ne pas faire plus pour ses propres enfants et se demande ce qu’une famille adoptive pourrait apporter de plus à ces enfants qu’elle se sent capable et désireuse d’accompagner jusqu’à leur majorité.
Ce dont Mme A. ne prend sans doute pas la mesure c’est que l’affection, l’attention du moment et le bien-être matériel sont des conditions sans doute nécessaires d’un bon équilibre psychologique, mais ce sont des conditions probablement non suffisantes. En effet, elles ne suffisent pas à constituer une trame dynamique qui insère le sujet dans un réseau signifiant et porteur. Le drame des enfants coupés ou privés de leur famille naturelle, c’est bien qu’ils sont ainsi plus ou moins partiellement coupés de leur passé. Plus encore, ils sont par ce fait même privés de tout avenir.
Avoir un projet (au sens psychologique du terme), c’est-à-dire avoir un avenir c’est non pas avoir la capacité de se projeter imaginairement dans le futur, mais c’est de témoigner de ce qu’on l’a fait pour nous. Ce « on » renvoie bien sûr aux figures d’attachement, les parents, mais aussi à la fratrie, la famille élargie, avec tout ce qui les compose, et les tient plus ou moins liés les uns aux autres, et tout ce qui les sépare (leur histoire, leurs histoires, leurs héritages, les mythes familiaux a l’œuvre dans l’imaginaire familial, etc.). Sans cela, sans ce « on », tout projet n’est qu’une pure opération intellectuelle. C’est bien ce à quoi se confrontent les institutions éducatives, lorsqu’elles se représentent un projet, qu’il soit d’orientation scolaire ou professionnelle comme devant émerger, plus ou moins naturellement, plus ou moins spontanément, du seul travail de pensée de l’adolescent.
Ce « on », cet Autre, est le moteur indispensable à une véritable interfantasmatisation familiale, socle de l’assise imaginaire de l’éducation (Castellan, 1988). La dynamique de l’imaginaire familial assigne chacun à une place plus ou moins déterminée dans la constellation familiale actuelle et construit pour chacun un projet virtuel, une ligne d’horizon, un trajet possible, voire une mission. Ces constructions imaginaires constituent autant de places pensées par anticipation et pour lesquelles le sujet pris dans ce réseau signifiant aura à se déterminer. C’est très précisément à cette opération que l’adolescence dans la société occidentale est si douloureusement confrontée : devoir remettre sur l’ouvrage le système de valeur qui assurait au moi son assise identitaire et son capital narcissique. L’adolescent a à redéfinir les coordonnées de l’Idéal du moi par un travail de réappropriation de ce qu’il porte en lui et qui est maintenant pressenti comme produit d’assignations de place colorées d’idéalisation plus ou moins aliénante, données ou imposées du dehors par les figures d’attachement. Par ce travail de l’Idéal du moi, l’adolescent revisite, dans une ambivalence vécue souvent douloureusement, ce qui assure son identité. Il va devoir s’approprier, rejeter, substituer, refaçonner tel ou tel contenu (images de soi, traits de personnalité, investissements objectaux, etc.).
L’interfantasmatisation en défaut
Au regard de l’interfantasmatisation, de cette circulation imaginaire des idées et des idéaux, la clinique permet d’identifier deux formes d’excès. La première, connue depuis longtemps, tient aux formes aliénantes des prescriptions parentales et qui enferment littéralement l’enfant – par injonctions surmoïques – dans un projet qui satisfait le moi-idéal des adultes. Ces enfants sont pris dans un carcan et un système de pression dont ils ne peuvent se libérer qu’au prix souvent de passages à l’acte ou de décompensations graves.
La deuxième forme d’excès, celle qui nous intéresse ici, se traduit par l’absence ou l’inconsistance de l’interfantasmatisation. Le système familial est comme empêché de penser son histoire, ses héritages, de projeter sur les autres des attentes, des fragments d’idéaux. Ici, l’Idéal du moi est soit mis en quarantaine (comme gélifié), soit vidé de sa substance essentielle, en somme « cadavérisé ». On en trouve une traduction clinique dans les problématiques de l’exil et dans ces fonctionnements familiaux qui sont trop rudement soumis aux contraintes du réel [7] J’ai décrit ailleurs (Gadeau, 1996) ce que pouvait être cette absence d’interfantasmatisation dans les familles quart-mondistes, où tout désir voit son expression et sa circulation réprimée et contrainte par les impératifs du réel. . On rencontre alors des adolescents démunis de toute capacité projective temporelle, de toute vision d’eux-mêmes hors de la réalité présente et contingente à laquelle ils sont soumis et dans laquelle ils recherchent une jouissance à tout prix. Lorsque ce présent n’offre pas la jouissance escomptée, ils s’affichent alors comme victimes, sujets d’une injustice que les multiples transgressions auxquelles ils peuvent se prêter peinent à compenser. S’ils se risquent à esquisser en pensée un avenir pour eux-mêmes, c’est sur un mode radicalement idéalisé, en se parant des oripeaux des idoles que les médias véhiculent avec complaisance et en quêtant pathétiquement auprès de celui qui les écoute une improbable validation [8] “Moi je voudrais être chanteuse, célèbre comme X “ ; “Mon avenir ? Je me vois mannequin,, du fric, des voyages” ; “Je serai comme Zidane, célèbre, une idole quoi…” ; etc. . La convocation de ces idoles comme horizon possible n’a pas pour vocation d’amorcer une rêverie à partir de laquelle une trame signifiante pourrait se dessiner, mais de produire une sorte de barrière excitante face au vide de représentation.
Des recherches sur l’impact en matière scolaire des placements d’enfants en familles substitutives ont permis de repérer l’importance de cette dimension psychologique qu’est l’imaginaire familial (Dumaret, 1988). On a observé que des enfants placés dans des familles d’accueil d’un niveau socioculturel assez élevé ne tiraient pas bénéfice au plan scolaire de cet environnement pourtant stimulant sur le plan intellectuel. Le discours culturel des mères substitutives n’est pas assimilé par l’enfant parce qu’il est le résultat d’un effort purement didactique d’instruction. L’assise imaginaire de l’éducation est absente. Cette assise imaginaire, seules les familles naturelles ou adoptives semblent en mesure de la bien fournir. En effet, les familles d’accueil sont fortement soumises à une temporalité réglée du dehors (administrative, judiciaire, etc.). Cette détermination externe de la durée de l’accueil rend évidemment précaires les investissements psychiques nourrissant l’interfantasmatisation familiale. Quelles que soient les qualités propres des accueillants, l’investissement psychique de l’enfant par eux est nécessairement contraint par le caractère temporaire de l’accueil. A l’opposé, dans les familles naturelles et adoptives, la pérennité des liens trouve sa détermination au sein même de la famille, conditionnant largement la dynamique de l’interfantasmatisation.
Mais il faut ajouter à cela que toutes les familles naturelles ou adoptives ne sont pas nécessairement en mesure de nourrir cette interfantasmatisation, loin de là. Certaines familles sont enchaînées à un mode de fonctionnement psychique qui ne les autorise à traiter que le présent, l’actuel ou l’objectivable. La place imaginaire assignée à chaque membre de la famille peut être réduite à la portion congrue. Chacun dans la famille est identifié par les autres à ce qu’il fait et non à ce qu’il pourrait faire ou être. L’éducation se fonde alors sur une réalité objectivée, laquelle écrase complètement l’assise imaginaire de l’éducation. Il n’existe aucune véritable rêverie en circulation dans la famille et susceptible de propulser imaginairement chacun à une place ou dans un projet de vie qui, de proche en proche, pourrait servir de vecteur à l’avenir.
Adolescents en déshérence
Un projet de vie n’est jamais un pur produit de la rationalité. Ça n’est pas le simple résultat d’un acte cognitif, produit de la volition, ni une entité objectivable. Pourtant, on constate souvent que la mise en œuvre par l’institution scolaire de ces projets fait appel à la rationalité des adolescents, à leur volonté de recherche d’information, au caractère utilitaire de ce projet (Rocheix, 1995). Plus encore, on pense donner du sens à la scolarité de certains élèves en prenant appui sur ce projet. Il y a derrière cela l’idée que le sujet (l’adolescent) serait d’autant plus acteur de son projet de vie professionnelle qu’il disposerait d’informations. Il y a évidemment un spectre large dans la manière d’investir ces forums et d’exploiter l’information qui y est contenue. Pourtant, les sociologues de l’éducation (Charlot et al., 1995, Rocheix, 1995) constatent que ceux qui tirent le meilleur profit des forums professionnels sont les adolescents qui savent déjà ce qu’ils veulent faire. Dans la frange de ceux qui se révèlent les plus en difficulté face à leur orientation scolaire et professionnelle, on voit des adolescents qui collectent, sur un mode souvent pathétique, une masse d’informations dans laquelle ils sont noyés et qui sert de paravent à leur déshérence. Pour eux, c’est bien de déshérence dont il s’agit, d’un défaut, d’un trou dans l’héritage (Gadeau, 2001b), par défaut de transmission de l’Idéal du moi parental. En lieu et place des produits de l’interfantasmatisation qui assurent une trame entre passé et avenir et vectorise le sujet, cette déshérence conduit à l’errance en termes de projet de vie, en termes d’organisation de l’avenir. La froideur tout administrative avec laquelle il arrive que le projet personnel et professionnel soit mis en œuvre dans les établissements scolaires accentue encore la solitude et le désœuvrement des ces adolescents qui par ailleurs sont aussi ceux les plus en difficulté d’apprentissage.
Un projet personnel est paradoxalement une opération qui engage l’intersubjectivité, l’assise imaginaire de l’éducation à laquelle l’école devrait à sa façon participer. Pour un adolescent, énoncer vouloir être pâtissier, plombier, mécanicien, etc., quelle que soit l’étincelle qui a fait jaillir cet embryon de désir, n’a de sens psychologique en termes de projet que si c’est soutenu et articulé à un autre désir, qui vient d’un autre avec lequel un lien transférentiel est établi. Lorsque ce lien est carent, lorsque le choix opéré par défaut ne répond qu’à une commande administrative, on constate que l’orientation professionnelle ne tient pas : au pire l’adolescent ne mène pas à terme sa formation, au mieux il s’arrangera pour ne pas travailler dans le secteur professionnel pour lequel il a pourtant été formé.
Pour conclure
Pour qu’un travail d’autonomisation puisse être à l’œuvre, pour qu’un détachement puisse s’opérer, il faut avoir préalablement été lié, avoir été pris dans un réseau d’assignations qui, imaginairement, donne une place, une forme, une enveloppe identitaire, avec laquelle l’adolescent aura à composer. Quand cette enveloppe n’existe pas, ou se traduit par un blanc ou un vide, parce qu’il est en rupture de lien avec son passé, le sujet se fait sans prise sur son propre avenir. Seul compte le présent avec lequel, pathétiquement, il est invité à bricoler [9] En cela, on l’expose de plus en plus au risque d’y laisser sa peau ou de faire la peau aux figures qui incarnent l’autorité, le surmoi social, comme les gens en uniforme (policiers, pompiers) quant ils pénètrent des espaces investis par les adolescents comme des territoires sanctuarisés (cages d’escaliers des immeubles, périmètres dessinés par les barres de cités), cf. Gadeau, 2001b. .
On pourrait se demander en quoi et comment l’école, le collège et le lycée participent à l’assise imaginaire de l’éducation, en quoi les équipes pédagogiques mettent en œuvre dans leurs pratiques (autour de l’orientation scolaire et du projet professionnel notamment) une dynamique qui ne se réduise pas à une évaluation objectivante des compétences de l’adolescent ni ne se fonde sur l’idée que le projet doive émaner de la tête de l’élève. Ce qui apparaît proprement comme un non-sens sur le plan psychologique, ce sont bien ces pratiques éducatives qui invitent les adolescents à littéralement accoucher d’un projet, comme si, leur avenir leur appartenant, ils avaient à en faire naître du dedans d’eux-mêmes les lignes essentielles.
La temporalité psychique en tant qu’elle est soutenue par le désir renvoie à cette dimension du temps qui concerne la durée. Elle fait le lien entre l’avant et l’après, le passé et le futur, participe à la dynamique du projet de vie, lui donne une consistance imaginaire et entretient cette nécessaire confrontation entre le désirer, le penser et le réaliser. Mais cette confrontation n’est pleinement possible et génératrice de progrès psychique que si l’instance surmoïque sait assurer l’intériorisation de cette autre face de la temporalité, c’est-à-dire ce qui fait rupture dans les événements, ce qui confère aux événements leur caractère nécessairement inachevé, leur non reproductibilité parfaite, autant que leur ordonnancement, leur relation au réel, à la flèche du temps, etc., toutes choses qui, ici, participent de la confrontation à la nécessaire castration symbolique.
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Références
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Siboni D., Les trois monothéismes. Juifs, chrétiens, musulmans, entre leurs sources et leurs destins, Paris : Seuil, 1992.
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- 1 ↑– « Action étant un déploiement visible de force, ne se dit pas des aspirations intérieures de l’âme ; c’est acte dont il faut se servir » Littré, t.1, p.72
- 2 ↑ Cf. l’analyse à visée paradigmatique du « Manteau de Noé » dans Gadeau, 2001b. Il y a bien deux façons de lire la condamnation de Cham. On peut y entendre que la curiosité de l’enfant dans son insistance à forcer ce qu’il en est de la jouissance du père est traitée par le père comme une transgression qui appelle la Loi. On peut aussi y percevoir une sorte de leçon administrée sur la question du Père et sur l’articulation entre les dimensions institutionnelle et subjective qui l’opérationnalisent. En cela, l’intervention de Noé a valeur d’acte.
- 3 ↑ Je ne parlerai pas ici du rapport du moi au temps social. Pour comprendre l’articulation au niveau de l’activité du moi entre les exigences du temps social, l’impératif du temps du surmoi et la dynamique du temps du désir, cf. Gadeau , 1996.
- 4 ↑Ou encore dans la traduction proposée par A. Chouraqui, I H V H (Adonaï) « Je serai qui je serai (……). Voilà mon nom en pérennité, voilà ma mémoration de cycle en cycle ».
- 5 ↑ Durant l’été, à la suite d’une altercation très violente entre son père et sa mère, il a vu son père utiliser une arme à feu et blesser mortellement sa mère.
- 6 ↑ Pour complément, on pourra se reporter à une lecture du mythe d’Héraclès permettant de décrire le poids de la temporalité dans la difficulté du Moi à réguler le registre pulsionnel (Gadeau, 2001a).
- 7 ↑ J’ai décrit ailleurs (Gadeau, 1996) ce que pouvait être cette absence d’interfantasmatisation dans les familles quart-mondistes, où tout désir voit son expression et sa circulation réprimée et contrainte par les impératifs du réel.
- 8 ↑“Moi je voudrais être chanteuse, célèbre comme X “ ; “Mon avenir ? Je me vois mannequin,, du fric, des voyages” ; “Je serai comme Zidane, célèbre, une idole quoi…” ; etc.
- 9 ↑ En cela, on l’expose de plus en plus au risque d’y laisser sa peau ou de faire la peau aux figures qui incarnent l’autorité, le surmoi social, comme les gens en uniforme (policiers, pompiers) quant ils pénètrent des espaces investis par les adolescents comme des territoires sanctuarisés (cages d’escaliers des immeubles, périmètres dessinés par les barres de cités), cf. Gadeau, 2001b.